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18 février 2010 4 18 /02 /février /2010 19:28

Lettre à Cornelius Castoriadis, en marge de "Devant la guerre" (7 janvier 1982)

 

Je me permets de vous écrire au sujet de votre récente interview dans le « Nouvel Observateur », non certes pour discuter l'essentiel de vos thèses, mais plutôt parce que je m'interroge sur quelques formulations qui, par leur caractère de « raccourci », me semblent laisser dans l'ombre les questions qui pourraient s'y rapporter.

D'abord l'idée que les sociétés occidentales sont des « bâtards historiques ». Il me semble qu'en disant cela, vous dites simultanément plusieurs choses, qu'il faudrait pouvoir débrouiller et examiner une à une :

- La coexistence, dans les sociétés occidentales, de traditions et d'institutions démocratiques, juxtaposées à des « rapports sociaux » capitalistes, n'exprime pas une nécessité historique, quelle que soit la façon dont on l'interprète : la démocratie n'est pas la formulation juridique des conditions auxquelles peut s'effectuer l'échange généralisé des marchandises, elle ne se réduit pas à la fiction légale qui rend possible l'achat et la vente de la force de travail entre sujets juridiques libres et égaux.

- Le développement de la démocratie à l'époque moderne n'a pas été l'expression des intérêts généraux de la classe bourgeoise, ni la conséquence du développement capitaliste, mais un phénomène « concomitant », qui se trouve avoir accompagné le développement du capitalisme en Occident, mais qui ne lui est pas lié de façon essentielle : là où le capitalisme peut se développer sans entraves, lorsqu'il peut étouffer par la violence les diverses manifestations de la résistance ouvrière, il fait table rase de toute démocratie, et tend à se réaliser sous la forme d'un pouvoir totalitaire.

- Les sociétés occidentales ne sont pas « purement » capitalistes, les travailleurs n'y sont pas purement et simplement réduits à un rôle d'exécutants passifs, exclus de toute décision et de toute initiative. Mais cela n'est pas une conséquence du caractère « bâtard » des sociétés occidentales : vous avez démontré vous-même que le capitalisme ne peut jamais parvenir à la parfaite réalisation de ses tendances totalitaires. Il ne pourrait réduire ses exécutants à la situation d'objets manipulés, purement et simplement passifs, sans s'effondrer ipso facto sous l'effet d'une contradiction beaucoup plus radicale que les contradictions économiques mises en avant par le marxisme. Cette contradiction, disiez-vous, consiste dans la nécessité où se trouve le capitalisme de faire appel à la participation des exécutants, en même temps qu'il leur refuse toute initiative. Or, si vous n'avez pas varié sur ce point, il ne s'agit pas là d'une caractéristique propre au capitalisme occidental, elle doit se retrouver dans le régime soviétique, qui lui non plus ne peut pas être « purement » capitaliste et « purement » totalitaire. Même s'il n'y a rien, dans ce régime, qui alimente la possibilité d'une conscience démocratique, il suscite forcément la résistance et même la désobéissance des exécutants, et bien entendu il échoue à obtenir leur adhésion volontaire à ses projets et à sa prétendue rationalité.

Ce n'est donc pas la même chose de dire qu'un régime n'est pas « purement » capitaliste, et de dire qu'il est, en partie capitaliste, en partie démocratique. Les régimes occidentaux ne sont pas « purement » capitalistes, le régime soviétique non plus. Mais leur rapport à la démocratie n'est pas le même. Ce qui, dans les pays de l'Est, échappe à la domination bureaucratique ne semble pas donner lieu à une socialisation positive, mais à un repli cynique, individualiste, dans une privatisation que décrit fort bien Zinoviev (tout en y voyant une conséquence nécessaire du « communisme réel »). C'est même cela, plus encore que le comportement des couches dirigeantes, qui semble justifier votre idée d'une société cynique, ou d’un régime sans foi ni loi. Toujours est-il qu'on peut difficilement se représenter l'opposition entre les sociétés occidentales et l'URSS comme l'opposition entre des sociétés incohérentes, fissurées de l'intérieur, et des sociétés monolithiques, sans failles. Les régimes totalitaires ne sont sûrement pas sans fissures, et peut-être sont-ils plus fragiles que nous ne le soupçonnons.

Excusez, soit dit en passant, le ton un peu dogmatique sur lequel j'exprime les réflexions que m'ont inspiré vos textes. J'ai l'air d'affirmer, alors que je suis perplexe.

Mais j'en viens à ce qui me paraît le plus contestable dans vos formulations, c'est-à-dire justement le terme de « régime sans foi ni loi » par lequel vous caractérisez la nouveauté historique des régimes de l'Est. Sur cette nouveauté, sur le caractère inédit de régimes dont l'histoire antérieure n'a fourni aucun précédent, je ne peux évidemment qu'être d'accord avec vous. C'est d'ailleurs un point sur lequel vos analyses actuelles restent dans le droit fil de ce que vous avez toujours dit : vous avez toujours refusé, en même temps que la théorie trotskiste de l'Etat ouvrier dégénéré, les diverses interprétations de l'URSS comme « capitalisme d'Etat ». Vous avez toujours dit que c'était un nouveau régime d'exploitation, une nouvelle forme de domination sociale.

Toutefois, s'il s'agit bien d'un « animal politique nouveau », il semble avoir été sujet à des métamorphoses, aussi nombreuses que celles des insectes, et à partir de l'œuf marxiste, de la larve léniniste, de la chrysalide stalinienne, c'est un étrange papillon qui semble être venu au monde. Peut-être nous réserve-t-il de nouvelles métamorphoses. Car si je peux trouver un sens à votre idée d'un régime « sans foi ni loi », c'est seulement l'idée d'un régime dans lequel l'idéologie officielle est morte, plus personne n'y croit, pas même ceux qui ont pour charge la propagande et l'endoctrinement des populations. Une telle situation peut-elle être durable ? Pour ma part, je n'arrive pas à me la représenter autrement que comme une étape et une transition dans un processus encore inachevé.

Si j'ai pris le risque de vous importuner avec ce long et lourd exposé de mes réflexions sur votre texte, c'est à cause de l'intérêt déjà ancien et soutenu que j'apporte à tout ce que vous écrivez. Depuis que vous avez commencé la réédition de vos anciens textes dans la collection 10-18, je suis littéralement à l'affût, guettant la publication de vos livres et articles, parce que j'y trouve toujours ample matière à réflexion, et parce qu'ils m'ont aidé, à une époque où je militais dans une organisation trotskiste, à cristalliser les doutes que m'inspirait cette expérience militante, et à rompre avec les illusions que je nourrissais alors (dans les années qui ont suivi Mai 68). Je dois cependant ajouter que des textes, si limpides soient-ils, ne me semblent pas suffire à l'élucidation pratique de l'expérience : pendant l'été 68, j'avais lu le livre de Morin, Lefort et « Jean-Marc Coudray », dont j'avais certes apprécié les analyses, mais je n'avais alors aucune expérience politique réelle, et cette lecture ne m'a pas évité quelques années de militantisme trotskiste. J'ajoute qu'à cette époque, il était plutôt difficile de s'informer sur les positions réelles de « Socialisme ou Barbarie », et que même aujourd'hui… Vous avez écrit quelque part que faire l'histoire de S. ou B. ne vous paraissait pas une tâche particulièrement urgente, cela ne veut pas dire qu'elle ne soit pas nécessaire.

 

Réponse de C.C., le 28 février 1982

 

Cher Monsieur,

Je vous remercie de votre lettre du 7 janvier, et vous prie de m'excuser du retard avec lequel je vous réponds.

Je trouve vos remarques et vos observations tout à fait judicieuses et pertinentes - et, si je puis dire sans arrogance, prouvant que « vous m'avez bien compris ». Je ne crois pas, en réalité, qu'il y ait de véritable aporie dans les questions que vous soulevez ; elles éclairent bien la « dialectique » des deux problèmes (qui en fait n'en font pour ainsi dire qu'un) : « nature » des sociétés occidentales, « nature » des sociétés de l'Est, et spécifiquement de la Russie. Aucun doute qu'on ne peut se représenter ces dernières comme « monolithiques et sans fissures » ; mais la question est précisément : les antinomies du régime prennent-elles une forme historiquement féconde ? La lutte de la population contre le régime (pour autant qu'elle subsiste) parvient-elle à se donner d'autres armes que le sabotage, la passivité, etc. ?

Evoquant la mort de l'idéologie « communiste » et ce qui s'en suit, vous dites: « une telle situation peut-elle être durable ? » Vous vous souvenez, sans doute, que c'est littéralement la question que je pose p. 251-252 de Devant la guerre. Elle ne l'est pas - d'où l'évolution vers la stratocratie. Cette dernière, à son tour, est-elle durable ? Je ne possède pas la réponse ; j'en discuterai dans le Vol. 2 du livre. Mais je ne vois rien d'intrinsèquement impossible, a priori, à quelques décennies ou siècles de règne d'un Talon de Fer depuis Moscou (la bombe à neutrons est idéale à cet égard).

J'espère que tout cela deviendra plus clair avec le 2e volume. En attendant, je vous adresse mes très cordiales salutations.

Cornelius Castoriadis

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