Nouvelle réponse(9 janvier 2004)
Cher Jacques, je viens de recevoir ta lettre du 6 janvier, et je voudrais pouvoir te répondre sur tous
les points qu’elle soulève, mais il faudrait, pour cela, qu’elle soit diffusée sur le réseau des Maussiens. Je la diffuserais volontiers, si tu m’avais envoyé une disquette, mais elle peut
difficilement être scannée, et elle est un peu trop longue pour que je puisse la recopier en entier.
Je vais donc en citer quelques passages, et ne répondrai qu’à ceux-ci, puisque tu ne crois pas
nécessaire de poursuivre la discussion.
« Sur l’ensemble de la lettre : il y a trop de points de divergence pour que je puisse trouver le
temps d’y répondre point par point. D’autant plus que tu n’as manifestement pas saisi ce qui sont à mes yeux les enjeux fondamentaux de tout cela, et qui donnent sens à mes arguments
particuliers. Il me faudrait déployer, par lettre, un énorme effort pédagogique pour tenter de les expliciter. Je serais prêt à le faire de vive voix et, par ex., lors d’une réunion du MAUSS ou
d’un mini-colloque autour de ce numéro. Et, comme je te l’ai indiqué, une autre manière de répondre à tes objections ou de préciser le sens de ma réflexion serait sans doute de traduire le texte
de Spaemann qui m’a fait connaître ce passage de Péguy et qui inspire mon propos.
« Il y a un passage que je trouve fort désagréable : à la p. 8 où tu commentes mon rapprochement entre
LK et CP : ‘c’est toi précisément qui parles à la légère et condamnes sans les entendre tous ces malheureux modernistes qui ont été chassés de l’Eglise...’. A nouveau, tu t’obstines à
présupposer, sans le démontrer, que ce sont ces auteurs-là qui sont visés par Péguy et que je ‘condamnerais’ donc moi-même indirectement. Tu supposes avoir déjà démontré ce qui reste à démontrer.
Et du reste, tout ce qui suit ne me semble pas apporter de démonstration convaincante - mais je devrais te relire en consultant moi-même les textes et éditions [...] A la p. 11, il y a un autre
passage franchement désagréable : ‘Si tu n’as pas encore compris ce qui me faisait dire que Péguy substitue l’invective à l’argumentation, fixe-toi sur ces mots : athéisme déguisé’. Or, tu cites
là une expression qui ne figure précisément pas dans ma citation. Il se peut que tu aies raison pour cette expression et c’est en effet un trait constant de Péguy polémiste que cet usage d’une
forme d’invective ou d’imprécation, mais je ne la vois pas à l'œuvre dans ma citation, sinon à se référer implicitement à d’autres passages. »
Je n’ai peut-être pas saisi «les enjeux fondamentaux» que cette discussion met en cause, à tes yeux;
mais, tu en conviendras, dès lors que moi aussi j’entre dans le débat, c’est que, pour moi aussi, il y a des enjeux. Des enjeux théoriques, mais aussi, tout bêtement, des enjeux philologiques (je
suis, probablement, un philologue manqué, égaré dans la philosophie et les sciences sociales). Pour moi, le sens d’un énoncé isolé - qui peut, dans certains cas, être immédiatement intelligible -
doit souvent être éclairé par le contexte, et d’abord par les autres propos du même énonciateur, si nous ne voulons pas nous livrer à l’arbitraire d’interprétations dans lesquelles nous risquons
de projeter ce que nous aurions nous-même voulu y mettre, si c’était nous qui l’avions énoncé.
Que veut dire Péguy, quand il écrit que « le modernisme consiste à ne pas croire ce qu’on croit »
? S’il s’agissait là d’un fragment d’Héraclite, nous devrions nous débrouiller avec cette phrase isolée, dont nous pourrions quand même supposer qu’elle est « fort désagréable » à
l’encontre de ces mystérieux modernistes qui ne croient pas ce qu’ils croient. On pourrait déjà supposer qu’il s’agit de tartufes, à moins qu’on se contente de mettre en cause l’incohérence de
leur pensée. Faute d’en savoir plus, on saurait tout au moins que l’auteur les condamne. Et si on approuve l’auteur, simplement parce qu’on lui accorde une confiance que l’on refuse aux
condamnés, on s’associe à cette condamnation, avec une légèreté qui pourrait, après tout, être lourde de conséquences...
Nous n’avons pas affaire aux fragments d’Héraclite, et nous pouvons lire cette phrase ailleurs que
dans le livre de Spaemann où tu l’as découverte. Nous pouvons voir, dans le texte même de Péguy, qu’elle se rapporte à ce qu’il a baptisé « laudettisme », et nous pouvons nous rapporter au
pamphlet que je cite, où il est tout à fait clair que « ne pas croire ce qu’on croit » signifie bien, comme on pouvait s’en douter, « athéisme déguisé » (en tout état de cause, je vois mal
comment on pourrait donner à cette formule un sens qui ne soit pas injurieux). Je n’ai donc pas « présupposé, sans le démontrer, que ce sont ces auteurs-là qui sont visés par Péguy » : je me suis
informé auprès de Péguy, au lieu d’affirmer, comme tu le fais sur la foi de Spaemann, que Péguy vise Maurras, et que la position de Maurras est identique à celle de Durkheim - je n’ai pas relevé
cette énormité, parce que les Maussien(ne)s n’ont pas besoin qu’on leur précise qu’il y a quelques différences entre ces deux disciples d’Auguste Comte.
Je peux t’accorder un seul point : c’est que Péguy, quand il parle du modernisme, étend le sens du mot
au-delà du sens strict : il procède par amalgame, et s’en prend à Laudet, à Le Grix, c’est-à-dire au catholicisme mondain de la Revue hebdomadaire, qu’il assimile abusivement à l’hérésie
moderniste condamnée par Pie X. Mais, bien sûr, pas un mot qui puisse exprimer la moindre compassion pour les modernistes stricto sensu, qui étaient pourtant très proches de son maître
Bergson. Et même qui étaient proches de ce qu’il avait lui-même pensé, vers 1897, quand il écrivait la première Jeanne d’Arc, où il prêtait à l’héroïne sa propre réticence à admettre
qu’un Dieu infiniment bon puisse condamner les pécheurs à « la flamme éternelle ». Et déjà, dans Notre jeunesse, il incriminait le « modernisme du cœur », plus condamnable à ses yeux que
le modernisme doctrinal. En un mot, il s’efforçait d’étendre la condamnation pontificale au-delà des cibles qu’elle visait nommément. C’est là un choix tactique qu’il ne m’appartient pas de
juger, mais il implique l’acceptation préalable du sens que la hiérarchie catholique donnait au terme « modernisme », il exclut que Péguy ait pu croire, comme Humpty-Dumpty dans le roman de Lewis
Carroll, qu’il était le maître des significations, et qu’il était libre de donner n’importe quel sens à n’importe quel mot (Sur Humpty-Dumpty, je te renvoie aux commentaires de Castoriadis, dans
L’institution imaginaire de la société).
Si je voulais raisonner comme toi, je pourrais répondre à tes affirmations sur les sciences sociales,
quand tu affirmes que «la sociologie de la religion réintroduit, au centre de son propos, la dimension religieuse qu’elle a d’abord mise entre parenthèses», et que les sciences sociales «
procèdent à un coup de force ontologique en posant comme axiome jamais interrogé que la Société est un Absolu auquel tout se rapporte », - je te répondrais que je n’ai rien lu de tel dans aucun
article de la Revue du MAUSS, mais sans doute devrais-je lire tous les sociologues, et repérer dans leurs textes tout ce qui peut rappeler le « nouveau christianisme » de Saint-Simon ou la «
religion de l’Humanité » qu’Auguste Comte aurait voulu prêcher à Notre-Dame. Si tu pouvais me citer quelques échantillons précis de textes où la sociologie s’érige en métaphysique, tu me rendrais
un service analogue à celui que j’ai tenté de te rendre en te citant quelques textes de Péguy, qui étaient restés dans ma mémoire, mais que tu m’as donné l’occasion de relire.
Bien amicalement, Jean-Louis.
POST-SCRIPTUM (12 janvier 2004)
Cher Jacques, j’ai peut-être trop vite abandonné la partie, impressionné - et même culpabilisé - par
l’idée que « pour des raisons techniques, nous ne sommes pas à égalité vis-à-vis du public » qui suit notre controverse. Tu as raison de le rappeler, il est vrai que les Maussien(ne)s n’ont accès
à tes arguments que dans la mesure où je les retransmets, et que je suis trop paresseux pour recopier l’intégralité de tes lettres (je ne peux pas les scanner, parce que mon « OCR » se bloque
quand on lui présente un texte où figurent des corrections manuelles). Cependant, l’équilibre est largement rétabli par le fait que ton article est lui-même entre les mains de tous ceux et de
toutes celles qui ont bien voulu suivre notre discussion, qui ne peut pas ne pas nous ramener à lui.
C’est donc à lui que je reviens, en reprenant l’appréciation que tu formules, p. 87, sur le « sens
général » de ta propre démarche : « Dans tout cela, dis-tu, je tiens en somme un raisonnement hypothétique et non dogmatique. Je ne dis pas
: ‘Dieu existe et vous devez donc respecter le langage religieux’. Je dis à peu près ceci : ‘Si Dieu existe (ou la ‘réalité éternelle’), alors le langage religieux hérité, élaboré au fil
des siècles, est sans doute le meilleur accès qu’on puisse y trouver et il ne serait pas raisonnable de s’en priver.»
Personne à ma connaissance n’a jamais prétendu qu’on doive ignorer le discours explicite
d’une croyance religieuse pour comprendre le sens des pratiques qui s’y rapportent : certes, « il ne serait pas raisonnable de s’en priver », et pas seulement si on admet que Dieu existe. C’est
une erreur de méthode, même si Dieu n’existe pas, même si la croyance n’est qu’une illusion que l’on tente d’expliquer par des facteurs psychologiques et sociologiques, - et même si on
prétend montrer, à la manière de Durkheim, que ces rites et ces croyances se rapportent, en dernier ressort, à la transcendance de l’ordre social. Que l’interprétation de Durkheim soit loin
d’être un postulat, « jamais interrogé » (selon toi), dans les recherches de sociologie religieuse, tu en trouves un bel exemple dans la RMS, p. 118, au début d’un article de Philippe de Lara,
qui s’intitule « Pour Durkheim » et qui admet, toutefois, que « le prestige de l’ultime chef-d'œuvre de Durkheim est mitigé par la méfiance ou la gêne devant l’extravagance spéculative de la
thèse : Dieu, c’est la société ».
Ce qui m’étonne, dans ton argumentation, c’est justement le fait que tu éprouves le besoin de fonder
la nécessité (évidente par elle-même) d’interroger le discours religieux explicite - ce qui n’implique pas qu’on le tienne pour vrai -, et que tu la fondes sur la supposition que Dieu
existe et que le langage religieux hérité constitue « le meilleur accès qu’on puisse y trouver » : le meilleur accès à quoi ? à la compréhension du phénomène religieux ? ou bien, ce
que suggère la formulation littérale de ta phrase, le meilleur accès à Dieu ? Ici, je ne prétends pas décider ce que tu as voulu dire, mais tu t’es exprimé de manière ambiguë. Quant à la logique
de l’argumentation, ce n’est pas la même chose de dire que, pour comprendre le fait religieux, il faut prendre au sérieux le discours explicite des croyants, - ce qui, je le répète, est
toujours justifié, même si le chercheur reste étranger à cette croyance - et de dire que ce discours est bien, « si Dieu existe », « le meilleur accès qu’on puisse y trouver » ...
La sociologie de la religion, si elle est scientifique, doit laisser entre parenthèses la question de
savoir si Dieu, ou les dieux, ou les djinns, ou le mana, existent ou n’existent pas, car elle cherche à rendre compte de phénomènes observables, comme les croyances et les rites où s’exprime,
n’en doutons pas, une signification religieuse, même si, aux yeux du chercheur, elles se rapportent à une « réalité imaginaire » (pour reprendre ta propre expression, RMS, p. 81). Les hypothèses
scientifiques, dans la mesure où elles sont scientifiques, doivent se prêter à la possibilité d’un contrôle, qui les « vérifiera » ou plutôt les « falsifiera », ce qui signifie justement que les
suppositions « si Dieu existe », « si Dieu n’existe pas », dont je ne prétends pas, à la manière de Carnap, qu’elles n’aient aucun sens, n’appartiennent pas au domaine de la pensée scientifique.
Ce ne sont pas des « hypothèses scientifiques », même au sens où Laplace disait à Napoléon : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse », c’est sur un autre plan, disons existentiel,
qu’elles nous préoccupent.
Si Dieu existe, je serai bien surpris, au jour du Jugement. Et j’aurai beau me dire, avec Georges
Brassens, que
« Si l’Eternel existe, en fin de compte il voit
Que je ne me conduis guère plus mal que si j’avais la foi »,
il me semble que la tradition religieuse héritée (justement parce qu’elle a condamné les modernistes)
considère l’incroyance et l’apostasie comme des péchés bien plus graves que les écarts de conduite auxquels se sont livrés les Croisés, les Inquisiteurs et les missionnaires armés qui ont
converti les Indiens d’Amérique. Reste à savoir si l’Eternel est aussi pervers que certains de ses adorateurs, et s’il juge vraiment que ne pas croire en lui, c’est le crime suprême.
En tout état de cause, ni l’hypothèse, ni la vérification, ne relèvent d’aucune méthodologie
scientifique.
Bien amicalement, Jean-Louis.
La réponse de Jacques Dewitte, et mes annotations (24-28 janvier)
[N.B. liminaire : Cher Jacques, je vais, tout en reproduisant l’intégralité de ta lettre,
y intercaler quelques annotations, signalées par des astérisques, mais je m’en tiendrai aux questions posées par la lecture de Péguy, et je ne reviendrai pas sur l’ensemble des problèmes soulevés
dans ton article, auquel tu ajoutes ici des compléments utiles - mais dont je ne vois pas le rapport qu’ils peuvent avoir avec les critiques que je t’ai adressées. Si je les commentais, j’aurais
l’impression d’entrer dans un nouveau débat, qui risquerait d’être plus long, et plus « désagréable », que celui qui nous a occupés jusqu’à ces derniers jours. Pour ce nouveau débat, sans doute
vaut-il mieux, comme tu le suggères, attendre une occasion de pouvoir nous expliquer de vive voix. Bien amicalement, Jean-Louis]
Berlin, le 24 janvier 2004,
Cher Jean-Louis,
Il y avait dans certains passages de tes lettres précédentes des aspects désagréables et discourtois,
tenant notamment au fait que, sans peut-être t'en apercevoir, tu faisais des citations incomplètes, comme à propos de mes "affirmations sur les sciences sociales" où tu omets de préciser que je
me réfère dans un cas à Trigano (dont je résume la thèse principale) et dans l'autre à Arendt. Dans une lettre ultérieure, tu sembles t'en être rendu compte et exprimes des scrupules à ce sujet.
Passons, donc. Tu as soulevé beaucoup de points et, comme je l'ai déjà dit, je ne puis répondre ainsi à distance. Il faudrait une discussion de vive-voix.
Je me contenterai de revenir à la controverse sur le passage incriminé de Péguy, et je situerai la
discussion sur le plan que tu as toi-même choisi : celui des "enjeux philologiques" ou plus exactement, selon moi, herméneutiques. Ma première formation a également été philologique et je baigne
pour ainsi dire dans l'herméneutique. Une bonne partie de ma vie et de mon travail a été consacré aux traductions et aux commentaires d'auteurs (pour lesquels beaucoup de gens, y compris certains
des intéressés, admirent mon talent), et j'ai beaucoup lu l'herméneutique philosophique allemande (Gadamer, en particulier, dont je suis en quelque sorte le disciple pour une partie de ma
réflexion - ceci étant dit non par vanité, mais par souci de reconnaître mes dettes). C'est donc un terrain sur lequel je me sens à l'aise.
Tu as raison : en un sens, j'ai lu le passage de Péguy comme un fragment d'Héraclite, détaché de son
contexte ou en tout cas détaché de l'écrit où il apparaît. Je t'ai avoué d'entrée de jeu que, pour l'instant, je n'avais pas la possibilité ici de lire le texte dans son intégralité. [N’y a-t-il pas de bibliothèque universitaire à Berlin ?] Mais ceci ne doit pas forcément empêcher la lecture et l'interprétation, ou déboucher sur l'arbitraire (j'y
reviendrai). on peut d'ailleurs noter ceci : il arrive fréquemment que, dans un livre, un passage saillant ressorte, que nous lisons et relisons et finissons par envisager pour lui-même et par
citer hors de son contexte (c'est peut-être ainsi, du reste, que les fragments d'Héraclite ont été cités par différents auteurs avant d'être rassemblés par Diels-Kranz) [Pour les fragments d’Héraclite, la belle édition de Jean Bollack et Heinz Wismann, «Héraclite ou la séparation», aux Editions de Minuit, permet de comprendre dans quelles
intentions ils ont été cités, et par là même mis au service des conceptions philosophiques et théologiques défendues par les auteurs qui les ont cités, c’est-à-dire, surtout, les Pères de
l’Eglise, qui ont identifié indûment le Logos d’Héraclite et celui de Saint Jean]. J'ai été frappé et "interpellé" par ce passage dont j'ai cru comprendre le sens, même s'il garde des
aspects étranges et énigmatiques - il est vrai influencé par le sens qu'il prend dans le chapitre où Spaemann le cite (mais cela aussi est monnaie courante). Et j'ai tout de suite songé à
d'autres passages analogues de Péguy, dans sa polémique, ou ses diatribes, contre la modernité : ainsi, le passage sur la "panmuflerie du monde moderne" que cite et commente Finkielkraut, ou,
dans "Notre jeunesse", "Le monde moderne. Le monde qui fait le malin" ainsi que la très intéressante polémique contre Hervé, celui qui défendait Dreyfus tout en affirmant "il faut être
traître" [Dans cette polémique, où la cible principale n’est pas Hervé, mais Jaurès, je ne suis pas du tout sûr que Péguy ait été de bonne foi, car il connaissait bien
le caractère superficiel des discours anti-militaristes de l’extrême-gauche socialiste, dont il avait écrit, dès 1909 : «Nos antimilitaristes apprendront la guerre, et la feront très bien. Nos
antipatriotes apprendront le prix d’une patrie charnelle, d’une cité, d’une race, d’une communion même charnelle et ce que vaut, pour y appuyer une Révolution, un peu de terre» (Œuvres en
prose 1909-1914, p. 43. Hervé lui-même, confirmant cette prévision au-delà de toute espérance, est devenu, dès que la guerre a éclaté, un superpatriote jusqu’au-boutiste, un «
anarchiste-des-tranchées », comme disait Trotsky].
Ce passage comporte au moins deux traits qui frappent et donnent à penser : le redoublement
quasi-tautologique (presque comme un balbutiement) : "croire ce que l'on croit", et la notion de liberté. Pourquoi P. introduit-il cette dimension et suppose donc que le "modernisme" qu'il
critique est une absence de liberté ? [Quand tu voudras bien te décider à lire le texte de Péguy, tu pourras constater qu’il n’y a aucun mystère dans cette opposition.
Mais puisque tu ne t’y es pas encore résolu, tu m’obliges à donner des explications qui risquent d’être un peu longues. Comme dans la plupart des textes en prose publiés par Péguy dans les
Cahiers de la Quinzaine, il s’agissait de présenter l’ouvrage d’un auteur qui, dans ce cas précis, était un pionnier de l’école laïque, Théodore Naudy, directeur de l’Ecole Normale du
Loiret, qui avait su «rattraper» le jeune Charles Péguy sur les bancs de l’école primaire supérieure et lui avait fait obtenir la bourse qui devait lui permettre d’entrer en sixième au lycée
d’Orléans. Dans cette présentation, Péguy annonce à ses lecteurs qu’ils trouveront dans l’ouvrage de « M. Naudy », Depuis 1880, l’enseignement primaire et ce qu’il devrait être, « cette
même ardeur de laïcisation qui emplit toute la vie de ces hommes, qui chez quelques-uns dégénéra en une fureur obstinée, mais chez d’autres aussi se maintint comme une simple ardeur de combat,
comme une belle ardeur joyeuse. C’est une règle absolue depuis le commencement de ces cahiers, c’est notre principe même et notre fondamental statut et, je pense, le meilleur de notre raison
d’être que l’auteur est libre dans son cahier et que je ne suis là que pour assurer le gouvernement temporel de cette liberté ». C’est, soit dit en passant, ce que fait le directeur de la RMS
quand il publie tes articles, et bien d’autres articles, dont il ne partage pas forcément les thèses. Péguy ajoute que cette « règle fondamentale, obstinément suivie depuis quinze ans, et qui
sera suivie aussi longtemps que la maison sera debout, nous a coûté cher (...) Nous savons très bien qu’il n’y a d’argent que pour ceux qui entrent dans les partis et qui font le jeu des partis.
Et quand ce ne sont pas les partis politiques il faut au moins que ce soient les partis littéraires ». Ici, point à la ligne, et c’est le paragraphe qui précède immédiatement ce que tu
appelles le «passage incriminé» : «Telles sont pourtant les mœurs de la véritable liberté. Etre libéral, c’est précisément le contraire d’être moderniste et c’est par un incroyable abus de
langage que l’on apparente ordinairement ces deux mots. Et ce qu’ils désignent. Mais les abus de langage les moins indiqués sont toujours ceux qui réussissent le mieux. Et c’est ici une
incroyable confusion. Et je ne hais rien tant que le modernisme. Et je n’aime rien tant que la liberté. Et en elle-même, et n’est-elle pas la condition irrévocable de la grâce ? » C’est assez
clair, je crois, mais il faut observer que Péguy parle de « modernisme », et de « moderniste », en pensant au catholicisme mondain de la Revue hebdomadaire, qu’il évoque nommément à la
page suivante, où il dit « Nous avons contre nous les catholiques qui trichent ; les protestants qui trichent ; les juifs qui trichent ; les libres penseurs qui trichent ; les Lavisse de tous les
partis ; les Laudet de tous les bords» Œuvres en prose complètes, tome III, pp. 820-822.] Il y a là bien des éléments qui défient, qui laissent entrevoir un sens même si on ne le
comprend pas entièrement. Mais tel est le cas de la plupart des grandes pensées (voir Castoriadis pour cette dernière notion). [Castoriadis dit très bien que tout grand
penseur pense au-dessus de ses moyens, parce que ce qu’il découvre, et qui est encore inédit, n’est pas encore identifié et nommé dans le langage hérité qui est précisément celui dont il dispose.
Dans la mesure où Péguy, je l’admets volontiers, est quelquefois un grand penseur, on peut à l’occasion lui appliquer cette idée. Mais dans le texte qui nous occupe, il n’est qu’un grand
polémiste, et les profondeurs que tu trouves chez lui, c’est toi qui les lui prêtes. Cela vaut mieux, sans doute, que les projections agressives qui prêtent à Péguy des pensées répugnantes.
Permets-moi de citer un exemple, que j’ai trouvé dans une édition des Œuvres complètes de Jacques Prévert, à propos d’un texte parodique où Prévert cite, et critique, une phrase célèbre,
« Demain sur nos tombeaux/Les blés seront plus beaux ». Les éditeurs de la Bibliothèque de la Pléiade nous apprennent que Paul Léautaud attribuait « ces mots », ces « abjections », à Péguy, mais
comme ce sont des philologues sérieux, méthodiques et honnêtes, ils précisent qu’ils n’ont pas trouvé « ces mots » dans l'œuvre de Péguy. (Œuvres complètes de Jacques Prévert, tome I,
Paris 1992, pp. 61 et 1043). Parce que Paul Léautaud croyait Péguy capable d’écrire de telles « abjections », il n’a pas hésité à lui attribuer ces vers - qui sont tirés, en fait, du «
chant d’assaut des Camelots du Roi », « La France bouge »... Toi qui penses, au contraire, que Péguy est un autre Héraclite, tu veux voir dans ses obscurités, réelles ou supposées, un
indice de la profondeur des pensées qui se nichent, crois-tu, dans ces petites phrases, isolées de leur contexte. Ton attitude est, bien sûr, beaucoup plus sympathique que celle de Léautaud, mais
elle n’est pas moins arbitraire : tu t’es donné le plaisir de croire que Péguy pensait comme Jacques Dewitte...] Certes, il ne faudrait pas en conclure non plus que, plus une pensée est
obscure, plus elle est profonde et importante - sinon on pourrait en tirer la conclusion qu'il faut rechercher systématiquement l'hermétisme (comme bien des auteurs l'ont fait). Mais l'expérience
montre que la plupart des grandes pensées, ou, dirais-je, la pensée tout court, ont pour caractéristique de se dérober en partie à une saisie immédiate et totale. En ce qui me concerne, ce défi a
donné lieu à l'interprétation que j'ai exposée (dans un passage retiré de mon article publié et que je t’ai communiqué).
Comment as-tu toi-même réagi devant cette phrase et quelle méthode as-tu adopté pour la comprendre ?
Ta lettre contient un passage très intéressant où tu te livres à une expérience, à un raisonnement hypothétique : comment pourrait-on comprendre cette phrase si on ne connaissait pas (comme toi)
le contexte ? "... nous devrions nous débrouiller avec cette phrase isolée, dont nous pourrions quand même supposer qu'elle est 'fort désagréable' à l'encontre de ces mystérieux modernistes qui
ne croient pas [à] ce qu'ils croient. On pourrait déjà supposer qu'il s'agit de tartufes, à moins qu'on se contente de mettre en cause l'incohérence de leur pensée. Faute d'en savoir plus, on
saurait tout au moins que l'auteur les condamne''" Le moins que l'on puisse dire, c'est que ta lecture commence très mal : sans t'en rendre compte, tu as substitué "modernistes" à "modernisme"
[Je n’ai rien substitué, puisqu’il suffit de lire le texte pour voir que Péguy, qui n’a pas vécu assez vieux pour lire Heidegger, n’établit aucune « différence
ontologique » entre l’être et l’étant, ni entre le modernisme et les modernistes : il dit, dans la foulée, qu’ « être libéral, c’est précisément le contraire d’être moderniste » et « je ne hais
rien tant que le modernisme ».] et, plus loin, ces "modernistes" deviennent des "condamnés". Lecture déjà biaisée, dans laquelle tu remplaces "modernisme", c'est-à-dire une figure élaborée
par P., par "modernistes", c'est-à-dire des cibles précises. Et tout ce que dis par ailleurs sur cette phrase montre qu'elle ne t’a inspiré rien d'autre que « incohérence de leur pensée », «
tartufes », etc. [Si je m’étais demandé, comme toi, « Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? », ça aurait pu m’inspirer des contresens innombrables; mais je m’en suis
tenu à la question de savoir « qu’est-ce que l’auteur a dit ? », et le fait est que Péguy incrimine aussitôt « les catholiques qui trichent ; les protestants qui trichent ; les juifs qui trichent
; les libres penseurs qui trichent ; les Lavisse de tous les partis ; les Laudet de tous les bords ». La méthode philologique a quelque chose en commun avec la démarche phénoménologique telle que
la présente Heidegger au paragraphe 7 de Sein und Zeit : elle se définit par un ensemble de « prohibitions ». Mais ce qu’elle prohibe, c’est d’abord la projection arbitraire de
considérations étrangères au texte, ce que ni Heidegger, ni ses épigones herméneutes, ne me semblent pas avoir su s’interdire à eux-mêmes.] Bien mauvais début donc, d'un strict point
de vue philologique ou herméneutique.
Tu soulignes que, pour toi philologue, il existe un principe important pour comprendre un texte "le
sens d'un énoncé isolé... doit souvent être éclairé par le contexte, et d'abord par les mêmes propos d'un même énonciateur, si nous ne voulons pas nous livrer à l'arbitraire d'interprétations
dans lesquelles nous risquons de projeter ce que nous aurions nous-même voulu y mettre". Ce principe est tout à fait juste en lui-même, mais il n'est qu'une règle parmi plusieurs autres et n'a
pas de valeur absolue. Mal appliqué, il peut d'ailleurs conduire à l'effet opposé : obscurcir au lieu d'éclairer. Ta conception, telle que tu la présentes toi-même, est inscrite manifestement
dans cette alternative : ou bien la rigueur philologique qui explique le sens d'un énoncé par le contexte, ou bien l'arbitraire (Humpty-Dumpty qui s'imagine être le maître absolu des
significations). [Je n’ai pas établi une telle alternative : pour moi, établir avec précision ce que tel ou tel auteur a pu dire ne m’interdit évidemment pas de
discuter sa thèse, et de dire ce que j’en pense, mais je ne voudrais pas le critiquer (pas plus que l’approuver) pour des thèses qu’il n’aurait pas défendues, et que je lui aurais prêtées, avec
une bienveillance suspecte.] Or, je reconnais tout à fait le risque de l'arbitraire, du "n'importe quoi", ou des projections abusives. Mais il faut aussi admettre et "assumer" ceci :
l'interprétation comporte toujours un risque indépassable, qu'il faut reconnaître même s'il faut constamment prendre garde à ne pas y céder. Et (comme l'a montré notamment Gadamer,
l'interprétation comporte toujours une forme d'anticipation d'un sens qui, au moment où commence l'interprétation, n'est pas positivement
donné). Ta conception à cet égard peut être caractérisée globalement comme "positiviste" (ou "réaliste") [pas du tout, voir ma précédente annotation, je n’adhère pas
plus à l’absurdité selon laquelle « il n’y a que des faits », qu’à l’absurdité symétrique, selon laquelle « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations »] : je songe au
positivisme qui consiste à croire que, si on s'appuie sur des faits solides, des données empiriques irréfutables, on va dissiper le risque d'arbitraire ou le vertige de l'absence de fondements ou
de la circularité (c'est ainsi, mutatis mutandis, que certains ont cru pouvoir résoudre, dans les sciences, la "crise des fondements - d'où p. ex. le positivisme logique). or, il existe d'autres
voies ou règles possibles pour se garder de l'arbitraire; mais il faut bien savoir qu'il n'existera jamais de garantie absolue que l'on
ne s'est pas trompé. C'est ce qui caractérise le champ herméneutique (exploré en gros depuis Vico) et qui s'oppose au champ des sciences positives (mais où, si on va y voir de plus près, on
s'aperçoit d'une discordance entre la méthode proclamée et la réalité effective).
Petite parenthèse, pour prévenir un malentendu : si j'ai employé ici "positivisme" en un sens négatif
(et en lui donnant un sens précis), ce terme n'a pas pour moi une signification purement péjorative et je n'en fais pas, comme d'autres, une sorte de vocable méprisant et sarcastique. Au
contraire, je crois que dans bien des situations, et notamment dans l'histoire, et plus particulièrement encore, l'histoire des crimes du XXème siècle, une sorte de positivisme naïf ou rustique
est nécessaire. Le travail important de St. Courtois sur les crimes du communisme, qui est loin d'être achevé (N. Werth vient de découvrir qu'il y avait eu un million de morts en Azerbaïdjan non
repris dans le décompte du "Livre Noir"), présuppose que les faits sont les faits et oblige à laisser de côté le principe nietzschéen «il n'y a pas de faits, il n'y que des interprétations». De
ce point de vue, je récuse les finasseries du "postmodernisme" actuel ou de la French Theory et adhère à une sorte de positivisme rustique. Sur ce terrain, les subtilités de l'herméneutique
pourraient donner des armes à ceux qui ne veulent pas regarder en face la vérité historique, ou se refusent à le rechercher [Je ne te le fais pas dire, et suis heureux
que tu le dises].
Dans notre controverse, il y a un aspect qui semble t'échapper complètement. Il ne suffit pas, à
propos de Péguy comme à propos d'autres auteurs, de repérer ce qu'ils ont "visé", quelles ont été leurs "cibles" concrètes et historiques. Il faut se demander quelle a été leur optique pour les critiquer, quelle était, c'est le cas de le dire, leur angle d'attaque.
Lorsque nous trouvons chez Péguy des vocables tels que "modernisme", "monde moderne", etc. [Sur «le monde moderne», il faut s’interroger, mais c’est une autre histoire,
quand on s’aperçoit que Péguy fait commencer le « monde moderne » vers 1880, c’est-à-dire au moment où il a quitté
l’univers enchanté de l’enfance, et découvert un autre monde que chaque génération - et notamment la nôtre - a redécouvert, à son tour, à peu près au même âge : pour moi, le monde moderne a
commencé au milieu des années 1950... Plus tard, on m’a appris que la modernité commençait avec Machiavel, ou avec Copernic, Galilée, Hobbes, ou encore Descartes ou Newton, mais il reste vrai, en
un sens, que je retrouve dans mes souvenirs d’enfance des impressions très proches de l’évocation, par Péguy, de la double formation qu’il avait reçue à l’école primaire et au catéchisme. Et ces
impressions, aujourd’hui, me semblent être issues d’un monde englouti, auquel s’est substitué notre « monde moderne », celui de notre génération. Je me dis que, sans doute, les
générations qui nous suivent ont vu naître, elles aussi, une nouvelle « modernité », avec Internet et le téléphone portable - elles pour qui Mai 68, et même Mai 81, appartiennent à la
préhistoire...], nous pouvons certes, comme on dit, suivre son regard et rechercher les personnes concrètes qu'il avait en vue (et
cette démarche a sa pertinence); mais nous devons aussi, et même surtout selon moi, envisager ou chercher à regarder son regard lui-même.
C'est-à-dire se demander «comme quoi» voyait-il ce sacré modernisme ou ces satanés modernistes ? C'est-à-dire, pour citer la belle image de Proust à propos des invertis, tenter de discerner la
«silhouette entaillée dans la facette de la prunelle».
Et, de manière analogue, en ce qui concerne l'usage des mots : à une époque donnée il y a toujours des
expressions, des vocables qui circulent et il est bon, philologiquement parlant, de les connaître lorsqu'on le peut. Mais le propre de la "grande pensée" (Castoriadis) ou, ajouterais-je, de la
pensée tout court, est de donner une inflexion nouvelle, une torsion différente, inédite, à de telles expressions. Et c'est je crois ce qui se passe chez Péguy : à supposer même qu'il ait repris
le terme de "modernisme" à l'encyclique papale, une telle référence extérieure ne suffirait pas; il faut percevoir et faire ressortir en outre l'inflexion spécifique qu'il lui a donnée. Sinon, on
ne fait pas de la bonne herméneutique, ni même de la bonne philologie.
Soit aussi, par exemple, les Pharisiens dont
il est constamment question dans les Evangiles. On peut être choqué par la véhémence avec laquelle Jésus les attaque et prendre généreusement leur défense, faisant valoir à juste titre que cette
secte ou fraction du judaïsme ne correspondait pas à l'image qu'il en a donnée (une variante de la figure de l'hypocrite ou du bigot). Mais même alors, on ne peut s'abstenir de comprendre
préalablement, de manière interne ou immanente, ce que Jésus vise ou veut dire lorsqu'il évoque-convoque-invoque la figure du "Pharisien". Il existait sans doute des cibles extérieures, bien réelles, familières pour les contemporains, et que nous pouvons éventuellement connaître par une étude historique. Mais il y
avait aussi et avant tout une sorte de cible interne : à savoir une certaine figure forgée par Jésus et caractéristique de cette "œuvre
de pensée" (Cl. Lefort) que constituent les Evangiles (ou la prédication de Jésus). Si l'on s'abstient de chercher à comprendre ce sens interne et immanent et si, se contenant d'une exigence dite
philologique, on cherche prioritairement à établir quelles étaient exactement les cibles réelles, supposant que, sinon, on ne pourra pas comprendre les allusions en partie obscures, alors on est
en fait perdant sur tous les tableaux. [Sur cet exemple aussi, j’aurais beaucoup à dire, mais ce serait entrer dans un nouveau débat. Bien sûr, on sera perdant si
l’analyse philologique ne permet pas de mieux comprendre la « figure du Pharisien », qui n’est guère dissociable du judaïsme historique. Pour ma part, je trouve très éclairantes les analyses de
Claude Tresmontant, surtout Le Christ hébreu, et Le prophétisme hébreu. Mais la lecture de Péguy pose moins de problèmes, les obscurités qui « inspirent » ta recherche
herméneutique se dissiperont d’elles-mêmes, quand tu auras lu L’Argent. Soit dit en passant, Péguy n’aime pas du tout le verbe «inspirer», qui appartient selon lui au vocabulaire
païen.] En effet, non seulement on n'a pas saisi de l'intérieur cet aspect essentiel de la prédication évangélique, mais on ne s'en pas non plus donné les moyens de contester, comme on le
souhaitait, le décalage entre l'image biaisée et la réalité effective (afin de réhabiliter les Pharisiens). On pourrait objecter que la connaissance de la distorsion créatrice donnant naissant à
la figure du "Pharisien" n'est possible que si on connaît préalablement le modèle réel ainsi déformé. Je ne crois pas que les choses se passent ainsi en réalité. Nous discernons d'abord, tant
bien que mal, de manière immanente, le sens de la figure du Pharisien et nous nous informons ensuite du contexte historique. Et tout cela, dans mon esprit, est valable aussi pour une lecture de
Péguy.
Dans ton commentaire, tu en arrives tout de même à concéder ce que je viens d'indiquer, à savoir une
sorte d'excédent de la figure du "modernisme" par rapport au contexte et à l'acception papale ou pontificale : "... Péguy, lorsqu'il parle du modernisme, étend le mot au-delà du sens strict; il
procède par amalgame...". [je tiens beaucoup à ce mot, qui n’implique pas du tout «une sorte d'excédent par rapport au contexte»] Mais peu après tu interprètes
cet écart comme une "tactique" de Péguy : "il y a là un choix tactique qu'il ne m'appartient pas de juger", et tu présupposes à nouveau que l'encyclique pontificale est l'alpha et l'oméga de
toute cette affaire.
Je remarque d'ailleurs que tu ne prends jamais la peine de préciser quel était au juste le sens de la
notion de "modernisme" ou de "moderniste" pour le Pape (ce que je regrette d'un simple point de vue informatif). [Permets-moi de te rappeler que mon mail du 8 décembre
était accompagné de trois « pièces jointes », un vieux texte de moi, où il était question de Péguy et de Finkielkraut, et surtout deux articles empruntés à l’édition électronique de
l’Encyclopaedia Universalis, que j’avais agrafés à mon mail dans l’intention expresse de fournir une information fiable sur la querelle du modernisme. En toute rigueur intellectuelle et
philologique, pour parler comme toi, tu ne devrais pas me reprocher de n’avoir pas donné les précisions que j’avais justement pris le soin de fournir, tu devrais te reprocher de ne pas en avoir
pris connaissance. Et si mon épiderme était aussi chatouilleux que le tien, toi qui as le culot de trouver mes critiques désagréables et discourtoises, il me faudrait parler de l’insupportable
arrogance dont tu fais preuve, en osant me donner des leçons de méthode dans un domaine où tu n’es vraiment pas qualifié. Je ne parle pas de l’herméneutique, mais de la philologie, ce qui est
tout autre chose...] En toute rigueur intellectuelle et philologique, la marche à suivre pour ce que tu te proposais de faire était la suivante : 1) rappel du sens du concept de
"modernisme" pour le Pape ; [commence par lire les textes précités] 2) élucidation du sens de la notion de "modernisme" chez Péguy ; [En attendant de lire les textes de Péguy, relis les extraits que je t’en ai donnés...] 3) comparaison entre 1 et 2 pour établir si, oui ou non, le concept de P. n'est rien
d'autre que le concept du Pape [* N’en ai-je donc rien dit ? Certes, j’ai surtout mis l’accent sur le fait que Péguy ne dit pas ce que tu lui fais dire, mais j’ai bien
établi - à propos du pamphlet «Un nouveau théologien» - le caractère instrumental de la référence que fait Péguy à l’hérésie moderniste, et donc à l’Encyclique
Pascendi. Car il s’agit bien d’une tactique : retourner contre les catholiques mondains l’accusation que ceux-ci insinuaient contre lui. Dois-je me répéter, la « mauvaise foi géniale »
que Péguy met en œuvre fait de ce texte un pamphlet magnifique, comparable aux Provinciales - et à tous points de vue, car la polémique de Pascal contre les Jésuites n’était pas plus
honnête que celle de Péguy contre le « laudettisme », mais ce n’est pas notre problème, si nous savons apprécier les joutes littéraires, comme savaient le faire, il y a très longtemps, les
auditeurs de Socrate et de Protagoras]. Tu n'as réalisé aucun des trois points de ce programme. La seule chose que l'on retire de tes longs développements, c'est
que cette encyclique était scandaleuse et que Péguy, employant le même mot, s'en est fait complice.
Pour ma part, j'attendais un certain bénéfice de tes investigations, mais rien n'est venu. A mes yeux,
le bilan de tout cela est nul, cela ne nous a pas fait avancer d'un pouce, nous sommes Grosjean comme devant. Ton recours au contexte, dont la raison d'être était en principe de nous éclairer sur
le sens du passage en partie énigmatique, n'a rien apporté. [Je te laisse la responsabilité de ce jugement, qui exprime, à mon sens, une surdité volontaire, dont il me
faut prendre acte, en cessant, désormais, de me prêter à un dialogue de sourds.] Je ne vois pas en quoi nous avons été éclairés sur l'étrange redoublement et sur la signification de la
notion de liberté. Et je ne vois toujours pas en quoi le passage incriminé était intrinsèquement odieux, comme tu l'as suggéré depuis le début (auquel cas je serais honteux de l'avoir cité en
exergue). [* Tu devrais.] Qu'il soit polémique, et sans doute injuste, voilà qui n’a rien pour nous surprendre venant de Péguy, mais alors c'est l'intégralité de
son œuvre qui devrait susciter ton indignation; or, tu dis que tu l'admires par ailleurs [Pas du tout : je ne suis inconditionnel ni dans mes admirations ni dans mes
indignations, je sais que le plus grand philosophe ne philosophe pas 24 heures sur 24, et qu’il peut lui arriver de souscrire aux préjugés les plus sots. Castoriadis l’observe, au sujet
d’Aristote, et les sottises que l’on peut reprocher à Aristote ne justifieraient pas qu’on brûle ses écrits.].
Il y a deux points que j'avais abordés dans mes lettres précédentes sur lesquels j'aimerais revenir
(puisque tu ne les as pas répercutés dans le Forum) : le premier porte sur l'Affaire Dreyfus, l'autre sur Chesterton.
Mon intuition (il est vrai influencée par Spaemann) est que tout cela a à voir, directement ou
indirectement avec le contexte de l'Affaire Dreyfus. L'un des enjeux de cette affaire fut en effet l'opposition entre la transcendance de la
vérité et l'immanence de l'ordre social. Les Dreyfusards, qui croyaient Dreyfus innocent, le défendaient au nom de la vérité
et de la justice, et supposaient donc une vérité qui transcende l'immanence de l'ordre social. Les Antidreyfusards, eux, privilégiaient, comme on le sait, l'ordre social, et en particulier
l'honneur de l'armée, à tout prix, quitte à étouffer la vérité ou à nier que cela puisse exister, "la vérité". [C’est vrai, mais en partie, et c’est en partie faux :
quand Maurras déclarait que « si Dreyfus est innocent, il faut le faire maréchal de France et fusiller douze de ses principaux défenseurs », il n’était pas tellement loin des positions que Péguy
allait bientôt défendre, et justement dans Notre jeunesse, où il refuse de se considérer comme un « ancien dreyfusard », et où il redéfinit son propre dreyfusisme, grâce à l’opposition
mystique/politique. Car il maintient alors qu’il était juste de lutter contre une machination judiciaire, mais il condamne l’exploitation politique de ce juste combat, par des politiciens
auxquels il reproche, à tort ou à raison, de désorganiser la défense nationale. Il en vient alors à comparer la « mystique républicaine » à la « mystique royaliste », la « politique
républicaine » à la « politique royaliste », tout en refusant de comparer la « politique républicaine » à la « mystique royaliste », ou la « politique royaliste » à la « mystique républicaine ».
Puisque tu as lu Notre jeunesse, tu peux contrôler l’exactitude du résumé que j’esquisse à présent. Et bien que, naturellement, il continue à se réclamer de la mystique républicaine, il
fait alors une différence entre le royalisme mondain du « Gaulois » et le royalisme militant de « L’Action française » : celle-ci, à ses yeux, incarne une « mystique royaliste »
qu’il continue de combattre, mais qu’il ne méprise pas. Les antidreyfusards, admet-il, avaient eu le mérite de comprendre ce qu’il a lui-même compris à partir de 1905, c’est-à-dire que le
Kaiser avait réellement des intentions belliqueuses, et que les socialistes allemands suivraient, comme un seul homme, les ordres de l’état-major impérial. Dans « L’Argent suite », en
1913, il invoquera le témoignage du grand germaniste, et socialiste, Charles Andler, qui était pourtant resté un proche de Jaurès, ce même Jaurès que Péguy, désormais, voudrait voir « dans une
charrette, et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix » (Alain Finkielkraut, qui cite cette phrase, estime que Péguy, en cette occasion, avait perdu le sens commun, mais il ne le
renvoie pas pour autant dans les poubelles de l’histoire). Pour l’auteur de Notre jeunesse, les antidreyfusards se souciaient du salut temporel de la France, alors que les
dreyfusards - c’est-à-dire, bien sûr, les vrais dreyfusards, ceux qui pensaient comme Péguy, pas les abominables politiciens (personnifiés par Jaurès) qui n’avaient vu dans l’affaire Dreyfus
qu’une merveilleuse occasion de bouleverser la société française - se souciaient de son salut éternel : il y aurait là-dessus beaucoup de choses à dire, mais si je voulais le faire, je
devrais écrire tout un article sur la pensée politique de Péguy.] Je ne crois pas déformer les choses (la réalité historique, que je connais mal) en disant que les Dreyfusards auraient
accepté de condamner ou de laisser condamner Dreyfus s'il avait dû s'avérer qu'il fût coupable, alors que les Antidreyfusards persistaient à vouloir le condamner même s'il s'avérait qu'il était
innocent. Pour les Antidreyfusards, ou certains d'entre d'eux, "vérité" comme "responsabilité" étaient des vieilleries métaphysiques - seul comptait l'immanence de l'ordre social, et ceci
rejoint, certes par diverses médiations, ce postulat ontologique des sciences sociales dominantes, bien formulé par Arendt, la société posée comme un Absolu auquel tout le reste se rapporte. Or -
telle est mon intuition ou mon hypothèse ceci comporte une proximité avec cet autre enjeu "société/ religion" (et non plus "société/vérité"). Il est probable que Péguy, spécialiste, comme on le
sait, des amalgames, parfois injustes et souvent très éclairants, ait aperçu une proximité entre l'enjeu politique vérité-société et l'enjeu religieux et ait aperçu des ennemis analogues du côté
des "modernistes".
J'avais toujours pensé qu'il y avait une grande proximité ou affinité entre Chesterton (auteur que je
connais bien et que je cite souvent) et Péguy. La citation que fait Lucien Scubla dans son premier article (RMS p. 114) me le confirme. Ce passage est admirable et Scubla ne semble pas en
apercevoir toute la portée. J'aurais pu le citer aussi, car il va exactement dans le sens de tout mon propos et de ce que, avant moi, avait déjà exprimé Kolakowski (dans la conférence dont j'ai
fait reproduire un extrait). Oui, bien sûr, en un sens, comme l'écrit Scubla, "c'est ce socle religieux qui fonde le lien social". Mais les choses sont plus complexes. Le "socle religieux" (la
piété des hommes envers l'autel ou envers l'arche de l'alliance) ne peut fonder le lien ou l'ordre social que si les hommes vénèrent vraiment ces objets, ont envers eux de vrais actes de piété -
que, autrement dit, s'ils les considèrent comme vraiment vénérables. Mais si par malheur ils devaient se dire que leur piété n'est, en réalité ou en dernière instance, qu'un moyen nécessaire pour
fonder ou maintenir le social - autrement dit, dans les termes de Péguy selon mon interprétation s'ils ne "croyaient pas ce qu'ils croient" - eh bien, cela ne marcherait pas. Voilà l'énigme que
nous invite à considérer Chesterton dans ce passage de Orthodoxie et qui rejoint ce qu'écrit Kolakowski (il y a antériorité du sacré sur
ses utilisations sociales ou politiques) et quelques autres auteurs. C'est sur ce plan-là que doit se situer selon moi la discussion (et notamment un commentaire de Péguy), car cela a à voir avec
ce qui devrait être le thème central d'une réflexion se voulant et se disant "anti-utilitariste" à propos de la religion : il y a certes une "utilité" ou une "fonction sociale" de celle-ci, et
notamment une fonction fondatrice, mais cette "utilité" présuppose une non-utilité, une gratuité - en l'occurrence : un amour de Dieu pour Dieu lui-même, ou des objets qui le symbolisent pour
eux-mêmes et pour l'amour de Dieu.
Mon étonnement lorsque je lis certains textes de "Maussiens" ou entends certains propos d'Alain Caillé
en réaction à mes idées sur la religion (mais il semble avoir évolué, et plutôt en bien, depuis la séance du GEODE, comme le montrent ses "nouvelles thèses"), c'est de me demander : mais en quoi
tout cela est-il fidèle à l'exigence inscrite dans les lettres "A.U." du M.A.U.S.S. ? Bien souvent, il m'arrive de me dire (mais ce serait un autre débat), à propos de certaines positions
affichées par ce groupe : suis-je encore Maussien ? Mais parfois, j'ai aussi l'impression d'être presque le dernier M-AU-ssien, et pour ainsi dire le dernier des MAU-hicans.
Jacques