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19 août 2013 1 19 /08 /août /2013 15:12

Entretien sur Castoriadis, avec quelques annotations [publié dans Eléments, numéro 148, juillet-septembre 2013 ; les questions sont posées par Alain de Benoist]

 

 

Mort en 1997, Cornelius Castoriadis a laissé une œuvre considérable, à commencer par la célèbre série des Carrefours du labyrinthe (Domaines de l’homme en 1986, Le monde morcelé en 1990, La montée de l’insignifiance en 1996, Figures du pensable en 1999, etc.), qu’il est difficile de placer sous une étiquette précise. Vous avez vous-même publié en  2007 une Introduction à Castoriadis (La Découverte), qui vient d’être rééditée. L’avez-vous connu personnellement ? Qu’est-ce qui vous a le plus attiré chez lui ?

 

Pour ce qui est de l’avoir connu « en chair et en os », je l’ai rencontré assez tardivement : il est clair que ce n’est pas cette unique rencontre  (en 1985) qui m’a « attiré » vers lui, mais plutôt celles que j’avais faites avec ses écrits, à partir de 1968, lorsque j’ai eu l’occasion de lire, au lendemain des « événements », un livre collectif, « Mai 68, la Brèche », publié sous les noms de Claude Lefort, Edgar Morin et Jean-Marc Coudray. Je savais bien, alors, qui étaient Lefort et Morin, j’avais même lu certains textes que Lefort avait consacrés à Merleau-Ponty, l’un des philosophes qui m’avaient le plus « attiré » au cours de mes études, et l’un des rares auxquels je suis toujours fidèle. Ses recueils d’articles politiques,  Sens et non-sens, et Signes, m’avaient déjà ouvert un accès au marxisme, fort éloigné des orthodoxies partisanes, qui me semble avoir facilité, par la suite, la lecture et la compréhension des travaux de Castoriadis, à commencer par celui qu’il publiait dans La Brèche, sous le nom de Jean-Marc Coudray, dont je ne savais rien. Même pas qu’il avait usé d’autres pseudonymes, dont le plus célèbre est emprunté à Balzac : c’est dans les Mémoires de deux jeunes mariées qu’un certain Chaulieu dit que la mort de Louis XVI a décapité tous les pères de famille… (n’oublions pas que Marx aimait beaucoup l’auteur, romancier et penseur, de la Comédie humaine) [1]

Je le comprenais, pourtant, de manière encore confuse, étant moi-même englué dans les multiples confusions où se débattaient alors les soixante-huitards : s’il m’a évité de céder aux tentations de type maoïste, il n’a pas suffi à m’épargner quelques années de militantisme trotskiste. Mais c’est aussi ce qui m’a permis d’apprécier la publication, à partir de 1973, des textes de Socialisme ou barbarie, repris dans la collection 10-18 : elle venait à son heure, au moment où, dans le microcosme gauchiste, nombreux étaient ceux qui ressentaient le besoin d’un examen de conscience – débouchant sur autre chose que les pantalonnades connues sous le nom de « nouvelle philosophie ».      

 

 

Castoriadis a d’abord été marxiste. Après quoi, dit-il dans L’institution imaginaire de la société, il en est arrivé « au point où il fallait choisir entre rester marxiste et rester révolutionnaire ». Que reprochait-il exactement à la pensée marxiste « orthodoxe » ? Qu’a-t-il conservé de Marx ?

 

Rappelons tout d’abord que Castoriadis n’a pas été « marxiste » à la manière de Roger Garaudy, de Louis Althusser ou de Toni Negri : il a été « marxiste » comme Rosa Luxembourg, comme Anton Pannekoek et comme l’auteur d’Histoire et conscience de classe - avant que celui-ci ne répudie son œuvre, pour suivre les oukazes du Komintern stalinien (comme l’explique Merleau-Ponty dans deux chapitres des Aventures de la Dialectique, « Le marxisme occidental » et « Pravda »).  Son marxisme n’a jamais été « orthodoxe », pas plus que ne l’était le marxisme de Marx, qui se plaisait à dire « je ne suis pas marxiste ». Ce qu’il retient de Marx, c’est le projet révolutionnaire, cela même qu’il reformule en « projet d’autonomie », l’idée que Marx résume dans l’idée que « l’émancipation des travailleurs » ne peut être obtenue que par les travailleurs eux-mêmes. Ce qu’il refuse est la conception déterministe et finaliste (téléologique) qui a fini par recouvrir cet appel à l’initiative spontanée des « masses » : spontanée, au sens propre, qui ne signifie pas « irréfléchie », mais désigne ce qu’on accomplit de son propre mouvement (sponte sua). Ce que pensait le jeune Marx, en 1845 : « L’Histoire ne fait rien, (…) ; ce n’est certes pas l’Histoire qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part – à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. » [Œuvres, III, Philosophie, p. 526].

 Pourtant il a fallu rompre avec Marx lui-même, et pas seulement avec la Vulgate marxiste. C’est que Marx, pas plus que Hegel, ne nous aide à comprendre la tragédie des révolutions et des contre-révolutions du vingtième siècle, inconcevables si on prétend les expliquer par les concepts du matérialisme historique, et réduire leurs « déviations » à de simples contretemps, ou à des incidents de parcours. La logique immanente au procès de production ne peut rendre compte ni du Goulag, ni du génocide hitlérien, ni des suites imprévues d’une « fin de l’Histoire », qu’un expert du Pentagone croyait observer en  1989. 

Cette seconde rupture exprime l’irruption de l’imaginaire social, thème central d’une philosophie qui n’est pas plus « idéaliste » que « matérialiste », et qui reconnaît toute l’Histoire des sociétés comme une création humaine, ce qui ne veut pas dire que les hommes créent toujours de façon lucide et rationnelle la « bonne société » conçue par la « Raison » (l’institution imaginaire de la société, c’est aussi la création du monothéisme, de l’Inquisition, de l’esclavage, du Goulag et de l’OMC, autant et plus que les Utopies humanistes, l’abbaye de Thélème ou la Nouvelle Atlantide) 

 

C’est en août 1946, après avoir rompu avec le Parti communiste internationaliste (PCI), que Castoriadis crée, en compagnie de Claude Lefort, le groupe Socialisme ou Barbarie, qui fera paraître, de 1949 à 1965, une revue portant également ce nom. Socialisme et Barbarie reste aujourd’hui entourée d’une sorte d’aura « mythique ». Quelles en étaient les orientations principales ? En quoi a-t-elle le plus contribué au développement de la pensée critique ?

 

En 1946, Lefort et Castoriadis forment une tendance dans le PCI trotskiste, qu’ils ne quitteront pas avant 1948 ; il est vrai qu’ils ont déjà rompu avec l’idéologie du trotskisme, mais ils cherchent encore, jusqu’au second Congrès de la Quatrième Internationale, à convaincre des militants, dont ils finiront par reconnaître que, quand ceux-ci comprennent l’absurdité de positions telles que le soutien à l’URSS, « état ouvrier dégénéré », ça conduit la plupart d’entre eux à renoncer à toute activité politique, et non à bâtir une nouvelle organisation. Lefort lui-même, qui a quitté le PCI plus tôt que Castoriadis, n’est resté quelque temps à Socialisme ou barbarie que pour participer à l’activité de la revue, qu’il jugeait nécessaire, tout en se refusant au projet de construire une nouvelle « direction révolutionnaire » (voir son entretien avec « L’Anti-Mythes », repris en 2007 dans son livre Le Temps présent). Sur ce point, semble-t-il, c’est lui qui avait raison : le groupe n’est pas devenu l’embryon d’un « Parti », mais la revue a influencé des penseurs et des groupes, qui ont parfois tenté, après coup, de minimiser cette influence : par exemple Debord et les situationnistes, qui considéraient encore l’URSS et les pays satellites comme des états ouvriers  [2], au moment où ils créaient l’Internationale situationniste (voir le fameux Rapport sur la construction de situations, en 1957, et le rapide changement qui témoigne, aussitôt après, de l’influence exercée par Socialisme ou barbarie). Rétrospectivement, ils ont tenté de faire croire que Castoriadis n’avait fait que « piller » les thèses d’un trotskiste dissident, Bruno Rizzi, dans La Bureaucratisation du monde, un livre que Debord a pris soin de rééditer (avec une quatrième de couverture, reprise dans ses Œuvres, p. 1327-1328)   

 

Les chemins suivis depuis par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort semblent ensuite avoir divergé. Sur quels points ?

 

Disons que Claude Lefort s’est rallié à l’idée que la « révolution des Droits de l’homme » (comme dit Marcel Gauchet) doit seulement être approfondie, et qu’il faut proscrire l’idée d’une nouvelle révolution, qui porte le danger d’un virage totalitaire. En cela il me paraît proche de Raymond Aron, ce qui, en tout état de cause, ne me paraît pas déshonorant.

 

Après avoir beaucoup écrit sur l’autogestion, Castoriadis a mis au centre de son œuvre la notion d’« autonomie » (et aussi celle d’« auto-institution »). Quel sens exact donnait-il à ce mot ? Indépendance, liberté, mise en question de soi-même ? Et quel type de projet collectif peut-il inspirer aujourd’hui ?

 

Castoriadis parlait d’abord de « gestion ouvrière », pour signifier que le socialisme ne se réduit pas à la propriété juridique des moyens de production, et suppose que l’économie soit gérée par l’ensemble des travailleurs. Ce qui veut dire, entre autres, que les choix de production doivent répondre aux besoins du plus grand nombre, au lieu d’être dictés par la demande solvable, comme c’est le cas dès que les richesses produites se transforment en marchandises. Bien qu’il ait repris le vocable « autogestion », il n’a jamais pris ce terme au sens d’une « autonomie de gestion » concédée aux unités locales de production par une planification bureaucratique centralisée - comme dans la Yougoslavie de Tito, ou l’Algérie de Ben Bella, qui inspiraient alors le PSU et certains groupes trotskistes (l’AMR de Michel Pablo). Dans ses articles des années 70, il s’attachait surtout à déjouer les mystifications qui florissaient dans certains courants « socialistes ».

Quant à l’idée d’autonomie, même s’il est légitime de viser à la fois l’autonomie de la société et celle des individus, il me paraît évident qu’elle tire son sens de l’expérience collective d’une société qui se donne ses propres lois, suivant la formule de Rousseau : l’individu n’est autonome que par son adhésion à un projet collectif, et un individu isolé ne pourrait évidemment pas se donner des lois, tout au plus pourrait-il prendre des résolutions, révocables du jour au lendemain. La critique marxienne des robinsonnades me paraît toujours pertinente.   

 

Autres termes-clés de la pensée de Castoriadis : l’imaginaire social et l’institution du monde social-historique comme dimensions créatrices de l’histoire des hommes. Qu’entendait-il exactement par là ?

 

L’imaginaire social correspond à peu près à ce que Lévi-Strauss désigne comme « un monde de rapports symboliques ». Cela pourrait troubler un lecteur de Lacan, pour qui l’imaginaire renvoie au spéculaire, à l’image de moi qui me permet de m’identifier à moi-même, comme dans la chanson de Brel où « Jojo se prenait pour Voltaire, et Pierre pour Casanova », alors que Brel lui-même, qui était « resté le plus fier », ne s’identifiait qu’à lui-même. Mais pour Castoriadis, l’imaginaire est un « magma de significations imaginaires », qu’il appelle aussi des « idées » : ces significations définissent donc bien un ordre symbolique, comme ce qu’ont décrit des historiens tel que Georges Duby, pour qui l’imaginaire féodal fait revivre l’idéologie des « trois ordres », découverte par Dumézil dans le système mythologique des peuples indo-européens. Sommes-nous renvoyés aux méthodes structuralistes, et donc à Lévi-Strauss ? [3] Reste que Lévi-Strauss, quand il dit que toute culture est un ensemble de systèmes symboliques, met l’accent sur l’idée que ces systèmes subsistent indépendamment de la conscience individuelle, ce qui permet d’en faire une étude objective, les faits sociaux étant « traités comme des choses ». Ce qui éclaire, a contrario, la formule de Castoriadis, qui voit dans la culture un magma de significations imaginaires sociales, et qui définit le magma comme « ce dont on peut extraire (ou dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations » [IIS, p. 497] : même solidifié, le magma nous rappelle qu’il provient des coulées de lave que projette un volcan qui reste encore actif. Aucune institution, aucune des formes instituées qui organisent, à tel ou tel moment, telle ou telle société historique, n’est pleinement intelligible si l’on fait abstraction de l’acte créateur qui l’a instituée : les formes symboliques, dans lesquelles s’exprime l’imaginaire institué, renvoient toujours à l’activité instituante dont elles sont issues, et sans laquelle elles deviendraient des formes vides. Celle-ci, naturellement, n’est jamais saisie par une enquête empirique, qui saisit, chaque fois, une formation de l’imaginaire institué, l’imaginaire grec, l’imaginaire féodal, l’imaginaire capitaliste : celui-ci n’est nullement la projection imaginaire des « rapports de production » qui sont mis en œuvre dans l’industrie moderne, c’est plutôt le fantasme d’une croissance illimitée, qu’a formulé Descartes, en affirmant que l’homme deviendrait « comme maître et possesseur de la nature », et qui impulse la dynamique sociale à réaliser ce projet irréaliste. C’est pourquoi il n’est pas question de « mettre l’imagination au pouvoir », elle y est déjà, pour le meilleur et pour le pire.

Le vrai problème est de savoir comment articuler ce qui est observable, l’imaginaire institué, avec ce qui échappe à toute observation, mais qui doit être postulé pour comprendre toute création historique : l’imaginaire instituant, la force créatrice, qui n’est pas l’instrument d’une Providence divine, ni d’une Raison qui agirait dans l’Histoire. C’est la difficulté qu’a rencontrée Rousseau, dans le texte où il décrit l’apparition de la société civile comme un coup de théâtre (« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire Ceci est à moi »), alors qu’il voit fort bien que l’acte « fondateur » était préparé de longue date, par une évolution imperceptible : « il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ». Il faut penser ensemble le social et l’historique, si le social n’est jamais un ordre immuable, et si l’altération du social par l’histoire n’est pas une suite d’écarts insignifiants, de hasards improbables, ou de simples perturbations.

 

 

 

 

Né à Constantinople, ayant quitté la Grèce en 1945, Castoriadis a toujours porté une attention soutenue à la création simultanée de la démocratie et de la politique dans la Grèce antique. Il y voyait la première manifestation concrète (le « germe ») du projet d’autonomie qu’il défendait. Quel est chez lui le sens de cette référence constante, qui lui a valu de se faire plaisamment suspecter d’« helléno-centrisme » par Alain Caillé ?

 

Castoriadis n’évoque la Grèce, dans ses premiers écrits, que pour tirer les leçons du rôle joué par le parti communiste pendant la résistance et l’insurrection de 1944,   où il a bien failli s’emparer du pouvoir, loin de se rallier au partage du monde, qu’allaient bientôt conclure les accords de Yalta : « Si la Grèce était située mille kilomètres plus au Nord - ou la France mille kilomètres plus à l’Est - le PC se serait emparé du pouvoir à l’issue de la guerre, et ce pouvoir aurait été garanti par la Russie. » [La société bureaucratique, p. 23]  Analyse que confirment les Mémoires d’Agis Stinas, le leader très atypique du groupe trotskiste où militait Castoriadis pendant l’occupation allemande.

Quant à la démocratie directe, s’il évoque le « germe » qu’a été la démocratie athénienne, il se réfère aussi aux Communes du Moyen âge, à la Commune de Paris et aux Soviets russes formés en 1905. Mais il ne s’agit que de germes, et la démocratie reste encore à venir, comme le dit un article de 1957 : « Pour que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l’histoire, la démocratie ». Celle-ci ne consiste pas « à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n’ont aucun sens pour eux », elle consiste dans « le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause. » [Ecrits politiques, tome 2, p. 60]   

Je ne trouve là aucun helléno-centrisme, puisque le grand mérite que Castoriadis reconnaît à des Grecs comme Hérodote, Homère ou Euripide, c’est justement d’avoir été capables de reconnaître que les Egyptiens étaient plus sages que les Grecs, que les Perses se conduisaient plus noblement, et que les Troyens valaient mieux que les soudards qui ont anéanti leur cité…

 

Castoriadis a beaucoup travaillé sur la notion de démocratie. Hostile à la démocratie représentative, il en tenait pour la démocratie directe, à l’exemple encore une fois des anciens Grecs. En même temps, il rejetait totalement les thèses de Jean Baechler sur la « naturalité » de la démocratie, et aussi celles de Jürgen Habermas sur la démocratie comme « procédure ». Il pensait même qu’il y a une « pente naturelle des sociétés humaines vers l’hétéronomie ». Comment se posait pour lui la question de l’universalisation des valeurs démocratiques ?

 

Il n’y a aucune raison de penser que les hommes sont destinés par leur nature à établir des rapports égalitaires entre eux, pas plus qu’à se soumettre à un ordre hiérarchique. Les hommes naissent nus et vivent habillés, observait Rivarol en 1789. La question n’est pas de savoir s’ils « naissent et demeurent libres et égaux en droits », mais si nous voulons qu’ils le soient, ou alors qu’ils le deviennent, et qu’ils demeurent tels. [4] Ce qui n’a aucun sens dans l’imaginaire théocratique, ni dans l’imaginaire féodal, et n’est même pas l’objet de revendications de la part des opprimés. Ceux-ci peuvent vouloir changer de condition, sans vouloir rien changer à cette condition, comme l’a bien vu Flaubert ; l’auteur de Salammbô met en scène un esclave, libéré par les mercenaires de Carthage, et qui s’écrie « j’aurai des esclaves à mon tour ». Cette victime de l’esclavage n’aspire aucunement à son abolition.

La société bourgeoise, telle que la décrit Marx, ne peut faire circuler une masse de marchandises qu’entre des sujets juridiques libres et capables d’acquérir ces marchandises et de les aliéner, ce qui l’amène à proclamer un « pompeux catalogue des droits », qui sont les droits du propriétaire privé (phrase du Capital qui a retenu l’attention de Jean-Claude Michéa, au dernier paragraphe du chapitre sur « La journée de travail »). Mais l’imaginaire démocratique, quand il surgit dans la démocratie athénienne, requiert l’iségoria, le droit de parler librement et sans crainte, reconnu à tout citoyen qui participe à l’Assemblée, comme un droit qui est précieux pour tous les citoyens, s’ils doivent décider en connaissance de cause : ce droit n’appartient pas à l’individu solitaire, c’est une création de la cité autonome, qui ne s’épanouit que dans une cité, dès qu’elle est touchée par la contagion de l’exemple. [5] En revanche, comme l’avait déjà bien compris Robespierre, « Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés ».       

 

Dans son débat de 1994 avec les animateurs du MAUSS, dont vous avez préfacé la publication (Démocratie et relativisme, Mille et une nuits, 2010), Castoriadis déclare : « Le prix à payer pour la liberté, c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et, en fait, unique ». Apparemment, on en est loin…

 

C’est vrai, on en est loin, on est même « au bord du gouffre ». Mais cela même nous montre que l’économique est la théocratie de notre temps, où l’invocation des « lois d’airain » du marché, qui ne laissent place à aucune alternative, impose à tous les peuples une « gouvernance » - une oligarchie des « experts » qui, au nom de ces lois, dicte les politiques qui sont censées remédier à la « crise », et que personne n’ose plus remettre en question. S’il était vrai, comme disait la Dame de Fer, que « there is no alternative », le mot démocratie serait vide de sens.   

 

 

Annotations (postérieures à la publication de l’entretien)

 

 

 

[1]  «  Chaulieu c'était mon pseudonyme ; il y a une famille Chaulieu dans Balzac », déclare Castoriadis, en 1990, dans un entretien avec « Agora International ».

 

[2]   Voir les Œuvres de Guy Debord, Gallimard 2006, p. 314, où il met en parallèle « la pensée bourgeoise perdue dans la confusion systématique, la pensée  marxiste profondément altérée dans les Etats ouvriers », ce qui est plus près du trotskisme, ou même du progressisme sartrien, que des thèses soutenues, dix ans plus tard, dans La société du spectacle…   

 

[3]  Castoriadis évoque Dumézil dans Devant la guerre, p. 225 et suivantes, où il critique « un usage déplorable, propagé depuis des décennies (et partagé malheureusement par des auteurs importants, comme Georges Dumézil) », et qui « a mis le terme d’idéologie à toutes les sauces. Ainsi entend-on parler de l’idéologie de telle tribu archaïque, par exemple. Il s’agit d’accommoder à l’intérieur d’un marxisme que l’on prétend sauver, une place pour ce noyau de la vie et de l’institution de toute société que sont ses représentations, ses normes, ses valeurs – sa manière de constituer pour elle-même un monde et de l’investir de significations. (…) Il n’y a idéologie que lorsqu’il y a tentative de justification « rationnelle » et « rationalisante » des visées d’un groupe ou d’une classe (…). Il ne peut donc y avoir idéologie que dans les sociétés où le « rationnel » est devenu norme et pierre de touche. Il n’y a pas d’ « idéologie tripartite des Indo-Européens ». Il y a un schème imaginaire nucléaire d’organisation du monde (social et « divin »), qui comporte bien entendu, comme toute institution de la société, sa dimension « logique » (ensembliste-identitaire). » Ainsi comprendrons-nous mieux ce qui devait à la fois intéresser et irriter Castoriadis dans le livre de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme, dont la recherche porte bien sur l’imaginaire social, mais qui lui applique les méthodes de Lacan et de Lévi-Strauss…  

 

[4]   Par exemple, dans CL1, p. 412, « Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons (nous nous voulons) libres et égaux dans une société juste et autonome – sachant que le sens de ces termes ne pourra jamais être définitivement défini, et que le secours que la théorie pourrait apporter à cette tâche est toujours radicalement limité et essentiellement négatif » - ou encore, dans Domaines de l’homme, la conférence qui s’intitule « Nature et valeur de l’égalité ».

 

 

[5]   « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme », lisons-nous dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Lefort a bien montré que « la liberté d’opinion est une liberté de rapports, comme il est dit en l’occurrence, une liberté de communication » - et qu’elle n’est donc pas réductible aux droits du propriétaire privé : s’ensuit-il que l’ensemble du texte puisse se prêter à cette interprétation, et que l’article 11 pèse vraiment plus lourd que l’article 17 ?

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27 avril 2013 6 27 /04 /avril /2013 08:19

Le projet d’autonomie dans la pensée de Castoriadis

 

L’emploi de certains mots est comme un stimulus qui détermine un réflexe conditionné : c’est ainsi que « culture », pour un leader nazi, était l’occasion de sortir son revolver, alors que « autonomie », pour un lecteur philosophe, incite à discourir sur l’éthique de Kant, les Lumières et les Droits de l’Homme. Ce serait une erreur, s’agissant de Castoriadis, chez qui « l'autonomie, la créativité des masses, (…) l'irruption de l'imaginaire instituant » sont d’abord apparues « comme idées politiques, non pas philosophiques » [voir l’encadré], et ont fait l’objet d’une longue élaboration avant de définir les idées-mères de sa pensée philosophique.

Faut-il le rappeler, cette élaboration s’est d’abord accomplie dans un cadre marxiste, « Socialisme ou barbarie », groupe et revue qui défendaient ce que Castoriadis reconnaîtra toujours comme « l’élément révolutionnaire du marxisme », et qui inclut, notamment, l’idée que « l’émancipation des travailleurs sera accomplie par les travailleurs eux-mêmes ». L’idée d’autonomie s’applique, tout d’abord, à l’autonomie du mouvement ouvrier, qui doit être conquise contre l’hégémonie de la bourgeoisie révolutionnaire, puis contre les partis qu’il a fondés lui-même, mais dont les dirigeants échappent au contrôle de la base ouvrière qu’ils prétendent représenter. Cette idée n’est pas propre à « Socialisme ou barbarie », c’est alors un thème partagé par d’autres courants marxistes, trotskistes, luxemburgistes, conseillistes ou situationnistes. Et qui est souvent perçu comme un thème utopique, en dépit de ce qu’avait écrit Marx lui-même, dans une phrase bien connue de L’idéologie allemande : « Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses » [L'idéologie allemande, Pléiade, Philosophie, p. 1067]      

Mutatis mutandis, cette phrase peut décrire l’autonomie telle que l’entend Castoriadis. L’autonomie n’est pas notre destination, le havre où l’on débarque dans l’île d’Utopie, société idéale où sont établies de bonnes institutions, désormais intangibles, puisqu’elles sont parfaites – ou même, a fortiori, l’abbaye de Thélème, dont les habitants sont tellement autonomes qu’ils peuvent se passer de toute institution : pour de telles sociétés, si elles devaient apparaître au cours de l’histoire, il n’y aurait plus d’histoire, l’histoire serait finie.

L’autonomie n’est pas davantage une norme idéale, sur laquelle nous pourrions régler notre conduite, comme l’étoile polaire, que Kant prend pour exemple, mais qui n’est nullement le but qu’un voyageur se propose d’atteindre : elle l’aide à trouver son but, mais reste toujours indifférente à ce but. Mais si on vise l’autonomie, la fin et les moyens ne sont pas séparables : ce que nous visons comme but immédiat est aussi le moyen d’atteindre un autre but, qui ne serait plus le même si d’autres moyens permettaient d’y parvenir. On ne libère pas une masse asservie si celle-ci ne joue pas un rôle actif dans sa propre libération, et si elle ne prend pas ses propres initiatives. Si elle n’est qu’un objet passif, elle ne fait que changer de maîtres.

 

 

Statique et dynamique

 

C’est pourquoi l’autonomie ne peut être conçue que comme un mouvement, et dans son mouvement. Castoriadis la définit comme une relation dynamique entre le sujet, social ou individuel, et le cadre institutionnel, ou les pulsions psychiques, en relation auxquelles s’exerce son action : la cure analytique en fournit un exemple, dans la mesure où elle vise l’autonomie du sujet individuel.  Car l'autonomie du sujet ne peut pas consister dans la conquête d'une maîtrise totale, et bien sûr illusoire, sur des pulsions inconscientes qui restent irréductibles, et qui ne peuvent être résorbées ou taries, quoique Freud lui-même évoque à ce propos l'assèchement de la Zuyder Zee : « Comment penser à un sujet qui aurait totalement résorbé sa fonction imaginaire, comment pourrait-on tarir cette source au plus profond de nous-mêmes d'où jaillissent à la fois phantasmes aliénants et créations libres plus vraies que la vérité, délires déréels et poèmes surréels, ce double fond éternellement recommencé de toute chose sans lequel aucune chose n'aurait de fond, comment éliminer ce qui est à la base de, ou en tout cas inextricablement lié à, ce qui fait de nous des hommes - notre fonction symbolique, qui présuppose notre capacité de voir et de penser en une chose ce qu'elle n'est pas ? » [L’institution imaginaire de la société, IIS, p. 154].

L'objet de la cure analytique, c'est bien l'autonomie du sujet conscient, mais elle ne doit pas être comprise comme un état achevé, il s'agit d'une situation active dont les caractéristiques « ne consistent pas en une prise de conscience effectuée pour toujours, mais en un autre rapport entre conscient et inconscient, entre lucidité et fonction imaginaire, en une autre attitude du sujet à l'égard de soi-même, en une modification profonde du mélange activité-passivité, du signe sous lequel celui-ci s'effectue, de la place respective des deux éléments qui le composent ». Evoquant la formule de Freud, Wo Es war, soll Ich werden (où était ça, Je dois advenir),  Castoriadis la complète « par son inverse : Où Je suis, ça doit surgir (Wo Ich bin, soll Es auftauchen). Le désir, les pulsions - qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos - c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la conscience, mais à l'expression et à l'existence. Un sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure : cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir » [IIS, pp. 154-155]. Cette idée de l'autonomie vaut tout autant pour la société autonome, qui n'est pas définie par la possession actuelle de bonnes institutions, encore moins par son aptitude à se passer de toute institution, mais par la relation lucide qu'elle peut entretenir avec les institutions qu'elle se donne, et qu'elle peut toujours soumettre à la critique.

 

 

 

[encadré] Je suis venu à Paris en 1945 pour faire une thèse de doctorat de philosophie, dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des apories et à des impasses. Mais, dès 1942, la politique s'était avérée trop absorbante et j'ai toujours voulu mener l'activité et la réflexion politiques sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme. C'est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu'apparaissent dans mes écrits l'autonomie (1947, 1949), la créativité des masses, ce que j'aurais appelé aujourd'hui l'irruption de l'imaginaire instituant dans et par l'activité d'un collectif anonyme. [Fait et à faire, p. 21].

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15 avril 2013 1 15 /04 /avril /2013 15:45

CAMUS, LE NIHILISME ET L’EXISTENTIALISME

 

En maintes occasions, Camus s’est défendu d’être « existentialiste » ; mais au début de 1945, il avait pris part à la publication d’un livre collectif, dédié à « L’Existence » (avec Maurice de Gandillac et Alphonse de Waelhens) - avant de récuser toute implication dans cette philosophie. Ainsi rappelle-t-il, en décembre 1945, qu’il avait critiqué les existentialistes, dans le Mythe de Sisyphe, c’est-à-dire Jaspers, Heidegger, Chestov et Kierkegaard, avec Husserl en prime, mais pas encore Sartre. Celui-ci, en effet, n’avait pas encore accepté l’étiquette « existentialiste », qu’il devait faire sienne en octobre 1945, quelques semaines avant que Camus la récuse (c’est alors qu’il fait sa fameuse conférence : L’existentialisme est un humanisme). C’est sans doute pour cela que Camus doit préciser : « L’existentialisme a deux formes : l’une avec Kierkegaard et Jaspers débouche dans la divinité avec la critique de la raison, l’autre, que j’appellerai l’existentialisme athée, avec Husserl, Heidegger, et bientôt Sartre, se termine aussi par une divinisation, mais qui est simplement celle de l’histoire, considérée comme le seul absolu. On ne croit plus en Dieu, mais on croit à l’histoire. (…) Je m’interroge et cela m’ennuierait beaucoup que l’on me force à choisir absolument entre saint Augustin et Hegel. » [interview reproduite dans Essais, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1427-1428] On pourra regretter qu’il n’en dise pas plus sur la divinisation de l’histoire qu’il impute alors à « l’existentialisme athée », sans alléguer la moindre référence à un texte.  Résignons-nous donc à ne rien savoir des origines d’un grief, qui va bientôt s’enfler jusqu’à fournir le thème de L’Homme Révolté, où tout ce qui est issu de Hegel et de Marx sera stigmatisé comme idolâtrie de l’histoire, et justification « nihiliste » des vainqueurs quels qu’ils soient. Qu’importe si la rédaction des Temps Modernes n’a jamais défendu de telles conceptions, il suffit qu’elle se range (en tout cas aux yeux de Camus) parmi les « compagnons de route » qui encensent l’URSS et appuient le PC. Il semble donc que, dès 1945, Camus ait suspecté « ces intellectuels bourgeois qui veulent expier leurs origines, fût-ce au prix d'une contradiction et d'une violence faite à leur intelligence », et qu’il incrimine en 1952, dans sa Lettre à Monsieur le Directeur des Temps Modernes, où il répond aux critiques formulées par Jeanson dans son compte-rendu de L’Homme Révolté. Mais dans cette occasion, au lieu d’incriminer l’existentialisme de Sartre, il choisit de s’en prendre (sans s’adresser à lui) au seul Francis Jeanson : « c'est le bourgeois qui est marxiste, alors que l'intellectuel défend une philosophie qui ne peut se concilier avec le marxisme ». Comme existentialiste, il ne devrait pas croire « que l'histoire a un sens nécessaire et une fin », mais c'est ce qu'il professe, mené par « les passions du bourgeois repenti » [Essais, p. 768]. Sartre avait répondu, en citant une phrase de La Sainte Famille : « L’Histoire ne fait rien… c’est l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout ; l’Histoire n’est que l’activité de l’homme poursuivant ses propres fins », signifiant que ni Marx, ni l’existentialisme, n’avait fait de l’Histoire une nouvelle idole [cf. Marx, Œuvres III, Philosophie, p. 526 dans l’édition de la Pléiade]. Quant au thème hégélien d’une fin de l’histoire, il rappelle à bon droit que « Marx n'a jamais dit que l'histoire aurait une fin : comment l'eût-il pu ? Autant dire que l'homme, un jour, serait sans buts. Il a seulement parlé d'une fin de la préhistoire, c'est-à-dire d'un but qui serait atteint au sein de l'histoire elle-même et dépassé comme tous les buts. » [Situations IV, p. 123 et 125].

 

 

Qu’est-ce qu’un homme révolté ?

 

Il faudrait se poser la question de savoir comment Camus lit Marx ; mais il nous faut, d’abord, interroger le texte publié dans L’Existence, « Remarque sur la révolte », où il introduit les thèmes qui seront au programme de L’Homme Révolté. Citons-en le début :

« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est d’abord un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui. Entrons dans le détail avec le mouvement de révolte. Un fonctionnaire qui a reçu des ordres toute sa vie juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Il se dresse et dit non. Que signifie ce non ? » [Essais, p. 1682]

On est d’abord surpris, parce qu’on n’attendait pas le fonctionnaire que met en scène Camus, mais l’esclave qui dit non dans L’Homme Révolté, et qui nous semble plus indiqué pour ce rôle, comme pourrait l’être Spartacus ou Tamango. Pourtant, ce fonctionnaire correspond beaucoup mieux au cadre de l’époque où écrivait Camus. Même s’il n’est pas un fonctionnaire de police, et n’a pas servi sous les ordres de Papon, il a probablement rempli un formulaire, où il certifiait n’être ni juif ni franc-maçon, s’il voulait éviter de perdre son emploi. Situation peu glorieuse, et préhistoire servile d’une entrée en résistance, qu’évoque aussi Merleau-Ponty, dans le tout premier numéro des Temps Modernes [Œuvres, p. 113-115 : contrairement à Camus, Merleau croit retrouver « une vérité marxiste », mais l’un et l’autre visent, sous divers éclairages, un même état des lieux].

Maintenant ça suffit, il ne cédera plus, et va prendre des risques, qui rapprochent son cas du suicide étudié dans Le Mythe de Sisyphe.L’exemple est plus concret que celui d’un « esclave », dont le seul nom rappelle la fameuse « dialectique » illustrée par Hegel, et que Camus, pourtant, n’apprécie pas beaucoup. C’est d’ailleurs ce qui fait que, dans ce cas précis, la révolte implique des valeurs altruistes : quelle que soit notre condition, refuser d’appliquer des ordres illégaux, c’est être solidaire des victimes qui sont visées par ces ordres, c’est ce que fait Socrate quand il désobéit à un ordre des Trente Tyrans, qui voulaient le rendre complice d’une arrestation illégale. C’est ce qui peut le mieux nous aider à comprendre la phrase que Camus ne formule pas encore, mais qui donne son sens à toute l’analyse : « Je me révolte, donc nous sommes ».

Poursuivant l’analyse, Camus dit « que l’histoire, à ce stade de la description, ne nous apprend pas grand-chose. Pourtant, si la révolution est la satisfaction que se donne le mouvement de révolte commun à beaucoup d’hommes, son histoire devrait nous enseigner. » Ici commence une discussion délicate sur les rôles respectifs d’une révolte spontanée, « protestation obscure qui n’engage ni système ni raisons », et d’une révolution, que Camus définit comme « une tentative pour modeler l’acte sur une idée, pour façonner le monde dans un cadre théorique ». D’où il s’ensuit, aussitôt, « qu’il n’y a jamais eu de révolution dans l’histoire, car il ne peut y avoir qu’une révolution et son caractère est d’être définitive » [Essais, p. 1689]

La révolte affirmait des exigences communes, justice et liberté, où se nouaient des rapports de « complicité ». Mais « l’expérience montre qu’il s’agit d’une justice et d’une liberté sans cesse remises en question (…) Il y a dans toute révolution une étape où elle suscite un mouvement de révolte opposé qui indique ses limites et annonce ses possibilités d’échec ». Cet échec « consiste dans la perte de la complicité et la négation de la solidarité humaine découverte dans la révolte. Les révolutions échouent dans la mesure où elles oublient de maintenir cette complicité pour laquelle elles se sont mises en œuvre » [Essais, p. 1690-1691]

Les raisons de l’échec semblent se préciser, s’il est vrai « que la perte de la complicité vient toujours d’une prétention à l’absolu. Quand la révolution vise à la justice absolue ou la liberté absolue, elle est amenée à l’affirmation d’un rationalisme ou d’un déterminisme total qui contredit la nature même de l’affirmation révoltée. » A ce point, on comprend que la révolution soit victime du dogmatisme d’un parti qui se croit détenteur d’une science et prétend l’imposer envers et contre tous, détruisant par là même toute « complicité » entre les révoltés ou révolutionnaires : on soupçonne déjà ce que peut nous apprendre une enquête historique, comme celle que Camus s’apprêtait à mener, mais dont les conclusions restent ici en attente.

On peut certes se demander pourquoi Camus admet si facilement que Scheler, dans L’Homme du Ressentiment, démontre « que l’humanitarisme s’accompagne de la haine du monde. On aime l’humanité pour ne pas avoir à aimer les êtres. Cela est juste dans quelques cas, et on comprend mieux Scheler lorsqu’on voit que l’humanitarisme pour lui est représenté par Bentham et Rousseau. Mais la passion de l’homme pour l’homme peut naître d’autre chose que du calcul arithmétique du plaisir ou d’une confiance théorique dans la nature humaine. En face des utilitaristes ou d’Emile, il y a Nietzsche et Ivan Karamazov. » [Essais, p. 1686] Camus aurait tout de même pu se rappeler que c’est précisément au début de l’Emile que Rousseau se démarque « de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Quelques lignes plus haut, il notait que « tout patriote est dur aux étrangers », et jugeait que « cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. » Mais s'il s'en était souvenu, Camus aurait peut-être considéré Rousseau comme un précurseur de Maurras, et même de Scheler, malgré l’injuste haine qu’ils lui ont vouée l’un et l’autre.   

Quoi qu’il en soit, cette Remarque sur la révolte n’est qu’un texte programmatique, qui annonce les recherches d’un ouvrage à venir : celui-ci pouvait encore avoir un contenu tout autre que celui que l’on trouve dans L’Homme révolté. [Essais, p. 1692].

 

 

La révolte métaphysique, irruption du nihilisme

 

Quand celui-ci paraît, la « révolte historique » passe à l’arrière-plan, elle va être éclairée par la « révolte métaphysique » : « J’ai entrepris avec L’Homme révolté une étude de l’aspect idéologique des révolutions. (…) J’ai montré seulement, et je le maintiens, qu’il y a dans les révolutions du vingtième siècle, parmi d’autres éléments, une évidente entreprise de divinisation de l’homme et j’ai choisi d’éclairer spécialement ce thème. J’y étais autorisé à la seule condition d’annoncer clairement mon propos, ce que j’ai fait (…) Le propos de cette analyse n’est pas de faire la description, cent fois recommencée, du phénomène révolutionnaire, ni de recenser une fois de plus les causes historiques ou économiques des grandes révolutions. Il est de retrouver dans quelques faits révolutionnaires la suite logique, les illustrations et les thèmes constants de la révolte métaphysique. » [Essais, p. 759-760].

Il en avait le droit, et personne n’en doute, même pas Francis Jeanson, à qui Camus fait grief de « ne point en tenir compte ». Reste à se demander si l’histoire réelle des révolutions du vingtième siècle, et de leurs mutations contre-révolutionnaires, est vraiment « la suite logique » d’un des « thèmes constants » de cette révolte métaphysique, celui qu’il décore du nom de nihilisme, en s’inspirant surtout des Frères Karamazov : Si Dieu n’existe pas, tout est permis... Faire de ce nihilisme le sens profond de la dialectique hégélienne et marxiste, est-ce bien restituer la généalogie des révolutions russes, ou est-ce leur imputer une « entreprise » qui n’est nullement « évidente » ?

« Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance (…) Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et esclaves. Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, au cœur de la négation et du nihilisme, le meurtre a sa place privilégiée. » Et voilà donc pourquoi votre fille est muette, pourquoi Hegel et Marx ont engendré Staline : encore faudrait-il que cela corresponde à des faits avérés, à des dogmes établis par ces deux philosophes, et implantés par eux dans l’idéologie de la révolution. [Essais, p. 415].

 

  

« Le vainqueur a toujours raison »

 

Nous laissons de côté la critique de Marx, qui occupe tant de place et s’éparpille dans tellement de détails qu’un commentaire sérieux serait presque obligé d’être encore plus long. Nous nous limiterons à ce que dit Camus des méfaits de Hegel, qui aurait fourni, dit-il, « au niveau de la dialectique du maître et de l’esclave, la justification décisive de l’esprit de puissance au vingtième siècle. Le vainqueur a toujours raison, c’est là une des leçons que l’on peut tirer du plus grand système allemand du dix-neuvième siècle. » Même en multipliant les réserves prudentes, en admettant qu’il y a, « dans le prodigieux édifice hégélien de quoi contredire, en partie, ces données », la thèse de Camus a le triste avantage de préfigurer celle du Testament de Dieu, prôné par BHL, presque trente ans après : « Si, sous le ciel désert, au premier matin du monde, il n’y a qu’un maître et un esclave ; si même, du dieu transcendant aux hommes, il n’y a qu’un lien de maître à esclave, il ne peut y avoir d’autre loi au monde que celle de la force. » Dès la première phrase, cette argumentation défigure déjà la pensée qu’elle critique : car le maître et l’esclave, dans le texte hégélien, n’apparaissent pas « au premier matin du monde », Hegel a quand même lu les Discours de Rousseau, et sait qu’il faut du temps pour établir des rapports de guerre, de servitude et d’inégalité… Même en schématisant, il fallait en passer par une lutte à mort entre des rivaux qui luttent pour la maîtrise. Une fois établie, s’il faut en croire Camus, « seul un dieu ou un principe au-dessus du dieu et de l’esclave pouvaient s’interposer jusque-là et faire que l’histoire des hommes ne se résume pas seulement à l’histoire de leurs victoires ou de leurs défaites. L’effort de Hegel, puis des hégéliens, a été au contraire de détruire de plus en plus toute transcendance et toute nostalgie de la transcendance. »

En clair, cela veut dire : si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer, et les hommes ont besoin d’illusions bienfaisantes, car si Dieu existait, aucune philosophie n’aurait eu le pouvoir de détruire sa transcendance, et aucune autre n’aurait pu trouver l’occasion de se lamenter sur la mort de Dieu et la perte des valeurs. Détruire, ou reconstruire, une transcendance quelconque, suppose qu’il s’agit d’une création humaine, quel que soit le besoin auquel elle peut répondre. Mais ceux qui avaient pu prendre Camus pour un athée retrouvent-ils ici l’auteur de L’Etranger ?  [Essais, p. 544].

Ce qui va mettre un comble à leur perplexité, c’est la page qui suit, où Camus présente « un exposé schématique de la dialectique maître-esclave », bien qu’il s’abstienne de « tout exposé critique ». Il déclare, pourtant, que cette dialectique « ne peut prétendre à instituer vraiment une phénoménologie », dans la mesure où elle repose « sur une psychologie tout à fait arbitraire » [Essais, p. 545]. Voyons ce qu’il en est : qu’il s’inspire de Kojève, d’Hyppolite ou même d’Alain, cet exposé reprend le scénario classique de la rivalité mimétique, et de la lutte à mort, jusqu’au moment où l’un des combattants va fléchir, sans quoi nous n’aurions affaire qu’à un cadavre, et à un survivant qui n’y aurait gagné que sa propre survie. Ce qui, à ce moment, nous paraît arbitraire, c’est l’idée que l’on perdrait quelque chose si, « par une disposition qu’on peut trouver heureuse pour le système de Hegel, il ne s’était trouvé, dès l’origine, deux sortes de consciences dont l’une n’a pas le courage de renoncer à la vie, et accepte donc de reconnaître l’autre conscience sans être reconnue par elle. » : faut-il donc supposer que les deux combattants étaient voués d’avance au sort qu’ils vont connaître, et qu’ils personnifient deux types disparates ? ou suffit-il d’admettre que les hasards du combat ont placé l’un d’entre eux devant l’alternative où il sera contraint de faire un choix qui ne s’est pas imposé à son adversaire ? En tout état de cause, il ne s’agit pas d’une hypothèse historique sur l’origine réelle d’un monde esclavagiste. On sait d’ailleurs que Knecht, le mot allemand qu’on a traduit par esclave, désigne plus souvent le valet, qui est aussi une figure des jeux de cartes, comme Roi, Dame, Valet, où le Valet de Trèfle s’appelle Lancelot, c’est-à-dire l’ancelot, alias le serviteur (variante masculine du latin ancilla). Knecht est d’abord le mot que Luther a choisi pour traduire doulos, esclave ou serviteur, dans la version allemande du Nouveau Testament, où il s’applique entre autres au Serviteur de Dieu, titre que s’attribue l’apôtre Paul de Tarse…     

Mais ce qui est essentiel, dans la « dialectique du maître et de l’esclave », c’est ce que Camus nous explique maintenant, et où nous mettrons quelques mots en italique : « Le maître, pour son malheur, est reconnu dans son autonomie par une conscience qu’il ne reconnaît pas lui-même comme autonome. Il ne peut donc être satisfait et son autonomie est seulement négative. La maîtrise est une impasse. Puisqu’il ne peut pas non plus renoncer à la maîtrise et redevenir (sic) esclave, le destin éternel des maîtres est de vivre insatisfaits ou d’être tués. Le maître ne sert à rien dans l’histoire qu’à susciter la conscience servile, la seule qui crée l’histoire justement. L’esclave en effet n’est pas lié à sa condition, il veut en changer. Il peut donc s’éduquer, au contraire du maître ; ce qu’on appelle histoire n’est que la suite de ses longs efforts pour obtenir la liberté réelle… » Le maître devient donc l’esclave de l’esclave, et l’esclave devient le maître du maître : formule que Hegel n’écrit pas dans son texte, mais qui résume bien le sens de sa dialectique…

La maîtrise est une impasse, Camus reprend ici une idée de Kojève (qui parlait même d’une « impasse existentielle »), mais comprend-il vraiment qu’elle est incompatible avec l’idée que Hegel justifie le vainqueur ? C’était l’occasion de refaire sa copie, et de s’inspirer du hégélien Bakounine, au lieu de produire ce commentaire affligeant : « On ne s’étonnera pas que le marxisme-léninisme ait tiré de cette dialectique l’idéal contemporain du soldat-ouvrier. » [Essais, p. 548-549]. Il était encore temps de redresser la barre…

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25 mars 2013 1 25 /03 /mars /2013 17:04

La violence monothéiste (dans les travaux de Jean Soler)

 

Telle que Jean Soler la définit d’emblée, la violence monothéiste se distingue de la violence ordinaire, multiforme et omniprésente, qui se manifeste « partout dès que les hommes se disputent la terre ou le pouvoir ». L’objet de son étude est « la violence revendiquée comme un impératif auquel il faudrait obéir pour des raisons religieuses » - celle que Voltaire attribuait au « fanatisme », et que, plus récemment, mais en termes plus vagues, on s’est accoutumé à nommer « extrémisme », ce qui, en fin de compte, pourrait y faire entrer des formes de violence qui ne sont pas explicitement religieuses, mais où la violence n’est pas simplement excusée, au nom de la « légitime défense », comme une nécessité regrettable. Pour reprendre un mot de Camus [Actuelles I, « Réponse à Emmanuel d’Astier de la Vigerie »], il s’agit d’une violence légitimée, ordonnée comme un devoir.

Or, il ne s’agit pas d’une « dérive accidentelle » : « c’est une tendance inhérente aux trois religions monothéistes, consubstantielle à leur idéologie », thèse que Jean Soler entreprend de tester de façon scientifique, au moyen d’hypothèses pouvant être soumises au contrôle de l’expérience, comme celles qu’a bien décrites Karl Popper. L’hypothèse est scientifique, dans la mesure où elle définit elle-même les cas où elle pourrait être démentie par l’expérience. Elle peut donc être fausse, sans perdre pour autant sa portée scientifique, puisqu’elle s’expose au risque d’une réfutation, alors qu’une croyance que nous tenons pour vraie – comme pourrait l’être un dogme théologique -, n’aura jamais un caractère scientifique, si elle ne s’expose pas au risque d’être démentie par l’expérience [VM, La violence monothéiste, éditions de Fallois, 2008, p. 11 ; on peut lire, de Popper, Conjectures et réfutations, ou La logique de l’expérience scientifique, ou on peut se contenter du « Que sais-je » que lui a consacré Jean Baudouin, sous l’intitulé Karl Popper]. 

 

 

Un choc des civilisations ?

 

Pour construire son hypothèse, Jean Soler a suivi un « fil conducteur », fourni par le contraste qu’il a constaté entre les « civilisations des dieux multiples » qui conçoivent les contraires, par exemple le jour et la nuit, comme « complémentaires », et les « civilisations du Dieu unique », qui les jugent « incompatibles » : pour les unes, « le jour et la nuit sont aussi indispensables l’un que l’autre à l’ordre du monde et au maintien de son équilibre », pour les autres, « le jour est du côté du Bien, la nuit du côté du Mal, et il faudra qu’à la fin des temps - ou plus tôt – le jour supplante et élimine la nuit, car il ne peut y avoir qu’un Bien » [VM, p. 11-12]

Avant d’aller plus loin, remarquons sur l’exemple du jour et de la nuit, qu’il apparaît souvent dans notre propre langue, où il peut tout aussi bien être pris au sens propre et au sens figuré : le jour et la nuit, sous une forme allégorique, servent alors de symboles pour le Bien et le Mal, les Lumières et l’obscurantisme, sans nous faire oublier, dans l’usage ordinaire, l’alternance réglée qui permet de rythmer l’activité humaine, et même, en toute innocence, diverses formes d’activité. L’activité du veilleur de nuit, mais aussi le repos de tous ceux qui, alors, s’abandonnent au sommeil, comme c’est le cas de Joseph, dans l’Evangile selon Matthieu, où l’Ange du Seigneur lui apparaît en rêve pour le prévenir des cruels desseins d’Hérode. La nuit n’est pas toujours l’allégorie du Mal, et peut-être serait-il plus approprié de s’intéresser aux oppositions qui portent expressément sur des valeurs morales, dont nous voudrions savoir si elles ne jouent aucun rôle dans les cultures « païennes », chez Homère ou Hésiode, ou les Tragiques grecs. Peut-être pourrait-on éclairer de la sorte ce qui différencie la faute que les Grecs appelaient démesure (hybris) et celle que les Juifs (suivis par les chrétiens et par les musulmans) qualifient de péché.

Mais nous croyons surtout qu’il est bien délicat de réduire les « civilisations » (grecque, chinoise, occidentale ou musulmane) à des croyances religieuses qui ont certes pu marquer ce qu’il est convenu d’appeler leur Weltanschauung, sans jamais exercer une emprise totale : si tel était le cas, Platon devrait sans doute être exclu de la pensée grecque, où il marque une rupture bien signalée par Nietzsche, « l’invention par Platon de l’esprit pur et du bien en soi » [Par-delà bien et mal, préface]. Et l’on pourrait se demander à l’inverse si la Bible (c’est-à-dire l’Ancien Testament) exprime bien une culture monothéiste : c’est Jean Soler qui nous apprend, avec des arguments tout à fait décisifs, que le dieu de Moïse, « dieu jaloux » qui exige, de la part de son peuple, un amour exclusif qu’il ne faut accorder à aucun autre dieu, est encore bien loin d’être le Dieu unique, dont le petit Joas dira, dans Athalie, « Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n’est rien ». L’ancien judaïsme n’était pas monothéiste, il pratiquait seulement une monolâtrie, qui a sans doute duré jusqu’au retour de Babylone, et qui a laissé des traces dans la rédaction tardive des Ecritures, où le nom de Iahvé se superpose au « pluriel singulier » d’un nom qui semble avoir la forme d’un pluriel, Elohim, mais qui s’applique tantôt, si on en juge par le contexte, aux « mille dieux » tous tant qu’ils sont, tantôt au dieu d’Israël opposé à tous les autres, et même à l’Elohim qu’adore un autre peuple, et qui est un autre dieu que l’Elohim d’Israël ! [IM, L’invention du monothéisme, p. 103-105]

 

 

Juifs et Goyim, Grecs et Barbares

 

C’est encore Jean Soler qui nous apprend ce que signifie « le prochain », et donc ce qui est prescrit comme « amour du prochain », tant qu’il est prescrit par une Loi monolâtre : « le mot ‘prochain’ (réa en hébreu, plèsios en grec) désigne le compagnon, le compatriote, le ‘fils de ton peuple’, expression qui se trouve, en position de synonyme, dans le même verset. Ce précepte ne concerne pas les non-Juifs, considérés, par principe, comme des ennemis, réels ou potentiels. (…) Il n’existe, dans la Bible, aucun commandement  positif qui enjoint aux hommes – pas même aux seuls descendants de Jacob-Israël – de s’aimer mutuellement. Le précepte du Lévitique, replacé dans son contexte, n’est que l’envers, la formulation parallèle,  d’un commandement négatif qui défend de haïr les autres Israélites, de leur faire du tort » [IM, p. 184-185, thème repris et développé dans LM, La Loi de Moïse, p. 66-74] Le grec plèsios, d’ailleurs, veut dire « proche, voisin », et le latin proximus signifie « le plus proche » : superlatif qui implique une préférence.

C’est bien ainsi que l’ont entendu les chrétiens, comme ils le font dire par leur Messie, dans le Sermon sur la Montagne : « Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. » [Matthieu, V, 43-45]

Certes, le Lévitique n’a jamais dit « tu haïras ton ennemi », mais s’il n’y a de prochain que « le fils de ton peuple », il s’ensuit que les étrangers sont bien des « ennemis, réels ou potentiels », ce qui n’est pas le cas dans la culture grecque, où un même mot, xénos, désignait, à la fois, l’hôte et l’étranger. Culture qui, assurément, nous paraît plus ouverte, et où l’opposition entre Grecs et Barbares n’a jamais eu le sens d’une opposition entre civilisés et non-civilisés, laquelle n’aura de sens que pour l’empire romain, quand il se verra menacé par des « barbares » qui ne seront plus ceux dont parlait Hérodote (Perses ou Egyptiens, beaucoup plus avancés que ne l’était encore la Grèce « archaïque »). Rappelons toutefois que, dans la pensée grecque, et notamment chez un auteur qu’invoque volontiers Jean Soler, il y a quand même aussi une opposition entre la civilisation et ce qui est son contraire : la Politique d’Aristote se réfère, en effet, à la sauvagerie qu’elle illustre au moyen d’un exemple mythique, celui des Cyclopes décrits dans l’Odyssée.

Et dans ce cas, vraiment, nous ne sommes pas sûrs que la perception des contraires, dans les « civilisations » qui passent pour monothéistes, soit tellement éloignée de celle qui a cours dans les cultures qui passent pour polythéistes. C’est ici, croyons-nous, qu’il faut se demander si l’ancien judaïsme, et la violence qu’il semble avoir pratiquée, peuvent être décrits comme une civilisation monothéiste, mettant en œuvre une violence monothéiste. Ces expressions nous semblent s’appliquer beaucoup mieux à l’Occident chrétien, après la conversion du pouvoir impérial (Constantin, Théodose) et la conversion forcée qui a vite donné lieu à des persécutions, dont celle qu’a illustré le sort d’Hypatie [nous n’attribuerons certes pas à Jean Soler l’orthographe fautive qui apparaît dans VM, p. 326, 327 et 388, et qui atteste l’insuffisance des logiciels qui assurent la correction d’orthographe. Mais qu’a-t-on fait des correcteurs d’imprimerie ?].

Elles s’appliquent aussi à l’Orient musulman, mais peuvent-elles s’appliquer au monothéisme cathare, tel que le restituent les travaux d’Anne Brenon (par exemple Le vrai visage du catharisme) ? Nous allons y venir, mais il nous faut d’abord examiner le cas du judaïsme ancien.

 

 

Quelle est la pertinence du monobinarisme ?

 

Pour rendre compte de ce qu’il appelle « la violence idéologique dans la Bible », Jean Soler a construit le concept de « monobinarisme », où s’exprime bien son intention scientifique, car il est bien conscient du fait que les violences avouées dans la Bible, et justifiées par elle, n’ont pas de sens pour une foi monothéiste : par exemple, s’il faut détruire les « idoles », ce n’est pas « parce que les autres dieux n’existent pas (cette raison n’est jamais invoquée dans la Bible et pour cause : la Bible n’est pas un livre monothéiste, à quelques retouches tardives près) mais parce que Iahvé est un dieu ‘jaloux’, qui ne tolère pas de cohabiter avec des rivaux. » [VM, p. 240].

De même si les Hébreux doivent exterminer les Cananéens, qui occupent indûment la Terre que Iahvé a promise à son peuple, c’est parce que celui-ci « doit rester ‘séparé’ des autres peuples, parce que ces derniers ont des dieux différents. Dans ce but, il ne doit pas seulement s’abstenir de fréquenter les ‘nations étrangères’ (‘les goyim’), de partager leurs repas, de leur donner des filles ou d’en épouser, il faut qu’il extermine tous les étrangers qui occupent la Terre promise », ce qui est rapporté dans le livre de Josué, où les vainqueurs de Jéricho « vouèrent à l’anathème tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, et jusqu’aux bœufs, aux moutons et aux ânes, les passant au fil de l’épée ». [VM, p. 242]

« Voilà, dit Jean Soler, le thème biblique le plus occulté, le plus embarrassant pour les fidèles du Dieu unique, qu’ils soient juifs ou chrétiens – car les chrétiens soutiennent que ‘l’Ancien Testament’ préfigure, annonce et justifie le ‘Nouveau’. Aux yeux de certains juifs, le fait de se référer à ces textes passe pour un acte antisémite. » La plupart des chrétiens soutiennent, assurément, que leur foi présuppose celle du peuple juif : mais Jean Soler connaît bien le cas de Marcion, qui s’en tenait à l’évangile selon Luc [VM, p. 302-304] et sait probablement que la Bible des Cathares se limitait aux livres du Nouveau Testament, et aux livres sapientiaux de l’Ancien Testament [Anne Brenon, Le vrai visage du catharisme, p. 65-71]. Ne nous y attardons pas, voyons plutôt ce qu’il répond aux exégètes, dont quelques-uns « soutiennent que les Hébreux n’ont jamais commis ces massacres. Les récits en question seraient allégoriques. Mais pourquoi les rédacteurs les présentent-ils comme des événements historiques ? D’autres commentateurs assurent que, dans ces temps lointains, les guerres étaient sans pitié. Croyez-vous que les Grecs, quand ils ont pris Troie (…). Et les Romains, quand ils se sont emparés de Carthage, la cité ‘qu’il fallait détruire’, se sont-ils montrés bienveillants ? (…) est-ce que les Assyriens n’étaient pas cruels, comme leurs annales le prouvent ? Et les Babyloniens (…) ? Certes, mais les tueries commises, selon la Bible, par les Hébreux, ont deux traits qui ne se trouvent ensemble nulle part ailleurs. En premier lieu, elles ont été ordonnées par un dieu. Les rédacteurs ne les décrivent pas comme des actes regrettables qui ne pouvaient que révolter un dieu qui avait gravé sur la pierre ‘TU NE TUERAS PAS’. Ils s’enorgueillissent au contraire que leurs ancêtres aient obéi sans fléchir au commandement divin. En second lieu, ces massacres ont un caractère totalitaire (comment s’exprimer autrement ?) : c’est tous les êtres humains et même tous les êtres vivants qui doivent être tués » [VM, p. 242-243]

Insistons sur le verbe « doivent être tués » : il importe assez peu, estime Jean Soler, que ces massacres aient eu réellement lieu, ou qu’ils soient l’œuvre d’une fonction fabulatrice : « Du point de vue anthropologique qui est le mien, la différence entre les deux hypothèses est insignifiante. L’une et l’autre relèvent de la même mentalité qui trouve à s’exprimer, selon les circonstances, soit par des actes, soit par des fictions. Si les ancêtres n’ont pas agi ainsi, ils auraient dû. C’est même, dit la Bible en plusieurs endroits, parce qu’après Josué les Israélites ont laissé survivre des Cananéens que le peuple a connu tant de malheurs… » [VM, p. 245]

Le général Custer l’aurait sans doute dit, « le bon Cananéen, c’est le Cananéen mort ». Cette « idéologie », comme dit Jean Soler, « ne conçoit l’identité que sous la forme d’une unité opposée à tout ce qui n’est pas elle. Pour être ‘pur’, ‘saint’, ‘séparé’ (termes, je l’ai dit, quasiment synonymes), il ne faut pas se laisser contaminer, (‘souiller’) par l’altérité. » Toujours est-il qu’elle n’est guère monothéiste : si un seul Dieu est l’auteur de tout ce qui existe, tout ce qu’il a créé lui est également cher, répond à un dessein qui est forcément « bon », et ne peut pas « souiller » ses autres créatures. La souillure n’a de sens que si ces autres êtres sont les créatures d’autres dieux, que la Bible préfère nommer des « abominations », et c’est bien ce qui impose l’invention d’un autre concept, ce « monobinarisme » qui pourra rendre compte d’une violence qui ne serait plus monolâtre ou monothéiste, et même ne serait plus strictement religieuse, comme l’insinuait l’expression  de « violence idéologique ».

Ce concept apparaît sous différentes formes : après nous avoir dit que l’extrémisme « ne réside pas dans le monisme en lui-même », « l’aspiration à l’unité, qui est naturelle à l’esprit humain », et « pas davantage dans la pensée binaire », qui « structure l’appréhension du monde commune à toutes les cultures », Jean Soler doit conclure qu’il trouve son origine « dans l’ancrage du monisme sur la pensée binaire, dans la greffe du Un sur le Deux que j’appellerai, pour lui donner un nom, le monobinarisme » [VM, p. 285]. Nous retiendrons, plutôt, la formule plus ramassée qu’il propose plus loin, et qu’il pourrait être plus facile de tester : « le partage de tout ce qui est essentiel en couples de contraires polarisés, avec la conviction que le pôle positif doit éliminer le pôle négatif pour rester seul, car le Bien est dans le Un » [VM, p. 373].

Mais peut-être faut-il signaler tout d’abord une autre lecture du Livre de Josué, celle que Castoriadis introduit dans des Réflexions sur le racisme [reprises dans MM, Le monde morcelé], où il rappelle que « tous les peuples habitant le ‘périmètre’ de la Terre promise sont passés par ‘le fil de l’épée’ (dia stomatos romphaias) et cela sans aucune discrimination de sexe ou d’âge, qu’aucune tentative de les ‘convertir’ n’est faite, que leurs temples sont détruits, leurs bois sacrés rasés, tout ceci sur ordre direct de Yahvé. » [MM, p. 27] Comme il écrit, plus loin, que « la seule véritable spécificité du racisme (relativement aux autres variétés de la haine des autres), la seule qui soit décisoire » est que « le vrai racisme ne permet pas aux autres d’abjurer » [MM, p. 33-34], il doit bien constater « que l’Ancien Testament est le premier document raciste écrit que l’on possède dans l’histoire. Le racisme hébreu est le premier dont nous ayons des traces écrites – ce qui ne signifie certes pas qu’il soit le premier absolument. Tout laisserait plutôt supposer le contraire. Simplement, et heureusement, si j’ose dire, le Peuple élu est un peuple comme les autres » [MM, p. 27-28].

L’idée de conversion, évoquée dans ce texte, ne se limite pas à la foi religieuse, ou alors il nous faut admettre qu’il existe, aujourd’hui, une religion des Droits de l’Homme, ou mieux des Droits Humains (human rights), à laquelle ses adeptes voudraient convertir l’ensemble du genre humain. Ce qui, bien entendu, pose quelques problèmes : « On a longuement parlé, il y a quelques années (…) de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Türkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez, vous n’y pouvez rien. Puis, un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures. » [MM, p. 37-38].

Mais il nous faut choisir, et Castoriadis va conclure qu’il faut défendre des valeurs « que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité », ce qui, nous semble-t-il, n’implique pas qu’il faille interdire partout les emblèmes religieux, comme le voile « islamique », la kippa ou le crucifix, les prières dans la rue, ou quelque autre apparition publique d’un culte [MM, p. 38 ; sur le voile « islamique », on pourra lire avec profit le petit livre de Pierre Tevanian, La haine de la religion, La découverte, 2013].

Reste à se demander si, aux yeux de Jean Soler, l’idée de convertir toute l’humanité à des valeurs qu’on juge « valables pour tous » relève de l’extrémisme, qu’elle soit portée par un humanisme laïque, ou par des religions qui ne prétendraient pas convertir par la force ou l’intimidation : nous l’avons suggéré, l’exemple des Cathares, qui nous semble illustrer le monobinarisme, et qui ont constamment refusé la violence (y compris la violence symbolique qui consiste à précipiter tous les mécréants en enfer) pourrait être un des cas sur lesquels devrait être testée cette hypothèse, avec les cas que nous propose Jean Soler, ceux de « doctrines (en apparence) non religieuses » comme celle de Marx et celle de Hitler.

  

 

 La religion de Marx

 

Ne nous attardons pas sur le cas de Hitler, il est là pour servir de contrepoids au marxisme, et pour nous rappeler qu’il était « socialiste » : « Hitler déteste, autant que Marx, les bourgeois » [VM, p. 381] Mais savons-nous si Marx détestait les bourgeois ? Puis, accessoirement, il faut montrer que Hitler n’était pas l’artisan d’une renaissance païenne : « Il voulait, pense-t-on, pour des raisons de propagande nationaliste, redonner vie à la mythologie des Germains : le dieu Wotan, Siegfried et les Nibelungen, tous ces thèmes mis en musique par Wagner et célébrés au Festival de Bayreuth, où Hitler se rendait chaque année. Mais ce n’était que du folklore (…) Le vrai Dieu de Hitler – comme celui de Wagner, l’auteur du Crépuscule des dieux -, c’est celui du monothéisme », le vrai dieu de celui qui écrit dans Mein Kampf :

« je crois agir selon l’esprit du Tout-Puissant, notre Créateur, car

En me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l’œuvre du Seigneur. »  [VM, p. 372 et 385]

Admettons-le, mais ça ne nous mène pas loin : la cible visée tout au long de ce chapitre ne peut être que Marx, illustration rêvée du monobinarisme.

Jean Soler va d’ailleurs un petit peu trop vite, quand il commente le début du Manifeste, où il croit discerner une « énorme simplification de l’histoire réelle pour mettre en place un dispositif de couples antagonistes ! » : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon – en un mot oppresseurs et opprimés en perpétuelle opposition ont mené une lutte ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte et qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine commune des classes en lutte » [VM, p. 365]

Il est vrai que Marx simplifie, et qu’il ne dit même pas un mot de la Grèce, se limitant à Rome pour parler du monde ancien : mais c’est justement pourquoi il est saugrenu de lui reprocher de n’avoir pas connu le rôle qu’ont joué les « métèques » d’Athènes, dont la population ne se réduisait pas à la classe des maîtres et à celle des esclaves. Comme il est saugrenu de rappeler qu’à Rome il n’y avait pas seulement des esclaves et des hommes libres, parce que les affranchis « n’étaient ni des esclaves, ni de libres citoyens » : l’évocation de Rome, dans le texte de Marx, a justement pour but de montrer qu’il n’y a pas seulement deux classes, hommes libres et esclaves, mais que les hommes libres se divisent aussi en plèbe et patriciat. Le tableau n’est pas complet, mais il est clair qu’il n’est nullement dualiste. Pas plus que n’est celui du monde féodal, où apparaissent à la fois seigneurs et paysans, mais aussi les « maîtres de jurande » et les artisans salariés qui travaillent pour eux, apprentis et compagnons. Marx n’écrivait pas une thèse universitaire, mais en disait assez, dans un texte de propagande, pour rappeler la complexité des sociétés anciennes, avant de lui opposer la « simplification des antagonismes de classe » qui définit pour lui l’ère de la bourgeoisie, où la société tout entière « se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées ». Introduire ce passage comme le fait Jean Soler, [« De nos jours, c’est pire »], c’est n’y comprendre rien, car il ne s’agit pas de juger les époques : ce qui importe pour Marx, c’est que l’ère bourgeoise inaugure une série de révolutions. Et il ne fait nullement « l’impasse sur la paysannerie », dont il connaît aussi bien la nature hétérogène que l’importance numérique, mais dont il dit qu’elle ne peut, stratégiquement, que soutenir l’une ou l’autre des classes qui s’opposent dans la société bourgeoise. S’il se trompe, à vrai dire, comme il est trop facile de le voir aujourd’hui, ce n’est pas pour avoir minimisé le rôle de la classe paysanne, qui a presque disparu, mais pour n’avoir pas su prévoir l’apparition des nouvelles « classes moyennes », secteur tertiaire et bureaucratie. Ses prophéties ne se sont pas réalisées, mais ses erreurs ne sont nullement explicables par « le démon des oppositions binaires », pas plus que par la haine qu’il aurait pu vouer à la classe bourgeoise : il ne faut quand même pas le confondre avec Sartre. La bourgeoisie était vouée à disparaître, comme les autres classes, dans la perspective d’une société sans classes, cela ne veut pas dire qu’elle serait exterminée, et encore moins qu’il faut entendre dans ce sens les phrases du Manifeste où il est dit que les communistes « ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé » [VM, p. 368] Cela veut dire, bien sûr, qu’il ne faut pas attendre qu’une classe dominante abdique d’elle-même ses privilèges et le pouvoir qu’elle exerce, et qu’il faudra donc suivre, mutatis mutandis, les exemples donnés par les bourgeois eux-mêmes : prise de la Bastille, prise des Tuileries. C’est la violence de l’insurrection armée, ce n’est nullement celle d’un pouvoir policier, qui n’apparaît nulle part dans les écrits de Marx : lui imputer le Goulag n’est pas plus acceptable que d’imputer à Nietzsche les crimes des nazis. Pour qui rêve, à tort ou à raison, d’une société sans classes, où vont se fondre les ci-devant bourgeois, et les ci-devant prolétaires, comme les ci-devant nobles et les ci-devant roturiers se sont fondus dans la « démocratie bourgeoise », la révolution ne consiste pas dans l’élimination physique d’une classe dominante par une classe dominée, mais dans une transformation des rapports sociaux, qui ne laissera subsister, ni classe dominante, ni classe dominée : c’est peut-être une utopie, mais sûrement pas un projet d’extermination. Alors, pour l’extrémisme, il faudra repasser…  

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23 mars 2013 6 23 /03 /mars /2013 08:13

L'utilité: un concept politique

(canevas d'une conférence prononcée en 1997 devant l'association « Agora », à Orange, où j'étais venu présenter, et représenter, la Revue du MAUSS – alors que je n’étais pas adhérent du MAUSS)

 

Je voudrais tout d'abord évoquer le texte bien connu où Aristote dit que l'homme est un "animal politique", et où il s'explique en rappelant une autre formule, tout aussi célèbre, selon laquelle l'homme est l'animal qui possède le logos (zôon logon echon), c'est-à-dire la faculté de parler, d'argumenter ou de raisonner. On traduisait naguère "animal raisonnable", ce qui pourrait laisser croire que l'homme n'a pas besoin du langage pour exercer sa raison; mais on peut vouloir dire qu'il est possible de le raisonner et de lui faire entendre raison, et qu'il est accessible à la persuasion qu'exerce l'éloquence et la logique des discours. Ce qui distingue l'homme, animal politique, des autres animaux, et même de ceux qu'Aristote appelle "animaux grégaires", comme les abeilles et les fourmis, cela s'explique par la différence qu'établit Aristote entre la parole, logos, et la voix, phoné. Les animaux, en effet, peuvent émettre des signes vocaux, par lesquels ils manifestent le plaisir et la douleur qu'ils ressentent. "Mais la parole existe en vue de manifester l'utile et le nuisible, puis aussi, par voie de conséquence, le juste et l'injuste. C'est ce qui fait qu'il n'y a qu'une chose qui soit propre aux hommes et les sépare des autres animaux: la perception du bien et du mal, du juste et de l'injuste et autres notions de ce genre; et avoir de telles notions en commun, voilà ce qui fait une famille et une cité" (traduction de Pierre Pellegrin, dans "Les Intégrales de philo/Nathan"; le même traducteur donne une version un peu différente dans la collection Garnier-Flammarion, où to sympheron est traduit non par "utile", mais par "avantageux'...)

   Alors que le plaisir et la douleur sont ressentis de façon immédiate et indéniable, l'utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l'injuste font nécessairement l'objet de supputations et de délibérations, parce que, comme dit La Fontaine, "en toute chose il faut considérer la fin". Ce qui est utile ou nuisible, avantageux ou funeste, ne sera connu comme tel que lorsque les conséquences de nos choix pratiques se seront développées jusqu'au bout; quant à la justice et à l'injustice, elles font problème dans la mesure où l'intérêt de tous est loin de se confondre avec l'intérêt de chacun, problème que nous allons retrouver, bien loin du monde aristotélicien, dans un des textes fondateurs de la démocratie moderne. Je veux parler de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, où nous lisons, article premier, que "les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", expression qui s'éclaire à la lecture de l'article 12: "La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée".

   Ainsi les Constituants de 1789 s'accordaient-ils avec Aristote pour juger que l'utilité est bien un concept politique fondamental, ce qui ne signifie pas une évidence première, un critère infaillible à partir duquel tous les autres problèmes pourraient être réglés: c'est bien plutôt le problème fondamental dont la solution, s'il est possible de la trouver, conditionne celle des problèmes particuliers qui se traitent au jour le jour. C'est d'ailleurs ce qui permet aux politiciens "pragmatiques" d'oublier, et de faire oublier, qu'ils ne sont nullement résolus lorsque leur pragmatisme a permis de trouver un arrangement qui ne fait qu'ajourner la recherche des solutions. Je ne prétends pas du tout m'ériger en juge des politiciens pragmatiques, je voudrais dire plutôt que le pragmatisme lui-même ne peut être une politique qu'à condition de s'interroger sur ses tenants et ses aboutissants, et qu'il doit énoncer les principes et les buts en vue desquels il se veut efficace. A condition d'examiner le problème fondamental que posent les rapports entre l'utilité commune et l'avantage particulier, le bien et le mal, la justice et l'injustice, et les notions du même genre, comme dit si bien Aristote...

 

LES THEORIES DU CONTRAT SOCIAL

 

  Puisque nous venons d'évoquer la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, nous ferons bien d'examiner les doctrines dont elle s'inspire, c'est-à-dire les théories du contrat social, et l'importance qu'elles accordent au thème de l'utilité.

   Chez Rousseau, il s'agit de "trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. Tel est, ajoute-t-il, le problème fondamental dont le contrat social donne la solution". Selon lui, cette solution consiste dans "l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres". Cela signifie que tous les associés renoncent également à leur indépendance naturelle et qu'ils se soumettent tous à une seule autorité souveraine, celle du peuple souverain, où chacun garde voix au chapitre. Tel que Rousseau le comprend, le pacte d'association est irréductible au Pacte de soumission théorisé par les jurisconsultes, et par lequel un peuple est censé se soumettre à un roi. Ce pacte de soumission, Rousseau le dénonce comme une absurdité, un pur et simple non-sens: "Soit d'un homme à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé: Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira" (Du Contrat social, livre I, chapitre IV).

   Le vrai contrat social n'est pas celui qui avantage un partenaire au détriment des autres, c'est celui qui apporte à tous les partenaires un gain supérieur aux avantages auxquels il leur a fallu renoncer. Rousseau lui même en parle en termes de "balance", c'est-à-dire de bilan comptable, où la "compensation" des gains et des pertes doit faire apparaître un solde positif: "Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le Contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède" (chapitre VIII). Sur ce point, Rousseau pense exactement comme Hobbes: le droit illimité que l'homme à l'état de nature pourrait revendiquer sur tout ce qui le tente et qu'il pourrait atteindre, ce n'est qu'un droit chimérique, auquel il peut renoncer sans rien perdre: "le droit de tous les hommes sur toutes choses, déclarait Hobbes, n'est en effet non plus considérable que s'ils n'avaient aucun droit sur rien. Car il y a fort peu d'avantage d'avoir droit sur une chose, lorsqu'un autre aussi fort ou plus fort que soi a le même droit" (Le corps politique, cité dans le recueil de Blandine Kriegel, Textes de philosophie politique classique, collection Que sais-je, pp. 24-25).   La justification utilitaire du pacte social est explicitement formulée par Spinoza, dans le Chapitre XVI du Traité théologico-politique: "Suivant quelle condition faut-il que ce pacte soit conclu pour être solide, et garanti, c'est ce que nous allons voir. C'est, observons-le, une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu'il juge être bon, sinon par espoir d'un bien plus grand ou par crainte d'un dommage plus grand, ni n'accepte un mal, sinon pour éviter un mal pire ou par espoir d'un plus grand bien. C'est-à-dire chacun, de deux biens, choisira celui qu'il juge être le plus grand, et de deux maux celui qui paraîtra le moindre; je ne dis pas que la réalité soit nécessairement conforme à son jugement. Et cette loi est si fermement écrite dans la nature humaine qu'on doit la ranger au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer. Elle a pour conséquence nécessaire que personne ne promettra sinon par ruse d'abandonner quelque chose du droit qu'il a sur tout, et que personne absolument ne tiendra la promesse qu'il a pu faire, sinon par crainte d'un mal plus grand ou espoir d'un plus grand bien (...) De là nous concluons que nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu'il est utile, et que, levée l'utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force; un homme est insensé en conséquence de demander à un autre d'engager sa foi pour l'éternité, s'il ne s'efforce en même temps de faire que la rupture du pacte entraîne, pour celui qui l'a rompu, plus de dommage que de profit: c'est là un point d'importance capitale dans l'institution de l'Etat" (cité dans Kriegel, pp. 54-55).   C'est encore l'utilité qui permet à Spinoza d'établir une différence entre l'autorité légitime qu'un père exerce sur ses enfants, celle qu'un magistrat exerce sur ses concitoyens, et l'autorité despotique qu'exerce un maître sur ses esclaves. L'autorité légitime s'exerce dans l'intérêt de ceux sur qui elle s'exerce, et cesserait d'être légitime si elle n'était utile qu'à celui qui l'exerce: "Si la fin de l'action n'est pas l'utilité de l'agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l'agent est un esclave, inutile à lui-même: au contraire, dans un Etat et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain ne doit pas être dit un esclave inutile à lui-même, mais un sujet (...) De même encore les enfants, bien que tenus d'obéir aux commandements de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves; car les commandements des parents ont très grandement égard à l'utilité des enfants. Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet, qui se définissent ainsi: est esclave qui est tenu d'obéir à des commandements n'ayant égard qu'à l'utilité du maître commandant; fils, qui fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents; sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même." (Kriegel, pp. 71-77)   Pouvons-nous dire, après avoir lu ces textes, que Rousseau, Spinoza, et les autres théoriciens du Contrat social sont des penseurs "utilitaristes"? Nous avons pu le remarquer, Spinoza ne dit pas que les hommes font toujours ce qui leur est utile, mais ce qu'ils croient, à tort ou à raison, être le plus avantageux, ou le moins dommageable. Il ne cherche pas à fonder une République platonicienne, avec des philosophes-rois qui contemplent le Bien lui-même et peuvent déterminer ce qui est vraiment utile, au lieu de s'en remettre à l'opinion fluctuante du peuple. Nous ne trouverons pas chez lui un système de législation qui distribue les plaisirs et les peines, à partir d'un calcul rationnel, déterminant ainsi la conduite des hommes, de façon à ce qu'ils se mettent au service de l'intérêt commun, en ne cherchant rien d'autre que la satisfaction de leurs intérêts particuliers. Nous sommes encore loin de l'utilitarisme stricto sensu, même si on peut parler d'utilitarisme au sens large, un utilitarisme qui pourrait alors se confondre avec la modernité elle-même. Tel est le cas, si nous reprenons la définition que propose Alain Caillé dans sa Critique de la raison utilitaire: "Sans nous soucier de nuances superflues ici, qualifions d'utilitariste toute doctrine qui repose sur l'affirmation que les sujets humains sont régis par la logique égoïste du calcul des plaisirs et des peines, ou encore par leur seul intérêt, et qu'il est bon qu'il en soit ainsi parce qu'il n'existe pas d'autre fondement possible aux normes éthiques que la loi du bonheur des individus ou de la collectivité des individus" (pp. 17-18). Tel peut être le cas, si nous nous en tenons aux textes que nous avons lus, sans les rapporter à l'ensemble du système de Spinoza: ce qui commence à s'imposer avec l'idée du pacte social, c'est l'idée que la vie humaine ne peut plus être régie à partir de normes transcendantes ou surnaturelles. La morale n'est pas fondée sur les commandements d'un Dieu, et l'autorité légitime n'est pas fondée sur l'élection divine, le souverain n'est pas le "lieutenant de Dieu" qui le représente sur terre. L'utilitarisme stricto sensu pourra bien rejeter la fiction d'un "contrat primitif", il n'en recueille pas moins l'héritage d'une pensée qui fait de la raison humaine le seul fondement légitime des lois morales et de l'autorité politique.

 

L'UTILITARISME STRICTO SENSU

 

  Dans cet utilitarisme au sens large, les notions d'intérêt et d'utilité restent encore assez floues pour que l'intérêt de tel homme, ce puisse être indifféremment faire le salut de son âme, acquérir la puissance et la gloire, vivre paisiblement dans une tranquille retraite, et bien d'autres choses impossibles à réduire à un seul et même dénominateur commun. L'utilitarisme stricto sensu, c'est celui qui prétend mesurer les plaisirs et les peines, réduire la diversité qualitative des plaisirs physiques et moraux à une évaluation quantitative, sur laquelle pourra se fonder une législation rationnelle, et d'abord une réforme du système pénal. Il ne s'agit pas là des élucubrations d'un doctrinaire longtemps méconnu, comme l'auteur du Panoptique, ces élucubrations correspondent aux tendances d'une économie pour laquelle l'échange généralisé des marchandises suppose que tous les biens, toutes les richesses, peuvent être évalués en fonction d'une même unité de valeur. C'est l'idée que formule Marx dans une page célèbre du Manifeste communiste:

    «La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores qui attachaient l'homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d'autre lien entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu, le froid "paiement comptant". Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l'eau glaciale du calcul égoïste. Elle a dissout la dignité de la personne dans la valeur d'échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne: le libre-échange. En un mot, à la place de l'exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis l'exploitation ouverte, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse." (je cite la traduction de Maximilien Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 163-164).

   L'utilitarisme pourrait donc être défini comme la conscience cynique de la société bourgeoise. Conscience cynique, parce qu'elle fait fi des valeurs morales traditionnelles et des convenances sociales, mais aussi parce qu'elle contraint les hommes à porter un regard lucide sur la société où ils vivent, et la place qu'ils y occupent: "Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané, et à la fin les hommes sont forcés de considérer d'un œil détrompé la place qu'ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels" (ibid., pp. l64-165).   Marx lui-même, en un sens, est le porte-parole de cette conscience cynique, dans la mesure où il juge les sociétés pré-capitalistes selon les critères rationnels-utilitaristes qui régissent l'économie bourgeoise. Dès lors, une société qui construit des temples et des cathédrales, qui gaspille ses richesses à l'occasion de fêtes et de tournois, et où le point d'honneur aristocratique impose aux plus puissants des dépenses ostentatoires, c'est une société qui n'a pas encore accédé à la rationalité économique, qui consiste à développer les forces productives, par un effort continu pour accroître ses gains et réduire ses pertes. Mais si on devait mesurer le "progrès social" d'après le développement des forces productives, le capitalisme ne pourrait être dépassé que par un super-capitalisme, encore plus performant... Comme l'observe Castoriadis, une théorie qui ramène l'histoire au développement des forces productives "ne parle pas de l'histoire en général, elle ne parle que de l'histoire du capitalisme. Dire, en effet, que les hommes ont toujours cherché le développement le plus grand possible des forces productives, et qu'ils n'ont rencontré comme obstacle que l'état de la technique; ou que les sociétés ont toujours été 'objectivement' dominées par cette tendance, et agencées en fonction d'elle, c'est extrapoler abusivement à l'ensemble de l'histoire les motivations et les valeurs, le mouvement et l'agencement de la société actuelle - plus exactement, de la moitié capitaliste de la société actuelle. L'idée que le sens de la vie consisterait dans l'accumulation et la conservation des richesses serait de la folie pour les Indiens Kwakiutl, qui amassent les richesses pour pouvoir les détruire; l'idée de rechercher le pouvoir et le commandement serait de la folie pour les indiens Zuni, chez qui, pour faire de quelqu'un un chef de la tribu, il faut le battre jusqu'à ce qu'il accepte. Des 'marxistes' myopes ricanent lorsqu'on cite ces exemples qu'ils considèrent comme des curiosités ethnologiques. Mais s'il y a une curiosité ethnologique dans l'affaire, ce sont précisément ces 'révolutionnaires' qui ont érigé la mentalité capitaliste en contenu éternel d'une nature humaine partout la même" (L'institution imaginaire de la société, pp. 35-36)

  Bien entendu, la pensée de Marx ne se réduit pas à l'idée que toute l'histoire humaine est déterminée par le développement des forces productives, et à la conscience cynique d'une société où, à moins de cultiver des illusions rétrogrades, tout être rationnel devrait régler sa conduite sur un calcul des avantages et des inconvénients auxquels il lui faut s'attendre. Il y a certes chez Marx, et surtout chez ses épigones, une tendance à tout expliquer par le jeu des intérêts économiques, mais ses meilleurs textes sont ceux où il démasque la pseudo-rationalité du calcul utilitariste. Il nous suffira de citer un passage du Capital, sur lequel s'achève l'analyse de la circulation des marchandises, et qui prépare le lecteur à l'idée que cette circulation n'est pas intelligible par elle-même, et qu'elle suscite des illusions dès lors qu'on la conçoit comme un processus autonome:

   "La sphère de la circulation des marchandises, où s'accomplissent la vente et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l'homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c'est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte; au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham! car pour chacun d'eux il ne s'agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun" (traduction Roy, Pléiade, pp. 725-776).

   Les illusions que dénonce Marx sont d'abord les illusions juridiques, par lesquelles on se représente l'achat et la vente des marchandises, et de cette marchandise particulière qu'est la "force de travail", comme une transaction volontaire entre des sujets juridiques libres et égaux en droits. N'y insistons pas, c'est assez connu. Mais l'ironie de ce texte culmine dans son évocation de "l'harmonie préétablie" qui est censée se réaliser dans le libre jeu des intérêts particuliers, et leur faire produire ce que réclame l'intérêt commun, sans que personne s'en soit soucié, et "comme par l'action d'une main invisible"...

   Ce que Marx met ici en cause, ce ne sont pas seulement les fictions optimistes sur lesquelles repose l'économie libérale du XIXème siècle, c'est d'abord et surtout la cohérence des postulats formulés par Bentham au début de son Traité de morale et de législation. Bentham commence par déclarer que "La nature a placé l'humanité sous l'autorité de deux maîtres absolus: le plaisir et la douleur. Il n'appartient qu'à eux de désigner ce que nous avons à faire comme de déterminer ce que nous ferons. Le critère du vrai et du faux comme l'enchaînement des causes et des effets sont assujettis à leur domination. Ils nous commandent dans tout ce que nous faisons, disons et pensons, et tout effort pour échapper à leur emprise ne sert qu'à en démontrer et à en confirmer la réalité. On peut prétendre en paroles se soustraire à leur empire alors qu'en fait on y reste soumis au moment même où on le prétend. Le principe d'utilité reconnaît cette sujétion et en fait le fondement du système dont l'objectif est d'élever l'édifice du Bonheur à l'aide de la raison et de la loi...". Le principe d'utilité se présente à la fois comme l'énoncé d'une loi positive, qui déclare simplement ce qui est, et comme une règle d'action et d'organisation, qui nous prescrit ce que nous devons faire. C'est une loi au double sens de ce mot: une loi scientifique, comme la loi de la pesanteur, et une loi morale, comme la Loi de Moïse... En outre, elle prétend énoncer en même temps ce que tout individu est censé faire et devoir faire, et ce que doit faire la société, qui n'est d'ailleurs, pour Bentham, rien de plus que la somme des individus dont elle se compose. Chaque homme cherche à réaliser son propre bonheur en cherchant à se procurer ce qui lui est utile, et une bonne législation doit prendre appui sur cette disposition naturelle pour réaliser le plus grand bonheur du plus grand nombre. "On peut dire d'une action qu'elle est conforme au principe d'utilité ou plus simplement qu'elle est utile (relativement à la société en général) lorsque sa tendance à accroître le bonheur de la société est supérieure à ce qui la diminue".

   Il est bizarre qu'on puisse parler d'une action conforme au principe d'utilité, si on croit vraiment que la recherche de l'utilité est une force irrésistible qui détermine toutes nos actions, même quand nous prétendons en parole nous soustraire à son empire. Toute action doit être conforme au principe, ou alors il ne s'agit plus d'une loi scientifique, il s'agit d'une norme morale, et comme toute norme morale, elle n'exprime pas une nécessité inscrite dans la nature, elle porte un jugement sur elle et s'efforce de la redresser.

   Comme l'observe Elie Halévy, dans l'étude monumentale qu'il a consacrée à La formation du radicalisme philosophique, c'est-à-dire à l'histoire de l'utilitarisme benthamien, "deux interprétations du principe de l'utilité sont possibles. Ou bien l'identification des intérêts, fin de la morale et de la législation, est contre nature, et ne peut être l'œuvre, si elle se réalise, que des artifices du législateur; ou bien elle est l'œuvre spontanée de la nature. Bentham applique le principe sous sa première forme, à la solution des problèmes juridiques. Adam Smith et Bentham l'appliquent, sous sa seconde forme, à la solution des problèmes économiques. On peut essayer, en matière constitutionnelle, l'application de l'une et de l'autre forme du principe" (op. cit., tome I, La jeunesse de Bentham, p.199).

   Qu'un principe fondamental soit tellement élastique, et qu'il puisse donner lieu à deux interprétations diamétralement opposées, cela exprime d'abord l'impossibilité de généraliser le schéma par lequel Adam Smith croyait pouvoir expliquer la formation des prix par l'équilibre spontané de l'offre et de la demande. D'après lui, lorsque l'achat et la vente des marchandises s'effectuent dans les conditions d'une libre concurrence, le marchand qui veut vendre sa marchandise au meilleur prix, c'est-à-dire, pour lui, le prix le plus élevé, devra transiger avec le client qui, lui aussi, veut acheter au meilleur prix, c'est-à-dire au prix le plus bas, et qui peut l'acheter à un autre marchand, dont les prix sont plus "compétitifs". A la longue, une marchandise ne peut pas être vendue beaucoup plus cher que son prix de revient, parce que, s'il n'y a pas de monopole, il y aura toujours un marchand qui trouvera son avantage à vendre un peu moins cher que ses concurrents. Et pas davantage il ne sera possible d'abaisser durablement les prix de vente au-dessous des prix de revient. C'est ainsi que, dans les conditions de la libre concurrence, la fameuse "main invisible" assure une régulation spontanée de l'économie, qui semble justifier la thèse de l'identité naturelle des intérêts. C'est aussi une illustration de la rationalité du calcul des plaisirs et des peines, comme l'explique encore Elie Halévy: "Tout échange est essentiellement échange, non d'un objet contre un objet, mais d'une peine contre un plaisir, de la peine de se séparer d'un objet utile contre le plaisir d'acquérir un objet plus utile: la valeur économique réside essentiellement dans cette équivalence. Mais alors le travail qui a servi à produire l'objet et qui consiste à prendre de la peine pour obtenir un plaisir, ne peut-il pas être considéré comme le type même de l'échange - la notion d'échange dans sa pureté ne supposant pas une dualité d'individus, mais seulement la comparaison d'une peine avec un plaisir? (...) Produire, c'est travailler, échanger une peine contre un plaisir; échanger, c'est travailler encore, produire un objet défini en vue d'en obtenir un autre..." (op. cit., p.118). Mais même en admettant que cette identité naturelle des intérêts se vérifie toujours dans la production et la circulation des marchandises, il est clair que le reste de la vie sociale nous montre la nécessité d'une identification artificielle imposée par l'action du législateur, comme c'est évidemment le cas de toute législation pénale, ce qui nous ramène à l'idée de Spinoza, expliquant que le pacte social serait nul et non avenu, si on ne faisait en sorte "que la rupture du pacte entraîne, pour celui qui l'a rompu, plus de dommage que de profit". Et il ne s'agit pas seulement de la législation pénale au sens strict. Par exemple, lorsqu'on "pénalise" la consommation du tabac et de l'alcool par des taxes qui en augmentent le prix, on cherche à dissuader le consommateur et à l'orienter vers d'autres consommations, ce qui suppose que le législateur lui-même considère que la conduite du consommateur se règle sur le calcul du plaisir et des peines. Il en est de même, lorsqu'un gouvernement choisit de réduire le taux de rémunération des livrets de caisse d'épargne, parce qu'il veut dissuader les petits épargnants, et les inciter à une consommation immédiate qui donnerait un coup de pouce à la relance économique. En pratique, il arrive souvent que la conduite des consommateurs ne se conforme pas aux prévisions rationnelles des planificateurs éclairés.   Il n'y a pas lieu de s'en étonner, si on veut bien reconnaître qu'il y a un abîme entre l'idée que les hommes cherchent à obtenir ce qu'à tort ou à raison ils croient être avantageux - c'est ce que disait Spinoza - et cette tout autre idée, selon laquelle ils devraient agir en fonction de l'utilité véritable, celle qui a été reconnue et homologuée par les experts. Entre ces deux idées, il y a toute la distance qui sépare une conception démocratique de la délibération et du choix politiques, et une conception qui reste attachée à l'idéal du despotisme éclairé, qui est resté celui de Bentham, même après qu'il se soit rallié, bien tardivement, aux mouvements démocratiques de son époque.

 

Conclusion: Utilitarisme et démocratie

 

  Nous pouvons essayer de conclure, en esquissant une réflexion sur les rapports ambigus qui se sont noués, dans l'histoire, entre l'utilitarisme et la démocratie libérale. C'est un fait que la montée en puissance de l'utilitarisme est contemporaine de l'avènement d'une démocratie que Tocqueville a pu définir comme un mouvement irrésistible vers l'égalité des conditions, ce qui bien entendu ne veut pas dire l'égalité des richesses, ou la disparition de toute hiérarchie, mais simplement l'élimination des différences codifiées dans le statut social et juridique, qui caractérisaient les sociétés d'Ancien Régime. Mais le même Tocqueville a pu discerner dans cette évolution "démocratique" des sociétés mode modernes la possibilité d'une nouvelle forme de despotisme, le despotisme doux d'une autorité tutélaire, qui pourrait bien se proposer pour but le plus grand bonheur du plus grand nombre, quitte à devoir user de contrainte à l'égard de ceux dont on veut faire le bonheur, mais qui, n'étant pas des experts, n'ont pas la compétence requise pour savoir calculer ce qui est vraiment profitable pour eux. Dans la logique technocratique de l'utilitarisme, il n'y a plus place pour des citoyens, il n'y a plus que des administrés.

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20 mars 2013 3 20 /03 /mars /2013 11:20

Normalitat, cultura i política a Catalunya-Nord

 

[L’any 1987, vaig iniciar una sèrie de cròniques a Ràdio Arrels, cinc dies seguits, durant la mateixa setmana, que he volgut deixar literalment tal com han estat pronunciades, sense corregir-ne ni el contingut, ni l’estil, ni les faltes gramaticals : no vull donar res més que un testimoni de l’estat d’esperit d’un rossellonés dels anys vuitanta, encara influenciat per l’ideari del Maig de 68. He mantingut, naturalment, i malgrat el rebuig dels puristes, que l’equiparen a una sortida d’autopista, l’expressió “Catalunya-Nord” : és ella que correspon a la nostra realitat, ja que es tracta del tros de Catalunya que la història ha deixat al Nord de la frontera franco-espanyola, i que, sense aquesta frontera, seria el Nord de Catalunya, més aviat que la “Catalunya del Nord”. Els afegitons i comentaris seran assenyalats amb lletra itàlica.]

 

Dilluns

 

L’altre dia, passant a la llibreria catalana de Perpinyà, vaig tenir la sorpresa de veure al bell mig de l’aparador un llibre en anglès, que de fet no era pas un llibre anglès, i la presència del qual s’explicava molt bé, ja que era la traducció d’un clàssic de la literatura catalana : la novela de Joanot Martorell, Tirant lo Blanc. Una obra del segle XV que pot semblar molt lluny de les nostres preocupacions actuals, encara que, segons lo que m’ha dit En Joan Miquel Touron, la traducció d’aquesta obra hagi arribat recentment a ser un best-seller als Estats-Units.

La meua intenció no és pas de comentar l’obra de Joanot Martorell, ni encara menys la seua relació amb el Quixote de Cervantes ; voldria únicament fer dues o tres observacions sobre la projecció internacional que pot tenir una obra com aquesta, i l’interès que presenta per molts Catalans, fins i tot els que no llegiran pas mai l’original català, ni tampoc una traducció, sigui en anglès, en francès o en castellà.

Crec que molts Catalans, potser amb una mica de xovinisme, veuran amb satisfacció aquest exemple del fet que la literatura catalana no és pas una petita cultura provincial, sinó una de les grans literatures europees, que té dret a una projecció internacional, i que la pot guanyar.

D’altra banda, potser caldria lamentar el fet que la literatura catalana contemporània, sense parlar del seu sector rossellonés, no hagi pas encara guanyat la mateixa difusió, i que unes obres cabdals del nostre temps no hagin pas estat reconegudes a fora del nostre àmbit territorial.

Entre altres coses, quan sabem que, cada any, el Premi Nobel facilita el descobriment d’obres importants procedent de països petits que no tenen pas, més que nosaltres, els mitjans de difusió que imposen el predomini de les grans potències del món occidental, és cert que podem lamentar el fet que Salvador Espriu hagi mort sense la consecració del Nobel : és evident que els escriptors tenen més dificultat que els pintors, els arquitectes o els músics per guanyar l’audiència d’un ample públic internacional.

Per acabar, voldria remarcar que la importància que els Catalans, i jo mateix ara mateix, dónem als senyals de la difusió i del reconeixement de la nostra cultura, assenyala també la situació anormal en la qual aquesta cultura viu, o més aviat lluita per la supervivència : cultura gairebé subterrània, que durant segles no va tenir cap existència oficial, i que avui encara té al davant seu el problema de la seua normalització.

En una situació normal, no valdria la pena de subratllar la projecció internacional que una traducció anglesa pot donar a la literatura catalana. En una situació normal, tampoc no caldria parlar de la llibreria catalana de Perpinyà, ja que totes les llibreries de Perpinyà haurien de ser catalanes. El que podria ser normal, seria una llibreria catalana a París, o a Madrid... És cert que la nostra realitat era encara més anormal quan no hi havia cap llibreria catalana a Perpinyà, però l’existència d’aquesta llibreria catalana és més aviat un primer pas cap a una possible normalització, tot i assenyalant el fet que la situació actual no és encara normal.

 

Dimarts

 

El fet que la llengua i la cultura catalana, sobretot aquí a Catalunya-Nord, no hagin pas arribat a un mínim de normalitat, s’ha traduït en una sèrie de conseqüències que podriem dir normals i anormals a l’encop, ja que les conseqüències lògiques d’una situació anormal segueixen normalment d’aquesta anormalitat, i tenen també de ser anormals com ho és la realitat que expressen.

Així és que la divisió del treball entre activitats culturals i activitats polítiques, divisió normal i corrent a països que no coneixen la nostra anormalitat, és gairebé impossible en un país com el nostre, on les associacions culturals han hagut de fer política, i on les agrupacions polítiques s’han trobat simètricament en la necessitat de defensar i promoure activitats culturals.

Recordem un bri la història recent del catalanisme a Catalunya-Nord. Tothom sap que, durant molt de temps, el nostre catalanisme va ser exclusivament cultural, encara que els militants catalanistes hagin pogut ser més o menys polititzats ; però si feien política, havien de passar pels partits polítics de l’Estat francès. No tenim pas, a Catalunya-Nord, una llarga tradició política com la que existeix al Principat, i que quaranta anys de dictadura no han pas arribat a trencar.

A casa nostra, el catalanisme polític comença a l’endemà del Maig 68, i amb l’effervescència ocasionada pel projecte de regionalització del general de Gaulle. És aleshores que veiem l’aparició de l’Acció Regionalista Catalana i de l’Esquerra Catalana dels Treballadors, moviments que, per primera vegada, fan sentir una veu catalana a les eleccions legislatives de 1973.

Ara bé : el més interessant és potser de constatar que, entre dues campanyes electorals, els militants de l’Esquerra Catalana dels Treballadors canviaven de casqueta, actuaven com a Grup Cultural de Joventut Catalana, organitzaven vetllades de cançó amb el Grup Guillem de Cabestany, preparaven les “sis hores de cançó catalana” al Palau Reial de Perpinyà [és així que, en un país normal, hauriem d’anomenar el “Palau dels reis de Mallorca”], o participaven a la creació de les primeres escoles catalanes.

Això fa que si el balanç de la llur activitat política pot semblar molt feble, amb uns resultats electorals que no anaven pas més enllà de l’u i mig per cent, el resultat més important va ser el despertar d’una nova consciència catalanista a travès d’unes activitats culturals que varen ser, tanmateix, l’expressió d’una voluntat política, i és així que se va constituir el terreny sobre el qual actuen avui els moviments catalanistes que conèixem.

 

Dimecres

 

Aquests darrers anys, les condicions en les quals podem fer política catalana a Catalunya-Nord són molt diferents de les condicions en les quals varen actuar els moviments dels anys setanta. D’una certa manera, el moviment català ha guanyat el dret a l’existència, la seua participació a la vida política local, encara que molt minoritària, ja és un fet que els partits polítics hexagonals comencen de tenir en compte.

Arribem de quant en quant a situacions gairebé surrealistes, com l’acte que s’ha celebrat fa sis mesos a l’Hôtel du Département, quan s’ha presentat al públic la maqueta del Punt Diari Catalunya-Nord.

Podem creure que el president del nostre consell general [aleshores, el doctor René Marqués] és un home que sap el preu i el pes de les paraules, i que va tenir unes bones raons per declarar públicament que, “encara que hi hagi una Catalunya del Nord i una Catalunya del Sud, sem un mateix poble amb les mateixes arrels”. És clar que aquest senyor no és de cap manera un nacionalista català, i que la seua declaració no és pas l’equivalent de la conversió de Sant Pau sobre el camí de Damasc. Precisament és això que dona més importància a aquesta declaració: un home que sense cap dubte és molt representatiu dels polítics del departament, un home prudent i assenyat, si pot parlar com ho va fer aquest dia, és perquè sap i preveu que la situació actual a Catalunya-Nord és oberta a uns canvis molt ràpids i espectaculars [No sé d’on he pogut treure els tresors d’indulgència dilapidats en aquest retrat del “Docteur Tant-mieux” del nostre establishment, que anticipava els intents de recuperació del moviment català que els partits “centristes” començaven de rumiar, meditant l’exemple de Jordi Pujol, i que, ara ho sabem, s’han fet realitat - amb l’entrada imprevista d’elegits catalanistes al consell municipal de “Perpinyà la Catalana” - sense dir res d’uns episodis més recents... ] Això pot resultar de moltes circumstàncies : l’impacte del moviment cultural, la presència de partits catalans a les eleccions, i sobretot l’influència cada dia més gran que pot tenir l’exemple d’una Catalunya autònoma plena de dinamisme, que fa ressaltar encara més la trista realitat d’un Rosselló que ja no és cap bri una “terra beneïda dels déus”.

Quan dic que la situació actual és oberta, vull dir que tot és possible : res no és perdut, i res no és guanyat. És clar que no tenim d’esperar que l’evolució econòmica i social produeixi automàticament els resultats que podem desitjar, ni tampoc els que tenim de témer. Les coses poden canviar, si fem tot el que depèn de nosaltres mateixos. Al meu parer, això vol dir que, si volem fer política catalana, hem de desenvolupar uns partits polítics catalans.

És hora de triar entre l’eficacitat política a curt termini, la que se pot assolir amb els partits polítics tradicionals, amb l’esperança de fer coses útils al si d’un ajuntament o d’un ofici municipal de la cultura, i l’alternativa que representa un treball a llarg termini, que només podrà ser satisfeta amb la creació d’institucions pròpies al país català, sense les quals no hi pot haver cap desenvolupament econòmic ni cultural.

Dient això, no vull pas fer propaganda pels partits catalans qui existeixen a Catalunya-Nord, sigui Unitat Catalana, sigui el PSC [Unitat Catalana i el Partit Socialista Català - que no cal pas confondre amb el Partit dels Socialistes de Catalunya - s’havien creat en vista de les eleccions, legislatives i regionals, del març de 1986 : no eren concurrents, ja que Unitat Catalana presentava una llista a les eleccions regionals, i el PSC a les legislatives. Era possible, doncs, de votar per l’una i per l’altre : no crec pas ser el sol que hagi votat, aquest cop, per dos partits el mateix dia. Els resultats obtinguts no han pas estat molt diferents, al voltant de dos i mig per cent. Naturalment, cal prendre cum grano salis la meua pretensió de no fer propaganda : he estat un dels fundadors del Partit Socialista Català, i els auditors de Ràdio Arrels ho sabien...]

És clar que hi ha catalans que no es reconeixen ni en la política del PSC ni en la d’Unitat Catalana. I tenen el dret de fer altra cosa, poden constituir unes altres agrupacions, i si ho fan, faran bé. De tota manera, hauran, ells també, de rebutjar la política centralista dels partits estatals.

 

Dijous

 

Un exemple recent de la nostra anormalitat, l’acabem de tenir fa tot just quatre dies, amb la resposta del Senyor Monory, ministre de l’Educació Nacional, a una pregunta que li va fer el Senyor Diputat Claude Barate. Heu pogut llegir aquesta resposta a l’Indépendant del 27 de setembre, sota el títol : “Ecoles catalanes. Des précisions du ministre de l’Education”. Me permetreu de llegir el més important d’aquesta resposta, relativa a la situació de les escoles catalanes :

“La solution du contrat simple paraît mieux adaptée au problème posé. Ce type de contrat prévu par la loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959, a fait ses preuves à l’égard de l’ensemble des établissements privés, et permet de respecter le caractère propre de l’enseignement dispensé par les associations en le situant dans le cadre des programmes et des activités de l’Education nationale. Il est en effet indispensable que l’enseignement donné dans les classes corresponde aux programmes officiels et, en particulier, que l’enseignement du français y ait sa juste place ; si cette condition n’était pas remplie, il ne saurait être question pour l’Etat de contribuer au financement de ces écoles.”

Ja enteneu el que vol dir aquesta resposta : si les escoles catalanes accepten de donar al francès la preponderància que és, del punt de vista jacobí, la seua “juste place”, és a dir si les escoles catalanes renuncien a ser escoles catalanes, podran tenir les mateixes ajudes que les escoles confessionals que veuen respectar el seu “caractère propre”, tot i acceptant l’exigència prioritària que no ha deixat de ser la que hi havia escrita al pati de l’escola d’Aiguatèbia : “Parlez français, soyez propre”. I avui encara queda clar que si no parleu francès, no podeu ser gent civilitzada :

“La langue de la raison ne peut être que française

Parle de cette façon, sinon faut que tu te taises”

- com ho diu, en francès, una cançó prou coneguda [la cançó de Joan Pere, “Nous autres les Catalans” - és clar que hauria pogut citar un altre cantant, Joan Pau Giné, i els seus “mestres educats”, “aquellos que diuen que cal parlar francès i sobretot callar” : hauria estat un exemple més de la presència dels temes de Maig 1968 en el moviment cultural català].

Val la pena de recordar que no fa encara deu anys, durant una sessió memorable del nostre Consell General, els elegits de Catalunya-Nord deien encara la mateixa cosa : al mes de gener de 78, quan per primera vegada la Bressola els demanava una subvenció, els consellers de dreta i d’esquerra van ser unànims per refusar-la, dient els uns que no volien subvencionar una escola privada, o bé que els alumnes d’una escola catalana serien incapaços d’adaptació al si d’una d’una societat moderna al si de la qual el francès és imprescindible, i n’hi va haver un per afegir que valdria millor fer unes escoles angleses al lloc d’escoles catalanes.

Ja ho sabem, les coses han canviat, i els nostres elegits locals no tornarien a dir tantes bestieses. Però, com ho deia el Blaise Pascal, lo que és veritat a Perpinyà resulta ser un error al nord de les Corberes, i a més a més l’alternança democràtica fa que un govern de dreta no és de cap manera lligat per les bones paraules del govern d’esquerra que va substituïr : és clar que el Senyor Monory no sap res, i no vol res saber, del dret a la diferència i de la necessària reparació històrica anunciada pel “Rapport Giordan”, del temps de l’anterior govern socialista.

Cal dir que els mateixos socialistes, ja que no han tingut prou coherència per fer votar una llei, un Estatut de les llengues i cultures minoritzades, li han deixat tota llibertat de fer el que vulgui [Retrospectivament, crec que hauria fet millor de retreure als socialistes, més qu’una incoherència, el doble llenguatge amb el qual multiplicaven bones paraules tot conservant les conviccions jacobines que han rebut, ells també, del massa conegut Abbé Grégoire.]

 

Divendres

 

Al moment d’acabar aquesta setmana de gloses o comentaris dedicats al tema de la nostra anormalitat, semblaria força anormal de no dir res del problema en el qual aquesta anormalitat se concentra amb més violència, vull parlar del problema de la nostra nacionalitat.

Històricament el Rosselló i les altres terres catalanes de l’Estat francès formen part de la nació catalana, i tanmateix una majoria de rossellonesos, si els demanem quina és la seua nacionalitat, respondran que són francesos, i potser s’enfadaran davant la suggestió que es pugui imaginar altra cosa : us diran “que voleu ser espanyols ?”

Aquesta resposta, no l’he inventada, i segur que tots vosaltres heu sentit a dir coses del mateix estil.

Ja sabem que tot això és el resultat d’un llarg procés de francesització, sobre el qual, o més aviat sobre els inicis del qual hem pogut llegir un estudi magistral i apassionant, l’obra del senyor Michel Brunet, Le Roussillon, 1780-1820, Une société contre l’Etat. Al moment on la Revolució francesa va constituir l’Estat-Nació modern, quan ja hi havia un segle i mig de presència francesa al Rosselló, és cert que els rossellonesos no eren pas encara afrancesats. Al dia d’avui, si encara és possible de lluitar per una recatalanització de la nostra terra, no podem ignorar que la francesització és gairebé acabada.

Això fa que no és molt encertat de transportar a Perpinyà les concepcions i els lemes nacionalistes que semblen tan evidents al sud de la frontera estatal : qui pot dir “Sóm una nació” quan la consciència nacional és adormida, i que el problema és de saber de quina manera la podriem despertar. Potser caldria dir “Fem una nació”, fem tot el que pugui ajudar a recuperar la nostra nacionalitat històrica.

De moment és possible que l’única posició lògica i normal sigui la que podria semblar més absurda i més anormal, ja que seria precisament aquesta que correspon ben bé a la nostra realitat : vull parlar de la resposta que [el cantant] Cris Cayrol donava, l’altra setmana, en una entrevista de Punt diari Catalunya-Nord. A la qüestió de saber quina nacionalitat reivindica, ell va respondre que, en la nostra situació, hem de reivindicar les dues nacionalitats, la francesa i la catalana. Aquesta resposta pot semblar una “réponse de Normand”, i tanmateix crec que és la millor prova del fet que vaig comentant tota aquesta setmana, el fet que en una situació anormal les reaccions més adequades són precisament unes reaccions anormals.

De la mateixa manera, cal dir que és molt anormal la concepció defensada per molts catalanistes que diuen que Catalunya és una nació sense Estat, que no cal confondre nació i Estat, que hi pot haver nacions sense Estat, i també Estats sense nació.

Dient això, descuiden el fet que l’Estat és un instrument necessari a la supervivència d’una nació, i que si una nació ha de viure massa temps sense cap estructura estatal, el seu futur ja és molt negre.

Si és veritat que hi ha nacions sense Estat, també és veritat que hi ha homes sense braços ni cames, i que no deixen de ser homes perquè han perdut braços i cames. Això és, tanmateix, una situació anormal. I no podem ignorar que la situació d’una nació sense Estat és també una situació anormal, i que podria donar materia a molts altres comentaris sobre el tema de l’anormalitat. [aquesta conclusió, és clar, no donava cap resposta a la pregunta “i ara, que hem de fer ?”, expressava els meus dubtes sobre el plantejament dels “nacionalistes” catalans que creuen poder mantenir el seu “nacionalisme” sense la perspectiva “independentista” de crear un Estat català, fins i tot un Estat que no aplegui el conjunt de les terres històricament catalanes : ja que un poble no és lliure si és “alliberat” contra els seus desitjos, i és poc probable que el conjunt dels “Països Catalans” tingui, ara per ara, aquesta voluntat. La independència del Principat, que no és tan improbable, podria, nogensmenys, afavorir el despertar d’una consciència nacional allà on dorm encara...]

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13 mars 2013 3 13 /03 /mars /2013 19:25

CASTORIADIS, DEWITTE, LATOUCHE E TUTTI QUANTI

 

 

La diffusion récente sur le site « Notbored » d’une version anglaise du débat entre Castoriadis et le MAUSS, publié par « Mille et une nuits » sous le titre « Démocratie et Relativisme », est présentée par ses initiateurs comme un « électro-samizdat », élégant euphémisme qui ne nous permet pas d’éluder le problème qu’ont soulevé, dans leur édition des « écrits politiques » du même auteur, Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay : certains écrits de  Castoriadis, disent-ils, ont fait l’objet « d’éditions sur la Toile que l’on qualifiera, si l’on est d’humeur conciliante, de « militantes ». On ne peut ni les condamner par principe (elles ont parfois mis à la disposition des lecteurs des choses introuvables) ni les approuver sans réserve (un vrai travail d’édition aurait été préférable) » [La question du mouvement ouvrier, tome 1, p. 10]   

Problème délicat, que je n’aurai pas la prétention de résoudre : si je me crois tenu d’en dire quelques mots, c’est parce que toute édition des écrits de Castoriadis, qu’elle soit « sauvage » ou « autorisée », met en jeu la légitimité des interprétations proposées par les éditeurs, dans leurs avant-propos et leurs annotations. Et, dans le cas précis de cet electro-samizdat, « Democracy and Relativism », je suis interloqué par l’interprétation que développe le traducteur anonyme (« Anonymous Translator ») dans le « Foreword » où il présente sa traduction. Presque tout ce qu’il dit contredit l’impression que m’avait fait la lecture de ce débat, quand la Revue du MAUSS l’a publiée dans ses numéros 13 et 14, en 1999, puis quand j’ai pu l’entendre sur bande magnétique, puisque je n’avais pas pu y assister moi-même (quand il avait eu lieu, le samedi 10 décembre 1994, j’étais encore professeur de lycée, et j’avais quatre heures de classe le samedi matin).

Je trouvais assez naturel que les interlocuteurs de « Corneille » n’aient pas été d’accord sur toutes choses avec lui, il ne s’agissait pas d’une assemblée de disciples, et l’intérêt d’un débat me semble résider dans la confrontation des problématiques, plus encore que dans celles des thèses qui s’affrontent : à tort ou à raison, il me semble que le traducteur anonyme aurait préféré quelque chose dans le style des séminaires que Castoriadis tenait à l’EHESS, tels qu’ils nous sont livrés dans les transcriptions de « La création humaine ». Comme s’il avait fallu que les participants soient déjà familiers des problèmes traités et des solutions proposées, qu’ils soient d’accord ou non avec Castoriadis.

 

Jacques Dewitte, un connaisseur

 

C’est là, me semble-t-il, ce qui le satisfait dans les interventions de Jacques Dewitte, dont il se plaît à observer que cet ancien collaborateur de la revue « Textures » est en mesure de dire que, depuis bien des années, il est familier  des positions de « Corneille » : « Je reconnais dans ce qui vient d'être dit vos positions, que je connais bien depuis très longtemps. Mais je suis toujours étonné par ce qui m'apparaît être de plus en plus la radicalité - enfin vous inscrivez les choses dans une alternative tranchée -, la forme extrême que vous donnez à l'idée d'autonomie au point que, à ce moment-là, on en arrive à ne plus pouvoir reconnaître comme ayant une valeur propre aucune institution, aucune représentation, ne serait-ce que provisoire. »

Toujours est-il que ce connaisseur délicat rejette absolument la conception qu’il attribue à Castoriadis : « Il y a d'une part une pure autonomie, et de l'autre toute forme d'institutionnalisation ou de représentation. Or ça fait tout de même aussi partie de l'histoire politique. Toute extériorité est à ce moment-là discréditée. J'en reviens à un propos un peu antérieur dans la discussion qui concernait les lois, avec l'exemple des Iroquois. Vous avez rappelé votre concept fondamental, votre position philosophique fondamentale, l'auto-institution explicite, et je me dis - enfin, c'est peut-être trivial de le dire, je m'en excuse : mais est-ce qu'on ne peut pas concevoir qu'on puisse reconnaître librement des lois comme bonnes ? »

Il croit, ou feint de croire, que la visée d’autonomie traduit ce qu’il appelle une « compulsion du changement » et comme une volonté autarcique d’auto-fondation, comme si l’autonomie excluait l’acceptation de tout antécédent et de tout précédent : « Est-ce que cette idée d'autonomie doit nécessairement conduire à une sorte de compulsion du changement ? C'est là qu'il risque d'y avoir un glissement entre l'exigence de liberté et d'autonomie, et quelque chose d'autre peut-être. Il me semble qu'il faudrait creuser de ce côté-là. Vous reconnaissez vous-même qu'il n'y a pas de pur acte d'auto-institution, vous avez reconnu tout à l'heure qu'il y a une limite de notre pouvoir d'actions, donc c'est aussi lié à notre finitude. Nous nous inscrivons dans une tradition, nous reconnaissons que le monde existait déjà avant nous ; alors, est-ce qu'il n'y a pas une possibilité, c'est que nous reconnaissions comme bonnes certaines lois sans avoir le besoin absolu de les changer, même si nous nous réservons cette éventualité, et si c'est nécessaire ? »

En lisant ces propos, je ne peux m’empêcher de penser que Dewitte ne comprend l’idée d’autonomie qu’au sens péjoratif que lui donne Levinas, comme tous ceux pour qui l’idée même de Loi exige qu’elle émane d’un législateur transcendant. C’est bien ce qui ressort d’un texte qu’il consacre à la pensée de Levinas, où il reprend le mythe platonicien de Gygès, et présente l’autonomie comme une « forme de liberté dégagée de toute responsabilité, (...) une tentation permanente de l’Occident dans sa conception de la liberté comme pure autonomie, détachée de tout lien, déliée de toute responsabilité. (...) Gygès apparaît comme un objet de méfiance et de réprobation : il est l’incarnation même d’une pure liberté détachée de tout lien, d’une attitude de fuite devant ses responsabilités. » (Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, n°2, 2003, pages 110 et 112). L’autonomie ne semble pouvoir être à ses yeux que l’expression d’une révolte individualiste, qui ferait table rase de toute tradition. Sans tenir aucun compte de l’expérience historique, il ne fait aucun cas de la création collective, en Grèce puis en Occident, de sociétés humaines qui instituent leurs lois, leur nomos, au lieu de la recevoir d’une autorité transcendante.

Parvenu à ce point, je ne peux qu’admirer le tact et la délicatesse que met Castoriadis à lui dire autre chose que « Tu n’as rien compris ! ». Sa réponse, en effet, consiste à prendre sur son dos la responsabilité d’une incompréhension, qui a tout lieu de nous surprendre, s’agissant de Dewitte, qui affirme bien connaître la pensée d’un auteur qu’il fréquente depuis longtemps :

« Je crois (dit Castoriadis) qu'il y a encore un malentendu. Je ne sais pas... sans doute, je suis très mauvais dans l'explication de mes positions, parce que très souvent, je ne me reconnais pas dans les critiques qui me sont faites. Ou alors je suis aveugle sur moi-même. Je crois que je suis autant que faire se peut autonome dans le domaine de la pensée. Je parle de moi, Castoriadis. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je ne veux certainement pas dire que j'ai une compulsion de changement et que chaque journée, chaque matin, je me lève, je prends tout ce que j'ai écrit, je le feuillette, et je me dis : je l'ai écrit, donc ça ne peut plus être vrai, il faut le changer... Non. Absolument pas. Etre autonome pour moi, ça veut dire que je continue à fonctionner, que je continue à penser, que j'ai de temps en temps des idées nouvelles, et que j'espère que je continuerai à en avoir - sauf si l'Alzheimer me rattrape - et que je me donne le droit d'écrire, comme il m'est arrivé de l'écrire, que ce que j'ai écrit à tel endroit était faux, ou était insuffisant, qu'il faut le revoir, et qu'il faut aller plus loin. Ça, je l'ai fait. Vous connaissez ma carrière. J'ai commencé comme marxiste. J'ai commencé par refuser l'économie de Marx, puis sa théorie du travail et de la technique, puis sa sociologie, puis sa conception de l'histoire, sa philosophie, puis je me suis mis à reprendre l'histoire de la philosophie, à refuser des tas de choses que jusqu'alors j'avais acceptées, etc., et je continue. Et la même chose par rapport à Freud, par exemple, pour qui j'ai un énorme respect. Je suis psychanalyste pratiquant ; mais au point où j'en suis maintenant, il y a très peu de chose qui soit littéralement du Freud dans ce que je pense, dans ce que je fais, dans ce que je dis, dans le domaine de la psychanalyse. C'est ça. Il n'y a pas de compulsion de changement. Et je ne pense pas une société autonome comme dominée par une compulsion de changement. »

A la place de Dewitte, je serais mort de honte, et j’ai honte pour lui, comme j’ai honte d’un article qu’il a publié en novembre 2003, dans la Revue du MAUSS, à la gloire du monothéisme, sous un titre où il dénature la phrase de Péguy qu’il a mise en exergue : « croire ce que l’on croit » [cf. le commentaire que j’en fais sur mon blog, « jeanlouisprat.over-blog.com », qui est en quelque sorte mon « electro-samizdat »] J’en ai honte, surtout, pour la Revue du MAUSS, qui n’a fait aucun commentaire sur un article « maussien » qui condamne l’étude des « fonctions sociales du sacré » par des chercheurs tels que Marcel Mauss, et prétend définir l’essence de la religion en des termes qui ne peuvent s’appliquer qu’aux religions monothéistes, impliquant par là même que la religion « païenne » des Grecs, qui n’était peut-être pas la vraie religion, n’était même pas une religion authentique – terme qui, pour Dewitte, ne doit s’appliquer qu’au « culte socialement institué de la réalité éternelle » (il est vrai que l’article est parvenu trop tard à la Revue pour qu’Alain Caillé ait pu inclure son analyse dans sa présentation de ce numéro consacré au « religieux »).

 Et j’ai honte pour le traducteur anonyme qui loue la pertinence des interventions de Dewitte, et n’est même pas gêné par le fait qu’elles obligent Castoriadis à mettre les points sur les i, ce qui pourra servir, quand on écrira « L’autonomie pour les nuls », mais dont on aurait pu croire que c’était superflu, pour quelqu’un comme Dewitte, à moins de supposer qu’il faisait l’imbécile comme le font parfois les journalistes qui veulent « faire cracher le morceau » par la personne qu’ils interviewent, ou « mettent à la question » :

« Mais qu'est-ce que c'est l'autonomie ? (reprend Castoriadis) L'autonomie, c'est que l'on puisse à chaque moment dire : est-ce que cette loi est juste ? Qu'est-ce que c'est l'hétéronomie ? L'hétéronomie, c'est que la question ne sera pas soulevée, comme on dit dans les tribunaux. La question ne sera pas posée. C'est interdit. Si vous êtes un vrai juif, vous ne pouvez pas poser la question : est-ce que les prescriptions qu'il y a dans l'Exode et le Deutéronome sont justes ou ne sont pas justes ? La question n'a pas de sens. N'a pas de sens, parce que le nom de Dieu est Justice et que ces lois sont la parole de Dieu. Alors, dire que c'est injuste, c'est dire que le cercle est carré. Voilà. Là c'est la forme la plus extrême et la plus évoluée, et la plus subtile, et la plus grandiose de la chose ; mais la même chose vaut pour tout ce que j'appelle les sociétés hétéronomes. Donc, il ne s'agit pas de remettre chaque jour à l'ordre du jour de l'assemblée la totalité des dispositions législatives existantes et d'inviter la population à les réapprouver ou à les changer. Il s'agit simplement de ménager la possibilité - mais la possibilité effective - que les institutions puissent être altérées, et sans que, pour cela, il faille des barricades, des torrents de sang, des bouleversements, des morts et tout le reste. »

 

 

Caillé, Latouche, et les « objecteurs de croissance »

 

La complaisance du traducteur anonyme à l’égard des questions – ou plutôt des critiques, ou des mises en demeure – adressées par Dewitte à Castoriadis fait contraste avec les observations qu’il réserve au Pape et à l’Antipape du MAUSS (Alain Caillé, Serge Latouche), dont il espère, pourtant, qu’ils l’aident à publier une version française du Translator’s Foreword.

Pour m’en tenir au résumé qu’a donné David Curtis des principaux griefs du traducteur anonyme, dans un mail adressé au forum des Maussiens, « Alain Caillé et Serge Latouche, dans leurs interventions écrites publiées dans les numéros 13 et 14 de La Revue du MAUSS, ont plutôt brouillé les cartes en fournissant aux lecteurs une fausse image des positions de Castoriadis, et ces deux derniers ont souvent fait preuve d’une fâcheuse incompréhension des positions de Castoriadis lors même de la discussion originale. » 

Mais c’est surtout Latouche qui est censé avoir « une façon particulière d’enrôler Castoriadis dans sa propre démarche politique-écologique, une démarche qui trahit une assez forte influence heideggérienne (selon une compréhension gauchisante de Heidegger venue de la France et très répandue un peu partout par la suite). (…) Ce qu’il faut éviter, à mon avis, c’est ce qu’on peut lire dans certains commentaires sur Castoriadis : que Castoriadis aurait été “heideggérien” en quelque sorte. Une critique “anti-humaniste” heideggérisante, prônée par Latouche, est, par exemple, tout à fait étrangère aux visées philosophiques et politiques de Castoriadis, ce qui a été souligné dans le Translator’s Foreword. »

Ce qui peut passer pour du heideggerianisme, c’est une divergence qui s’exprime en effet dans le débat, quand Latouche y traite comme indissociables le projet d’autonomie et le projet cartésien d’une domination scientifique et technique, visant à rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature », - alors que Castoriadis dissocie nettement la démesure moderne, qui s’exprime dans la formule de Descartes, et la visée d’émancipation qui est apparue en Grèce, avant de renaître dans l’Occident moderne, et qui n’implique aucune volonté de puissance : dans autonomie, il y a nomos, la loi, l’autolimitation qui est contenue par principe dans l’idée que les hommes se donnent à eux-mêmes les lois qu’ils devront suivre. Il n’est pas question de nier que, dans l’histoire moderne, le projet d’émancipation s’est enchevêtré avec le projet de domination sur la nature, comme le capitalisme semble être indissociable de la démocratie.

Cela pose, non pas une question théorique, mais un problème pratique : comment démêler ce que l’histoire a mêlé, comment lutter pour la démocratie tout en combattant le marché mondialisé, dont le jeu spontané produit tout le contraire d’une démocratie. Le discours heideggerien, pour autant qu’il nous mène à condamner en bloc notre modernité, n’a rien d’autre à nous dire que « Seul un dieu pourrait nous sauver ». Ce n’est certes pas ce que fait Serge Latouche, quand il entreprend de « décoloniser l’imaginaire » et de détruire la religion de la croissance.

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9 mars 2013 6 09 /03 /mars /2013 13:50

 

 

 

Antécédents - quelques messages qui ont précédé immédiatement ma controverse avec Jacques Dewitte:

[Forum des Maussiens, 30-11-03] Cher(e)s ami(e)s, j'ai réussi à lire - une fois n'est pas coutume - plus de la moitié des articles publiés dans la dernière livraison de la Revue du MAUSS. Je lirai sans doute les autres, mais comme je le fais d'habitude, avec un peu plus de retard...

Ce dernier numéro constitue un bon témoignage de ce que Pierre Dumesnil (p. 332) appelle "l'anti-dogmatisme" de la revue, si on considère la place qu'y occupe un remarquable article (pages 62-89), essentiellement dirigé contre la méthode des sciences sociales, et même implicitement, contre les écrits sur "Les fonctions sociales du sacré" que nous devons à l'auteur-éponyme de la Revue (Marcel Mauss, Œuvres, tome 1).

Jacques Dewitte, en effet, c'est de lui que je parle, met les pieds dans le plat : en revendiquant pour son compte "la question incongrue et quasiment subversive" que serait la question "qu'est-ce que ?", "comprise en un sens substantiel et non pas fonctionnel", il entre en lice contre "la conception dominante selon laquelle seule existe et compte la fonction (d'une chose), en particulier sociale". Conception pour laquelle il serait vain, par exemple, de se demander "Qu'est-ce que la religion ?", "car il faudrait s'enquérir prioritairement ou exclusivement des fonctions remplies par le fait religieux".

Pour justifier sa démarche, Jacques Dewitte prend appui sur des auteurs on ne peut plus respectables, Hannah Arendt et Leszek Kolakowski, dont il me faut pourtant dire que, dans ce cas précis, leur contribution au débat me paraît très décevante. Grâce à Hannah Arendt, nous apprenons que "l'objet privilégié et spécifique de la religion, c'est Dieu ou le divin" (p. 66), et Kolakowski nous apporte une "définition toute simple" qui illustre la fécondité de la démarche phénoménologique pratiquée par cet auteur, "une brève définition qui me paraît juste et éclairante, pourvu que l'on en aperçoive toutes les implications".

Elle tient en quelques mots : "Le culte socialement établi de la réalité éternelle (the socially established worship of eternal reality), telle est peut-être la formulation qui se rapproche le plus de ce que j'ai en tête quand je parle de religion" (p. 77)

Faut-il s'en étonner, cette formulation ne peut nous éclairer que sur la religion judéo-chrétienne, mais elle exclut nécessairement les religions des peuples primitifs, mais aussi celles des peuples orientaux qui pratiquent l'hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme ou le confucianisme... Et même celles de l'Antiquité classique, avec leurs Théogonies qui font naître les dieux à partir du Chaos, c'est-à-dire la béance sans fond de l'Abîme (seul le Chaos est éternel chez Hésiode, ce qui lui vaut d'ailleurs d'être critiqué par Aristote, qui lui reproche d'avoir fait du lieu vide le plus ancien et le plus puissant des dieux). Nous faut-il renoncer à  parler de la religion d'Homère, d'Héraclite ou de Virgile ? Si Durkheim et ses proches, au lieu de fixer leur attention sur une tradition biblique qu'ils connaissaient plutôt bien, ont préféré partir des "formes élémentaires de la vie religieuse", c'est bien parce qu'ils ont voulu éviter de confondre "la religion" et "notre religion". Ce qui n'est malheureusement pas le cas des phénoménologues invoqués par Dewitte, et encore moins celui de Péguy, à qui il emprunte le titre de son article, sans remarquer que celui-ci, si souvent admirable, mais parfois odieux, substitue l'invective à l'argumentation lorsqu'il prétend que "le modernisme consiste à ne pas croire ce que l'on croit". Péguy, dans cette page, ne fait que relayer la féroce campagne anti-moderniste orchestrée par Pie X dans l'Encyclique Pascendi, et j'ose espérer que la plupart de ses admirateurs, croyants ou incroyants, se sentent un peu gênés par de tels excès de langage, comparables au sobriquet dont Péguy affublait Marcel Mauss ("Boîte à fiches").

P.S. Jacques Dewitte écrit que "Kolakowski ne se réclame d'ailleurs jamais de la phénoménologie husserlienne", pourtant il connaît bien le livre que celui-ci a écrit sur "Husserl et la recherche de la certitude" (L'âge d'homme, Lausanne, 1991)

 

[Commentaire d’Alain Caillé, le jour même, 30-11-03] Cher Jean-Louis

Je me sens tout à fait en phase avec ton commentaire.

Bravo d'avoir déjà lu la moitié du n° et de ne pas te contenter d'un ou deux articles comme tu nous disais le faire jusque là dans ton précédent mail. En fait et curieusement il y a réellement des articles intéressants dans La Revue du MAUSS...

Amitiés

Alain

 

[8-12-03] Cher(e)s ami(e)s, permettez-moi d'emprunter ce canal pour donner une première, et rapide, réponse à une lettre que m'envoie Jacques Dewitte; je vais, évidemment, lui répondre sous la forme traditionnelle qu'il a lui-même adoptée, mais je ne pourrai pas répondre tout de suite, avant d'avoir lu les documents qu'il m'envoie. Puisqu'il me laisse libre de "réinjecter" sur le forum des MAUSSiens le débat suscité par son dernier article, je voudrais seulement répondre sur un point, celui qui, semble-t-il, est le plus douloureux, et pour lui et pour moi. Son article, on s'en souvient, arborait en exergue une citation de Péguy, qui m'a fait réagir. Jacques m'écrit ceci :

"J'ai le sentiment que tu n'as pas vraiment cherché à comprendre Péguy (ou moi citant Péguy), et que tu as d'emblée plaqué là-dessus un certain schéma que l'on pourrait résumer ainsi : Péguy=Pie X=caca"

Je réponds tout d'abord que, depuis très longtemps, je suis moi-même un admirateur de Péguy, et que, plus récemment, j'ai beaucoup aimé le livre que lui a consacré Finkielkraut (en porte témoignage un texte que j'ai publié en 1998 dans "Le vilain petit canard", et que je me permets d'agrafer à ce mail) mais par certains aspects cet homme admirable était parfois odieux (Je pense, en ce moment, à un texte où il commence par dire qu'il est un vieux républicain, qu'il ne conçoit pas, en temps de guerre, une autre politique que celle de la Convention nationale, et conclut que la politique de la Convention nationale "c’est Jaurès dans une charrette, et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix").

L'attaque de Péguy contre les modernistes peut sembler moins meurtrière, et si je croyais, comme Jacques, qu'elle vise en fait Maurras, je n'éprouverais pas la même répulsion. Selon Jacques, "l'une des concrétisations possibles, et même peut-être la concrétisation par excellence de la figure du 'modernisme' selon Péguy, c'est Ch. Maurras : il a - disons - instrumentalisé la religion. Peu importe que l'on croie ou que l'on ne croie pas (lui-même n'était pas croyant); l'important c'est que l'on a besoin de la religion - de l'Eglise catholique - comme pilier de l'ordre social. Et à mes yeux, la conception de Maurras est identique, fondamentalement, à celle de Durkheim. Et c'est contre cette entreprise de déconnexion du contenu de la croyance que je m'insurge".

Soit, il n'en reste pas moins que pour les abonnés des Cahiers de la Quinzaine, en 1910, le sens du terme "modernisme" ne pouvait pas être défini librement par Péguy, comme aurait pu le faire Humpty-Dumpty dans le roman de Lewis Carroll. Ils se trouvaient alors au cœur de la campagne anti-moderniste, lancée en 1907 par l'Encyclique Pascendi, et même si on pense que c'est déjà de l'histoire ancienne (Jacques m'écrit que les éléments historiques lui manquent), certains d'entre eux étaient bien placés pour savoir que, mutatis mutandis, l'Eglise catholique a connu, à ce moment-là, une véritable "chasse aux sorcières", je n'ose pas parler de "purge stalinienne", et pourtant... Ils savaient, en tout cas, que Loisy et ses adeptes étaient tout le contraire de ces tartufes qui installaient Jésus-Christ dans la niche d'un chien de garde - formule que j'emprunte à Henri Guillemin (Je vais quand même joindre à ce mail deux articles tirés de l'Encyclopaedia Universalis, "Loisy" et "modernisme").

J'aimerais bien poursuivre publiquement ce débat avec Jacques, car il me semble que tou(te)s les MAUSSien(ne)s peuvent se sentir concerné(e)s, mais j'ai cru comprendre que Jacques n'avait qu'un accès indirect au réseau, et je ne pourrais discuter l'ensemble de son texte que si tout le monde en avait connaissance (si j'avais eu la version électronique de sa lettre, je l'aurais moi-même transmise; ce serait bien qu'il trouve un intermédiaire pour la diffuser sur le forum).

Amitiés à tou(te)s, et tout d'abord à Jacques, qui comprend bien que notre débat, notre "agon", n'est pas un "polemos"... J'ajoute que je suis très sensible à certaines références extra-philosophiques et humoristiques, quand il se compare lui-même aux "Dupont-Dupond faisant du raffut dans une mosquée ou Haddock aux prises avec une vache sacrée"... 

 

[Alain Caillé, 8-12-03] Toute clarification sur Péguy en général, et en particulier sur ses rapports à Jaurès, Mauss et Lucien Herr, sera vraiment bienvenue...

Merci à Jean-Louis pour ces premiers éclaircissements

Amicalement

 

[9-12-03] Jacques Dewitte a réussi à me faire "plonger" dans les œuvres de Péguy, que je n'avais guère relues depuis la fin des années 60 - relecture nécessaire, qui retarde d'autant la réponse que j'ai promis de lui faire. Pour tirer au clair la querelle du modernisme, et notamment la phrase citée dans "croire ce que l'on croit", j'ai commencé par "Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet", qui est un pamphlet féroce contre ce que Péguy appelait "le Parti Intellectuel", mais les attaques contre Mauss se trouvent dans "Victor-Marie comte Hugo", et c'est dans "L'argent suite" que Lucien Herr est cruellement malmené. (Ne parlons pas des attaques contre Jaurès, elles reviennent partout, de façon obsessionnelle...) Je compte d'autant moins faire des trouvailles que, s'agissant de Mauss, le point a été fait dans sa récente biographie, et que, dans un livre plus ancien, "Lucien Herr, le socialisme et son destin" (Calmann-Lévy, 1977), Daniel Lindenberg et P.A. Meyer écrivent que "le dossier Herr/Péguy reste encore, faute de documents et de témoignages cardinaux, très obscur..." Et je ne crois pas que la situation se soit améliorée depuis 26 ans, mais bien sûr, pour moi aussi, toute clarification sur ces points serait bienvenue

 

[lettre à JD, incluant le texte des messages envoyés la veille et l’avant-veille]

****, 10 décembre 2003

Cher Jacques, je te remercie de ta lettre, et de la volonté de dialogue (franc, cordial, et sans concessions opportunistes sur le fond) dont elle témoigne. Mais il faudra attendre quelque temps avant que je puisse te répondre sur l'ensemble des problèmes soulevés par ton article : après avoir reçu ta lettre, j'ai commencé par lire les textes que tu y as joints (un grand merci pour ton article sur Levinas, et pour la dédicace), puis je me suis engagé dans une relecture des œuvres de Péguy, qui pourra nourrir ma réponse, mais qui va sûrement la retarder. Je te transmets déjà ce que j'ai envoyé au réseau du MAUSS, puisque, si je comprends bien, tu n'y accèdes pas directement. Mais peut-être pouvons-nous communiquer directement par e-mail, maintenant que je me suis décidé - non sans réticence, au début, je ne suis pas très « moderne » - à me brancher sur Internet

Bien amicalement, Jean-Louis

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9 mars 2013 6 09 /03 /mars /2013 10:56

Nouvelle réponse(9 janvier 2004)

 

Cher Jacques, je viens de recevoir ta lettre du 6 janvier, et je voudrais pouvoir te répondre sur tous les points qu’elle soulève, mais il faudrait, pour cela, qu’elle soit diffusée sur le réseau des Maussiens. Je la diffuserais volontiers, si tu m’avais envoyé une disquette, mais elle peut difficilement être scannée, et elle est un peu trop longue pour que je puisse la recopier en entier.

Je vais donc en citer quelques passages, et ne répondrai qu’à ceux-ci, puisque tu ne crois pas nécessaire de poursuivre la discussion.

« Sur l’ensemble de la lettre : il y a trop de points de divergence pour que je puisse trouver le temps d’y répondre point par point. D’autant plus que tu n’as manifestement pas saisi ce qui sont à mes yeux les enjeux fondamentaux de tout cela, et qui donnent sens à mes arguments particuliers. Il me faudrait déployer, par lettre, un énorme effort pédagogique pour tenter de les expliciter. Je serais prêt à le faire de vive voix et, par ex., lors d’une réunion du MAUSS ou d’un mini-colloque autour de ce numéro. Et, comme je te l’ai indiqué, une autre manière de répondre à tes objections ou de préciser le sens de ma réflexion serait sans doute de traduire le texte de Spaemann qui m’a fait connaître ce passage de Péguy et qui inspire mon propos.

« Il y a un passage que je trouve fort désagréable : à la p. 8 où tu commentes mon rapprochement entre LK et CP : ‘c’est toi précisément qui parles à la légère et condamnes sans les entendre tous ces malheureux modernistes qui ont été chassés de l’Eglise...’. A nouveau, tu t’obstines à présupposer, sans le démontrer, que ce sont ces auteurs-là qui sont visés par Péguy et que je ‘condamnerais’ donc moi-même indirectement. Tu supposes avoir déjà démontré ce qui reste à démontrer. Et du reste, tout ce qui suit ne me semble pas apporter de démonstration convaincante - mais je devrais te relire en consultant moi-même les textes et éditions [...] A la p. 11, il y a un autre passage franchement désagréable : ‘Si tu n’as pas encore compris ce qui me faisait dire que Péguy substitue l’invective à l’argumentation, fixe-toi sur ces mots : athéisme déguisé’. Or, tu cites là une expression qui ne figure précisément pas dans ma citation. Il se peut que tu aies raison pour cette expression et c’est en effet un trait constant de Péguy polémiste que cet usage d’une forme d’invective ou d’imprécation, mais je ne la vois pas à l'œuvre dans ma citation, sinon à se référer implicitement à d’autres passages. »

Je n’ai peut-être pas saisi «les enjeux fondamentaux» que cette discussion met en cause, à tes yeux; mais, tu en conviendras, dès lors que moi aussi j’entre dans le débat, c’est que, pour moi aussi, il y a des enjeux. Des enjeux théoriques, mais aussi, tout bêtement, des enjeux philologiques (je suis, probablement, un philologue manqué, égaré dans la philosophie et les sciences sociales). Pour moi, le sens d’un énoncé isolé - qui peut, dans certains cas, être immédiatement intelligible - doit souvent être éclairé par le contexte, et d’abord par les autres propos du même énonciateur, si nous ne voulons pas nous livrer à l’arbitraire d’interprétations dans lesquelles nous risquons de projeter ce que nous aurions nous-même voulu y mettre, si c’était nous qui l’avions énoncé.

Que veut dire Péguy, quand il écrit que « le modernisme consiste à ne pas croire ce qu’on croit » ?  S’il s’agissait là d’un fragment d’Héraclite, nous devrions nous débrouiller avec cette phrase isolée, dont nous pourrions quand même supposer qu’elle est « fort désagréable » à l’encontre de ces mystérieux modernistes qui ne croient pas ce qu’ils croient. On pourrait déjà supposer qu’il s’agit de tartufes, à moins qu’on se contente de mettre en cause l’incohérence de leur pensée. Faute d’en savoir plus, on saurait tout au moins que l’auteur les condamne. Et si on approuve l’auteur, simplement parce qu’on lui accorde une confiance que l’on refuse aux condamnés, on s’associe à cette condamnation, avec une légèreté qui pourrait, après tout, être lourde de conséquences...

Nous n’avons pas affaire aux fragments d’Héraclite, et nous pouvons lire cette phrase ailleurs que dans le livre de Spaemann où tu l’as découverte. Nous pouvons voir, dans le texte même de Péguy, qu’elle se rapporte à ce qu’il a baptisé « laudettisme », et nous pouvons nous rapporter au pamphlet que je cite, où il est tout à fait clair que « ne pas croire ce qu’on croit » signifie bien, comme on pouvait s’en douter, « athéisme déguisé » (en tout état de cause, je vois mal comment on pourrait donner à cette formule un sens qui ne soit pas injurieux). Je n’ai donc pas « présupposé, sans le démontrer, que ce sont ces auteurs-là qui sont visés par Péguy » : je me suis informé auprès de Péguy, au lieu d’affirmer, comme tu le fais sur la foi de Spaemann, que Péguy vise Maurras, et que la position de Maurras est identique à celle de Durkheim - je n’ai pas relevé cette énormité, parce que les Maussien(ne)s n’ont pas besoin qu’on leur précise qu’il y a quelques différences entre ces deux disciples d’Auguste Comte.

Je peux t’accorder un seul point : c’est que Péguy, quand il parle du modernisme, étend le sens du mot au-delà du sens strict : il procède par amalgame, et s’en prend à Laudet, à Le Grix, c’est-à-dire au catholicisme mondain de la Revue hebdomadaire, qu’il assimile abusivement à l’hérésie moderniste condamnée par Pie X. Mais, bien sûr, pas un mot qui puisse exprimer la moindre compassion pour les modernistes stricto sensu, qui étaient pourtant très proches de son maître Bergson. Et même qui étaient proches de ce qu’il avait lui-même pensé, vers 1897, quand il écrivait la première Jeanne d’Arc, où il prêtait à l’héroïne sa propre réticence à admettre qu’un Dieu infiniment bon puisse condamner les pécheurs à « la flamme éternelle ». Et déjà, dans Notre jeunesse, il incriminait le « modernisme du cœur », plus condamnable à ses yeux que le modernisme doctrinal. En un mot, il s’efforçait d’étendre la condamnation pontificale au-delà des cibles qu’elle visait nommément. C’est là un choix tactique qu’il ne m’appartient pas de juger, mais il implique l’acceptation préalable du sens que la hiérarchie catholique donnait au terme « modernisme », il exclut que Péguy ait pu croire, comme Humpty-Dumpty dans le roman de Lewis Carroll, qu’il était le maître des significations, et qu’il était libre de donner n’importe quel sens à n’importe quel mot (Sur Humpty-Dumpty, je te renvoie aux commentaires de Castoriadis, dans L’institution imaginaire de la société).

Si je voulais raisonner comme toi, je pourrais répondre à tes affirmations sur les sciences sociales, quand tu affirmes que «la sociologie de la religion réintroduit, au centre de son propos, la dimension religieuse qu’elle a d’abord mise entre parenthèses», et que les sciences sociales « procèdent à un coup de force ontologique en posant comme axiome jamais interrogé que la Société est un Absolu auquel tout se rapporte », - je te répondrais que je n’ai rien lu de tel dans aucun article de la Revue du MAUSS, mais sans doute devrais-je lire tous les sociologues, et repérer dans leurs textes tout ce qui peut rappeler le « nouveau christianisme » de Saint-Simon ou la « religion de l’Humanité » qu’Auguste Comte aurait voulu prêcher à Notre-Dame. Si tu pouvais me citer quelques échantillons précis de textes où la sociologie s’érige en métaphysique, tu me rendrais un service analogue à celui que j’ai tenté de te rendre en te citant quelques textes de Péguy, qui étaient restés dans ma mémoire, mais que tu m’as donné l’occasion de relire.

Bien amicalement, Jean-Louis.

 

POST-SCRIPTUM (12 janvier 2004)

 

Cher Jacques, j’ai peut-être trop vite abandonné la partie, impressionné - et même culpabilisé - par l’idée que « pour des raisons techniques, nous ne sommes pas à égalité vis-à-vis du public » qui suit notre controverse. Tu as raison de le rappeler, il est vrai que les Maussien(ne)s n’ont accès à tes arguments que dans la mesure où je les retransmets, et que je suis trop paresseux pour recopier l’intégralité de tes lettres (je ne peux pas les scanner, parce que mon « OCR » se bloque quand on lui présente un texte où figurent des corrections manuelles). Cependant, l’équilibre est largement rétabli par le fait que ton article est lui-même entre les mains de tous ceux et de toutes celles qui ont bien voulu suivre notre discussion, qui ne peut pas ne pas nous ramener à lui.

C’est donc à lui que je reviens, en reprenant l’appréciation que tu formules, p. 87, sur le « sens général » de ta propre démarche : « Dans tout cela, dis-tu, je tiens en somme un raisonnement hypothétique et non dogmatique. Je ne dis pas : ‘Dieu existe et vous devez donc respecter le langage religieux’. Je dis à peu près ceci : ‘Si Dieu existe (ou  la ‘réalité éternelle’), alors le langage religieux hérité, élaboré au fil des siècles, est sans doute le meilleur accès qu’on puisse y trouver et il ne serait pas raisonnable de s’en priver.»

Personne à ma connaissance n’a jamais prétendu qu’on doive ignorer le discours explicite d’une croyance religieuse pour comprendre le sens des pratiques qui s’y rapportent : certes, « il ne serait pas raisonnable de s’en priver », et pas seulement si on admet que Dieu existe. C’est une erreur de méthode, même si Dieu n’existe pas, même si la croyance n’est qu’une illusion que l’on tente d’expliquer par des facteurs psychologiques et sociologiques, - et même si on prétend montrer, à la manière de Durkheim, que ces rites et ces croyances se rapportent, en dernier ressort, à la transcendance de l’ordre social. Que l’interprétation de Durkheim soit loin d’être un postulat, « jamais interrogé » (selon toi), dans les recherches de sociologie religieuse, tu en trouves un bel exemple dans la RMS, p. 118, au début d’un article de Philippe de Lara, qui s’intitule « Pour Durkheim » et qui admet, toutefois, que « le prestige de l’ultime chef-d'œuvre de Durkheim est mitigé par la méfiance ou la gêne devant l’extravagance spéculative de la thèse : Dieu, c’est la société ».

Ce qui m’étonne, dans ton argumentation, c’est justement le fait que tu éprouves le besoin de fonder la nécessité (évidente par elle-même) d’interroger le discours religieux explicite - ce qui n’implique pas qu’on le tienne pour vrai -, et que tu la fondes sur la supposition que Dieu existe et que le langage religieux hérité constitue « le meilleur accès qu’on puisse y trouver » : le meilleur accès à quoi ? à la compréhension du phénomène religieux ? ou bien, ce que suggère la formulation littérale de ta phrase, le meilleur accès à Dieu ? Ici, je ne prétends pas décider ce que tu as voulu dire, mais tu t’es exprimé de manière ambiguë. Quant à la logique de l’argumentation, ce n’est pas la même chose de dire que, pour comprendre le fait religieux, il faut prendre au sérieux le discours explicite des croyants, - ce qui, je le répète, est toujours justifié, même si le chercheur reste étranger à cette croyance - et de dire que ce discours est bien, « si Dieu existe », « le meilleur accès qu’on puisse y trouver » ...

La sociologie de la religion, si elle est scientifique, doit laisser entre parenthèses la question de savoir si Dieu, ou les dieux, ou les djinns, ou le mana, existent ou n’existent pas, car elle cherche à rendre compte de phénomènes observables, comme les croyances et les rites où s’exprime, n’en doutons pas, une signification religieuse, même si, aux yeux du chercheur, elles se rapportent à une « réalité imaginaire » (pour reprendre ta propre expression, RMS, p. 81). Les hypothèses scientifiques, dans la mesure où elles sont scientifiques, doivent se prêter à la possibilité d’un contrôle, qui les « vérifiera » ou plutôt les « falsifiera », ce qui signifie justement que les suppositions « si Dieu existe », « si Dieu n’existe pas », dont je ne prétends pas, à la manière de Carnap, qu’elles n’aient aucun sens, n’appartiennent pas au domaine de la pensée scientifique. Ce ne sont pas des « hypothèses scientifiques », même au sens où Laplace disait à Napoléon : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse », c’est sur un autre plan, disons existentiel, qu’elles nous préoccupent.

Si Dieu existe, je serai bien surpris, au jour du Jugement. Et j’aurai beau me dire, avec Georges Brassens, que

« Si l’Eternel existe, en fin de compte il voit

Que je ne me conduis guère plus mal que si j’avais la foi »,

il me semble que la tradition religieuse héritée (justement parce qu’elle a condamné les modernistes) considère l’incroyance et l’apostasie comme des péchés bien plus graves que les écarts de conduite auxquels se sont livrés les Croisés, les Inquisiteurs et les missionnaires armés qui ont converti les Indiens d’Amérique. Reste à savoir si l’Eternel est aussi pervers que certains de ses adorateurs, et s’il juge vraiment que ne pas croire en lui, c’est le crime suprême.

En tout état de cause, ni l’hypothèse, ni la vérification, ne relèvent d’aucune méthodologie scientifique.

Bien amicalement, Jean-Louis.

 

La réponse de Jacques Dewitte, et mes annotations (24-28 janvier)      

 

[N.B. liminaire : Cher Jacques, je vais, tout en reproduisant l’intégralité de ta lettre, y intercaler quelques annotations, signalées par des astérisques, mais je m’en tiendrai aux questions posées par la lecture de Péguy, et je ne reviendrai pas sur l’ensemble des problèmes soulevés dans ton article, auquel tu ajoutes ici des compléments utiles - mais dont je ne vois pas le rapport qu’ils peuvent avoir avec les critiques que je t’ai adressées. Si je les commentais, j’aurais l’impression d’entrer dans un nouveau débat, qui risquerait d’être plus long, et plus « désagréable », que celui qui nous a occupés jusqu’à ces derniers jours. Pour ce nouveau débat, sans doute vaut-il mieux, comme tu le suggères, attendre une occasion de pouvoir nous expliquer de vive voix. Bien amicalement, Jean-Louis]

 

Berlin, le 24 janvier 2004,

 

Cher Jean-Louis,

Il y avait dans certains passages de tes lettres précédentes des aspects désagréables et discourtois, tenant notamment au fait que, sans peut-être t'en apercevoir, tu faisais des citations incomplètes, comme à propos de mes "affirmations sur les sciences sociales" où tu omets de préciser que je me réfère dans un cas à Trigano (dont je résume la thèse principale) et dans l'autre à Arendt. Dans une lettre ultérieure, tu sembles t'en être rendu compte et exprimes des scrupules à ce sujet. Passons, donc. Tu as soulevé beaucoup de points et, comme je l'ai déjà dit, je ne puis répondre ainsi à distance. Il faudrait une discussion de vive-voix.

Je me contenterai de revenir à la controverse sur le passage incriminé de Péguy, et je situerai la discussion sur le plan que tu as toi-même choisi : celui des "enjeux philologiques" ou plus exactement, selon moi, herméneutiques. Ma première formation a également été philologique et je baigne pour ainsi dire dans l'herméneutique. Une bonne partie de ma vie et de mon travail a été consacré aux traductions et aux commentaires d'auteurs (pour lesquels beaucoup de gens, y compris certains des intéressés, admirent mon talent), et j'ai beaucoup lu l'herméneutique philosophique allemande (Gadamer, en particulier, dont je suis en quelque sorte le disciple pour une partie de ma réflexion - ceci étant dit non par vanité, mais par souci de reconnaître mes dettes). C'est donc un terrain sur lequel je me sens à l'aise.

Tu as raison : en un sens, j'ai lu le passage de Péguy comme un fragment d'Héraclite, détaché de son contexte ou en tout cas détaché de l'écrit où il apparaît. Je t'ai avoué d'entrée de jeu que, pour l'instant, je n'avais pas la possibilité ici de lire le texte dans son intégralité. [N’y a-t-il pas de bibliothèque universitaire à Berlin ?] Mais ceci ne doit pas forcément empêcher la lecture et l'interprétation, ou déboucher sur l'arbitraire (j'y reviendrai). on peut d'ailleurs noter ceci : il arrive fréquemment que, dans un livre, un passage saillant ressorte, que nous lisons et relisons et finissons par envisager pour lui-même et par citer hors de son contexte (c'est peut-être ainsi, du reste, que les fragments d'Héraclite ont été cités par différents auteurs avant d'être rassemblés par Diels-Kranz) [Pour les fragments d’Héraclite, la belle édition de Jean Bollack et Heinz Wismann, «Héraclite ou la séparation», aux Editions de Minuit, permet de comprendre dans quelles intentions ils ont été cités, et par là même mis au service des conceptions philosophiques et théologiques défendues par les auteurs qui les ont cités, c’est-à-dire, surtout, les Pères de l’Eglise, qui ont identifié indûment le Logos d’Héraclite et celui de Saint Jean]. J'ai été frappé et "interpellé" par ce passage dont j'ai cru comprendre le sens, même s'il garde des aspects étranges et énigmatiques - il est vrai influencé par le sens qu'il prend dans le chapitre où Spaemann le cite (mais cela aussi est monnaie courante). Et j'ai tout de suite songé à d'autres passages analogues de Péguy, dans sa polémique, ou ses diatribes, contre la modernité : ainsi, le passage sur la "panmuflerie du monde moderne" que cite et commente Finkielkraut, ou, dans "Notre jeunesse", "Le monde moderne. Le monde qui fait le malin" ainsi que la très intéressante polémique contre Hervé, celui qui défendait Dreyfus tout en affirmant "il faut être traître" [Dans cette polémique, où la cible principale n’est pas Hervé, mais Jaurès, je ne suis pas du tout sûr que Péguy ait été de bonne foi, car il connaissait bien le caractère superficiel des discours anti-militaristes de l’extrême-gauche socialiste, dont il avait écrit, dès 1909 : «Nos antimilitaristes apprendront la guerre, et la feront très bien. Nos antipatriotes apprendront le prix d’une patrie charnelle, d’une cité, d’une race, d’une communion même charnelle et ce que vaut, pour y appuyer une Révolution, un peu de terre» (Œuvres en prose 1909-1914, p. 43. Hervé lui-même, confirmant cette prévision au-delà de toute espérance, est devenu, dès que la guerre a éclaté, un superpatriote jusqu’au-boutiste, un « anarchiste-des-tranchées », comme disait Trotsky].

Ce passage comporte au moins deux traits qui frappent et donnent à penser : le redoublement quasi-tautologique (presque comme un balbutiement) : "croire ce que l'on croit", et la notion de liberté. Pourquoi P. introduit-il cette dimension et suppose donc que le "modernisme" qu'il critique est une absence de liberté ? [Quand tu voudras bien te décider à lire le texte de Péguy, tu pourras constater qu’il n’y a aucun mystère dans cette opposition. Mais puisque tu ne t’y es pas encore résolu, tu m’obliges à donner des explications qui risquent d’être un peu longues. Comme dans la plupart des textes en prose publiés par Péguy dans les Cahiers de la Quinzaine, il s’agissait de présenter l’ouvrage d’un auteur qui, dans ce cas précis, était un pionnier de l’école laïque, Théodore Naudy, directeur de l’Ecole Normale du Loiret, qui avait su «rattraper» le jeune Charles Péguy sur les bancs de l’école primaire supérieure et lui avait fait obtenir la bourse qui devait lui permettre d’entrer en sixième au lycée d’Orléans. Dans cette présentation, Péguy annonce à ses lecteurs qu’ils trouveront dans l’ouvrage de « M. Naudy », Depuis 1880, l’enseignement primaire et ce qu’il devrait être, « cette même ardeur de laïcisation qui emplit toute la vie de ces hommes, qui chez quelques-uns dégénéra en une fureur obstinée, mais chez d’autres aussi se maintint comme une simple ardeur de combat, comme une belle ardeur joyeuse. C’est une règle absolue depuis le commencement de ces cahiers, c’est notre principe même et notre fondamental statut et, je pense, le meilleur de notre raison d’être que l’auteur est libre dans son cahier et que je ne suis là que pour assurer le gouvernement temporel de cette liberté ». C’est, soit dit en passant, ce que fait le directeur de la RMS quand il publie tes articles, et bien d’autres articles, dont il ne partage pas forcément les thèses. Péguy ajoute que cette « règle fondamentale, obstinément suivie depuis quinze ans, et qui sera suivie aussi longtemps que la maison sera debout, nous a coûté cher (...) Nous savons très bien qu’il n’y a d’argent que pour ceux qui entrent dans les partis et qui font le jeu des partis. Et quand ce ne sont pas les partis politiques il faut au moins que ce soient les partis littéraires ». Ici, point à la ligne, et c’est le paragraphe qui précède immédiatement ce que tu appelles le «passage incriminé» : «Telles sont pourtant les mœurs de la véritable liberté. Etre libéral, c’est précisément le contraire d’être moderniste et c’est par un incroyable abus de langage que l’on apparente ordinairement ces deux mots. Et ce qu’ils désignent. Mais les abus de langage les moins indiqués sont toujours ceux qui réussissent le mieux. Et c’est ici une incroyable confusion. Et je ne hais rien tant que le modernisme. Et je n’aime rien tant que la liberté. Et en elle-même, et n’est-elle pas la condition irrévocable de la grâce ? » C’est assez clair, je crois, mais il faut observer que Péguy parle de « modernisme », et de « moderniste », en pensant au catholicisme mondain de la Revue hebdomadaire, qu’il évoque nommément à la page suivante, où il dit « Nous avons contre nous les catholiques qui trichent ; les protestants qui trichent ; les juifs qui trichent ; les libres penseurs qui trichent ; les Lavisse de tous les partis ; les Laudet de tous les bords» Œuvres en prose complètes, tome III, pp. 820-822.] Il y a là bien des éléments qui défient, qui laissent entrevoir un sens même si on ne le comprend pas entièrement. Mais tel est le cas de la plupart des grandes pensées (voir Castoriadis pour cette dernière notion). [Castoriadis dit très bien que tout grand penseur pense au-dessus de ses moyens, parce que ce qu’il découvre, et qui est encore inédit, n’est pas encore identifié et nommé dans le langage hérité qui est précisément celui dont il dispose. Dans la mesure où Péguy, je l’admets volontiers, est quelquefois un grand penseur, on peut à l’occasion lui appliquer cette idée. Mais dans le texte qui nous occupe, il n’est qu’un grand polémiste, et les profondeurs que tu trouves chez lui, c’est toi qui les lui prêtes. Cela vaut mieux, sans doute, que les projections agressives qui prêtent à Péguy des pensées répugnantes. Permets-moi de citer un exemple, que j’ai trouvé dans une édition des Œuvres complètes de Jacques Prévert, à propos d’un texte parodique où Prévert cite, et critique, une phrase célèbre, « Demain sur nos tombeaux/Les blés seront plus beaux ». Les éditeurs de la Bibliothèque de la Pléiade nous apprennent que Paul Léautaud attribuait « ces mots », ces « abjections », à Péguy, mais comme ce sont des philologues sérieux, méthodiques et honnêtes, ils précisent qu’ils n’ont pas trouvé « ces mots » dans l'œuvre de Péguy. (Œuvres complètes de Jacques Prévert, tome I, Paris 1992, pp. 61 et 1043). Parce que Paul Léautaud croyait Péguy capable d’écrire de telles « abjections », il n’a pas hésité à lui attribuer ces vers - qui sont tirés, en fait, du « chant d’assaut des Camelots du Roi », « La France bouge »... Toi qui penses, au contraire, que Péguy est un autre Héraclite, tu veux voir dans ses obscurités, réelles ou supposées, un indice de la profondeur des pensées qui se nichent, crois-tu, dans ces petites phrases, isolées de leur contexte. Ton attitude est, bien sûr, beaucoup plus sympathique que celle de Léautaud, mais elle n’est pas moins arbitraire : tu t’es donné le plaisir de croire que Péguy pensait comme Jacques Dewitte...] Certes, il ne faudrait pas en conclure non plus que, plus une pensée est obscure, plus elle est profonde et importante - sinon on pourrait en tirer la conclusion qu'il faut rechercher systématiquement l'hermétisme (comme bien des auteurs l'ont fait). Mais l'expérience montre que la plupart des grandes pensées, ou, dirais-je, la pensée tout court, ont pour caractéristique de se dérober en partie à une saisie immédiate et totale. En ce qui me concerne, ce défi a donné lieu à l'interprétation que j'ai exposée (dans un passage retiré de mon article publié et que je t’ai communiqué).

Comment as-tu toi-même réagi devant cette phrase et quelle méthode as-tu adopté pour la comprendre ? Ta lettre contient un passage très intéressant où tu te livres à une expérience, à un raisonnement hypothétique : comment pourrait-on comprendre cette phrase si on ne connaissait pas (comme toi) le contexte ? "... nous devrions nous débrouiller avec cette phrase isolée, dont nous pourrions quand même supposer qu'elle est 'fort désagréable' à l'encontre de ces mystérieux modernistes qui ne croient pas [à] ce qu'ils croient. On pourrait déjà supposer qu'il s'agit de tartufes, à moins qu'on se contente de mettre en cause l'incohérence de leur pensée. Faute d'en savoir plus, on saurait tout au moins que l'auteur les condamne''" Le moins que l'on puisse dire, c'est que ta lecture commence très mal : sans t'en rendre compte, tu as substitué "modernistes" à "modernisme" [Je n’ai rien substitué, puisqu’il suffit de lire le texte pour voir que Péguy, qui n’a pas vécu assez vieux pour lire Heidegger, n’établit aucune « différence ontologique » entre l’être et l’étant, ni entre le modernisme et les modernistes : il dit, dans la foulée, qu’ « être libéral, c’est précisément le contraire d’être moderniste » et « je ne hais rien tant que le modernisme ».] et, plus loin, ces "modernistes" deviennent des "condamnés". Lecture déjà biaisée, dans laquelle tu remplaces "modernisme", c'est-à-dire une figure élaborée par P., par "modernistes", c'est-à-dire des cibles précises. Et tout ce que dis par ailleurs sur cette phrase montre qu'elle ne t’a inspiré rien d'autre que « incohérence de leur pensée », « tartufes », etc. [Si je m’étais demandé, comme toi, « Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? », ça aurait pu m’inspirer des contresens innombrables; mais je m’en suis tenu à la question de savoir « qu’est-ce que l’auteur a dit ? », et le fait est que Péguy incrimine aussitôt « les catholiques qui trichent ; les protestants qui trichent ; les juifs qui trichent ; les libres penseurs qui trichent ; les Lavisse de tous les partis ; les Laudet de tous les bords ». La méthode philologique a quelque chose en commun avec la démarche phénoménologique telle que la présente Heidegger au paragraphe 7 de Sein und Zeit : elle se définit par un ensemble de « prohibitions ». Mais ce qu’elle prohibe, c’est d’abord la projection arbitraire de considérations étrangères au texte, ce que ni Heidegger, ni ses épigones herméneutes, ne me semblent pas avoir su s’interdire à eux-mêmes.] Bien mauvais début donc, d'un strict point de vue philologique ou herméneutique.

Tu soulignes que, pour toi philologue, il existe un principe important pour comprendre un texte "le sens d'un énoncé isolé... doit souvent être éclairé par le contexte, et d'abord par les mêmes propos d'un même énonciateur, si nous ne voulons pas nous livrer à l'arbitraire d'interprétations dans lesquelles nous risquons de projeter ce que nous aurions nous-même voulu y mettre". Ce principe est tout à fait juste en lui-même, mais il n'est qu'une règle parmi plusieurs autres et n'a pas de valeur absolue. Mal appliqué, il peut d'ailleurs conduire à l'effet opposé : obscurcir au lieu d'éclairer. Ta conception, telle que tu la présentes toi-même, est inscrite manifestement dans cette alternative : ou bien la rigueur philologique qui explique le sens d'un énoncé par le contexte, ou bien l'arbitraire (Humpty-Dumpty qui s'imagine être le maître absolu des significations). [Je n’ai pas établi une telle alternative : pour moi, établir avec précision ce que tel ou tel auteur a pu dire ne m’interdit évidemment pas de discuter sa thèse, et de dire ce que j’en pense, mais je ne voudrais pas le critiquer (pas plus que l’approuver) pour des thèses qu’il n’aurait pas défendues, et que je lui aurais prêtées, avec une bienveillance suspecte.] Or, je reconnais tout à fait le risque de l'arbitraire, du "n'importe quoi", ou des projections abusives. Mais il faut aussi admettre et "assumer" ceci : l'interprétation comporte toujours un risque indépassable, qu'il faut reconnaître même s'il faut constamment prendre garde à ne pas y céder. Et (comme l'a montré notamment Gadamer, l'interprétation comporte toujours une forme d'anticipation d'un sens qui, au moment où commence l'interprétation, n'est pas positivement donné). Ta conception à cet égard peut être caractérisée globalement comme "positiviste" (ou "réaliste") [pas du tout, voir ma précédente annotation, je n’adhère pas plus à l’absurdité selon laquelle « il n’y a que des faits », qu’à l’absurdité symétrique, selon laquelle « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations »] : je songe au positivisme qui consiste à croire que, si on s'appuie sur des faits solides, des données empiriques irréfutables, on va dissiper le risque d'arbitraire ou le vertige de l'absence de fondements ou de la circularité (c'est ainsi, mutatis mutandis, que certains ont cru pouvoir résoudre, dans les sciences, la "crise des fondements - d'où p. ex. le positivisme logique). or, il existe d'autres voies ou règles possibles pour se garder de l'arbitraire; mais il faut bien savoir qu'il n'existera jamais de garantie absolue que l'on ne s'est pas trompé. C'est ce qui caractérise le champ herméneutique (exploré en gros depuis Vico) et qui s'oppose au champ des sciences positives (mais où, si on va y voir de plus près, on s'aperçoit d'une discordance entre la méthode proclamée et la réalité effective).

Petite parenthèse, pour prévenir un malentendu : si j'ai employé ici "positivisme" en un sens négatif (et en lui donnant un sens précis), ce terme n'a pas pour moi une signification purement péjorative et je n'en fais pas, comme d'autres, une sorte de vocable méprisant et sarcastique. Au contraire, je crois que dans bien des situations, et notamment dans l'histoire, et plus particulièrement encore, l'histoire des crimes du XXème siècle, une sorte de positivisme naïf ou rustique est nécessaire. Le travail important de St. Courtois sur les crimes du communisme, qui est loin d'être achevé (N. Werth vient de découvrir qu'il y avait eu un million de morts en Azerbaïdjan non repris dans le décompte du "Livre Noir"), présuppose que les faits sont les faits et oblige à laisser de côté le principe nietzschéen «il n'y a pas de faits, il n'y que des interprétations». De ce point de vue, je récuse les finasseries du "postmodernisme" actuel ou de la French Theory et adhère à une sorte de positivisme rustique. Sur ce terrain, les subtilités de l'herméneutique pourraient donner des armes à ceux qui ne veulent pas regarder en face la vérité historique, ou se refusent à le rechercher [Je ne te le fais pas dire, et suis heureux que tu le dises].

Dans notre controverse, il y a un aspect qui semble t'échapper complètement. Il ne suffit pas, à propos de Péguy comme à propos d'autres auteurs, de repérer ce qu'ils ont "visé", quelles ont été leurs "cibles" concrètes et historiques. Il faut se demander quelle a été leur optique pour les critiquer, quelle était, c'est le cas de le dire, leur angle d'attaque. Lorsque nous trouvons chez Péguy des vocables tels que "modernisme", "monde moderne", etc. [Sur «le monde moderne», il faut s’interroger, mais c’est une autre histoire, quand on s’aperçoit que Péguy fait commencer le « monde moderne » vers 1880, c’est-à-dire au moment où il a quitté l’univers enchanté de l’enfance, et découvert un autre monde que chaque génération - et notamment la nôtre - a redécouvert, à son tour, à peu près au même âge : pour moi, le monde moderne a commencé au milieu des années 1950... Plus tard, on m’a appris que la modernité commençait avec Machiavel, ou avec Copernic, Galilée, Hobbes, ou encore Descartes ou Newton, mais il reste vrai, en un sens, que je retrouve dans mes souvenirs d’enfance des impressions très proches de l’évocation, par Péguy, de la double formation qu’il avait reçue à l’école primaire et au catéchisme. Et ces impressions, aujourd’hui, me semblent être issues d’un monde englouti, auquel s’est substitué notre « monde moderne », celui de notre génération. Je me dis que, sans doute, les générations qui nous suivent ont vu naître, elles aussi, une nouvelle « modernité », avec Internet et le téléphone portable - elles pour qui Mai 68, et même Mai 81, appartiennent à la préhistoire...], nous pouvons certes, comme on dit, suivre son regard et rechercher les personnes concrètes qu'il avait en vue (et cette démarche a sa pertinence); mais nous devons aussi, et même surtout selon moi, envisager ou chercher à regarder son regard lui-même. C'est-à-dire se demander «comme quoi» voyait-il ce sacré modernisme ou ces satanés modernistes ? C'est-à-dire, pour citer la belle image de Proust à propos des invertis, tenter de discerner la «silhouette entaillée dans la facette de la prunelle».

Et, de manière analogue, en ce qui concerne l'usage des mots : à une époque donnée il y a toujours des expressions, des vocables qui circulent et il est bon, philologiquement parlant, de les connaître lorsqu'on le peut. Mais le propre de la "grande pensée" (Castoriadis) ou, ajouterais-je, de la pensée tout court, est de donner une inflexion nouvelle, une torsion différente, inédite, à de telles expressions. Et c'est je crois ce qui se passe chez Péguy : à supposer même qu'il ait repris le terme de "modernisme" à l'encyclique papale, une telle référence extérieure ne suffirait pas; il faut percevoir et faire ressortir en outre l'inflexion spécifique qu'il lui a donnée. Sinon, on ne fait pas de la bonne herméneutique, ni même de la bonne philologie.

Soit aussi, par exemple, les Pharisiens dont il est constamment question dans les Evangiles. On peut être choqué par la véhémence avec laquelle Jésus les attaque et prendre généreusement leur défense, faisant valoir à juste titre que cette secte ou fraction du judaïsme ne correspondait pas à l'image qu'il en a donnée (une variante de la figure de l'hypocrite ou du bigot). Mais même alors, on ne peut s'abstenir de comprendre préalablement, de manière interne ou immanente, ce que Jésus vise ou veut dire lorsqu'il évoque-convoque-invoque la figure du "Pharisien". Il existait sans doute des cibles extérieures, bien réelles, familières pour les contemporains, et que nous pouvons éventuellement connaître par une étude historique. Mais il y avait aussi et avant tout une sorte de cible interne : à savoir une certaine figure forgée par Jésus et caractéristique de cette "œuvre de pensée" (Cl. Lefort) que constituent les Evangiles (ou la prédication de Jésus). Si l'on s'abstient de chercher à comprendre ce sens interne et immanent et si, se contenant d'une exigence dite philologique, on cherche prioritairement à établir quelles étaient exactement les cibles réelles, supposant que, sinon, on ne pourra pas comprendre les allusions en partie obscures, alors on est en fait perdant sur tous les tableaux. [Sur cet exemple aussi, j’aurais beaucoup à dire, mais ce serait entrer dans un nouveau débat. Bien sûr, on sera perdant si l’analyse philologique ne permet pas de mieux comprendre la « figure du Pharisien », qui n’est guère dissociable du judaïsme historique. Pour ma part, je trouve très éclairantes les analyses de Claude Tresmontant, surtout Le Christ hébreu, et Le prophétisme hébreu. Mais la lecture de Péguy pose moins de problèmes, les obscurités qui « inspirent » ta recherche herméneutique se dissiperont d’elles-mêmes, quand tu auras lu L’Argent. Soit dit en passant, Péguy n’aime pas du tout le verbe «inspirer», qui appartient selon lui au vocabulaire païen.] En effet, non seulement on n'a pas saisi de l'intérieur cet aspect essentiel de la prédication évangélique, mais on ne s'en pas non plus donné les moyens de contester, comme on le souhaitait, le décalage entre l'image biaisée et la réalité effective (afin de réhabiliter les Pharisiens). On pourrait objecter que la connaissance de la distorsion créatrice donnant naissant à la figure du "Pharisien" n'est possible que si on connaît préalablement le modèle réel ainsi déformé. Je ne crois pas que les choses se passent ainsi en réalité. Nous discernons d'abord, tant bien que mal, de manière immanente, le sens de la figure du Pharisien et nous nous informons ensuite du contexte historique. Et tout cela, dans mon esprit, est valable aussi pour une lecture de Péguy.

Dans ton commentaire, tu en arrives tout de même à concéder ce que je viens d'indiquer, à savoir une sorte d'excédent de la figure du "modernisme" par rapport au contexte et à l'acception papale ou pontificale : "... Péguy, lorsqu'il parle du modernisme, étend le mot au-delà du sens strict; il procède par amalgame...". [je tiens beaucoup à ce mot, qui n’implique pas du tout «une sorte d'excédent par rapport au contexte»] Mais peu après tu interprètes cet écart comme une "tactique" de Péguy : "il y a là un choix tactique qu'il ne m'appartient pas de juger", et tu présupposes à nouveau que l'encyclique pontificale est l'alpha et l'oméga de toute cette affaire.

Je remarque d'ailleurs que tu ne prends jamais la peine de préciser quel était au juste le sens de la notion de "modernisme" ou de "moderniste" pour le Pape (ce que je regrette d'un simple point de vue informatif). [Permets-moi de te rappeler que mon mail du 8 décembre était accompagné de trois « pièces jointes », un vieux texte de moi, où il était question de Péguy et de Finkielkraut, et surtout deux articles empruntés à l’édition électronique de l’Encyclopaedia Universalis, que j’avais agrafés à mon mail dans l’intention expresse de fournir une information fiable sur la querelle du modernisme. En toute rigueur intellectuelle et philologique, pour parler comme toi, tu ne devrais pas me reprocher de n’avoir pas donné les précisions que j’avais justement pris le soin de fournir, tu devrais te reprocher de ne pas en avoir pris connaissance. Et si mon épiderme était aussi chatouilleux que le tien, toi qui as le culot de trouver mes critiques désagréables et discourtoises, il me faudrait parler de l’insupportable arrogance dont tu fais preuve, en osant me donner des leçons de méthode dans un domaine où tu n’es vraiment pas qualifié. Je ne parle pas de l’herméneutique, mais de la philologie, ce qui est tout autre chose...] En toute rigueur intellectuelle et philologique, la marche à suivre pour ce que tu te proposais de faire était la suivante : 1) rappel du sens du concept de "modernisme" pour le Pape ; [commence par lire les textes précités] 2) élucidation du sens de la notion de "modernisme" chez Péguy ; [En attendant de lire les textes de Péguy, relis les extraits que je t’en ai donnés...] 3) comparaison entre 1 et 2 pour établir si, oui ou non, le concept de P. n'est rien d'autre que le concept du Pape [* N’en ai-je donc rien dit ? Certes, j’ai surtout mis l’accent sur le fait que Péguy ne dit pas ce que tu lui fais dire, mais j’ai bien établi - à propos du pamphlet «Un nouveau théologien» - le caractère instrumental de la référence que fait Péguy à l’hérésie moderniste, et donc à l’Encyclique Pascendi. Car il s’agit bien d’une tactique : retourner contre les catholiques mondains l’accusation que ceux-ci insinuaient contre lui. Dois-je me répéter, la « mauvaise foi géniale » que Péguy met en œuvre fait de ce texte un pamphlet magnifique, comparable aux Provinciales - et à tous points de vue, car la polémique de Pascal contre les Jésuites n’était pas plus honnête que celle de Péguy contre le « laudettisme », mais ce n’est pas notre problème, si nous savons apprécier les joutes littéraires, comme savaient le faire, il y a très longtemps, les auditeurs de Socrate et de Protagoras]. Tu n'as réalisé aucun des trois points de ce programme. La seule chose que l'on retire de tes longs développements, c'est que cette encyclique était scandaleuse et que Péguy, employant le même mot, s'en est fait complice.

Pour ma part, j'attendais un certain bénéfice de tes investigations, mais rien n'est venu. A mes yeux, le bilan de tout cela est nul, cela ne nous a pas fait avancer d'un pouce, nous sommes Grosjean comme devant. Ton recours au contexte, dont la raison d'être était en principe de nous éclairer sur le sens du passage en partie énigmatique, n'a rien apporté. [Je te laisse la responsabilité de ce jugement, qui exprime, à mon sens, une surdité volontaire, dont il me faut prendre acte, en cessant, désormais, de me prêter à un dialogue de sourds.] Je ne vois pas en quoi nous avons été éclairés sur l'étrange redoublement et sur la signification de la notion de liberté. Et je ne vois toujours pas en quoi le passage incriminé était intrinsèquement odieux, comme tu l'as suggéré depuis le début (auquel cas je serais honteux de l'avoir cité en exergue). [* Tu devrais.] Qu'il soit polémique, et sans doute injuste, voilà qui n’a rien pour nous surprendre venant de Péguy, mais alors c'est l'intégralité de son œuvre qui devrait susciter ton indignation; or, tu dis que tu l'admires par ailleurs [Pas du tout : je ne suis inconditionnel ni dans mes admirations ni dans mes indignations, je sais que le plus grand philosophe ne philosophe pas 24 heures sur 24, et qu’il peut lui arriver de souscrire aux préjugés les plus sots. Castoriadis l’observe, au sujet d’Aristote, et les sottises que l’on peut reprocher à Aristote ne justifieraient pas qu’on brûle ses écrits.].

Il y a deux points que j'avais abordés dans mes lettres précédentes sur lesquels j'aimerais revenir (puisque tu ne les as pas répercutés dans le Forum) : le premier porte sur l'Affaire Dreyfus, l'autre sur Chesterton.

Mon intuition (il est vrai influencée par Spaemann) est que tout cela a à voir, directement ou indirectement avec le contexte de l'Affaire Dreyfus. L'un des enjeux de cette affaire fut en effet l'opposition entre la transcendance de la vérité et l'immanence de l'ordre social. Les Dreyfusards, qui croyaient Dreyfus innocent, le défendaient au nom de la vérité et de la justice, et supposaient donc une vérité qui transcende l'immanence de l'ordre social. Les Antidreyfusards, eux, privilégiaient, comme on le sait, l'ordre social, et en particulier l'honneur de l'armée, à tout prix, quitte à étouffer la vérité ou à nier que cela puisse exister, "la vérité". [C’est vrai, mais en partie, et c’est en partie faux : quand Maurras déclarait que « si Dreyfus est innocent, il faut le faire maréchal de France et fusiller douze de ses principaux défenseurs », il n’était pas tellement loin des positions que Péguy allait bientôt défendre, et justement dans Notre jeunesse, où il refuse de se considérer comme un « ancien dreyfusard », et où il redéfinit son propre dreyfusisme, grâce à l’opposition mystique/politique. Car il maintient alors qu’il était juste de lutter contre une machination judiciaire, mais il condamne l’exploitation politique de ce juste combat, par des politiciens auxquels il reproche, à tort ou à raison, de désorganiser la défense nationale. Il en vient alors à comparer la « mystique républicaine » à la « mystique royaliste », la « politique républicaine » à la « politique royaliste », tout en refusant de comparer la « politique républicaine » à la « mystique royaliste », ou la « politique royaliste » à la « mystique républicaine ». Puisque tu as lu Notre jeunesse, tu peux contrôler l’exactitude du résumé que j’esquisse à présent. Et bien que, naturellement, il continue à se réclamer de la mystique républicaine, il fait alors une différence entre le royalisme mondain du « Gaulois » et le royalisme militant de « L’Action française » : celle-ci, à ses yeux, incarne une « mystique royaliste » qu’il  continue de combattre, mais qu’il ne méprise pas. Les antidreyfusards, admet-il, avaient eu le mérite de comprendre ce qu’il a lui-même compris à partir de 1905, c’est-à-dire que le Kaiser avait réellement des intentions belliqueuses, et que les socialistes allemands suivraient, comme un seul homme, les ordres de l’état-major impérial. Dans « L’Argent suite », en 1913, il invoquera le témoignage du grand germaniste, et socialiste, Charles Andler, qui était pourtant resté un proche de Jaurès, ce même Jaurès que Péguy, désormais, voudrait voir « dans une charrette, et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix » (Alain Finkielkraut, qui cite cette phrase, estime que Péguy, en cette occasion, avait perdu le sens commun, mais il ne le renvoie pas pour autant dans les poubelles de l’histoire). Pour l’auteur de Notre jeunesse, les antidreyfusards se souciaient du salut temporel de la France, alors que les dreyfusards - c’est-à-dire, bien sûr, les vrais dreyfusards, ceux qui pensaient comme Péguy, pas les abominables politiciens (personnifiés par Jaurès) qui n’avaient vu dans l’affaire Dreyfus qu’une merveilleuse occasion de bouleverser la société française - se souciaient de son salut éternel : il y aurait là-dessus beaucoup de choses à dire, mais si je voulais le faire, je devrais écrire tout un article sur la pensée politique de Péguy.] Je ne crois pas déformer les choses (la réalité historique, que je connais mal) en disant que les Dreyfusards auraient accepté de condamner ou de laisser condamner Dreyfus s'il avait dû s'avérer qu'il fût coupable, alors que les Antidreyfusards persistaient à vouloir le condamner même s'il s'avérait qu'il était innocent. Pour les Antidreyfusards, ou certains d'entre d'eux, "vérité" comme "responsabilité" étaient des vieilleries métaphysiques - seul comptait l'immanence de l'ordre social, et ceci rejoint, certes par diverses médiations, ce postulat ontologique des sciences sociales dominantes, bien formulé par Arendt, la société posée comme un Absolu auquel tout le reste se rapporte. Or - telle est mon intuition ou mon hypothèse ceci comporte une proximité avec cet autre enjeu "société/ religion" (et non plus "société/vérité"). Il est probable que Péguy, spécialiste, comme on le sait, des amalgames, parfois injustes et souvent très éclairants, ait aperçu une proximité entre l'enjeu politique vérité-société et l'enjeu religieux et ait aperçu des ennemis analogues du côté des "modernistes".

J'avais toujours pensé qu'il y avait une grande proximité ou affinité entre Chesterton (auteur que je connais bien et que je cite souvent) et Péguy. La citation que fait Lucien Scubla dans son premier article (RMS p. 114) me le confirme. Ce passage est admirable et Scubla ne semble pas en apercevoir toute la portée. J'aurais pu le citer aussi, car il va exactement dans le sens de tout mon propos et de ce que, avant moi, avait déjà exprimé Kolakowski (dans la conférence dont j'ai fait reproduire un extrait). Oui, bien sûr, en un sens, comme l'écrit Scubla, "c'est ce socle religieux qui fonde le lien social". Mais les choses sont plus complexes. Le "socle religieux" (la piété des hommes envers l'autel ou envers l'arche de l'alliance) ne peut fonder le lien ou l'ordre social que si les hommes vénèrent vraiment ces objets, ont envers eux de vrais actes de piété - que, autrement dit, s'ils les considèrent comme vraiment vénérables. Mais si par malheur ils devaient se dire que leur piété n'est, en réalité ou en dernière instance, qu'un moyen nécessaire pour fonder ou maintenir le social - autrement dit, dans les termes de Péguy selon mon interprétation s'ils ne "croyaient pas ce qu'ils croient" - eh bien, cela ne marcherait pas. Voilà l'énigme que nous invite à considérer Chesterton dans ce passage de Orthodoxie et qui rejoint ce qu'écrit Kolakowski (il y a antériorité du sacré sur ses utilisations sociales ou politiques) et quelques autres auteurs. C'est sur ce plan-là que doit se situer selon moi la discussion (et notamment un commentaire de Péguy), car cela a à voir avec ce qui devrait être le thème central d'une réflexion se voulant et se disant "anti-utilitariste" à propos de la religion : il y a certes une "utilité" ou une "fonction sociale" de celle-ci, et notamment une fonction fondatrice, mais cette "utilité" présuppose une non-utilité, une gratuité - en l'occurrence : un amour de Dieu pour Dieu lui-même, ou des objets qui le symbolisent pour eux-mêmes et pour l'amour de Dieu.

Mon étonnement lorsque je lis certains textes de "Maussiens" ou entends certains propos d'Alain Caillé en réaction à mes idées sur la religion (mais il semble avoir évolué, et plutôt en bien, depuis la séance du GEODE, comme le montrent ses "nouvelles thèses"), c'est de me demander : mais en quoi tout cela est-il fidèle à l'exigence inscrite dans les lettres "A.U." du M.A.U.S.S. ? Bien souvent, il m'arrive de me dire (mais ce serait un autre débat), à propos de certaines positions affichées par ce groupe : suis-je encore Maussien ? Mais parfois, j'ai aussi l'impression d'être presque le dernier M-AU-ssien, et pour ainsi dire le dernier des MAU-hicans.

Jacques

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9 mars 2013 6 09 /03 /mars /2013 10:51

C’EST VRAI COMME IL LE DIT

Réponse à Jacques Dewitte

 

« Sachant, d’un tel homme, que c’est vrai comme il le dit, alors j’écoute, alors j’entends, alors je m’arrête, alors je suis saisi, alors on me dit quelque chose. »

CHARLES PEGUY, Notre jeunesse

 

 

[Rétrospectivement, c'est bien une querelle, cette discussion que j'avais entretenue avec Jacques Dewitte sur le "forum" électronique des Maussiens - même si, à l'époque, je ne voulais y voir qu'un échange d'idées, motivé par les réticences éprouvées à la lecture de son article "Croire ce que l'on croit", paru dans la revue du MAUSS en novembre 2003. Comme il y est fait mention de messages antérieurs, ceux-ci sont recueillis en appendice]

 

Cher Jacques,

Si j’ai bien compris ton propos, tu reproches aux sciences sociales d’aborder la religion avec une méthode réductionniste qui les empêcherait de saisir son essence en ne considérant que « les fonctions sociales du sacré ». Si je t’ai bien compris, car certains de tes arguments me laissent perplexe.

Quand Hannah Arendt, par exemple, utilise le talon de sa chaussure en guise de marteau, je comprends bien que la fonction occasionnelle de la chaussure doit être distinguée de sa fonction habituelle, mais cela ne m’apprend rien sur la substance, l’essence ou la nature respective de la chaussure et du marteau. D’ailleurs, comme il s’agit dans les deux cas d’ustensiles produits par l’industrie humaine, je ne peux les définir que par leurs fonctions, ordinaires ou circonstancielles, et ce n’est pas Aristote, ni même Heidegger, mais Sartre, qui attribue une essence aux « objets fabriqués »...  Cette comparaison ne me semble pas justifier la différence établie par Hannah Arendt entre une idéologie politique et une « religion séculière », notion que je récuse moi aussi, mais parce que, selon moi, il s’agit d’un pléonasme. Toutes les religions connues ont été des religions séculières, elles ne se sont jamais définies comme l’objet de croyances individuelles et facultatives - c’est la société moderne, laïque, après plusieurs siècles de luttes pour la « liberté de conscience », qui a contraint chaque Eglise à tolérer l’existence des Eglises rivales, et donc à devenir une affaire privée, alors qu’à l’origine elle se définissait avant tout comme Loi : la volonté de Dieu révélée au Nabi, aux Nebiim, au « Prophète » ou aux « Prophètes » (traduction malheureuse qui a pu laisser croire qu’il s’agit de voyants qui annoncent l’avenir...).

Je n’entends pas réduire la religion à la fonction sociale qu’elle a toujours remplie, car il ne s’agit pas d’un rôle occasionnel, mais je ne comprends pas qu’on puisse faire abstraction de ce rôle et procéder ainsi à une réduction beaucoup plus grave, une réduction intellectualiste, qui fait d’elle un « discours » défini par l’objet qu’elle est censée connaître : « L’objet privilégié et spécifique de la religion, écris-tu, c’est Dieu ou le divin; celui de l’idéologie marxiste, les lois de  l’histoire, celui de l’alchimie, la pierre philosophale, celui de la chimie, la nature des éléments, etc» (RMS, n° 22, p. 66 - je ne mentionnerai plus, dans mes prochaines citations, que le numéro de la page).

 Religion, dans ce cas, n’est plus qu’un synonyme du mot « théologie ». Rien n’est plus éloigné du sens originel, qui persiste d’ailleurs dans l’usage courant. « Religio », en latin, signifie tout d’abord, d’après le dictionnaire de Félix Gaffiot : « 1 attention scrupuleuse, scrupule, délicatesse, conscience», puis « 2 scrupule religieux, sentiment religieux, crainte pieuse », «3 sentiment de respect, vénération, culte », puis « 4 croyance religieuse, religion », « 5 pratiques religieuses, culte », « 6 respect (vénération) dont est entouré qqch, sainteté, caractère sacré », « 7 engagement sacré », « 8 ce qui est l’objet de la vénération, de l’adoration, du culte », « 9 scrupule de n’être pas en règle avec la divinité, conscience d’être en faute à l’égard de la religion », et enfin « 10 consécration religieuse, qui fait qu’une chose appartient à la divinité et ne peut être d’un usage profane ». De nos jours, il arrive encore qu’on respecte « religieusement » la parole donnée (même si on est agnostique) et ce n’est pas sans raison que Michel Serres - qui rattache « religio » au verbe « relegere », au sens de « prendre soin » - définit la religion par opposition à la négligence...

Dans le latin de la Vulgate, « religio » correspond au mot grec « threskeia », c’est-à-dire « vénération, adoration, culte », qu’on peut éclairer par l’adjectif « threskos », traduit par « scrupuleux, religieux, qui pratique la religion, qui vénère » (Maurice Carrez et François Morel, Dictionnaire grec-français du Nouveau Testament).

 

Kolakowski, Husserl, l’intentionnalité

 

Tu vas dire, bien sûr, que la définition de Kolakowski prend en compte la dimension sociale de la pratique religieuse, puisqu’il parle du « culte socialement établi de la réalité éternelle (the socially established worship of eternal reality) », et certes ça vaut mieux que ta définition en termes de « discours », comparable à l’idéologie marxiste, à la chimie ou à l’alchimie. Mais ce qui cloche, cette fois, c’est la « réalité éternelle », terme abstrait que n’emploie aucune religion, car les religions parlent de Dieu, des dieux, des esprits, des ancêtres, elles n’en parlent pas comme les philosophes déistes, elles n’adorent pas l’Etre suprême ou le Grand Architecte ; et même dans le vers d’Athalie que tu invoques, « l’Eternel » (comme « le Seigneur ») n’est rien d’autre qu’une façon de ne pas nommer le Dieu caché des Juifs, dont il serait impie de prononcer le nom, tout comme il est impie de le représenter. Si « ce que les gens veulent dire dans le discours religieux est ce qu’ils veulent dire de manière manifeste », Kolakowski s’expose lui aussi à la critique « parfois cinglante » qu’il adresse à Durkheim et que tu reprends à ton compte : « on s’arroge le droit de retraduire le langage manifeste des croyants dans un autre langage qu’on suppose plus transparent ou plus proche de la réalité véritable » (p. 85). Quand j’étais catholique, et que, chaque dimanche, j’allais recevoir « le corps du Christ » sous la forme visible d’une hostie consacrée, je n’ai jamais eu conscience de rendre un culte à la « réalité éternelle », formulation que j’aurais suspectée d’être aussi panthéiste que la « causa sui » définie par Spinoza. J’avais encore en tête les paroles du Credo, qu’on chantait encore en latin : « Credo in unum Deum, patrem omnipotentem, factorem coeli et terrae... et in unum Dominum, Iesum Christum, filium Dei unigenitum, genitum, non factum, Deum de Deo, lumen de lumine, verum Deum de vero Deo... » - et si je le cite en latin, c’est aussi pour rappeler que les versions vernaculaires, aujourd’hui en usage, ne donnent plus qu’une version allégée du Symbole des Apôtres. Quand elles mentionnent, en français, « la rémission des péchés, la résurrection de la chair, et la vie éternelle », c’est assez différent de « confiteor unum baptisma in remissionem peccatorum, et expecto resurrectionem mortuorum, et vitam venturi saeculi » : je reconnais un seul baptême pour la rémission des péchés, et j’attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir.

Amen (Ce n’est plus du latin, et ça ne veut pas dire « Ainsi soit-il », ni « Let it be », ça veut dire « en vérité »).

Alors, explique-moi pourquoi Kolakowski éprouve le besoin de retraduire, dans un langage qui n’est plus celui de l’expérience religieuse vécue, le dogme monothéiste, qui est certes essentiel dans les religions du Livre, mais qui leur appartient en propre, alors que la Théogonie d’Hésiode, pour s’en tenir à cet exemple, nous fait assister à la naissance des dieux dans un monde qu’ils n’ont pas créé. Est-ce parce qu’il voudrait que sa définition puisse être applicable à toute religion ? Dans ce cas, c’est raté. Car, à moins de prétendre que les peuples « païens » n’ont pas de religion, il est totalement impossible de définir « la religion » en général par  les attributs d’une religion particulière, même si, à nos yeux, c’est la vraie religion. Pour chacun d’entre nous, il est important de savoir si telle croyance religieuse est ce qu’elle prétend être, par exemple « la voie, la vérité et la vie ». Mais ce n’est pas l’objet d’une enquête sociologique, même si c’est l’enjeu d’un débat philosophique. Ce que l’on peut attendre des sciences sociales, c’est qu’elles puissent éclairer les rapports qui se nouent entre les religions et le monde social-historique, par exemple entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme... Et même si on récuse les conclusions de Max Weber, il faut lui reconnaître le bien-fondé d’une méthode qui cherche à éclairer les singularités de l’histoire occidentale, et qui, me semble-t-il, apporte un éclairage que nous aurions tort d’ignorer. Peut-être diras-tu que ce n’est pas Weber, mais Durkheim, qui est visé par ta « critique parfois cinglante ». Et je sais que Weber, quand il parlait de « notre science », ne pensait pas à la sociologie, mais à l’économie (Je le sais grâce au MAUSS, et à «La démission des clercs»). Mais Weber, Mauss, Durkheim ont en commun une  démarche qui a au moins le mérite d’aborder le fait religieux à partir des pratiques instituées qu’on retrouve partout, des rites qui instituent une démarcation entre le sacré et le profane, en même temps que la relation hiérarchique qui inclut le monde profane dans la juridiction du sacré. Et les résultats obtenus me semblent plus sérieux que ce qu’on peut tirer de la formulation que tu empruntes à Kolakowski.

Précisons : les résultats obtenus par les sciences sociales sont plus sérieux sur le terrain qui est le leur, et qui est aussi celui auquel elles se cantonnent. Elles ne cherchent pas à débattre « d’une version actuelle possible du problème classique des ‘preuves de l’existence de Dieu’ dans le contexte d’une certaine philosophie du langage contemporaine » (p. 84). Elles laissent ce débat à ceux qui s’en occupent : elles le laissent aux théologiens, aux phénoménologues, à la philosophie du langage... ça ne signifie pas qu’elles le mettent au rebut, car le même sociologue, économiste ou anthropologue qui, dans le cadre formel de l’enquête qu’il mène, met entre parenthèses la question de savoir si une croyance est vraie, peut s’en préoccuper quand il met au vestiaire sa tenue de chercheur en sciences sociales. Alors, il devient philosophe, et peut se demander si « de même que, comme Husserl l’a inlassablement rappelé (contre le ‘psychologisme’), l’objet visé par la conscience est distinct de l’état psychique ou mental du sujet, il existe, dans la religion, un objet ‘visé’ par le culte ou ‘l’adoration’, dont il faut admettre qu’il est distinct des simples états psychiques ou mentaux des croyants » (p. 81).

La critique du psychologisme n’appartient pas en propre à Husserl, elle doit beaucoup à Brentano, à Bolzano et à Frege, et elle appartient tout autant, comme le montre Michael Dummet, à ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie analytique : elle consiste, dit-il, dans « l’expulsion des pensées hors de la conscience » (Les origines de la philosophie analytique, Paris, Gallimard, 1991). Quand on dit, en effet, que toute conscience est conscience de quelque chose, l’objet intentionnel visé par la conscience reste « hors de la conscience », et pas seulement lorsqu’il s’agit de « cet arbre », « à l'endroit même où il est », suivant la formule de Sartre : « Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l'endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n'est pas de même nature qu'elle » (Situations I).L’exemple sartrien risque d’être trompeur, car il semble fonder l’extériorité de l’objet intentionnel sur la réalité physique de cet objet, qui est certes là-bas, « au bord de la route », et ne saurait « entrer dans ma conscience ». Combien de lecteurs pressés ont-ils pu confondre l’objet intentionnel avec l’objet physique ? Cette formulation littéraire dissimule les difficultés de la thèse, qui restent perceptibles dans l’honnête et laborieuse définition de Brentano : « Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c'est ce que les Scolastiques du Moyen Age ont appelé la présence intentionnelle (ou encore mentale) d'un objet et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes - en usant d'expressions qui n'excluent pas toute équivoque verbale - rapport à un contenu, direction vers un objet (sans qu'il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d'objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans la représentation, c'est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite » (Psychologie du point de vue empirique, p. 102, cité par Vincent Descombes dans La denrée mentale, p. 36. Descombes, évidemment, traite sans indulgence les « explications égarantes » des brentaniens et des husserliens. Ces formules, dit-il, ne deviennent recevables que « si nous les appliquons non pas aux actes mentaux et aux états d’esprit, mais à la description de ces actes et de ces états »).

L’objet intentionnel est « hors de la conscience », mais il s’agit bien d’une représentation mentale, une « pensée », il ne s’agit pas d’un objet physique. Le théorème de Pythagore, les lois énoncées par Galilée et par Newton, ou plus simplement l’assertion « 2 et 2 font 4 » sont des objets intentionnels, et refuser de les confondre avec le contenu de ma conscience signifie avant tout que la vérité ou la fausseté de ces énoncés ne dépend pas du fait que j’y adhère ou n’y adhère pas. Quand Archimède nous apprend qu’Hipparque de Samos enseignait que la Terre tourne autour du soleil, la vérité de cette thèse est indifférente au fait qu’Archimède n’y adhère pas. Nous devons distinguer le contenu de la conscience, et la pensée elle-même, qui subsiste indépendamment de celui qui la pense, et qui peut être vraie, alors même qu’elle n’est acceptée par aucun des sujets pensants qui se la représentent, et même lorsqu’elle n’est actuellement présente à la conscience d’aucun sujet pensant.

 En 1927, quand Husserl a pu lire, sous la plume de Heidegger, et dans un livre qui lui était dédié - il le lisait en allemand, c’était moins pénible que dans la traduction que j’ai maintenant sous les yeux : « Il n’y a de vérité que dans la mesure où et aussi longtemps que (un) Dasein est. L’étant n’est dévoilé qu’au moment où et n’est découvert qu’aussi longtemps que (un) Dasein est. Les lois de Newton, le principe de contradiction, toute vérité en général ne sont vraies qu’aussi longtemps qu’(un) Dasein est... » (Etre et Temps, Paris 1986, p. 278), il a frémi d’horreur, car il voyait renaître une tête de l’hydre qu’il croyait, jusqu’alors, avoir décapitée. Mais Sartre, et combien d’autres après lui, semble n’avoir perçu aucune opposition entre l’intentionnalité husserlienne et ce fameux Dasein, qu’il appelait d’ailleurs « réalité-humaine ».

Ne t’impatiente pas, je n’ai pas oublié qu’on parlait de Kolakowski. Mais j’avais besoin de préciser la notion d’objet intentionnel, pour dissiper quelques confusions, que tu commets peut-être. Car on peut dire, en donnant au mot « transcendance » un sens technique très particulier, que l’objet intentionnel « transcende » la conscience, bien que, chez Brentano, il constitue un « phénomène psychique », immanent au psychisme, une « objectivité immanente ». Mais il ne s’ensuit pas que l’intentionnalité de la conscience offre une voie d’accès à la transcendance divine. Quand tu dis, page 81, « que l’on a affaire à une relation à une réalité reconnue par les croyants comme distincte de leur état subjectif, de leur pur et simple sentiment vécu », il reste encore à préciser si cette réalité est du même ordre que celle d’un olivier de Provence, contemplé par le jeune Jean-Paul Sartre, ou bien celle d’une pensée, vraie ou fausse, et qui restera vraie ou fausse, que j’y adhère ou non. Pour reprendre une de tes formulations, si l’objet de l’alchimie, c’est la pierre philosophale, je veux bien admettre que la pierre philosophale est « une réalité reconnue par les alchimistes comme distincte de leur état subjectif, de leur pur et simple sentiment vécu », car la croyance des alchimistes ne se réduit certes pas à « des expériences spirituelles purement intérieures et privées » comme celles que tu évoques à la page 79 « et qui, de toute évidence, se distinguent à peine des états mentaux provoqués par l’expérience de la drogue ». S’ensuit-il, pour autant, que la réalité reconnue par les croyants comme distincte de leur état subjectif constitue, par là même, une réalité objective ? Je ne le pense pas, et même si je le pensais (autrement dit : si je partageais leur croyance), je ne souscrirais pas à cette nouvelle version de l’argument ontologique, qui reviendrait à dire que, puisque ma conscience vise l’existence d’un être transcendant, « ens quo majus cogitari non potest », comme dit si bien Saint Anselme, transcendance qui, évidemment, ne peut pas être contenue dans ma conscience finie, il faut conclure à l’existence de cet être transcendant, cette « réalité éternelle ».

Je comprends qu’on y croie, puisque j’y ai cru moi-même, (je veux dire, bien sûr, croire en Dieu, pas croire en la « réalité éternelle ») et je ne prétends pas que la croyance soit par principe « irrationnelle ». Je suis d’accord avec Scubla quand il dit (RMS, p. 94) que « la raison - comme des auteurs aussi différents que Pascal, Hobbes et Hume l’ont montré - est seulement le pouvoir de raisonner, c’est-à-dire de relier correctement les uns aux autres principes et conséquences, causes et effets, moyens et fins ». Et aussi quand il ajoute que, « contrairement à ce que la philosophie scolaire et universitaire feint de croire, Kant n’a pas réfuté Hume ».

Je suis surtout d’accord avec les Remarquesde Wittgenstein sur le Rameau d’or de Frazer (Editions l’Age d’homme, 1982, pp. 19-20) : « ... on pourrait commencer ainsi un livre sur l’anthropologie : quand on considère la vie et le comportement des hommes sur la terre, on s’aperçoit qu’ils exécutent, en dehors des actes qu’on pourrait appeler animaux, comme l’absorption de nourriture, etc., des actes revêtus d’un caractère spécifique qu’on pourrait appeler des actes rituels.

 « Mais, cela étant, c’est une absurdité de poursuivre en disant que ces actes se caractérisent par ceci qu’ils proviennent de conceptions erronées sur la physique des choses. (C’est ainsi que procède Frazer, lorsqu’il dit que la magie est essentiellement de la physique fausse, ou, selon le cas, de la médecine fausse, de la technique fausse, etc.) »

Tu l’auras remarqué, Wittgenstein critique un anthropologue, il ne récuse pas l’anthropologie elle-même, et ne lui applique pas des critères étrangers à sa propre démarche. Et ce qu’il reproche à Frazer, c’est l’ethnocentrisme qui le porte à juger que les croyances des primitifs sont stupides et arriérées, sans percevoir l’étroitesse et la stupidité des croyances acceptées par les Européens du 19ème siècle : il ne lui reproche pas d’être un anthropologue, mais de l’être trop peu. 

 

Péguy, Laudet, Maurras : la querelle du modernisme

 

Frazer, me diras-tu, est lui-même un exemple de ce monde moderne qu’a pourfendu Péguy, et que tu pourfends à ton tour : « Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des imbéciles. Comme nous » (Notre jeunesse, que je cite d’après le tome III des Œuvres en prose complètes, Paris 1992, p. 10. Je le citerai, désormais, « 1992 »).

Je te l’ai déjà dit, je trouve un peu violent que tu aies pu supposer que, faute d’avoir « vraiment cherché à comprendre Péguy (ou [toi] citant Péguy) », j’ai « d'emblée plaqué là-dessus un certain schéma que l'on pourrait résumer ainsi : Péguy=Pie X=caca ».

Parce que Péguy, quand même, c’est un de mes auteurs. Je le fréquente moins que quand j’avais vingt ans, sa dénonciation du monde moderne est moins pertinente, à mes yeux, que celle qu’articulent Wittgenstein et Orwell (sans parler de Castoriadis, qui incrimine plutôt la post-modernité quand il décrit « l’ère du conformisme généralisé » et « la montée de l’insignifiance »). Mais c’est mal me connaître que de m’attribuer un « schéma » dans lequel j’aurais pu condamner Péguy sans l’avoir lu, ou un accusé quelconque, sans avoir entendu ce qu’il pourrait avoir à dire pour sa défense...

Quand tu écris, page 76, que la démarche de Kolakowski « correspond de manière frappante, à la position de Charles Péguy qui, dans un contexte analogue [sic], face à ce qu’il appelait le ‘modernisme’, défini comme l’attitude consistant à ‘ne pas croire ce que l’on croit’, opposait, en une sorte de naïveté obstinée, l’exigence de ‘croire ce que l’on croit’ et d’attendre de la même façon des autres ‘qu’ils croient ce qu’ils croient’ », c’est toi, précisément, qui parles à la légère et condamnes sans les entendre tous ces malheureux « modernistes » (Loisy, Le Roy, Tyrrel, et quelques autres) qui ont été chassés de l’Eglise, privés des sacrements, parce que, selon Pie X, dans l’Encyclique Pascendi, ils se situaient « au carrefour de toutes les hérésies ». Depuis Vatican II, l’aggiornamento de l’Eglise est allé bien souvent au-delà de leurs thèses, et leurs torts, aujourd’hui, sont comparables à ceux que Jean-Paul II retenait, tout récemment encore, contre la cosmologie de Galilée : ils étaient trop en avance, ils avaient tort d’avoir eu (trop tôt) raison contre la Hiérarchie, et le Pape infaillible. Mais voyons, justement, quel était le contexte.

La phrase que tu cites est tirée de L’Argent,  page 821 dans l’édition citée. Le contexte immédiat n’est pas très éclairant. On y apprend que le modernisme « consiste à ne pas croire soi-même pour ne pas léser l’adversaire qui ne croit pas non plus », c’est « un système de déclinaison mutuelle », « un système de complaisance », un « système de politesse », et quand on en vient aux « grands mots », « un système de lâcheté » qui est « la vertu des gens du monde », alors que la liberté, « système de courage », est « la vertu du pauvre ».

Les lecteurs des Cahiers, en février 1913, retrouvaient là l’écho d’une ardente polémique, qui n’avait pas encore eu le temps de refroidir, puisqu’il s’agit d’un texte de 1911, « Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet ». C’est là, nous l’allons voir, que Péguy se mesure à l’hérésie moderniste, déjà stigmatisée par la hiérarchie catholique; il est vrai qu’il la débusque dans une revue d’inspiration catholique, la Revue hebdomadaire dirigée par Fernand Laudet, qui peut passer à bon droit pour un représentant du « catholicisme mondain ».

Dans une autre édition des Œuvres en prose (1909-1914), préparée et annotée par Marcel Péguy (Paris, 1961, p. 1601), celui-ci nous apprend que « Fernand Laudet était un diplomate : secrétaire, ou conseiller d’ambassade auprès du Vatican; la loi de la Séparation lui avait fait perdre son poste, et plutôt que d’en prendre un autre, il avait préféré la direction de la Revue Hebdomadaire, que Plon avait fondée une quinzaine d’années plus tôt. Il avait pris comme secrétaire, et rédacteur des articles sur commande, un jeune homme, François Le Grix ». Que dans ce milieu-là, on ait pu cultiver un « système de complaisance », voire un « système de lâcheté », ne justifiera pas l’amalgame tactique auquel va se livrer Péguy dans une polémique politico-littéraire, où la théologie sert surtout de prétexte. Le conflit va se nouer à partir d’un article où Le Grix éreintait le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, et lui reprochait notamment d’avoir représenté Jeanne petite fille, alors que, d’après lui, « Jeanne ne nous appartient que missionnaire et martyre, de même que le Christ ne nous appartient qu’après le jour où il lui plut de sortir de ses années d’ombre épaisse. Le reste, surtout quand ce reste consiste à vouloir expliquer la sainteté, la représenter, à démêler le sublime amalgame qui, dans une âme, mêle aux ferments humains l’inconnaissable vertu divine, à prétendre discerner la mesure de conscience qu’une âme sainte a de sa sainteté, je sens obscurément, Péguy, que c’est une entreprise au-dessus de la littérature; un paradoxe, émouvant peut-être, mais un paradoxe; enfin, d’un mot qu’il ne me plaît guère d’employer, du mauvais modernisme (...) D’autant plus que l’histoire se venge toujours. Cette petite Jeanne de douze ans, cette Jeanne d’Arc avant la lettre, il faut au moins qu’elle soit vraisemblable, conforme à un certain type historique impossible à contredire (...) Je la trouve, pour ma part, bien raisonneuse, bien compliquée pour une enfant de cet âge; quand Mme Gervaise lui dit ‘Tu ne parles pas comme une petite fille’, on a envie de s’écrier ‘Comme c’est vrai!’ - Je l’imaginais plus naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ? » (cité dans 1992, pp. 1615-1616)

C’est tout d’abord Péguy qui se voit reprocher un « mauvais modernisme », et il ne s’agit pas d’un reproche gratuit. Maritain, par exemple, lui avait déjà écrit, à propos du Mystère, une lettre assez rude : « Je vois manifestement que vous êtes encore loin du vrai christianisme, avec l’illusion d’y être arrivé, et que vous faites part au public d’une illusion et d’une fausse piété comme si c’était la vraie foi (...) Rabaisser la Passion à notre sentimentalité, rendre la foi le plus médiocre possible; faire de la naïveté à propos de la Rédemption, se complaire dans les émotions et les pensées du populo en croyant penser à Dieu, c’est une chose toute moderne, malsaine, littéraire... » (1992, p. 1596).  

Mais Péguy rebondit, avec une admirable maestria dans l’art du pamphlétaire, et disons les mots, avec une mauvaise foi géniale, qui lui permet de retourner le compliment, et même avec usure. Ainsi donc, d’après vous, il faut être naïf pour croire aux apparitions de l’archange Saint Michel, des saintes Catherine et Marguerite, et pourquoi pas à celles par lesquelles le Dieu d’Israël s’est manifesté aux Prophètes ? C’est vous qui professez l’hérésie moderniste, et c’est pourquoi « il faut se garder ici de parler de catholicisme mondain et de croire que nous querellons au catholicisme mondain. Ceci est infiniment plus grave (...) le catholicisme mondain peut être haïssable, il peut être méprisable, il peut être condamnable, il peut être misérable, c’est-à-dire il peut être pitoyable. Mais il n’est point hérétique, ni au premier, ni au deuxième degré. Il ne se porte point candidat à l’hérésie. Il ne se meut que dans l’ordre du péché. Péché de bassesse, péché de faiblesse, qui sont péchés de paresse. Mais il ne se porte point dans l’ordre de l’hérésie » (1992, pp. 442-443).

Et là nous retrouvons les thèmes de L’Argent. Ou plutôt c’est ici qu’ils sont élaborés, avant d’être repris, résumés et durcis dans le texte que tu connais :

« Rien n’est plus dangereux pour notre foi que cet athéisme déguisé. Tout n’est point perdu, il s’en faut, avec un athéisme révolutionnaire. Des charités malentendues, des flambées de charité peuvent y brûler détournées, qui quelque jour seront reconduites. Mais il n’y a rien à faire avec un athéisme réactionnaire, avec un athéisme bourgeois. Il n’y a rien à attendre, il ne faut rien espérer d’un athéisme réactionnaire, d’un athéisme bourgeois. C’est un athéisme sans étincelle, qui ne s’allumera, qui ne flambera jamais... » (1992, p. 444. Si tu n’as pas encore compris ce qui me faisait dire que Péguy substitue l’invective à l’argumentation, fixe-toi sur ces mots : « athéisme déguisé », c’est là ce que veut dire « ne pas croire ce qu’on croit » ; qu’est-ce qu’il te faut de plus ?).

« On peut croire ou ne pas croire (enfin nous nous entendons ici). Mais honte à celui qui renierait son Dieu pour ne point faire sourire les gens d’esprit. Honte à celui qui renierait sa foi pour ne pas donner dans le ridicule, pour ne point prêter à sourire, pour ne point passer pour un imbécile. Il s’agit ici de l’homme qui ne s’occupe point de savoir s’il croit ou s’il ne croit pas. Il s’agit de l’homme qui n’a qu’un souci, qui n’a qu’une pensée : ne pas faire sourire M. Anatole France... » (p. 446).

Quant aux voix de Jeanne d’Arc, « il ne s’agit pas d’extériorisations de faits de conscience. Il y a des hommes - et ils sont malheureusement devenus innombrables dans les temps modernes - qui croient que les voix de Jeanne d’Arc étaient des hallucinations (...) Dans ce système, Jeanne d’Arc serait, est une hallucinée. Une hallucinée si je puis dire de (tout) premier ordre. La plus pure, la plus noble, la plus grande, la plus sainte (humainement), des hallucinées (...) C’est-à-dire, ne fuyons pas les mots, une folle. Sans offenser personne et en tout bien tout honneur une folle. Une âme non saine, non en possession, en puissance, en jouissance, de la commune, de la normale, de la régulière puissance et santé. Une folle extraordinaire, une folle héroïque, une folle humainement sainte, humainement divine, une folle sublime. Enfin une folle » (pp. 451-452).

« Mais enfin tant que ces hommes sont de bonne foi - (et beaucoup d’entre eux sont de bonne foi) - non seulement nous ne devons pas et ne pouvons pas leur refuser notre estime, mais et encore plus, et surtout, et premièrement nous ne devons pas et nous ne pouvons pas songer à leur refuser tous les secours spirituels dont nous pouvons disposer (...) Tout autre est malheureusement la situation de M. Laudet, à moins qu’il ne se nomme M. Le Grix, et de la Revue hebdomadaire, et de M. Le Grix, et de M. Laudet derrière M. Le Grix. Littéralement il veut tromper tout le monde. C’est une mauvaise foi ambidextre. Il veut tromper également nos adversaires et nous. Il encourt un égal mépris de nos adversaires et de nous » (pp. 453-454).

Cher Jacques, je le crains, tu trouves sûrement ces propos irréprochables. Et je pourrais encore multiplier les citations, tu en redemanderais. Mais je dois m’arrêter, parce que je n’en peux plus. J’ai beau savoir que Péguy, contemporain de Freud, ignorait son existence, je suis sûr qu’il savait que, pour les athées de son temps, penser que les voix de Jeanne d’Arc étaient des « hallucinations » n’impliquait nullement qu’elle fût une folle. Chaque nuit, dans nos rêves, nous sommes tous la proie d’hallucinations aussi « folles ». S’il ne l’avait pas su, il n’aurait pas eu besoin d’insister lourdement (« Ne fuyons pas les mots, une folle ») Et donc, disons les mots, il n’était pas de bonne foi...

Quant à sa polémique, s’il ne s’agissait là que d’un exercice de style, je l’admirerais sans réserves, comme j’admire les Provinciales, les Considérations sur la France et les Soirées de Saint-Pétersbourg (parce que je m’imagine, à tort ou à raison, que la nocivité de ces pamphlets superbes a cessé d’être opérante). Dans le cas de Péguy, je crois que le virus reste encore actif, et qu’il prolifère toujours dans le discours intégriste tel qu’il s’exprime en France, dans l’entourage de MM. Le Pen et Gollnisch. Je ne crois pas du tout ce que tu vas me dire, en alléguant les propos que Péguy consacrait à l’athéisme « révolutionnaire » et à l’athéisme « réactionnaire ». Tu vas me dire, encore, que la cible visée par Péguy, c’est le modernisme de Charles Maurras. Tu me l’as déjà dit, dans ta lettre du 3 décembre : « l'une des concrétisations possibles, et même peut-être la concrétisation par excellence de la figure du 'modernisme' selon Péguy, c'est Ch. Maurras : il a - disons - instrumentalisé la religion. Peu importe que l'on croie ou que l'on ne croie pas (lui-même n'était pas croyant); l'important c'est que l'on a besoin de la religion - de l'Eglise catholique - comme pilier de l'ordre social. Et à mes yeux, la conception de Maurras est identique, fondamentalement, à celle de Durkheim. Et c'est contre cette entreprise de déconnexion du contenu de la croyance que je m'insurge ».

  Maurras, assurément, a le profil rêvé pour un bouc émissaire, dont l’immolation permettrait, comme en 1945, de réconcilier sur son dos « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas ». Mais si nous restons de bonne foi, il y a quelque chose qu’on ne peut pas lui refuser, c’est d’avoir vraiment cru à ses propres doctrines. Je le lui reconnais, et Péguy, justement, le lui avait reconnu. Dans les dernières pages de Notre jeunesse, il écrit, tout d’abord : « Quand je trouve dans l’Action française, dans Maurras des raisonnements, des logiques d’une rigueur implacable, des explications impeccables, invincibles comme quoi la royauté vaut mieux que la république, et la monarchie que la république, et surtout le royalisme mieux que le républicanisme et le monarchisme mieux que le républicanisme, j’avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas... » Quelques lignes plus tard il ajoute : « Mais qu’au courant de la plume, et peut-être sans doute sans qu’il y ait pensé dans un article de Maurras je trouve, comme il arrive, non point comme un argument, présentée comme un argument, mais comme oubliée au contraire cette simple phrase : Nous serions prêts à mourir pour le roi, pour le rétablissement de notre roi, oh alors on me dit quelque chose, alors on commence à causer. Sachant, d’un tel homme, que c’est vrai comme il le dit, alors j’écoute, alors j’entends, alors je m’arrête, alors je suis saisi, alors on me dit quelque chose » (1992, pp. 158-159).

Je vais m’arrêter là, parce qu’il faut s’arrêter, et qu’il ne s’agit pas de mettre un point final à notre dialogue, repris plus d’une fois depuis plus de sept ans. Je te souhaite donc, puisque c’est le moment, bon Noël et bonne année, et je le souhaite aussi aux Maussiens et Maussiennes qui en sont les témoins. (à suivre) 

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