LES TICS DE BHL
Faut-il parler de tics, chaque fois qu'on repère le retour insistant de certaines tournures, ou de formules toutes faites, dans la manière de s'exprimer d'un auteur
? Nous pourrions hésiter, s'il fallait s'en tenir au premier sens du mot, qui se rapporte à des mouvements convulsifs, qui échappent au contrôle du sujet qui en pâtit. Mais au sens figuré, le
Grand Robert signale une phrase de Sainte-Beuve où il est question d'un tic qui a commencé par être un procédé conscient, tout à fait fonctionnel, et qui finit par être "un moyen de
gouvernement". C'est le cas, d'après lui, d'une gronderie familière, "un petit artifice qui est à la longue devenu un tic et une manie". Or les tics de langage, sous la plume d'un écrivain, sont
bien souvent voulus, comme un moyen de rendre à la parole écrite l'apparence d'une expression qui se cherche, et garde la fraîcheur d'un propos impromptu, qui hésite, se reprend, s'appuie sur des
béquilles, telles que "seulement voilà", "eh bien voilà", "n'est-ce pas ?". Ou qui mime le discours de quelque professeur, et qui parodie les "petit a, petit b", qui ponctuent si souvent un
discours didactique. Cette parodie donne l'occasion de varier le ton et la formule, en faisant appel à des "primo", "secundo", "article premier", "exemple", "question préliminaire" qui
évoqueraient, plutôt, un professeur de khâgne... Le tic professoral est promu, de la sorte, à la dignité d'une figure de style, qui permet, mine de rien, de métamorphoser l'écrit en
causerie.
Paradoxes
"Mine de rien", justement, c'est là une expression qu'emploie bien volontiers le professeur Lévy, dans ses leçons sur Sartre, où il secoue son auditoire pour lui apprendre que "c'est le grand
philosophe matérialiste du XXème siècle", et que c'est justement dans ses textes husserliens que "Sartre, mine de rien, va le plus loin dans sa déconstruction des schémas idéalistes"
[Bernard-Henri Lévy, Le siècle de Sartre, =SdS, p. 228]. Sartre lui réussit beaucoup mieux que Botul, ce qui va lui permettre, quelques pages plus loin, de nous montrer que sa
réflexion husserlienne le conduit forcément à dépasser son maître : "Sartre, mine de rien, a rompu avec Husserl" et son "Ego transcendantal qui, quoique engagé dans les choses, continuerait de
les surplomber"[SdS, p. 253].
C'est justement ce que n'avaient pas su comprendre les "fameux représentants de la pensée 68" [claire allusion à Lévi-Strauss, Foucault et Althusser, évoqués par les titres de livres où ils
malmenaient rudement la pensée de Sartre] qui le traitaient comme un humaniste attardé, "alors que, sur le fond, et sur ce chapitre au moins de l'homme, c'est lui qui, mine de rien, annonçait
leurs gestes les plus féconds : vingt ou vingt-cinq ans d'avance ! grand écart immobile et anticipation géniale ! en est-il tant d'exemples dans l'histoire de la pensée ?" [SdS, p. 255].
Tel est le charme des formules toutes faites, elles servent à faire passer des thèses paradoxales, qui sont quelquefois vraies, ou du moins défendables, et c'est, chez BHL, leur première
fonction.
Quoi de plus naturel, dans une oeuvre qui est une usine à paradoxes, fussent-ils "apparents", comme dit BHL, à propos de son premier livre, où ses premiers lecteurs avaient pu apprécier le talent
d'un jeune marxiste, brillant élève d'Althusser, qui avait éclairé la révolte du Bengale à la lumière du conflit sino-soviétique [Bangla-Desh, Nationalisme dans la révolution, Paris,
Maspero, 1973] ? Dix ou onze ans plus tard, rééditant ce livre, BHL nous confie qu'au-delà des critiques qu'il adressait alors aux Russes et aux Chinois, il exprimait déjà la "réserve globale"
que lui inspirait, déjà, "le communisme en tant que tel" :
"C'est paradoxal, je sais." - ajoute-t-il aussitôt - "C'est apparemment contradictoire. Et l'on s'étonnera, j'imagine, de ce qu'un livre "chinois", "mao", dont la grande affaire était moins,
comme je l'ai dit, la guerre, ses batailles, etc., que le grand schisme qui divisait le mouvement communiste international, puisse être en train, dans le même temps, de vouer aux gémonies le
'communisme en tant que tel'." [Les Indes rouges, Paris, Le livre de poche, collection "biblio essais", 1985, p. 19]
Nous reviendrons plus loin sur ce premier ouvrage, et sur cette préface, qui nous réserve encore de quoi nous étonner. Mais il nous faut encore explorer ce gros livre touffu, qu'est Le siècle
de Sartre, qui est aussi riche en paradoxes, plus ou moins soutenables, qu'en suggestions fécondes, aperçus éclairants, mais aussi, disons-le, en affabulations quelquefois délirantes.
Tout au long de ce livre, entre autres paradoxes, Lévy va soutenir :
- que Sartre ne doit pas grand chose à Heidegger [SdS, p. 158-172]
- que celui-ci, d'ailleurs, nous oblige à penser qu'on peut être "à la fois le plus grand philosophe du XXème siècle et un nazi" : cruel dilemme qu'on aurait pu s'épargner, si on ne mythifiait
pas le penseur en question [SdS, p. 201-204]
- que l'existentialisme est antihumaniste, et que le stalinisme était un humanisme [SdS, p. 229]
- que Sartre a donc été, au temps de La nausée, "althussérien avant la lettre" [SdS, p. 236]
- qu'un autre Sartre est né en 1940, quand il est devenu "son propre Autodidacte" [SdS, p. 508]
- c'est lui qui est devenu, "dans le même mouvement, optimiste, historiciste, messianique, bref progressiste" [SdS, p. 521]
Si Heidegger n'existait pas...
Sur plusieurs de ces points, BHL reprend des thèses et des arguments qu'il emprunte à bon droit à des auteurs qui en ont traité avant lui, et il ne cherche pas à occulter les sources, souvent
très bien connues, auxquelles il a puisé : dans ces cas-là, il n'est pas très original, mais ce n'est pas un tort, et c'est alors qu'il parle comme un grand professeur.
C'est ainsi, par exemple, qu'on sait depuis longtemps que Sartre n'avait pas encore lu Sein und Zeit avant la parution, en 1938, du livre où Henry Corbin donnait, dans un même volume, la
traduction de deux chapitres capitaux, celle d'un autre essai, Vom Wesen des Grundes, "Ce qui fait l'être-essentiel d'un fondement ou raison", un extrait du "Kantbuch"
("Kant et le problème de la métaphysique"), avec deux conférences, dont l'une allait donner son titre à cet ouvrage : "Was ist Metaphysik ?", "Qu'est-ce que la métaphysique
?". Sartre n'avait encore rien lu de Heidegger, il n'avait même pas lu, quelques années plus tôt, une autre traduction de cette conférence, dans le même numéro de la revue Bifur, où
paraissait aussi un de ses premiers textes.
C'est la traduction de Corbin qui lui a fait découvrir les thèmes qu'il reprend dans L'être et le néant, la temporalité et l'historicité, alors qu'ils sont absents de
ses premiers écrits, et notamment du livre où il romançait le thème de la "contingence", cette fameuse Nausée qui doit plus à Céline, qu'il cite en épigraphe, peut-être même à Nietzsche,
dont il ne nous dit rien, plutôt qu'à Heidegger qu'il n'a pas encore lu. Sur L'être et le néant, Alain Renaut explique tout ce que Sartre a su extraire de Corbin, qui est loin de se
réduire à la traduction de "Dasein" par "réalité-humaine" [Sartre le dernier philosophe, Grasset 1993, et notamment p. 46-64]
Heidegger, pour sa part, ne lira guère Sartre, dont il commentera seulement quelques phrases, dans sa Lettre sur l'humanisme, où il récuse la définition sartrienne de l'existentialisme,
"l'existence précède l'essence". Celle-ci, à ses yeux, trahit une méprise sur le sens d'une phrase, "Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz". Formule qui ne peut pas se
traduire à la lettre, car seule une machine pourrait la rendre par un mot à mot piégé : "l'essence de l'existence (Dasein) repose dans son existence (Existenz)"... Un
traducteur humain doit donc paraphraser, et dire, par exemple, que l'essence de "la réalité-humaine" (Dasein) - un terme qui s'applique à "l'étant que nous
sommes", mais que Heidegger ne veut pas appeler "l'homme" - consiste dans son ex-sistance, traduction que propose et justifie Corbin [Qu'est-ce que la métaphysique
?, avant-propos du traducteur, p. 14]... Celui-ci, en effet, s'était bien aperçu du problème que pose, dans une même phrase, la présence de deux mots qui pouvaient, l'un et l'autre, se
traduire en français par le mot "existence".
On n'y insisterait pas, si cette obstination à récuser tout ce qui aurait pu correspondre à ce que les classiques auraient pu appeler une "nature humaine", ou une "essence de l'homme", n'était
pas invoquée comme le grand mérite qui fait de Heidegger un maître irremplaçable. Penseur incontournable dont BHL assure que, s'il n'avait pas existé, ou si son apport pouvait être effacé,
oublié, rayé de notre histoire, nous verrions disparaître, comme l'a dit quelqu'un d'autre, "son siècle épouvanté de ne l'avoir connu" : "C'est tout ce cours moderne de la pensée qui devient
impensable et impossible. Ce sont les noms de Foucault, mais aussi Lacan, Althusser, Barthes, Lévi-Strauss, qui disparaissent du XXème siècle" [SdS, p. 202]. C'est là, bien entendu, ce
qui le qualifie pour être le "plus grand philosophe du siècle" : pure affabulation, puisque, sans aucune doute, "l'antihumanisme théorique" de Lévi-Strauss, celui de Barthes, ou celui d'Althusser
n'avaient pas eu besoin d'invoquer Heidegger, et que Foucault lui-même aurait su prendre appui sur Nietzsche ou sur Bataille, ou même sur la Nausée, dont l'antihumanisme ne devait rien à
la lecture de Heidegger. Aurait-on oublié l'avance que, mine de rien, Sartre avait déjà prise sur ses contradicteurs ? Si l'existentialisme est antihumaniste, il peut tout aussi bien
s'autoriser de Marx, et c'est seulement ainsi que Sartre aurait pu être, comme dit BHL, "althussérien avant la lettre".
La leçon d'Althusser
BHL, en effet, "continue de penser, presque trente ans après, qu'Althusser n'avait pas tort de dire, dans sa Réponse à John Lewis, que le stalinisme était, en son fond, un surgeon de
l'humanisme" - pensée qu'il justifie par un argument qui aurait surpris Althusser, et qui n'a rien à voir avec ce qu'il disait : "Car, que disaient les staliniens ? A quoi rêvaient-ils au moment
même où se déclenchaient leurs massacres massifs et prodigieux ? L'idée était de fabriquer un homme nouveau. Elle était de faire table rase de l'homme ancien pour, sur ses ruines et sa dépouille,
faire advenir l'homme de demain" [SdS, p. 229]. Dépouiller le vieil homme, tel un serpent qui mue, c'était déjà le thème de l'Epître aux Romains, qui ne nous semble pas
tellement humaniste... L'idée pourrait séduire, elle ne nous séduit pas, mais qu'elle nous plaise ou non, il faut bien convenir qu'elle est de BHL, et nullement d'Althusser.
Ce qu'Althusser rejette, sous le nom d'humanisme, ce sont les thèses d'un marxisme édulcoré, dont BHL sait bien qu'il les assimilait à celles où s'exprimait le marxisme de Sartre. Trois thèses
qu'il énonce, et auxquelles il oppose celles de ce qu'il nomme ML, marxisme-léninisme [Réponse à John Lewis, p. 24-35] :
Thèse n° 1 : c'est l'homme qui fait l'histoire (thèse ML : ce sont les masses qui font l'histoire)
Thèse n° 2 : l'homme fait l'histoire en transcendant l'histoire (thèse ML : la lutte des classes est le moteur de l'histoire)
Thèse n° 3 : l'homme ne connaît que ce qu'il fait (thèse ML : on ne connaît que ce qui est)
Le sens des thèses ML est de penser l'histoire comme un "processus sans sujet" [Réponse à John Lewis, p. 31] , alors que l'humanisme consiste à faire de l'homme un sujet créateur, qui
pourrait être Dieu, à ceci près qu'il n'existe pas "hors du monde" : "l'homme-dieu qui crée l'histoire n'est pas hors de l'histoire : il est dedans" [Réponse à John Lewis, p. 20-21, avec
une note où il est question de Sartre].
Dans le sens où Althusser définit l'humanisme, il se confond avec l'idéologie bourgeoise, y compris dans les cas où celle-ci jouait un rôle "progressiste", quand elle s'opposait au
"droit divin" des rois : si ce que BHL appelle "stalinisme" (expression récusée par Althusser lui-même) peut être porteur de conceptions "humanistes", c'est dans la mesure où il est contaminé par
des idée bourgeoises, qui attribuent à l'homme, et notamment aux "cadres", un rôle créateur, nié par le marxisme.
Le terme "stalinisme", s'il faut suivre Althusser, doit être laissé aux théoriciens bourgeois et "trotskystes", chez lesquels il ne s'agit pas d'un terme neutre, pas plus que le pseudo-concept
introduit par Khrouchtchev, "culte de la personnalité", qui fait obstacle à toute analyse sérieuse : "cette appellation affiche elle aussi des prétentions théoriques", étrangères au marxisme, qui
doit recourir au concept de déviation. Althusser dira donc déviation "stalinienne", avec des guillemets, parce que, précise-t-il, "parler d'une déviation 'stalinienne' n'est pas
l'expliquer par un individu qui serait sa 'cause'. L'adjectif désigne certes un homme historique, mais avant tout une certaine période du Mouvement ouvrier international" [Réponse à John
Lewis, p. 82-83]
Faut-il le préciser, nous ne défendons pas la thèse d'Althusser, nous pensons, notamment, que la "période" stalinienne n'appartient plus à l'histoire du mouvement ouvrier, mais qu'elle commence
une autre histoire, celle où la bureaucratie se constitue comme nouvelle classe exploiteuse. Et nous ne parlerons pas de "déviation", ni même de "trahison", car une déviation peut être corrigée,
comme une trahison peut être démasquée. Mais nous comprenons bien ce que dit Althusser, et qui est précisément "trahi" par BHL, au moment même où il feint de lui rendre justice. Le même procédé
pourra servir encore, quand il s'agira de rendre justice à Sartre.
Marxisme et stalinisme
Cette trahison n'est pas une félonie, car elle ne dépend pas d'une volonté libre, qui aurait choisi d'être perverse et déloyale, au lieu de s'en tenir à la fidélité d'un disciple soucieux du
renom de son "maître". C'est une trahison logique et nécessaire, inscrite dans l'idée que se fait BHL du rapport d'inclusion qu'il établit entre marxisme et stalinisme : "Pour nous, la cause est
entendue. Pour nous, enfants du siècle achevé, témoins ou greffiers de son bilan sanglant, pour nous qui avons, désormais, toutes les pièces de cette comptabilité macabre, le temps de l'illusion
est, heureusement, révolu. Staline était dans Lénine. Lénine était dans Marx." [SdS, p. 476]
Logique et nécessaire, s'il nous fallait vraiment accepter les prémisses : si Lénine était bien dans Marx, et si Staline était contenu dans Lénine, alors il faudrait bien admettre que Staline,
Pol Pot et Ceausescu étaient aussi dans Marx. C'est loin d'être évident : par exemple, l'idée du parti léniniste, formé de "révolutionnaires professionnels", n'a rien à voir avec le marxisme de
Marx, bien qu'elle puisse trouver quelques antécédents chez les narodniks russes, et bien sûr Netchaiev. Ce qui est sorti de Marx, de façon naturelle, et même légitime, c'est la
social-démocratie, dont les tares sont bien connues, mais qui n'a jamais pris la forme totalitaire qu'ont prise les partis fascistes et léninistes. C'est seulement après coup, quand il ne reste
plus aucune alternative, que nous en venons à juger inévitable que telle ou telle chose soit sortie de telle autre : Staline, de Lénine ; Sartre, de Heidegger ; Pompidou, du gaullisme ; Tony
Blair, de Thatcher ; BHL, de Mao...
Nouveau théologien, BHL recrée une théorie du péché originel : l'horreur totalitaire est déjà contenue dans les Manuscrits de 1844, comme le genre humain se trouvait, tout entier,
virtuellement contenu dans les bourses d'Adam... Mais tant d'autres horreurs qui préexistaient à l'horreur totalitaire, et qui persistent dans notre univers libéral, sont passées sous silence,
puisqu'il est impossible de les réduire à ce péché originel : BHL s'émeut donc des horreurs imputables à l'illusion marxiste, il préfère ignorer celles qui ont résulté, sans intention humaine, du
jeu spontané des lois de l'économie. Il méconnaît, du coup, ce qui est, chez Marx lui-même, l'élément pernicieux, qui n'est nullement l'idée de révolution, ni l'expropriation des expropriateurs -
mais cette idée qu'il partage avec tout son siècle, celle des "lois d'airain" qui conduiraient l'Histoire.
BHL nous livre le fond de sa pensée quant il impute à Marx les crimes des Khmers rouges, qui auraient, selon lui, mis en oeuvre "la première révolution radicale et chimiquement pure de l'histoire
de l'humanité", donnant ainsi la preuve que "les révolutions les plus barbares ne sont pas les révolutions manquées, mais les révolutions menées à terme ; plus une révolution est réussie, plus
elle est funeste et criminelle." Du moment qu'on s'étripe, c'est une révolution, ce qui, a contrario, ne peut être le cas, dans la France de mai 1968, tellement moins "radicale" que le
Cambodge de 1975, "cette preuve vivante, la seule au fond, de la nocivité intrinsèque de l'idée de révolution". Mais il confond ainsi deux choses différentes, la violence d'une lutte poussée
jusqu'à l'extrême, et qui est à la portée de n'importe quelle brute, et le radicalisme qui cherche à remédier à un mal qu'il faut savoir prendre à la racine. BHL lui-même se montre radical, au
sens propre du mot, mais son radicalisme va trop vite en besogne : qu'est-ce qui l'autorise, sur cette unique "preuve", à conclure que tout le monde avait tort dans les nombreux débats où se
débattaient "les contemporains de Sartre" ? ceux qui, "comme Garaudy et, hélas, Sartre croient que l'URSS est sur la voie du socialisme et ceux qui, comme les trotskystes ou les néotrotskystes
[sic] de Socialisme ou Barbarie estiment que la révolution en URSS a été trahie, déviée, et qu'il faut la remettre dans le droit chemin, autrement, ailleurs, pour la sauver."
[SdS, p. 478].
Nous l'avons bien compris, il n'y à rien à "sauver", puisqu'il s'agissait d'une fureur nihiliste. Le mot "révolution", tel que l'a désormais défini BHL, ne signifie plus rien de ce qu'il voulait
dire pour Locke et pour Rousseau, pour Danton et pour Burke, pour Tocqueville et pour Marx, pour tous ceux qui lui étaient favorables ou hostiles, mais qui entendaient par là une
transformation des structures sociales, et certainement pas l'entreprise "humaniste" qui voudrait faire naître, au moyen d'un génocide, une humanité "de meilleure qualité"... Ce mot
avait encore un sens politique, et ne signifiait pas, au gré de qui l'emploie, la descente aux enfers, ou bien la rédemption, ce qu'exprime bien mieux le mot "apocalypse", tel qu'il est compris
dans "Apocalypse now". BHL aime à se dire "nominaliste", mais il faut croire qu'il entend ce dernier mot dans le sens où pourrait le prendre Humpty-Dumpty, pour qui le sens des mots est
seulement celui qu'il veut bien leur donner.
Pour ceux qui ont lu Marx, il est clair que son oeuvre n'apportait rien de tel, bien qu'elle soit porteuse de germes disparates, de bon grain et d'ivraie, comme dans une parabole évangélique. Ce
qu'elle contient de pire reste ce qu'elle partage avec le "progressisme" des bourgeois libéraux : la croyance aux bienfaits d'une science moderne, dont les applications permettraient la
croissance des forces productives, l'extinction du paupérisme, et le règlement de tous les conflits sociaux. Citons Castoriadis, pour donner la parole à ceux que BHL cherche à disqualifier, en
les affublant du nom de "néotrotskystes" : "Ce qui, dans la pensée de Marx, était germe rapidement gelé d’une orientation nouvelle, indéchiffré et indéchiffrable pour les marxistes eux-mêmes, n’a
guère pénétré, et pour cause, le mouvement ouvrier. Ce qui y a bien pénétré par contre a été le système de thèses, le catéchisme scientifico-religieux par quoi le marxisme est devenu la courroie
de transmission des significations capitalistes dans le prolétariat, le moyen subtil assurant la survie et la domination des principes capitalistes au niveau le plus profond : théorisation
solennelle de la primauté du productif et de l’économique, consécration de la technique et de l’organisation de la production capitalistes comme inévitables, justification de l’inégalité des
salaires, scientisme, rationalisme, aveuglement organique devant la question de la bureaucratie, adoration et importation dans le mouvement ouvrier des modèles d’organisation et de l’efficacité
capitalistes, - ce ne sont là que quelques-uns des thèmes les plus massifs, sur lesquels on peut repérer à la fois l’ancrage profond du marxisme dans l’univers capitaliste, l’influence néfaste
qu’il a exercée sur le mouvement ouvrier, et ce qui le prédestinait à être l’idéologie naturelle de la bureaucratie." [Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier, Paris, 1974, p.
111-112]
Valait-il vraiment mieux se tromper avec Sartre, au lieu d'avoir raison avec Raymond Aron ?
Tout en refusant les thèses de BHL, pour qui le stalinisme était déjà dans Marx, nous comprenons bien qu'il n'accorde aucun crédit à ceux dont "l'antistalinisme précoce" est grevé, selon lui, par
leur attachement à la pensée de Marx - puisque, dans la période où ils s'opposaient à Sartre, ils n'avaient pas encore condamné le marxisme. Mais dans cette querelle, comme Sartre persiste à se
croire marxiste, et révolutionnaire, BHL le défend comme certains avocats défendent des clients qu'ils jugent indéfendables. N'allons pas jusqu'à dire qu'il feint de le défendre - comme on l'a
déjà vu défendre Althusser - disons plutôt que son seul but est de disqualifier les témoins qui l'embarrassent, quand il invoque la vertu d'un "théorème" suivant lequel "on mesure la teneur en
vérité d'une vérité à la quantité d'erreurs qu'elle a dû traverser, combattre, surmonter et, à la fin des fins, conserver" - contrairement au cas d'une "vérité qui aurait fait l'économie, non
seulement de cette traversée, mais de cette conservation, une vérité qui ne serait pas muée en musée de ses propres erreurs et négativités" [SdS, p. 495] Cette apologie dialectique de
l'erreur, qu'il emprunte à Sartre, n'est pas irrecevable, du moins si l'on admet que Sartre est parvenu au terme d'un parcours qui aurait bien abouti à ce dépassement des erreurs traversées :
c'est là que le bât blesse, BHL croit-il donc que cela vaut pour Sartre, en 1975 ?
Quel autre penseur peut-il encore invoquer, en dehors de Camus et de Raymond Aron, que Sartre avait aussi rudement malmenés ? Nous reviendrons plus loin sur le cas de Camus, mais il nous faut
d'abord essayer de comprendre pourquoi BHL se range auprès de ceux qui préféraient "se tromper avec Jean-Paul Sartre", au lieu "d'avoir raison avec Raymond Aron". Lévi-Strauss, en revanche, a
toujours estimé que, si Sartre était bien "un écrivain, un artiste, beaucoup plus important que Raymond Aron", leur querelle se résume en des termes très simples : "Aron était un esprit droit,
Sartre était un esprit faux" [interview dans le Nouvel Observateur, 21 octobre 1983]
Sans doute faudrait-il refuser ce dilemme, et convenir que Sartre n'avait pas toujours tort, et que Raymond Aron n'était pas infaillible. Il n'en reste pas moins qu'à partir du moment où il
récuse aussi bien le mythe du marxisme que l'idée même d'une révolution qui aurait pu se faire hors du marxisme, par exemple sous le drapeau du tiers-mondisme, BHL se place sur le même terrain
où, depuis bien longtemps, s'est installé l'auteur d'un livre aussi marquant que L'opium des intellectuels. Pourquoi s'obstine-t-il à refuser son magistère, y compris dans le cas des
luttes tiers-mondistes, où il ne peut pas, vraiment, se rallier au "radicalisme" de Sartre ?
Bien que Raymond Aron ait, aussi tôt que Sartre, pris position pour l'indépendance algérienne [La tragédie algérienne, Plon, 1957], BHL le récuse, et plutôt deux fois qu'une :
Primo
, "parce que la France, dit-il en substance, n'a plus les moyens de son ambition et qu'il est de son intérêt, il dit bien son intérêt, de se délester de son empire" [
SdS, p. 458].
Sartre lui-même, alors, ne dit pas autre chose : "Nous en arrivons au point où le système se détruit lui-même : les colonies coûtent plus qu'elles ne rapportent" [
Situations V, p. 46].
Argument que De Gaulle allait bientôt reprendre, et qui paraît cynique, si on le réduit aux termes d'un bilan financier. Mais le coût de la guerre incluait, pour Aron, les risques politiques
qu'elle faisait peser sur la démocratie.
Secundo
, "Aron est pour l'indépendance, c'est vrai. Mais il l'est pour trois raisons qui, non seulement n'ont rien à voir avec celles de Sartre, mais ne peuvent que [lui] sembler monstrueuses"
[
SdS, p. 487].
Remarquons, tout d'abord, qu'il ne mentionne pas le livre où Aron s'est tout d'abord exprimé : il préfère citer un article publié en 1960, à l'époque où l'affaire des "porteurs de valise", et le
"manifeste des 121", prenaient une importance qui pouvait occulter les problèmes de fond. Dans cet article, Aron s'était donc limité à des questions de fait, au lieu d'invoquer des jugements de
valeur : il ne soutenait pas les "porteurs de valise", pas plus qu'il ne préconisait l'insoumission. Mais il montrait que la guerre était sans issue, et que l'indépendance était inéluctable. Sur
le plan des principes, il ne s'en tenait pas à ces thèses "pragmatiques", son refus de la guerre colonialiste ne se limitait pas à l'idée qu'elle allait contre les intérêts de la France, elle
allait, selon lui, contre les valeurs d'un pays démocratique, qui n'aurait pu gagner, dans une telle guerre, qu'en éradiquant les valeurs démocratiques. Ce qui l'oppose à Sartre, c'est qu'il
reste toujours un patriote français, qui cherche à éclairer les gouvernants français, alors que Sartre a pris fait et cause pour la lutte du FLN, sans faire aucune réserve sur le choix des
moyens. BHL connaît bien la phrase archiconnue, "abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme
libre" et il condamne alors la position de Sartre : "Qu'est-ce qui l'emporte, dans ce type de texte, de la haine de soi ou de la pure folie ? Un Sartre possédé." [SdS, p. 452].
Mais qu'est-ce qui l'emporte, dans les passions qui animent BHL lui-même ? S'il était de bonne foi, c'est dans les thèses d'Aron qu'il devrait reconnaître ses propres positions, mais il n'y
consent pas.
Disons-le carrément, l'attitude de BHL serait inexplicable si elle ne répondait pas à un ressentiment, et ne prenait pas la forme d'une vendetta, contre un penseur qui ne l'a
pas pris au sérieux. Faut-il donc rappeler la critique qu'Aron avait faite de "L'idéologie française", et les commentaires qu'il laisse dans ses Mémoires [Paris, Julliard, 1983,
p. 705-709] ? "Ni Marx est mort [de Jean-Marie Benoist], ni La cuisinière et le mangeur d'hommes [d'André Glucksmann], ni La barbarie à visage humain [premier succès de
BHL] ne m'apprirent quoi que ce soit sur Marx, le marxisme-léninisme ou l'Union soviétique". Quant au Testament de Dieu, "la prétention démesurée du titre, du livre tout entier, les
jugements catégoriques sur Jérusalem et Athènes, fondés sur une érudition de pacotille m'empêchèrent d'apprécier les charmes d'une rhétorique qui emprunte à celle de Malraux quelques-unes de ses
qualités et quelques-uns aussi de ses défauts."
Insupportable sacrilège, qui aggravait celui que venait de commettre Pierre Vidal-Naquet, auquel Castoriadis allait prêter main forte, dans une polémique où ils décortiquaient l'érudition de
pacotille qui s'étale, en effet, dans le Testament de Dieu. Les pièces de ce débat sont accessibles en ligne, nous n'avons pas besoin de nous y attarder, mais ne l'oublions pas, c'est
une clé de la haine inflexible que BHL voue à quelques esprits droits.
L'amitié de Camus
Miraculeusement, la biographie de Sartre comporte une période où le romancier du Mur et de la Nausée, l'auteur dramatique des Mouches et de Huis-clos, se
transforme à tel point qu'il pourra devenir, sans étonner grand monde, le conférencier qui, à l'issue de la guerre, annonce à son public cette grande nouvelle : "l'existentialisme est un
humanisme". Il étonne, à vrai dire, quelques-uns des lecteurs qui avaient dévoré ses tout premiers ouvrages, et pour qui la nouvelle fait l'effet d'une douche. C'est le cas de Gilles Deleuze, et
de Michel Tournier, qui en a fait le récit, en 1964, dans un numéro des Nouvelles littéraires, consacré justement au Prix Nobel de Sartre. C'est dans le même numéro que Gabriel Marcel
s'indignait de ce choix, qui couronnait un "fossoyeur de l'Occident"... Tel n'était pas l'objet du récit de Tournier, qui commentait "La revanche de l'Autodidacte" (insérée, par la
suite, dans Le Vent Paraclet). Il essayait alors de s'expliquer comment l'auteur de la Nausée avait pu devenir un ardent humaniste, lui qui avait brocardé, avec tout son talent,
l'humanisme incarné par cet Autodidacte, que Roquentin rencontre à la Bibliothèque, où il lit tous les livres, par ordre alphabétique. Comme chacun le sait, ce même Autodidacte lui fait part de
son idéal humaniste, où revit l'expérience vécue de rapports fraternels, pendant la Grande Guerre, avec ses compagnons, dans un camp de prisonniers. Or il s'avère que Sartre a fait lui-même une
expérience comparable, en 1940, dans le camp de prisonniers où il composera un mystère de Noël [Bariona, dans Théâtre complet, appendice, p. 1115-1179], et où il va devenir,
comme l'Autodidacte, un fervent humaniste, celui que connaîtra le public d'après-guerre. Un humaniste qui va dès lors s'engager, en plusieurs sens du mot, que BHL, entre autres, évite de
confondre : l'écrivain "engagé" n'est pas un militant qui n'aurait plus écrit que des romans à thèse, l'engagement de Sartre n'a rien à voir avec celui de Garaudy. Même avec les "maos", il
n'acceptera pas d'écrire sur commande un roman populaire qui aurait servi la cause, et continuera de travailler sur Flaubert. L'écrivain engagé, c'est celui qui écrit pour les hommes de son
temps, et qui saura enfin rejeter, dans Les mots, l'illusion d'une immortalité littéraire, celle d'un écrivain qui cherche son salut dans une gloire posthume, et vit sa création comme un
sacerdoce laïc. Mais c'est aussi l'intellectuel qui s'engage dans des luttes sociales, et dans la politique, comme l'ont fait tant d'autres écrivains français, et comme le fait, bien sûr, ce
nouvel ami dont il fait la connaissance à la première des Mouches, et pour qui, dans un premier temps, il concevra le rôle de Garcin dans Huis-clos. Ce même Albert Camus, dont
il avait commenté le premier roman, et dont l'amitié devait être "difficile", bien qu'il ait su, d'emblée, qu'il la "regretterait". Cette histoire est assez connue, et nous nous tiendrons à ce
qu'en fait BHL. Ses préférences vont certes au premier Sartre, mais dans cet autre Sartre, qui va triompher au lendemain de la guerre, il essaie de sauver ce qu'il juge sauvable. Il va défendre
"Qu'est-ce que la littérature ?", et certains de ses engagements politiques. Nous l'avons déjà vu, il lui fait gloire d'avoir pris fait et cause pour la lutte du FLN, quoique... Quoique
son enthousiasme expire à la lecture des Damnés de la terre : le Sartre qui introduit ce livre de Fanon n'est plus qu'un "possédé", sorti tout droit du roman de Dostoievski. Plus
originale est la lecture qu'il propose du mystère de Noël, Bariona, où Sartre met en scène l'occupation romaine autour de Bethléhem, et le revirement du héros éponyme, qui pourrait
annoncer son tournant humaniste, et les débuts d'une activité militante : ne nous empressons pas d'en conclure que c'est alors que se décide l'avenir de son oeuvre et de sa pensée, puisque
d'autres tournants sont encore à venir, et que Sartre aurait pu être un autre Malraux, ou un autre Camus, plutôt que le futur auteur de Nékrassov.
La commémoration de la mort de Camus, en janvier 2010, fournit à BHL l'occasion de reprendre la question des rapports entre Sartre et Camus. Dans son étude sur Un philosophe artiste
[publiée dans un cahier "Hors série" du Monde], il se prend à rêver sur ce qu'aurait pu faire, s'il n'avait pas péri dans un accident de voiture, cet homme qui est mort jeune, puisqu'il n'avait
encore que 46 ans : "Il lui restait à voir Mai 68 où il n'aurait eu que 55 ans et tout le loisir d'assister à la revanche sans partage des thèses de L'homme révolté. C'est lui, et sans
doute pas Raymond Aron, qui aurait, dix ans plus tard, accompagné Sartre à l'Elysée plaider, auprès de Giscard d'Estaing, la cause des boat people vietnamiens..." Rêve où s'inscrit, en
creux, l'intime conviction que "la revanche sans partage des thèses de L'homme révolté" correspond au moment où les médias fêtaient l'apparition d'une "nouvelle philosophie", qui
recueillait donc l'héritage de Camus, qu'elle aurait sûrement réconcilié avec Sartre, mais pas avec Aron, ni avec Merleau-Ponty. S'il avait survécu, Camus aurait pu reconnaître ses enfants... Le
rêve se poursuit, avec l'idée que l'engagement de Camus - mal servi par les tendances païennes qui se font jour dans sa philosophie - s'accorderait bien mieux avec la philosophie "protestante" du
premier Sartre, ce qui revient à faire le portrait-robot du penseur, dont notre nouveau siècle aurait tellement besoin, qui tiendrait à la fois de Sartre et de Camus. Certes, il n'aurait pas "les
épaules de Sartre et les poumons de Camus", sinistre plaisanterie de Roger Nimier, et le lecteur pourra donc rêver, à son tour, d'un philosophe artiste dont nous ne voyons guère à quel auteur
vivant il pourrait ressembler.
Portrait de l'aventurier
Revenons, pour finir, au portrait que nous offre l'auteur des Indes rouges : sans aucune équivoque, c'est un autoportrait, où il se définit par rapport à quelques types d'aventuriers,
qu'il avait déjà rencontrés dans ses lectures, et qui s'offraient à lui, comme autant de modèles, dont il pouvait tenter d'endosser la défroque. Après avoir cité Byron et d'Annunzio, Malraux,
Lawrence et Victor Serge, c'est lui-même qui nous dit : "Bref, je vivais dans l'ombre, pour ne pas dire sous la tutelle de ces écrivains mercenaires qui, de Missolonghi aux Brigades en passant
par le Palais d'Hiver ou les déserts d'Arabie, avaient eu pour point commun de s'être battus dans des pays, sous des couleurs ou pour des causes qui n'avaient, en bonne logique, aucune raison
d'être les leurs". Cette description des "écrivains mercenaires" ne s'applique, à vrai dire, qu'à l'idée qu'il voudrait nous donner de lui-même : Victor Serge n'était pas un aventurier, c'est
comme militant qu'il avait pris part à la révolution russe, Lawrence combattait sous les ordres de l'Etat-Major britannique, quelles que fussent les libertés qu'il avait pu se permettre pour
jouer son propre jeu... Ce qu'il faut retenir, c'est l'idée que BHL, auteur d'un reportage militant qui s'était proposé "l'analyse concrète d'une situation concrète", comme on disait alors,
préfère, dix ans plus tard, nous faire croire qu'il répondait à l'appel que Malraux, ministre de la Cinquième République, aurait lancé "à la radio", en quelque sorte comme l'appel du 18 juin,
pour constituer "une brigade internationale pour le Bengale" [Les Indes rouges, p. 6] - récit de mythomane, puisqu'une telle Brigade n'aurait eu, ni l'aveu d'une "Internationale", ni
même le soutien du ministère dont Malraux faisait partie. Cette préface lui sert donc à évacuer les intentions politiques, dont nous comprenons bien qu'elles ne soient plus les siennes, mais pour
lesquelles il avait entrepris ce voyage, et leur substituer d'autres motivations, grâce auxquelles il va pouvoir jeter aux orties le froc, ou la défroque, du militant qu'il fut.
Il est vrai que cela lui permet d'introduire, après coup, la dimension humaine, qu'avait censurée la "rigueur scientifique" de la "théorie" que lui enseignait Althusser. Ainsi évoque-t-il de
rudes expériences, où il doit s'interroger sur ce qui, en lui-même, pouvait être complice des horreurs qu'il rapporte :
"Est-ce à dire que j'aimais ça ? Que je prenais plaisir à cette violence ? Que je jouissais même - osons le mot - de cet étalage de cruauté ? Est-ce à dire qu'il avait tant soit peu raison, ce
jeune commandant de Moukti Fouj qui, un soir, tandis qu'il évoquait la mémoire d'un de ses meilleurs partisans, mort quelques jours plus tôt, (...) me déclara tout à coup : "Vous autres, les
Français, c'est pour ça que vous êtes là... c'est pour ça que vous venez... vous êtes quand même, admettez-le, de sacrés salauds de voyeurs." [Les Indes rouges, p. 12]
Discours peu gratifiant pour le théoricien marxiste-léniniste, et pour le narcissisme d'un émule de Byron et de Lawrence. Sachons-lui gré, quand même, de l'avoir rapporté, et d'admettre qu'il
avait sûrement touché juste.