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27 janvier 2010 3 27 /01 /janvier /2010 17:13

Le potlatch dans l’Anabase

(la Revue du MAUSS semestrielle, mai 2002

 

En 1921, la Revue des Etudes Grecques publie un bref article de Marcel Mauss, Une forme ancienne de contrat chez les Thraces. Cet article, à certains égards, est un «ballon d’essai», une annonce des thèmes de l’Essai sur le Don. Mauss y explique, en deux pages, que «dans un très grand nombre de sociétés, australiennes, africaines, mélanésiennes, polynésiennes, américaines du Nord», les échanges, ou les prestations, «débutent sous forme de donations en apparence purement gracieuses de présents, dont le bénéficiaire sera obligé d'ailleurs de rendre l'équivalent avec usure.» (1) C’est le fameux potlatch, décrit par Franz Boas, dont l’exaspération «peut aller jusqu'au combat, à la mise à mort, à la perte du nom et des armes. En tout cas, c'est par ce moyen que se fixe la hiérarchie des familles et des clans. Cette forme complète du ‘potlatch’ est assez rare. Mais il existe un peu partout, surtout dans le monde nègre et polynésien, de ces prestations totales débutant par des dons gracieux, dont l'acceptation entraîne l'obligation de rendre plus grands dons, festins et services.»‘potlatch’: dons à récupération usuraire au sens moderne du mot. Xénophon a vu fonctionner ces institutions. Thucydide en parle par ouï-dire. Mais ils n'en ont pas saisi le sens. On sent très bien que les Grecs ne comprennent pas les usages auxquels, malins, ils sont les premiers à se plier. Ceci n'est pas, comme nous le fait observer M. Meillet, pour infirmer la valeur de leur témoignage. Bien au contraire: ils enregistrent des faits qu'ils ne peuvent inventer.»

Après quoi, Mauss ajoute que, «tout à fait par hasard», il a trouvé dans des textes grecs «la preuve que des populations considérables, les Thraces du nord de l'ancienne Grèce, en particulier les Odryses, des environs de Byzance, ont connu des institutions de ce genre. Plus précisément, pour employer la nomenclature fixée plus haut, ils ont connu le système de prestations totales avec le premier trait du système évolué du

Formulons tout de suite une de nos réserves: il n’est pas du tout évident «que les Grecs, inventeurs de la «spondè», et du contrat moderne, ne comprenaient déjà plus ces échanges usuraires, où une partie donne beaucoup plus que l'autre ne reçoit» (Il faut lire, peut-être, «que l’autre ne lui rend»). Admettons-le pour l’épisode que Mauss a tiré de l’Iliade, où «Zeus Kronien enleva ses sens à Glaucus, qui avec Diomède échangea ses armes d'or contre des armes de bronze, valeur de cent bœufs contre valeur de neuf bœufs.»

«Ainsi, déclare Mauss, les Grecs de l'épopée homérique avaient vu ces mœurs fonctionner et les considéraient comme folles.»

S’ensuit-il pour autant qu’aucun Grec n’ait jamais rien compris à ces mœurs? Il faudrait en juger sur chacun des exemples que va proposer Mauss, en tout cas sur celui qu’il présente à bon droit comme «le principal document sur l'institution fort nette du contrat à forme somptuaire chez les Thraces», l’Anabase de Xénophon.

 

Mauss lecteur de l’Anabase

 

«Xénophon, nous dit-il, est embarrassé de ce qui reste avec lui des ‘Dix-Mille’. Cette ‘grande bande’ est insupportable à Byzance et aux Lacédémoniens qui y commandent. Xénophon finit par mettre ses hommes à la solde du roi Thrace Seuthès, prétendant au trône des Odryses. Or cette location de service se fait précisément à la façon d'une série de prestations successives de deux collectivités. Dans une première entrevue, Seuthès promet à l'armée la terre, le butin. Il ajoute: ‘Et je les ferai mes frères et mes commensaux (sur tabourets), et mes associés en tout ce que nous pourrons conquérir. Et à toi, Xénophon, je te donnerai ma fille, et si tu as une fille je te l'achèterai à la mode thrace, et je lui (2) donnerai pour séjour Bisanthe, qui est le plus beau de mes terroirs maritimes’. On voit déjà que le chef thrace ne conçoit un pacte de solde que comme une alliance de commensaux, et de gens unis par le mariage, par échange de filles et de biens. Mais ce n'est que le projet de convention. Quelque temps après, Xénophon amène l'armée. Seuthès spécifie les soldes.»

Avant d’aller plus loin, remarquons toutefois que Mauss laisse dans l’ombre tout l’arrière-plan politique qui motive les tractations entre Xénophon et Seuthès. Il peut, assurément, juger qu’il s’agit là de détails contingents, qu’il peut mettre entre parenthèses, pour parler comme Husserl, du moment qu’il ne cherche qu’à décrire une institution. Mais cette institution ne fournit que le cadre et les instruments d’une action que le protagoniste mène en vue d’objectifs, qui répondent à leur tour à des motivations dont l’institution elle-même ne permet pas de rendre compte. Seuthès et Xénophon accomplissent un potlatch, mais ils ne le font pas pour les anthropologues, afin de leur fournir un exemple probant. Les rites et les règles auxquels ils se soumettent, et qui servent à consacrer les engagements qu’ils souscrivent, ne déterminent pas le sens de leur conduite. Ils ne sont pas ritualistes, ne le soyons pas nous non plus. Le rite définit la forme du contrat, ce n’est pas lui qui en fixe le contenu.

C’est pourquoi il nous faut reprendre le récit de ces tractations laborieuses, dont le machiavélisme a découragé Mauss. Ne nous le cachons pas, les deux héros de cette histoire agissent et raisonnent comme des Florentins. La situation de Seuthès pourrait être un exemple de ce qui, dans le Prince, est dit «des monarchies nouvelles que l’on acquiert par les armes des autres et la fortune» (3). Quant au comportement du narrateur lui-même, le résumé de Mauss pourrait nous faire croire qu’il s’explique par l’embarras où s’est trouvé le chef de cette «grande bande» quand il s’est aperçu qu’elle devenait «insupportable à Byzance et aux Lacédémoniens qui y commandent». Mauss oublie, d’une part, que Xénophon n’est pas le seul chef des Dix-Mille, et qu’au moment précis où l’armée franchit le Bosphore, il annonce à brûle-pourpoint qu’il va quitter l’armée, et retourner chez lui. Mauss oublie, d’autre part, que cette même armée n’est allée à Byzance que parce que les Spartiates venaient de l’y appeler. D’elle-même, elle aurait plutôt fait route vers la Troade, où voulait la conduire un de ses généraux, Timasion de Dardane (4). Xénophon reste muet sur ses intentions propres, mais il s’empressera de regagner l’armée, lorsqu’il sera question qu’elle retourne en Asie. Loin d’être «embarrassé» par «cette grande bande», il la quitte, et puis la rejoint, en fonction de projets qui sont clairs dans sa tête, et que nous pouvons supputer, quoiqu’il se garde bien de nous en faire part. En effet, si la grande bande embarrasse ses propres chefs, c’est parce qu’elle se divise à la moindre occasion, ce qu’elle fait d’ailleurs quand Xénophon la quitte. Mais elle deviendra un atout précieux, pour celui de ses chefs qui saura la rassembler:

«Les généraux étaient en désaccord: Cléanor et Phryniscos voulaient conduire l'armée à Seuthès, qui les avait gagnés en donnant à l'un un cheval, à l'autre une femme; Néon voulait la mener en Chersonèse, persuadé que si elle était dans un pays dépendant des Lacédémoniens, le commandement en chef lui serait déféré; pour Timasion, il brûlait de repasser en Asie, dans l'espoir de regagner son pays; c'est aussi ce que voulaient les soldats» (5).

Xénophon, semble-t-il, a d’abord cru pouvoir repasser en Asie, ce qu’il voulait sans doute autant que les soldats. Mais, les détroits bloqués par la flotte spartiate, il sait convaincre les soldats qu’il faut, soit se soumettre au diktat des Spartiates, soit traiter avec Seuthès, et c’est ce dernier choix qu’il leur fait adopter: la plus grande partie de l’armée le suivra. Dès lors, avec Seuthès, c’est lui qui va pouvoir dicter ses conditions, et se faire accorder beaucoup plus qu’une solde. Si Seuthès lui promet des terres, des villes fortifiées, et la main de sa fille, ce n’est pas seulement parce que «le chef thrace ne conçoit un pacte de solde que comme une alliance de commensaux, et de gens unis par le mariage, par échange de filles et de biens», c’est aussi et surtout parce que Xénophon ne consent à traiter qu’à ces conditions-là. Conditions que Seuthès éludera bientôt, dès qu’il pourra le faire, c’est-à-dire quand ses soldats seront aussi nombreux que ceux de son allié. Xénophon, à ce moment-là, croit ou affecte de croire que c’est sous l’influence d’un mauvais conseiller: «Jusqu’alors il n'avait cessé de lui répéter que, lorsqu'on arriverait à la mer, il lui remettrait Bisanthé, Ganos et Néontichos; à partir de ce moment il ne lui en parla plus. C'est qu'Héraclide lui avait perfidement insinué qu'il n'était pas prudent de confier des places à un homme qui commandait une armée» (6).

S’il est vrai que Seuthès invoque et met en œuvre «la coutume des Thraces», c’est aussi parce qu’elle euphémise la dureté des concessions imposées par son partenaire. Je te donne ma fille, et j’épouse la tienne, mais cette symétrie est toute en apparence. Si tu avais une fille, je te l'achèterais selon la mode thrace, «c’est-à-dire très cher», comme l’observe Mauss. Quant à ma propre fille, le fait que tu l’épouses justifie que j’aie pu te livrer des forteresses... Il faut bien sauver la face, quand on en est réduit à faire des promesses dont tout le monde sait qu’elles sont imprudentes.

Grâce aux dieux, il s’agit seulement de promesses: les villes que Seuthès promet à Xénophon, il faut d’abord les prendre, comme on va nous le préciser pendant le récit du festin que va offrir Seuthès, ce festin qui est un vrai potlatch, et qui «scelle toute l’affaire».

 

 

Le festin de Seuthès

 

Citons ici le texte, tel que le traduit Mauss, sans y faire d’autres coupures que celles qu’il y a lui-même effectuées:

«Comme ils étaient sur le point d'entrer au festin, se présente un certain Héraclide, de Maronée. Celui-ci allait au-devant de tous ceux dont il pensait qu'ils pouvaient donner quelque chose à Seuthès. D'abord il s'adressa à quelques Parianes qui étaient venus là pour conclure alliance avec Médokos, roi des Odryses, et lui portaient des présents, à lui et à sa femme... Il les persuada de cette façon. Puis se tournant vers Timasion de Dardane, comme il avait entendu dire qu'il avait des vases à boire, et des tapis barbares, il lui dit qu'il était d'usage, quand Seuthès invitait à un festin, que les invités lui fissent des présents: ‘et s'il devient grand, il sera capable de te ramener chez toi et de t'y enrichir’. C'est ainsi qu'il s'entremettait auprès de chacun qu'il allait trouver. Venant à Xénophon il lui dit: ‘Toi, tu es d'une très grande cité, et ton nom est très grand auprès de Seuthès. Peut-être voudras-tu prendre dans ce pays, des villes, comme d'autres des vôtres l'ont fait, et du territoire. Il est donc digne de toi d'honorer Seuthès le plus magnifiquement. Je te conseille d'amitié, car je sais bien que plus grands tu lui feras des présents, plus grandes seront les faveurs que tu obtiendras de lui.’ Entendant cela, Xénophon fut bien embarrassé, car il n'était arrivé de Parion qu'avec un serviteur et ce qu'il fallait pour la route.»

Mauss souligne qu’il s’agit d’une institution régulière, et non pas d’un usage à demi clandestin, comme ce qu’on appelle parfois un bakchich; quoique le mot bakchich, issu d’un mot persan qui veut dire «donner», ne soit peut-être pas tellement malvenu. Cet Héraclide qui explique aux invités que «plus grands tu lui feras des présents, plus grandes seront les faveurs que tu obtiendras de lui», Marcel Mauss voit en lui un «héraut, chambellan, fonctionnaire habituel de ces rites». Ce même homme, en tout cas, rappelle à Xénophon que les villes et le territoire qu’il veut «prendre dans ce pays» ne lui appartiendront que s’il les prend lui-même: Mauss nous signale, en note, que «les Thraces n'avaient pas le matériel ni l'art nécessaires pour s'emparer de forteresses».

Mais bien sûr ce n’est pas cela qui embarrasse Xénophon, lui qui découvre alors que, pour «sceller l’affaire», il lui faudrait avoir des richesses à offrir. Et s’il nous faut le croire, il est tellement démuni qu’il ne peut donner ni cheval, ni esclave, ni coupe ciselée, ce que font, sous ses yeux, les convives de marque:

«Comme la beuverie se poursuivait, entra un Thrace détenant un cheval blanc; prenant une coupe pleine, il dit: ‘Je bois à toi, Seuthès; je te donne ce cheval; sur lui, dans la poursuite, tu atteindras n'importe qui; dans la retraite, tu n'auras pas à craindre l'ennemi.’ Un autre, amenant un esclave, le lui donna en buvant à sa santé; un autre but à celle de sa femme, en lui donnant des vêtements. Et Timasion, buvant à sa santé, lui présenta une coupe d'argent et un tapis d'une valeur de 10 mines. Puis, Gnésippos, un Athénien, se levant, dit que c'était une ancienne et fort belle coutume que les gens ayant du bien donnassent au roi, et que, par contre, le roi donnât à ceux qui n'avaient rien. ‘De cette façon, si tu me fais des cadeaux j'aurai de quoi te donner, moi aussi, et t'honorer.’ Xénophon, lui, se demandait que faire, car il était à la place d'honneur, assis sur le tabouret le plus proche de Seuthès. Or, Héraclide ordonna à l'échanson de lui présenter la corne. Xénophon, - il avait déjà un peu bu - se leva fermement, et, ayant reçu la corne, dit: ‘Moi, à toi, Seuthès, je me donne moi-même, et tous mes bons camarades et amis, qui te seront fidèles, et qui veulent tous, encore plus que moi, être les tiens’.»

Xénophon, semble-t-il, se tire d’embarras par une pirouette, par laquelle il déroge aux règles du potlatch. Faut-il dire, avec Mauss, qu’il «se dispense de rien donner que son cœur et son armée, et l'espoir de la conquête d'un royaume»?

Certes il ne donne alors que ce qu’il a déjà promis a son allié. Il n’offre pas des biens, il offre des services, qu’il sait être précieux. Il les offre en public, et prend donc à témoin tous les autres convives. Il est, dorénavant, lié par sa parole, qu’il ne peut démentir sans se couvrir de honte: «Seuthès s’en contenta apparemment, car aussitôt il se leva, but avec Xénophon, et secoua avec lui (l’un sur l'autre) la corne. Suivent musiques, danses, auxquelles Seuthès participe en personne, et intermèdes comiques.»

Seuthès aurait-il pu se conduire autrement? Pouvait-il refuser l’offre de Xénophon, alors qu’il comptait bien en profiter sur l’heure? Cette alliance, en effet, s’exécute aussitôt. Quand le soleil se couche, avant que les convives se soient tous dispersés, Seuthès propose aux généraux grecs un raid qui va avoir lieu cette même nuit: «Mes amis, dit-il, nos ennemis ne connaissent pas encore notre alliance. Si donc nous marchons contre eux avant qu'ils se soient mis en garde contre une surprise de notre part ou qu'ils soient préparés à se défendre, c'est le moyen de faire plus de prisonniers et de butin.»

Seuthès et Xénophon s’étaient donc bien compris, tant sur la règle à suivre que sur les exceptions qui confirment la règle. Si Xénophon n’avait rien compris au potlatch, il n’aurait ressenti aucune anxiété. Il aurait, sans complexe, pu tenir le discours qu’il prête à Gnésippos, c’est-à-dire louer la coutume des Thraces, sans se croire tenu d’y sacrifier lui-même. Commentant ce discours, «peu compréhensible et mal compris de Xénophon», Mauss note qu’en tout cas «Xénophon a évidemment plaisir à décrire cette façon d'esquiver». Sans doute est-il vrai que Xénophon s’amuse, surtout si Gnésippos est un personnage fictif: il n’apparaît que là, son rôle se réduit à la plaisanterie que Xénophon lui prête, et qu’il ne pouvait pas s’attribuer à lui-même.

Car même pour un Grec, le contrat par lequel un condottiere loue ses soldats à un prince n’est pas une quelconque transaction financière. Il suffit de se reporter au début de l’Anabase, et au discours tenu par Cléarque à ses hommes, lorsque ceux-ci comprennent où il veut les mener, et n’acceptent plus de le suivre. Cléarque leur explique qu’il a suivi Cyrus parce qu’il est son hôte: «Exilé de ma patrie, j'ai reçu de lui beaucoup de témoignages d’estime et il m'a donné dix mille dariques. Je les ai prises, mais au lieu de les mettre de côté pour mon usage particulier ou de les employer à mes plaisirs, je les ai dépensées pour vous. Tout d'abord, j'ai fait la guerre aux Thraces et, pour le bien de la Grèce, je les ai punis avec votre aide, en les chassant de la Chersonèse, eux qui voulaient arracher cette terre aux colons grecs. Puis quand Cyrus m'a appelé, je vous ai emmenés avec moi pour lui venir en aide, s'il en avait besoin, et le payer de ses bienfaits» (7).

Il n’estime pas être un sergent-recruteur, un fonctionnaire de Cyrus qui, avec l’argent de celui-ci, lui aurait recruté une armée. Ses soldats sont à lui, il les a recrutés pour mener sa propre guerre. Mais son honneur l’oblige à rendre à son hôte des services en rapport avec tous les bienfaits qu’il a reçus de lui. L’honneur de ses soldats voudrait aussi, sans doute, qu’ils le suivent sans rechigner, mais il est assez fin pour ne pas le leur dire. La suite du discours doit leur faire comprendre que leur insoumission va confronter Cléarque à un choix impossible. Quoi qu’il fasse, en effet, il encourra la honte:

«Mais puisque vous ne voulez pas me suivre, il faut, ou que je vous trahisse pour rester l'ami de Cyrus, ou que je me montre félon envers lui pour rester avec vous. Vais-je prendre le parti le plus juste, je l'ignore; ce que je sais, c'est que j'opte pour vous, et, quoi qu'il advienne, je suis prêt à le subir. Non, personne ne dira jamais de moi, qu'ayant conduit des Grecs chez les barbares, j'ai trahi les Grecs et préféré l'amitié des barbares; et, puisque vous refusez de m'obéir, c'est moi qui vous suivrai et j'en subirai les conséquences. Je vous regarde en effet comme ma patrie, mes amis, mes alliés; avec vous, je suis sûr d'être respecté en quelque lieu que je sois: séparé de vous, je sais que je ne pourrais ni aider un ami, ni repousser un ennemi. Mettez-vous donc bien dans la tête que partout où vous irez, j'irai.» (8)

Ce discours, on s’en doute, est assez hypocrite, il marque le début d’une série de manœuvres parlementaires grâce auxquelles, à la fin, les soldats se résigneront à marcher, du moment que Cyrus va augmenter leur solde... Il n’en reste pas moins qu’un tel discours peut être entendu par des Grecs, et montre que, pour eux, les bienfaits qu’on reçoit créent des obligations, auxquelles on ne peut pas se soustraire sans honte.

 

Moralité

 

Mauss attache peu d’importance à la fin de l’aventure, qu’il résume en quelques mots: «Toute cette affaire finit d'ailleurs assez médiocrement. Le nommé Héraclide semble avoir été un trésorier-payeur infidèle, et les Grecs furent assez mécontents de la conduite de Seuthès.»

Le nommé Héraclide est un vrai factotum: trésorier-payeur infidèle, héraut et chambellan, conseiller de Seuthès, il va polariser la colère des Grecs. Car il sera chargé de vendre le butin, ce qui devrait fournir une somme appréciable, destinée à payer leur solde aux mercenaires. A la fin du premier mois, il va leur distribuer la solde de vingt jours: «Héraclide en effet prétendait que la vente n’avait pas rapporté davantage» (9). Les mercenaires grognent, comme ils avaient grogné, au début de l’histoire, contre Cyrus lui-même, ce prince généreux, qui leur devait pourtant plus de trois mois de solde. Cette situation devait être fréquente, dans des sociétés où ne circulait pas beaucoup de numéraire. Quant au riche butin confié à Héraclide, comme il jette sur le marché des marchandises en trop grand nombre, la monnaie devient rare, et il se peut qu’on doive les solder à vil prix... Hypothèse plausible, on le verra bientôt, mais les soldats croiront qu’un profiteur les vole, et ils iront jusqu’à soupçonner Xénophon.

Bientôt vont arriver des envoyés de Sparte, en présence desquels éclatera la crise. Sparte s’est décidée à prendre la défense des cités ioniennes, et cherche à recruter les restes des Dix-Mille: cette grande bande a cessé d’être insupportable, on ne lui interdit plus de passer en Asie, on va même, pour ça, lui donner une solde... C’est alors qu’un soldat accuse Xénophon: «Nous, Lacédémoniens, nous serions depuis longtemps à vos côtés, si Xénophon ne vous avait pas circonvenus et amenés dans ce pays, où nous avons passé ce terrible hiver à guerroyer nuit et jour, sans nous reposer jamais. Or c'est lui qui jouit du fruit de nos peines. Seuthès l'a enrichi personnellement, tandis que nous, il nous prive de notre solde. Si donc je le voyais lapidé et puni pour nous avoir traînés par monts et par vaux, je me croirais payé de ma solde et je ne regretterais plus mes fatigues» (10).

Ce soldat n’est pas seul: «Un autre se leva, qui parla dans le même sens, puis un autre encore», Xénophon doit alors prouver son innocence: «En réalité, il s’en faut de beaucoup que j’aie touché ce qui est à vous. Je le jure par tous les dieux et toutes les déesses, je n’ai même pas ce que Seuthès m’a promis en particulier», et nous savons ici de quoi il veut parler. Il ne désirait pas de l’argent, mais un fief, ce qui apparaît encore dans le bilan qu’il fait de l’aventure thrace:

«Quand il y a quelque temps je m'en retournais dans mon pays, je partais couvert d'éloges par vous, couvert aussi de gloire, grâce à vous, par tous les autres Grecs. J'avais la confiance des Lacédémoniens, sans quoi ils ne m'auraient pas renvoyé vers vous. A présent, je m'en vais calomnié par vous près des Lacédémoniens et haï de Seuthès à cause de vous, quand j'espérais, en retour des services que je lui ai rendus avec vous, trouver chez lui un glorieux asile pour moi et pour mes enfants, si j'en ai un jour. Et vous pour qui je me suis fait tant d'ennemis, et des ennemis beaucoup plus puissants que moi, vous dont même à présent je ne cesse pas de défendre les intérêts, dans la mesure de mon pouvoir, voilà les sentiments qui vous animent à mon égard!» (11).

Les Spartiates à leur tour plaident pour Xénophon, et c’est Seuthès alors qui est sur la sellette. Un lochage arcadien, s’adressant aux Spartiates, propose «que le premier acte de votre commandement soit de nous faire payer notre solde par Seuthès, de gré ou de force, et que vous ne nous emmeniez pas auparavant».

Héraclide à son tour sert de bouc émissaire: «Il a reçu le butin que nous avons eu la peine de gagner, il l'a vendu, et n'a remis l'argent de la vente ni à Seuthès, ni à nous. Il l'a volé et le garde. Si nous sommes sages, nous lui mettrons la main au collet; car ce n'est pas un Thrace, c'est un Grec qui trahit des Grecs», s’écrie quelqu’un qui parle «à l’instigation de Xénophon» (12).

En fait, lorsque Seuthès va céder à la force, il ne pourra payer les soldats qu’en nature: «Je n’ai pas d’argent, dit-il à Xénophon, ou du moins j’en ai fort peu; je te le donne; cela monte à un talent. J’y joins six cents bœufs, à peu près quatre mille moutons et environ cent vingt esclaves. Prends cela, prends aussi les otages des Thraces qui t’ont attaqué, et pars» (13). Charminos et Polynicos, les envoyés de Sparte «reçurent les effets, commirent des gens à la vente, et la vente se fit, mais souleva bien des récriminations» (14): ces trésoriers-payeurs ne s’en tirent pas mieux que l’infâme Héraclide...

C’est ainsi que l’histoire finit «médiocrement», mais elle connaît encore un autre dénouement. Lorsque Seuthès consent à payer les soldats: «Eh bien, reprit Xénophon, puisque tu comptes la payer, je te prie de la payer par mes mains; ne souffre pas qu'à cause de toi je ne retrouve plus dans l'armée la considération que j'avais, quand nous sommes venus à toi. - Non, dit Seuthès, je ne serai pas cause que tu sois moins honoré des soldats, et, si tu veux rester à mon camp avec mille hoplites seulement, je te donnerai les places fortes et tous les dons que je t'ai promis. - Cet arrangement n'est pas possible, dit Xénophon; renvoie-nous. Pourtant, dit Seuthès, je pensais qu'il est plus sûr pour toi de rester près de moi que de t'en aller. - Je te remercie, dit Xénophon, de ta sollicitude; mais il m'est impossible de rester. Au reste, partout où j'aurai du crédit, crois qu'il tournera à ton avantage.» (15)

Au moment où Seuthès prétend vouloir tenir les promesses qu’il avait faites à Xénophon, c’est Xénophon qui ne peut plus les accepter. Il ne dit pas pourquoi, mais il le laisse entendre. Tout en satisfaisant sa plus chère ambition, il devrait renoncer à l’estime des siens, estime qu’il regagne en partant les mains vides: «Jusque-là, conclut-il, les soldats disaient que Xénophon n'était allé trouver Seuthès que pour rester chez lui et recevoir ce qu'il lui avait promis. En le voyant revenir, ils se réjouirent et coururent au-devant de lui» (16).

Seuthès a bien joué. Il n’a pas refusé de tenir ses promesses, et son honneur est sauf, puisque son partenaire a lui-même accordé qu’il n’en soit plus question. Xénophon, beau joueur, saura se satisfaire du sentiment d’avoir bien servi ses soldats. Et, bien qu’il se prépare à retourner chez lui, nous comprenons qu’il va reprendre du service.

 

NOTES ET REFERENCES

 

(1) Œuvres, tome III, pp. 35-43. Nos citations de Mauss renvoient toutes à ce texte. Quant aux citations de l’Anabase, lorsqu’elles ne sont pas prises dans l’article de Mauss, elles sont faites d’après la traduction Chambry (Garnier-Flammarion).

Le titre de l’ouvrage, Kurou Anabasis, «La montée de Cyrus», ne convient qu’au premier livre, où Xénophon raconte l’expédition menée par Cyrus le Jeune contre son frère Artaxerxès, roi de Perse (401 av. J.-C.). Cette montée prend fin avec la mort de Cyrus sur le champ de bataille de Counaxa, après quoi il n’est plus question que du sort incertain des mercenaires grecs enrôlés par Cyrus, et du rôle que Xénophon, devenu général, va jouer dans la longue marche qui va les amener au bord de la Mer Noire («Thalatta! Thalatta!»), et dans le monde grec. Nous avons donc affaire, ainsi que le dit Mauss, aux Mémoires de guerre d’un «habile Athénien», assez habile pour que Machiavel l’apprécie, mais il s’agit aussi d’un ami de Socrate, l’un des rares témoins grâce auxquels nous pourrions compléter, corriger, ou même contredire l’image que Platon a laissée de son maître. (On consultera, là-dessus, la longue et magistrale «Introduction générale» que Louis-André Dorion place en tête de sa traduction des Mémorables, tome 1, Paris, Les Belles Lettres, 2000).

(2) Mauss commet, sur ce point, une faute d’inattention: le pronom personnel, au début de la phrase, se rapporte à plusieurs verbes, «je te donnerai ma fille, je (te) l’achèterai, je (te) donnerai Bisanthe».

(3) Le Prince, chapitre VII: «De principatibus qui alienis armis et fortuna acquiruntur»... La figure du prince nouveau traverse l’Anabase, depuis le premier livre, où elle est incarnée par Cyrus, jusqu’à ce dernier livre où elle reprend vie sous les traits de Seuthès. Mais Xénophon lui-même, quand il veut établir une colonie grecque sur les bords de la Mer Noire, rêve de devenir un fondateur d’Etat.

(4) Anabase, livre V, 6, 22-24; livre VII, 1, 2-3. Quand Xénophon rêvait de fonder une colonie, Timasion dissuadait les soldats en leur promettant une campagne fructueuse en Troade: «je vous mènerai moi-même en des pays où vous ferez beaucoup de butin; car l'Eolide, la Phrygie, la Troade, la satrapie entière de Pharnabaze, tous ces pays me sont familiers, les uns, parce que j'en suis originaire, les autres parce que j'y ai fait la guerre avec Cléarque et Dercylidas». Puis, lorsque les Dix Mille parviennent à Chrysopolis, le satrape perse prend cette menace au sérieux et, pour la détourner, n’hésite pas à soudoyer les Spartiates: «Pharnabaze, craignant que l'armée ne portât la guerre dans son gouvernement, députa vers Anaxibios, le navarque, qui se trouvait alors à Byzance. Il le pria de faire passer l'armée d'Asie en Europe, et s'engagea à faire pour lui tout ce qu'il lui demanderait».

(5) Anabase, VII, 2, 2.

(6) Anabase, VII, 5, 8.

(7) Anabase, I, 3, 3-4.

(8) Anabase, I, 3, 5-6.

(9) Anabase, VII, 5, 4.

(10) Anabase, VII, 6, 9-10.

(11) Anabase, VII, 6, 18 et 33-34.

(12) Anabase, VII, 6, 40-41.

(13) Anabase, VII, 7, 53.

(14) Anabase, 7, 7, 56. [A l'époque tardive où il écrit l'Anabase, Xénophon sait fort bien dans quelles conditions le butin ne peut être vendu qu'à vil prix, bien qu'il rapporte gros, pour ceux qui savent qu'ils vont pouvoir l'écouler sur un marché qui n'est pas encore saturé. Lui-même nous rapporte, dans son Agésilas, un exemple des spéculations profitables auxquelles des initiés, dont il faisait partie, pouvaient à l'occasion se livrer sans vergogne : "Son habileté de général se révéla encore d'une autre manière. En effet, quand la guerre eut été déclarée et que, de ce fait, la ruse fut devenue permise et juste, il fit voir qu'en fait de ruse Tissapherne n'était qu'un enfant, et il enrichit alors adroitement ses amis. On avait fait des prises si considérables que tout se vendait alors à vil prix. Il avertit alors ses amis d'acheter, en les prévenant qu'il allait redescendre vers la mer et y ramener rapidement son armée, et il donna l'ordre à ceux qui vendaient le butin d'inscrire le prix auquel ses amis achetaient et de leur livrer les objets. De cette manière, sans avoir rien déboursé auparavant et sans léser le trésor public, tous ses amis réalisèrent d'énormes profits. De plus, quand des transfuges venaient, comme c'est naturel, trouver le roi et consentaient à lui enseigner où il y avait de quoi piller, il prenait ses mesures pour faire enlever le butin par ses amis, et leur donner à la fois l'occasion de s'enrichir et d'accroître leur renommée. L'effet de cette conduite fut immédiat et une foule de gens recherchèrent avec empressement son amitié"]

(15) Anabase, VII, 7, 49-52

(16) Anabase, VII, 7, 55. Bien entendu, Xénophon n’est pas, et ne prétend pas être, un héros désintéressé. Au début de l’Anabase, il ne nous cache pas que son ami Proxène «l'avait fait venir de chez lui, en lui promettant, s'il venait, de lui concilier l'amitié de Cyrus, dont il attendait lui-même, disait-il, de plus grands avantages que de sa patrie» (Anabase, III, 1, 4). Xénophon précise certes qu’il a suivi l’armée sans être général, capitaine ou soldat, mais il l’a bien suivie, dit-il, parce que Cyrus lui-même a su le persuader (III, 1, 9): il n’y était donc pas un simple «observateur», «reporter», ou «correspondant de guerre», comme on l’écrit parfois, sans relever l’anachronisme. C’est sur le champ de bataille de Counaxa qu’il apparaît pour la première fois, et c’est pour recevoir les ordres de Cyrus (I, 8, 15). S’il ne fait pas mystère de ses ambitions, c’est bien sûr parce qu’elles sont légitimes à ses yeux; s’il condamne Ménon, cet autre ambitieux, c’est parce que, nous dit-il, celui-ci cherchait la fortune aux dépens de ses amis, c’est-à-dire des Grecs. Mais il juge honorable, et même glorieuse, la razzia par laquelle, à la fin du récit, il s’enrichit lui-même aux dépens de l’ennemi.

C’est d’ailleurs la même morale, clairement utilitariste, que Xénophon attribue, dans une sorte de roman historique, au fondateur de l’empire perse, Cyrus l’Ancien: «On ne pratique aucune vertu, si les bons ne doivent rien posséder de plus que les méchants; mais ceux qui se privent d’un plaisir présent ne le font pas dans le dessein de n’en goûter jamais aucun; c’est au contraire afin de se préparer, par cette privation, des jouissances bien plus vives pour un autre temps. (...) Ceux qui s’exercent à la guerre ne se livrent pas à de pénibles exercices pour combattre sans relâche, mais ils se flattent qu’une fois expérimentés dans les travaux guerriers, ils procureront à eux-mêmes et à leur patrie de grandes richesses, une grande félicité et de grands honneurs» (Cyropédie, livre I, chapitre V).

 

 

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13 janvier 2010 3 13 /01 /janvier /2010 07:50

LA REVENDICATION REGIONALE EN CATALUNYA-NORD :

L’UNION POUR LA REGION CATALANE (1981-1989)

 

Je voudrais, dans cet exposé, donner un aperçu de l’action qu’a menée, entre 1981 et 1989, l’Union pour la Région Catalane (URC), qui se définissait comme un mouvement civique, c’est-à-dire un mouvement qui essayait de rassembler sur ses propositions, indépendamment de toute appartenance politique, les Catalans qui vivent dans le département français des Pyrénées-Orientales. Comme Miquel Mayol a été le principal animateur de ce mouvement, sa «cheville ouvrière», il pourra contrôler mes dires, les corriger, peut-être, et en tout cas les compléter dans la discussion qui va suivre. L’Union pour la Région Catalane s’est constituée au lendemain de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, alors que les socialistes annonçaient une réforme régionale, qui devait, disaient-ils, promouvoir «la France au pluriel» et apporter une «réparation historique» aux identités régionales étouffées par deux siècles de centralisation jacobine.

Depuis l’avénement de la Cinquième République, la nécessité d'une telle réforme régionale avait été reconnue, de façon récurrente et répétitive, par le général de Gaulle en 1969, qui en avait fait l’enjeu de son dernier référendum, puis par son successeur, Georges Pompidou, qui avait mis en place, en 1972, des «Etablissements Publics Régionaux», dans le cadre des «régions de programme» délimitées par la DATAR, organisme gouvernemental délégué à «l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale». Ces Etablissements Publics Régionaux ne constituaient pas encore des collectivités territoriales, mais ils ont défini le cadre dans lequel allait se mouler la réforme de 1982. Le découpage des régions administratives était dicté par une conception technocratique de la décentralisation, où les dimensions d'une région administrative n’étaient pas définies à partir des réalités humaines, mais à partir des cadres préétablis d'une planification nationale, toujours conçue dans le cadre jacobin de la République «une et indivisible».

Dès 1969, le découpage régional avait été contesté dans les Pyrénées-Orientales, qui n’acceptaient pas encore d’être annexées au «Languedoc», et la municipalité de Perpignan avait lancé une pétition pour la création d’une région mono-départementale, qui avait recueilli en quelques jours des milliers de signatures.

C’est sans doute pour cette raison que la loi du 5 juillet 1972 laissait encore ouverte la possibilité de constituer des «régions mono-départementales» où la même assemblée pourrait jouer à la fois le rôle d'un conseil général et celui d'un conseil régional. C’était d’autant plus facile à concevoir que le conseil régional n’était encore qu’une délégation des conseils généraux. Mais cette possibilité n’a jamais été mise en œuvre, même pas lorsque Valéry Giscard d’Estaing a détaché la Corse de la région «Provence-Alpes-Corse-Côte d’Azur» : il a préféré diviser la nouvelle région corse en deux départements...

En 1981, c’est justement cette possibilité de transformer le département des Pyrénées-Orientales en une région mono-départementale que mettaient en avant les fondateurs de l’Union pour la Région Catalane. Pour eux, cette transformation était un préalable à la création de nouvelles collectivités locales, puisque dans le cadre d’une région «Languedoc-Roussillon», le Roussillon catalan allait subir l’emprise d’une nouvelle métropole, Montpellier, qui allait relayer le centralisme parisien.

On s’en doutait un peu, cette revendication n’allait pas dans le sens de la «décentralisation» socialiste, qui s’est empressée de poser en principe qu’une région devait, au minimum, comprendre trois départements... Loin de faciliter la formation d'une région catalane, elle l’a rendu plus difficile, fournissant aux jacobins de droite et de gauche le prétexte qu’ils ont aussitôt invoqué : une telle région ne serait pas «viable», parce qu’elle serait «trop petite». Argument dérisoire, si on observe que, dans l'Union Européenne, sans nous attarder sur l'exemple d'un Etat souverain comme le Luxembourg, qui n'est pas plus vaste que les Pyrénées-Orientales, l'organisation régionale de plusieurs autres Etats montre bien qu'il n'y a pas de dimension «standard» pour une région «de taille européenne». C'est ainsi qu'en Espagne, les «communautés autonomes» créées par la Constitution de 1978 peuvent être très vastes, comme l'Andalousie, et fortement peuplées, comme Madrid et la Catalogne, mais qu'il peut y avoir de petites communautés «mono-provinciales», comme la Rioja, dont personne, à ce jour, n'a prétendu qu'elle était trop petite pour être «viable». Cet argument spécieux, invoqué ad nauseam contre l'idée de région catalane, ne sert qu'à dissimuler les arrière-pensées de notables locaux, qui préféraient sans doute s’en tenir aux routines qui leur sont restées familières, et ne souhaitaient pas mettre en œuvre une coopération transfrontalière entre notre région catalane et le Principat de Catalunya, qui eût été trop viable à leur goût, et qui ouvrirait des perspectives réelles à une «Euro-région» qui, dans le cadre actuellement existant, ne pouvait que somnoler, et servir d’alibi à leur immobilisme.

Je n’entrerai pas dans le détail des campagnes et des interventions menées par l’URC entre 1981 et 1989, je me contenterai de reprendre, avec quelques retouches et mises à jour, les grandes lignes d'un texte publié en novembre 1982 dans le bulletin de l’URC, et qui aurait dû servir de préface à un «Livre blanc» pour la Région Catalane. Après plus de vingt ans, je crois qu’il a gardé toute sa pertinence. Ce qui suit, avec quelques minimes retouches et mises à jour, ne fait que reproduire ce texte de 1982, j’allais dire «mon texte de 1982», car c’est moi qui l’avais rédigé, même s’il exprimait la pensée collective du mouvement.

 

Un rappel historique

 

Les intendants de l'Ancien Régime, puis les préfets de Napoléon, qui ont assuré la continuité de l'Etat central à travers les révolutions et les changements de régime, ont fait de la France un modèle d'Etat centralisé, qui a même eu ses imitateurs, lorsque la centralisation semblait se confondre avec le progrès : c'est ainsi que la division territoriale de la France en départements a servi de modèle, en 1833, aux libéraux espagnols, qui ont divisé le royaume d'Espagne en "provinces", administrées par des "gouverneurs civils". En Espagne aussi bien qu'en France, cette division territoriale remplissait la même fonction, et exprimait la même conception de l'Etat. Il s'agissait de morceler et de recomposer les anciennes divisions territoriales, traitées comme des vestiges féodaux, alors qu'elles correspondaient à des réalités humaines, ethniques et culturelles, qu'il n'a d'ailleurs pas été possible d'effacer définitivement de la mémoire et du cœur des hommes vivants,

Dans la France jacobine, il n'y avait plus de Bretagne, de Bourgogne ou de Languedoc, mais des départements dont le nom n'évoquait plus aucune référence à l'histoire humaine : "Haute-Garonne", "Aude" ou "Hérault", "Hautes-Pyrénées", "Basses-Pyrénées" ou "Pyrénées-Orientales", ce sont des noms de rivières ou de montagnes qui désignent (aujourd'hui encore) les nouvelles "circonscriptions" administratives. A l'époque où la France croit pouvoir se délimiter dans le cadre de "frontières naturelles" (la rive gauche du Rhin, les Alpes, les Pyrénées), c'est la géographie physique qui préside au découpage territorial.

Ce mépris des réalités humaines et culturelles sera poussé encore plus loin, lors du découpage des conquêtes coloniales en territoires aux contours géométriques, coïncidant avec tel ou tel degré de latitude et de longitude. L'Etat, ou l'Empire, se représente alors comme un ensemble homogène, indifférent à la diversité historique des populations qui coexistent sur son territoire, et prétend appliquer partout les mêmes lois, les mêmes mesures, les mêmes principes d'organisation.

Bien sûr, la réalité résiste, elle a toujours résisté aux constructions idéologiques : les Bretons et les Auvergnats, les Basques et les Catalans, les Corses et les Alsaciens, n'ont pas cessé d'être eux-mêmes, sous prétexte que l'Etat ignore leur identité. Mais ils ont été amenés à subir et à accepter eux-mêmes une profonde dégradation de cette identité : s'ils ont continué à s'exprimer dans leur langue, on a su leur faire honte de ce "patois" tout juste adapté aux besoins de la vie rurale, mais incapable d'exprimer les grandes vérités universelles de la science et de la philosophie modernes... Les "provinciaux" ont appris à se regarder eux-mêmes avec le regard condescendant que portent sur eux les citadins de la Ville-Lumière. Ce sont des écrivains de souche occitane, Alphonse Daudet ou Marcel Pagnol, qui ont répandu l'image folklorique et caricaturale du "Méridional" : Tartarin, Marius, ou Escartefigue... Les idéologues du régionalisme ont développé une représentation nostalgique, qui exaltait les vertus d'une paysannerie en déclin pour mieux dénoncer l'inhumanité de la société moderne. Ils renonçaient ainsi à concevoir les moyens par lesquels leur identité régionale pourrait s'adapter au monde moderne, et s'exposaient à ne "maintenir" qu'une culture fossile, témoin d'un âge révolu.

 

Des promesses oubliées : «la France au pluriel», la «réparation historique» (1981-1982)

 

La croyance en un "Progrès" automatique et ininterrompu, qui a dominé le deux derniers siècles, s'accordait fort bien avec cette confusion du régionalisme et de l'archaïsme, et l'on se heurte encore aujourd'hui à des réactions caractéristiques de gens pour qui le "régionalisme" (la revendication d'une identité régionale) constitue une régression, un retour au Moyen Age et au morcellement féodal.

Ce "progressisme" rudimentaire se représente l'histoire humaine comme une lente évolution vers l'unification du globe terrestre. Autrefois, les provinces ; hier, l'unité de l'Etat-Nation ; aujourd'hui, l'unification européenne ; demain... Inutile de rappeler que le morcellement féodal succédait à l'Empire romain, c'est-à-dire à l'unification politique et militaire du monde méditerranéen. Ces "progressistes" ignorent l'histoire réelle, et c'est ainsi que le journaliste Jean Ferniot, qui se faisait leur porte-parole lors d'une émission mémorable de "Droit de réponse" (qu'animait Michel Polac à l'époque où François Mitterrand nous promettait monts et merveilles) développait ce raisonnement avec l'assurance d'un clerc qui n'a jamais été effleuré par le doute. Je suis jacobin, disait-il, faute de mieux ; je tiens pour l'unité française, comme je défendrais l'unité européenne, et mieux encore, l'unité mondiale si elles étaient réalisées. Il devait pourtant se rappeler que l'unité européenne a failli se faire, vers 1940, sous l'égide du IIIème Reich, et ce n'était sûrement pas l'Europe de ses rêves ; l'unité de l'Europe, comme celle du monde, ne saurait être un bien, si elle consiste à imposer à tous les autres peuples la langue, la culture et les intérêts d'un "peuple de seigneurs". L'Europe ne sera un progrès que si elle permet le libre développement et la communication réciproque de tous les peuples qui s'y seront associés. Une Europe fédérale, une Europe des ethnies... Qu'il s'agisse de l'Europe, du monde occidental, ou de l'humanité toute entière, il semblait facile, en 1982, de comprendre que le progrès ne consiste pas dans l'assimilation de toutes les cultures à un seul modèle dominant : ni cet "american way of life" qui avait justifié l'escalade au Vietnam et l'installation de dictatures militaires un peu partout dans le "monde libre", ni ce prétendu socialisme que l'U.R.S.S. s'efforçait alors d'imposer, par la force des armes, aux Afghans et aux Polonais.

Qu'est-ce donc qui empêchait le Français jacobin (fût-il reconverti en technocrate libéral, socialiste, ou social-libéral) de reconnaître que la "patrie des droits de l'homme" était vraiment très mal placée pour donner des leçons d'universalisme et de civilisation? Presque tous les pays qui l'entouraient avaient reconnu le droit à la différence, la possibilité pour chaque groupe ethnique ou culturel de développer librement sa propre civilisation. Comparées aux institutions des autres pays européens, les réformes successives de Georges Pompidou et de François Mitterrand étaient de timides (et tardives) mises à jour.

C'est ainsi que la loi "sur les libertés des communes, des départements et des régions" (promulguée le 2 Mars 1982), qui transférait aux collectivités locales un certain nombre de compétences jusqu'alors détenues par l'Etat, a pu représenter une première rupture avec le centralisme napoléonien. En revanche, elle ne rompait nullement avec la conception jacobine de l'Etat ; le jacobinisme n'est pas la centralisation (Richelieu et Louis XIV étaient beaucoup plus centralisateurs que Robespierre, et ce n'est pas Robespierre qui a inventé les préfets, ni leur droit de tutelle sur les assemblées élues). Le jacobinisme, c'est la conception d'un Etat qui se veut homogène, qui prétend se fonder sur la volonté générale, et qui refuse de tenir compte des réalités historiques qui ont précédé sa propre constitution.

Dans une certaine mesure, le découpage actuel des régions fait sans doute revivre quelques unes des anciennes provinces, auxquelles on a rendu le nom qui leur était propre : Alsace, Bretagne, Poitou, Languedoc ou Provence. Mais la Bretagne est encore amputée du Pays Nantais, le Poitou est rattaché aux Charentes, la Provence est augmentée des «Alpes» et de la «Côte d'Azur»... (il n'y a pas si longtemps, c'était la région «Provence-Côte-d'Azur-Corse»). Quant au "Languedoc-Roussillon", il regroupe de façon artificielle une partie de l'ancien Languedoc (Toulouse en est exclue, et sert de capitale à la région "Midi-Pyrénées") et l'ancienne province du Roussillon, c'est-à-dire l'ensemble des terres catalanes incorporées au royaume de France par le traité des Pyrénées (Roussillon proprement dit, Vallespir, Marenda, Conflent, Capcir, et une partie de la Cerdagne). Ajoutons que, depuis la première rédaction de ce texte, on a pu lire, sous la plume d'un géographe montpelliérain, Robert Ferras, cette simple constatation : «les Pyrénées-Orientales n'apparaissent souvent que comme l'appendice méridional d'une construction régionale artificielle», où «la tutelle de Montpellier est souvent jugée excessive» (Histoire de Perpignan, livre collectif publié sous la direction de Philippe Wolff, Toulouse, Privat, 1985).

On assiste ainsi à ce paradoxe : alors que l'identité du pays catalan est restée à peu près intacte, dans le cadre d'un département qui incluait, certes, le Fenouillèdes occitan, elle se trouve aujourd'hui gravement menacée dans le cadre d'une région "Languedoc-Roussillon" où le pays catalan ne peut être autre chose qu'une zone périphérique. Depuis la réforme de 1972, qui a mis en place les premiers conseils régionaux, le pouvoir régional installé à Montpellier a constamment fonctionné à l'encontre des intérêts du pays catalan qu'il a régulièrement frustré des possibilités de développement qui se sont présentées à lui.

La réforme de 1982, selon les pronostics qu'émettait alors l'URC, allait encore augmenter les compétences du Conseil Régional au détriment de celles des Conseils généraux. La planification, le choix économiques fondamentaux, l'aménagement du territoire, ne pourront se décider qu'à Montpellier, aussi longtemps que le Roussillon (la Catalogne-Nord) continuera d'être rattaché(e) à cette capitale régionale, qui lui est au moins aussi étrangère que Paris et Toulouse (en fait, les relations commerciales que le Roussillon entretient avec Toulouse et Paris sont bien plus importantes que celles qu'il entretient avec Montpellier).

 

Vingt ans après...

 

Je l’ai dit au début, l’Union pour la Région Catalane était un mouvement civique, elle était ouverte à tous les citoyens qui se reconnaissaient dans son Manifeste, quelles que soient, par ailleurs, leurs appartenances politiques. Parmi ses fondateurs, on rencontrait surtout des militants de gauche et d’extrême-gauche, PS, PSU, et même LCR, appelés à côtoyer des «régionalistes» issus de l’ARC (Acció Regionalista Catalana) et des «nationalistes» issus de l’ECT (Esquerra Catalana dels Treballadors), mais l’URC ne voulait pas se positionner dans le cadre politique traditionnel. Elle voulait échapper à la «politique politicienne» (la politique partisane), mais il fallait s’y attendre, la politique politicienne allait bientôt la rattraper. Dès l’automne 1981, l’Esquerra Catalana dels Treballadors allait se retirer, parce qu’un certain nombre de ses militants voyaient une contradiction entre le «nationalisme» dont ils se réclamaient et le «régionalisme» qu’ils imputaient à l’Union - c’est alors que Miquel Mayol, qui avait été le principal animateur de l’ECT, s’est vu contraint de choisir entre l’ECT et l’URC, il nous en parlera peut-être... Puis ce sont les militants d’extrême-gauche qui ont quitté l’URC au lendemain des élections cantonales de 1982, parce qu’ils auraient voulu, contrairement aux statuts de l’Union, que celle-ci refuse l’adhésion du maire de Perpignan, M. Paul Alduy, ancien socialiste, devenu giscardien après avoir été exclu du PS - c’est le père du maire actuel, M. Jean-Paul Alduy, qui lui a succédé en 1993. Du moment que l’URC avait accepté l’adhésion de Paul Alduy, l’extrême-gauche, ainsi que l’ECT, allaient l’accuser d’être «alduyste», ce qui est assez comique, rétrospectivement, pour qui connaît la trajectoire qu’allaient parcourir, dans un laps de temps assez court, les plus acharnés parmi ceux qui nous taxaient d’opportunisme. Pendant les années qui ont suivi, l’URC n’a pas dévié de ses positions initiales, elle ne s’est positionnée ni «à droite» ni «à gauche» et n’est intervenue dans les élections que pour interpeller les responsables politiques, et prendre à témoin l’électorat.

Au bout de quelques années, en 1985 et 1986, la création de deux mouvements politiques, «Unitat Catalana» et le «Partit Socialista Català», entamait une recomposition du microcosme catalaniste, au détriment de l’URC : Unitat Catalana présentait une liste aux élecions régionales de 1986, le Partit Socialista Català, issu d’une scission dans la «fédération catalane» du PS, tentait sa chance aux élections législatives. Sans grand succès, il faut bien le dire. Mais les énergies militantes, mobilisées par des groupes politiques, n’étaient plus guère disponibles pour l’activité civique «apartidaire», et l’URC en a tiré les conséquences en se dissolvant, au printemps de 1989. J’ose dire, pourtant, que la revendication d’une région catalane - parfois reformulée en d’autres termes - reste à l’ordre du jour, et qu’elle anime encore l’action du mouvement «nationaliste» en Catalunya-Nord.

J’ai attendu la fin de cet exposé pour m’expliquer sur l’emploi du mot «nationaliste», que, pour ma part, j’aime mieux éviter à cause des malentendus qu’il provoque, même quand on a affaire à des interlocuteurs de bonne foi. Chez les théoriciens du nationalisme catalan, par exemple chez Antoni Rovira i Virgili, ce mot fait référence au «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes», ce que les libéraux du XIXème siècle appelaient le principe des nationalités : «Pour nous, déclarait-il, le nationalisme est la tendance qui proclame le droit de toute nation à avoir son Etat et à organiser librement sa propre vie 1».

Ce nationalisme ne se définit pas en opposition au reste de l’humanité, il se fonde à partir de l’affirmation d’un droit universel, ainsi que le remarque le philosophe Joan Crexells, pour qui «quand on demande, pour des raisons de justice, la création d’une unité politique nouvelle correspondant à une nationalité, on individualise une loi universelle, on applique au cas particulier une norme universellement valide. C’est, en toute rigueur, une expression de l’esprit universaliste» 2.

C’est pourquoi, dans la préface à une réédition de son livre «Nacionalisme i federalisme», Rovira i Virgili tient à s’expliquer sur l'ambiguïté du mot nationalisme, qui avait un certain sens au XIXème siècle, et qui en a pris un autre au début du XXème :

«Au dix-neuvième siècle, écrit-il, le mot nationalisme servit, tout d’abord, à désigner les mouvements de revendication nationale de la part des peuples opprimés ou dominés. On parlait alors du nationalisme irlandais, du nationalisme polonais, du nationalisme tchèque, et on appelait nationalistes les patriotes d’Irlande, de Pologne, de Bohême. On entendait par nationalisme l’idéal d’unité et de liberté des nations véritables, différentes des Etats officiels. A la fin du siècle naquit en France une autre acception de ce mot, dont la signification fut déformée dans le sens du fanatisme patriotique et de l’opposition agressive à d’autres peuples, et même à l’esprit universel. 3» C’est cette autre acception du mot nationalisme, imposée par Barrès, Maurras, et leurs émules, qui associe le nationalisme aux idéologies d’extrême-droite, avec lesquelles il est trop souvent confondu. Raison de plus pour saluer le travail d’élucidation accompli par Ulisses Moulines, dont le «Manifeste nationaliste» restitue à ce mot son sens originel.

 

 

Citations originales :

(1) Per a nosaltres, el nacionalisme és la tendència que proclama el dret de tota nació a tenir el seu Estat i a organitzar lliurement la seva vida pròpia.

(2) Finalment, quan es demana per raons de justícia que es constitueixi una unitat política nova en una nacionalitat, s'individualitza una llei universal, s'aplica al cas particular una norma vàlida universalment. Això és, en rigor, una expressió de l'esperit universalista.

(3) En el segle dinové, el mot nacionalisme servi, de bon començament, per a designar els moviments de reivindicació nacional per part dels pobles oprimits o dominats. Hom parlava del nacionalisme irlandès, del nacionalisme polonès, del nacionalisme txec, i eren anomenats nacionalistes els patriotes d'Irlanda, de Polònia, de Bohemia. Hom entenia per nacionalisme l'ideal d'unitat i llibertat de les nacions veritables, diferents dels Estats oficials. A finals del segle nasqué a França una altra accepció del mot, la significança del qual fou deformada en el sentit del fanatisme patriòtic i de l'oposició agressiva a altres pobles i fins a l'esperit universal».

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9 novembre 2009 1 09 /11 /novembre /2009 19:04

Variations sur la dialectique

J'ai retrouvé naguère, dans un vieux calepin, une note rédigée à mon propre usage, et qui porte la date du 8 novembre 1974, cela remonte loin... Si je crois bon de l'exhumer, c'est parce qu'elle m'aide à remémorer un tournant de ma biographie intellectuelle. Une biographie parmi d'autres, où prend place un rêve éveillé, que nous étions nombreux à faire en même temps, pendant les années qui ont suivi Mai 68. Héraclite a beau dire que le rêveur habite dans un kosmos idios, un monde qui lui est propre, au lieu de partager, comme les hommes éveillés, un seul et même monde, qui est commun à tous (kosmos koinos) - notre rêve éveillé n'était pas solitaire, et c'est l'histoire réelle, à laquelle il nous a bien fallu revenir, que nous vivons souvent comme un vrai cauchemar, dont nous essayons vainement de nous extraire. Comme le dit Dedalus, dans le roman de Joyce, "l'histoire est un cauchemar dont je cherche à m'éveiller".

L'objet de cette note, en toute modestie, concernait l'usage possible, marxiste ou post-marxiste, de ce qu'on nommait la "méthode" dialectique, question qui, en ce temps-là, s'imposait à mes yeux comme prioritaire, ce qui était bien normal, dans la mesure où il s'agissait de méthode. "Conduire par ordre ses pensées", chercher à commencer par le commencement, c'est bien ce qui s'impose, fût-ce tardivement, chaque fois qu'on soupçonne que les principes auxquels on se fiait jusqu'alors étaient des préjugés, des idées toutes faites, et ne pouvaient nous conduire qu'à une impasse. C'est la priorité qu'il faut bien se donner, quand on a l'impression d'être désorienté, et qu'on a besoin de retrouver ses repères. Si vous avez quelque patience, vous pourrez lire ce texte comme le témoin d'un moment où son auteur cherchait à se réorienter, et où il faisait le point sur ce qui avait pu lui servir de méthode. Son contenu lui-même pourra paraître obscur, à ceux qui n'ont aucune notion de Hegel, alors que d'autres le trouveront schématique : ce n'est pas pour lui-même que je l'ai exhumé.

"Sur la dialectique" (8 novembre 1974)

"La méthode hegelienne est dialectique en ce sens qu'elle procède à un développement nécessaire de concepts qui s'engendrent par leur propre logique, logique qui, selon Hegel, n'est pas seulement conceptuelle : elle est le mouvement de la chose elle-même, de sorte que la méthode n'est pas extérieure à son objet, comme l'est selon Hegel la méthode mathématique qui manipule des termes inertes et indifférents, elle est la manifestation de l'être lui-même imposant sa dynamique à la pensée, lui interdisant ainsi les facilités de la logique formelle. Dire que la dialectique est la logique du réel, c'est dire que le réel déborde en elle les limites formelles de l'identité et de la différence.

La méthode dialectique s'oppose donc à l'analyse cartésienne qui prétend expliquer le réel en le décomposant en ses éléments simples, immédiats, donc premiers. Pour la pensée dialectique, l'immédiat n'est pas premier, il ne peut s'expliquer lui-même. L'immédiat ne peut être conçu, ni être effectivement réel (wirklich) à partir de lui-même. Il appelle lui-même sa propre négation. C'est ainsi que l'être, qui est la notion la plus générale et la plus simple, impliquée nécessairement dans toute autre notion, est en même temps la plus vide et [la plus] inconsistante. C'est "l'immédiat indéterminé" qui n'est lui-même aucune chose réelle. L'être n'est pas un étant. L'être n'est rien, il est identique au néant, il ne peut même être conçu que par opposition à son contraire, le néant, dont la position est ainsi impliquée dans la position de l'être lui-même. La position de l'être implique ainsi sa propre négation (omnis determinatio negatio est, remarquait déjà Spinoza).

Mais la négation de l'immédiat, tant qu'elle reste elle-même immédiate, ne suffit pas à dépasser l'immédiat qu'elle nie. La négation de l'être, le néant, est identique à l'être, et ne peut s'en distinguer que dans le passage : passage du néant à l'être (apparition) et passage de l'être au néant (disparition). Ainsi la négation de l'immédiat, son aliénation, appelle à son tour la négation de la négation, le retour à soi de ce qui est sorti de soi. Aliénation : Entaüsserung et Entfremdung, devenir autre que soi, extérieur à soi, étranger à soi, c'est là un mouvement nécessaire, mais qui appelle nécessairement le retour à soi, la récupération de l'être aliéné, enrichi de sa propre négation. Ainsi le logos divin s'aliène dans la nature, mais pour se retrouver dans les oeuvres de l'Esprit.

La négation de la négation, qui médiatise l'immédiat et sa négation immédiate, est la totalité concrète où ils possèdent une existence effective mais relative. Ils n'existent que comme "moments" de cette totalité qui est leur "vérité". Ainsi l'être et le néant, qui en soi ne sont que des abstractions, existent comme éléments contradictoires et complémentaires, i.e. comme moments du devenir qui est leur vérité concrète. La médiation supprime ainsi l'être immédiat, "en soi", des termes qu'elle médiatise, mais elle les conserve sous une forme médiatisée, elle les relativise et les intègre en elle-même. C'est en ce sens que la médiation est Aufhebung, suppression qui conserve ce qu'elle supprime, "sublimation" ou "relève" qui élève ce qu'elle enlève : en l'élevant, elle l'enlève, l'arrache à son environnement immédiat. Par exemple, la nutrition d'un être vivant supprime la réalité immédiate de l'aliment grâce auquel il reproduit sa propre réalité en y incorporant la réalité étrangère de l'aliment (herbe broutée par l'herbivore, lui-même abattu par le boucher et consommé par l'homme). De même le travail supprime la matière première et la conserve comme ingrédient du produit achevé. L'oeuvre finie incorpore en elle des éléments qui ont été arrachés à leur être immédiat, supprimés dans leur réalité naturelle.

La médiation seule est concrète, effective ; l'immédiat est abstrait, virtuel, il n'accède à sa propre vérité que par la médiation qui l'actualise, le conduit à l'effectivité ou effectuation. La dialectique du réel n'est autre chose que le mouvement par lequel ce qui est en germe mûrit et se développe, réalise ainsi son télos, la finalité qui est la sienne. Elle est le mouvement nécessaire par lequel le possible devient réel. Sartre avait donc raison de parler, dans sa "Réponse à Lefort", du "finalisme honteux" qui se cache dans "toute dialectique". D'ailleurs, chez Hegel lui-même, la téléologie n'est nullement honteuse, elle ne se cache pas, elle s'affiche comme le sens de l'interprétation dialectique de la Nature et de l'Histoire. Ici pourrait commencer une réflexion sur la dialectique de Marx, dont Althusser soutient qu'elle diffère radicalement du hegelianisme, et d'abord en ceci qu'elle rejetterait toute téléologie."

Arrière-plan de ce texte

Comme l'indique bien, dans les dernières lignes, la double référence aux "marxismes imaginaires" que nous offraient alors Sartre et Althusser, cette "question de méthode" se situait encore dans l'univers d'une pensée que Sartre, justement, jugeait "indépassable", et qui était le marxisme, "indépassable parce que les circonstances qui l'ont engendré ne sont pas encore dépassées. Nos pensées, quelles qu'elles soient, ne peuvent se former que sur cet humus ; elles doivent se contenir dans le cadre qu'il leur fournit ou se perdre dans le vide ou rétrograder" [Critique de la raison dialectique, Gallimard 1960, p. 29 ; mais sous le titre de Marxismes imaginaires, la collection Idées avait réédité l'essentiel des critiques rassemblées par Raymond Aron, dans son livre D'une Sainte Famille à l'autre]. Indépassable aussi, au sens où Sartre invoque un mot de Guevara : "Ce n'est pas notre faute si la réalité est marxiste" [Situations X, p. 36] - ce qui pouvait encore nous paraître plausible, à condition de ramener le marxisme à la description des formes d'exploitation et des luttes qu'elles engendrent. Mais il ne s'ensuit pas que la "réalité" comporte en elle-même la nécessité historique d'une émancipation qui, d'ores et déjà, serait "inévitable".

Assez curieusement, Sartre servait pourtant à insinuer l'idée que "toute dialectique" se donne par avance la réponse aux questions qu'elle feint de se poser, puisque, dès le début, l'histoire qu'elle nous présente serait guidée par un "finalisme honteux". Encore plus drôlement, cette phrase de Sartre était empruntée à la Réponse à Lefort, une violente polémique dont Lyotard a pu dire qu'elle était "consternante" [JF Lyotard, La phénoménologie, collection Que sais-je, p. 120. La première édition, que j'avais lue jadis en classe d'hypokhâgne, lui appliquait même une épithète plus rude]. Comme tant de lecteurs qui ont admiré Sartre, j'avais méconnu le sens de cette Réponse, faute d'avoir pu lire le texte auquel elle répond. Texte que son auteur abandonne à l'oubli, d'où il ne l'a tiré que pour un bref moment, dans la première édition de ses Eléments d'une critique de la bureaucratie [Droz, 1971 ; dès la réédition de 1978, dans la collection TEL publiée chez Gallimard, cet article disparaît, pour faire place, il est vrai, à un texte précieux, sa recension de l'ouvrage de Kravchenko]. Mais du jour où j'ai lu le texte de Lefort, Sartre est tombé, d'un coup, très bas dans mon estime : car les thèses qu'il attribuait à Lefort sont tellement faussées, tellement éloignées de celles qu'il soutenait que la réfutation facile qu'en faisait Sartre se distinguait surtout par sa mauvaise foi, au sens banal du terme, loin des subtilités de L'être et le néant. Car sa Réponse ne réfutait qu'un fantôme, l'image incohérente qui faisait de Lefort un hitléro-trotskiste, ou un agent bénévole de ce qui n'était pas encore le MEDEF : "si j'étais jeune patron, je serais lefortiste". Sartre s'exprime alors, comme Lefort pourra le lui faire observer, dans un style qu'il emprunte à se "nouveaux amis" : "Hier, en effet, vous pensiez encore que trahir et se tromper n'étaient pas une même chose ; mais je vois sur ce petit exemple que cette distinction s'évanouit ; sans doute vous gênait-elle pour entériner le passé assez lourdement chargé de ceux que je m'obstine à appeler des staliniens" [Eléments d'une critique de la bureaucratie, 1971, p. 82].

Le texte de Lefort, quand je l'ai découvert, m'éclairait tout autant sur les erreurs de Sartre que sur celles des trotskistes, auxquelles j'avais moi-même adhéré jusqu'alors. Si Sartre voulait croire aux vertus révolutionnaires des partis staliniens, Trotsky était tombé, dès 1938, dans l'erreur symétrique, que formulait son "Programme de transition" : du moment qu'ils s'alliaient avec des partis bourgeois, les staliniens seraient devenus "réformistes", ralliés à la défense de l'ordre bourgeois. Le texte de Lefort montrait, tout au contraire, que le stalinisme n'était pas "réformiste", puisqu'il visait toujours, partout où il le pouvait, à prendre le pouvoir et à exproprier les propriétaires bourgeois, sans être pour autant des révolutionnaires, si la révolution correspond au pouvoir de la classe ouvrière, à l'appropriation et à la gestion collective des moyens de production, qui n'est aucunement leur gestion étatique. Si on appelait révolution la mise en place d'un pouvoir totalitaire, cette révolution n'était nullement "ouvrière", elle créait une nouvelle classe dominante, qui exploitait, elle aussi, le travail salarié. Que Lefort ait, plus tard, donné plus d'importance à la dénonciation du totalitarisme qu'à celle de l'exploitation bureaucratique n'enlève rien aux vertus décapantes d'un texte où il montrait combien Sartre était loin de la pensée de Marx, et "sa critique de toutes les mystifications" qui gardait, selon lui, toute sa "virulence". Ce qui impliquait, bien sûr, qu'elle demeure efficace à l'égard des impostures qui circulaient alors sous le nom de marxisme.

Cela n'excluait pas que, dans ces impostures, puissent surgir des vérités inattendues. Et plus précisément dans ce texte de Sartre, qui aligne assez souvent des formules contradictoires et dit, sans sourciller, une chose et son contraire. Par exemple ceci, que relève Castoriadis dans la "Réponse à Lefort" :

"... Si l'on voulait mettre en lumière le finalisme honteux qui se cache sous toutes les dialectiques" (p. 1575) - "Marx nous a fait retrouver le temps vrai de la dialectique" (p. 1606). Est-ce que toute dialectique cache un finalisme honteux, ou est-ce que la dialectique marxiste n'en cache pas ?" [L'expérience du mouvement ouvrier 1, pp. 191-192 : les pages 1575 et 1606 correspondent à la pagination des Temps modernes ; c'est la lecture de cet ouvrage - et surtout son introduction - qui a décidé, pour moi, du bien-fondé des thèses de "Socialisme ou Barbarie", après celle des deux autres tomes qui étaient déjà parus dans la collection 10-18].

Une autre dialectique ?

Est-ce à cause de ce "finalisme honteux" que je me référais en outre à Althusser, qui s'est tant efforcé de dissocier la dialectique de Marx du modèle hégélien, et faisait de l'histoire "un procès sans sujet" ? Peut-être aurais-je dû citer Merleau-Ponty, qui rappelait que Marx n'annonçait nullement une "fin de l'histoire", mais seulement une "fin de la préhistoire". Belle phrase que j'avais lue bien avant de pratiquer moi-même la lecture de Marx, mais dont j'avais plus tard contrôlé la justesse en retrouvant cette formule dans la fameuse préface de 1859 à la Critique de l'économie politique. Parler de "préhistoire", c'est bien dire, en effet, que l'avénement d'une société sans classes, qui met fin selon Marx à une histoire régie par la lutte des classes, n'abolit pas l'histoire en tant que création de l'homme par lui-même, et ne lui impose pas un cours déterminé, mais laisse la voie ouverte à des innovations qui restent imprévisibles. Reste à se demander si une telle histoire serait encore pensable en termes "dialectiques". Telle que l'ont toujours maniée les marxistes, la dialectique annonce l'abolition des formes sociales instituées, elle se fait l'interprète du "mouvement qui détruit la société existante". Ce qui autorise Engels à la résumer dans une phrase de Goethe, celle que l'auteur de Faust a placée dans la bouche de Méphistophélès : "Tout ce qui existe mérite de mourir" [Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande]. Mais elle n'a rien à dire sur ce qui pourra naître, quand le "vieux-monde" aura totalement disparu. La dialectique aussi mérite de mourir, et de céder la place à une autre pensée, plus attentive à ce qui se crée dans l'histoire.

J'aurais sûrement été mieux inspiré, si j'avais rappelé que le mot de "dialectique", avant d'être annexé par l'idéalisme allemand, avait d'abord nommé une création grecque, et définissait l'art de mener un dialogue. Car un dialogue n'est pas simple conversation, si enjouées et spirituelles qu'aient été les discussions du genre socratique. Ce qui fait le dialogue, c'est la confrontation entre thèses opposées, qui sont mises à l'épreuve dans une joute où la logique doit certes jouer un rôle, mais où il ne s'agit pas de déduire les conséquences qui découlent de principes admis d'un commun accord. Car le désaccord porte ici sur des principes, et l'on ne peut tenter de prouver des principes qu'en montrant qu'ils s'accordent avec leurs conséquences, démarche circulaire communément décrite comme "cercle vicieux". S'il fait appel à la logique, chaque interlocuteur est obligé de l'appliquer à la réfutation de la thèse qu'il combat, et montrer qu'elle débouche sur des conclusions inacceptables pour l'adversaire lui-même. C'est seulement lorsqu'il en sera convaincu - en un sens très voisin du sens où un accusé peut être "convaincu" du chef d'accusation dont il lui faut répondre - que l'argumentation aura atteint son but. Elle n'aura pas "prouvé" la thèse qu'elle défend, tout au plus l'aura-t-elle affermie, corroborée dans l'esprit de ceux qui ont assisté au dialogue, en montrant que la thèse adverse est intenable, et que c'est elle qui se réfute elle-même. Mais on peut soupçonner, à la lecture des dialogues "aporétiques" - tels que sont la plupart des dialogues de Platon - qu'aucune certitude n'est vraiment établie, et qu'il n'a pas suffi de réduire au silence Calliclès ou Thrasymaque pour juger que Socrate a eu le dernier mot.

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2 octobre 2009 5 02 /10 /octobre /2009 16:02

CHRISTOPHE COLOMB : UNE AFFAIRE D'ETAT

 

 

Références

 

BILBENY Jordi : Brevíssima relació de la destrucció de la història, Arenys de Mar 1998 [BRDH]

 - La descoberta catalana d'América, Granollers 1999 [DCA]

- Cristòfor Colom príncep de Catalunya, Barcelona 2006 [CCPC]

[signalons d’autres livres publiés par Jordi Bilbeny depuis la rédaction de cet article, El dit d’En Colom, Barcelona, 2010, Petit Manual de la descoberta catalana d’Amèrica, Barcelona, 2011]

COLOMB Christophe : Oeuvres complètes, Paris 1992 [OC : il s'agit de la traduction du recueil publié par Consuelo Varela et Juan Gil, Textos y documentos completos, Madrid 1982]

COLOMB Fernando : Christophe Colomb raconté par son fils, Paris 1991 [traduction des Historie, que nous avons citées sous leur titre italien] 

GARRIGUE Gérard : Christophe Colomb le Catalan : les clés de l'énigme, Millas 1992  [Garrigue]

HEERS Jacques : Christophe Colomb, Paris 1981 [Heers : nos citations renvoient à l'édition de poche, Marabout 1983]

LAS CASAS Bartolomé de : Historia de las Indias  [HI : nous citons l'édition de ses Obras completas, tomes 3, 4 et 5, publiée en 1994 par Alianza Editorial, Madrid]

LEQUENNE Michel : Christophe Colomb, amiral de la mer océane, Paris 1992 [Lequenne]

MAHIEU Jacques de : L'imposture de Christophe Colomb, Paris 1978

MAHN-LOT Marianne : Christophe Colomb, Paris 1960 [Mahn-Lot]

MORISON Samuel Eliot  : L'amiral de la mer océane, Paris 1958 [Morison]

PARELLADA Caius : Colom venç Colombo, Barcelona 1986 [Parellada 1986]

- Cristòfor Colom i Catalunya : una relació indefugible, Barcelona, 1992 [Parellada 1992]

- "Corona d'Aragó" denominació impròpia de l'estat català medieval, Barcelona 2002 [Parellada 2002]

RUMEU DE ARMAS, Antonio : Nueva luz sobre las capitulaciones de Santa Fé de 1492, Madrid 1985

ULLOA Luis : Christophe Colomb catalan, Paris, 1927 [Ulloa]. Nous citons quelquefois la version catalane, publiée en deux volumes, Cristòfor Colom fou català, Barcelona, 1927, et Noves proves de la catalanitat de Colom, Barcelona, 1927 [NP : ce volume, réédité par Omnium Cultural, est toujours accessible au public catalan] 

VICENS VIVES Jaume : "Precedentes mediterráneos del virreinato colombino", Anuario de Estudios Americanos, 1948

 

 

 

Dans les archives d'où est tirée son histoire, l'objet de notre étude apparaît sous trois noms : Colom, Colón, et Colomo. Employés en Espagne, "Colón" et "Colomo" peuvent être formés à partir de "Colom". Dans une langue dont la phonétique impose, à des noms comme Adam, Bethléhem, ou Joachim, de se transformer en Adán, Belén, Joaquín, etc., il est tout naturel d'assimiler Colom sous la forme Colón, alors que Colomo parvient au même but par un choix volontaire, où la consonne m est adoucie par l'adjonction d'une voyelle.

Par la suite, et dans d'autres langues, le même personnage sera nommé Colombo, Colomb, et même Columbus - mais ces noms n'apparaissent dans aucun texte publié de son vivant. Même pas dans la lettre où Piero Martir d’Anguiera, confesseur des rois catholiques, annonçait le retour triomphal de celui qu’il présentait comme un « Ligure », mais qu’il nommait « Colonus » en latin, ce qui ne traduit ni Colom, ni Colombo, comme aurait pu le faire le latin « Columbus »…  Les documents cités dans la Raccolta génoise concernent assurément un certain Colombo, mais pour pouvoir admettre qu'il s'agit du même homme, il faudrait, par principe, avoir déjà réglé ce qui est en question, ou ne percevoir qu'une "assez vaine querelle" dans la question de l'identité de Colomb [Marianne Mahn-Lot, article "Colomb", Encyclopaedia Universalis].

Elle pourrait être vaine, en plusieurs sens du mot, si elle n'exprimait qu'une prétention vaniteuse, un souci de la vaine gloire, et si elle n'appelait pas à une réflexion sur l'histoire des rapports complexes noués, de longue date, entre les nations hispaniques, même et surtout lorsqu'Isabelle et Ferdinand fondèrent, en se mariant, ce qu'on a pu nommer l'unité espagnole. Mais pour peu que l'on soit capable de se mettre à la place des habitants de Guanahani, quand ils ont vu débarquer sur leur île ceux qu'ils ont dû prendre pour des extra-terrestres, il est impossible d'éprouver la moindre fierté à l'idée que le premier geste du Découvreur a été de prendre possession, par une "vaine cérémonie" (comme dira Rousseau), d'une terre habitée par des êtres humains : "pour autoriser sur un terrain quelconque le droit du premier occupant, - dit l'auteur du Contrat social - il faut (...) que ce terrain ne soit encore habité par personne ; secondement qu'on n'en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister ; en troisième lieu qu'on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui au défaut de titres juridiques doive être respecté d'autrui". Les mérites du Découvreur doivent-ils nous faire oublier les buts qu'il poursuivait, conquête, pillage et asservissement de "primitifs" voués à subir la loi du plus fort, c'est-à-dire du mieux armé ?

Mais n'anticipons pas : tenons-nous en, pour l'heure, à l'étude des sources.

 

 

Chapitre premier : Qui était le Découvreur ?

 

Le nom de Colomo apparaît dans l'histoire, sous la plume de Francisco Gonzalez, trésorier de Séville : "Este dicho dia (5 de Mayo de 1487) di a Xpoval Colomo extrangero, tres mil maravedis, que está aqui haciendo algunas cosas complideras a servicio de sus altezas, con cédula de Alonso de Quintanilla, con mandamiento del Obispo (Ce dit jour - 5 mai 1487 - j'ai donné trois mille maravédis à Xpoval Colomo étranger, qui fait ici certaines choses relatives au service de leurs Altesses, avec cédule d'Alonso de Quintanilla, et ordre de l'évêque)".    

Dans les mois qui vont suivre, le même trésorier va faire, à trois reprises, le 27 août et le 15 octobre 1487, puis le 16 juin 1488, un versement de 4000 maravédis, à ce même "étranger" dont l'origine n'est toujours pas précisée [Ulloa, pp. 10-11].

Omission surprenante, dans un royaume "où la nationalité d'un étranger figure toujours sur les documents officiels le concernant. Ainsi, l'on écrira : Juan Berardi, florentin - Bartolomé Diaz, portugais - Luis de Santangel, aragonais - Bernardo Boyl, catalan". C'est encore le cas, lorsque cet étranger obtient de devenir "naturel" du royaume, comme s'il était né sujet du souverain : "Puisque vous, Juanoto Berardi, florentin, vivant dans nos royaumes, nous avez indiqué être naturel de la cité de Florence et nous avez demandé de vous faire naturel de nos royaumes" [Garrigue, p. 29]. Mais quand Diego Colón, frère du Découvreur, a besoin "d'obtenir la nationalité castillane pour pouvoir bénéficier d'une charge ecclésiastique", sa lettre de naturalisation "passe complètement sous silence la nationalité d'origine de Diego, disant : Vous, Diego Colón, frère de l'amiral Don Cristobal Colón (...) par la présente vous faisons naturel de nos royaumes de Castille et de Léon, pour que vous puissiez y exercer toutes dignités et bénéfices ecclésiastiques qui vous seraient attribués..." : Gérard Garrigue est bien en droit de supposer que « cette lettre de naturalisation est vraisemblablement la seule dans l'Histoire de Castille à indiquer une parenté au lieu d'une nationalité » ; même si la formule avait déjà servi dans une autre lettre des Rois en 1497, qui confirmait la nomination de son frère Barthélemy au poste d'adelantado, disant : « Vous Don Bartolomé Colón, frère de notre amiral de la mer océane » [Garrigue, pp. 29-30 ; cf. Ulloa, pp. 146-147].

C'est la même formule, mais employée dans deux situations différentes : Diego doit devenir naturel de Castille, mais ce n'est nullement le cas de ses deux frères, dont l'un est vice-roi, et nomme l'autre gouverneur, dans cette île Española, Spanyola, ou Hispaniola [Haïti, Saint-Domingue], où ils peuvent exercer de si hautes fonctions. Un étranger pouvait-il être vice-roi - ce qui veut dire, en fait, l'alter ego du roi [Rumeu de Armas, p. 187] ? Il paraît évident que Colón n'a pu l'être, même s'il était bien étranger en Castille, que parce qu'il devait être le sujet naturel d'un souverain qui régnait aussi à Majorque, à Valence, en Aragon et en Sicile, et qui était encore, the last but not the least, comte de Barcelone, de Cerdagne et de Roussillon : les comtés catalans ne sont pas des provinces incorporées à l'Aragon, le comte-roi y règne parce qu'il est leur comte, comme il est arrivé que les rois d'Angleterre règnent en Normandie, et plus tard en Anjou, sans que la Normandie soit devenue anglaise - mais l'Angleterre, alors, est gouvernée par une dynastie normande, et plus tard angevine : les fameux Plantagenêts. De même y a-t-il eu des archiducs d'Autriche, qui étaient en même temps rois de Bohême et de Hongrie, sans cesser pour autant d'être des Autrichiens [Parellada 2002].

Pour que Colón ait pu devenir amiral, vice-roi, et gouverneur général des terres à découvrir, il fallait que les Rois Catholiques aient été, à quelque titre que ce soit, ses "seigneurs naturels", à moins d'admettre qu'ils aient sciemment introduit, dans l'acte par lequel ils lui accordaient ces charges, une clause équivoque, qui aurait, après coup, permis de justifier l'annulation de l'acte. C'est d'ailleurs un soupçon qu'exprime Luis Ulloa [Ulloa, pp. 157-161 ; NP, pp. 21-24] - inspiré par le sort qui attendait Colón, à l'issue d'un voyage dont chacun sait qu'il va revenir enchaîné, pour se voir retirer tous ses gouvernements : sa vice-royauté s'achève en 1500. Et pourtant, même alors, il pourra conserver sa charge d'amiral, qui sera transmise à son fils, puis à son petit-fils. N'est-il pas évident qu'il aurait dû la perdre, si les Rois l'avaient tenu pour un "étranger" ? Les clauses du contrat auraient été caduques, nulles et non avenues, comme devait l'apprendre, dès 1510, le premier successeur de Colón, son fils aîné Diego, qui allait pourtant rester en possession du titre : lors du procès qui l'opposait à la Couronne, "le procureur royal plaida que les privilèges accordés à Colomb, vice-royauté, dixième des rentes, etc. étaient nuls pour avoir été accordés à un étranger, selon les lois en vigueur en Castille : 'De par les lois du royaume, il est interdit à des étrangers non naturels ou résidents d'obtenir de tels offices'. Il ne précisa pas pour autant la nationalité de celui qui était en infraction à ces lois, ce qui paraîtrait élémentaire pour justifier ses conclusions ; et il ne le qualifia jamais de 'génois', alors que les divers chroniqueurs, Bernaldez, Oviedo, Martir et autres lui attribuaient ouvertement cette nationalité ; il n'y a donc vraiment aucun document officiel où Colomb soit désigné comme étant génois" [Garrigue, p. 301]. Mais pendant ce procès, Diego Colón affirme que son père a traité avec les deux couronnes, "pro utroque regno", et pas seulement avec les rois de Castille [Ulloa, pp. 170 et 364, NP, pp. 31 et 198] : cela prouve, en tout cas, que son père, à ses yeux, n’était pas étranger au royaume d’Aragon, et qu’il ne le tenait donc pas pour un Génois, à qui cet argument n’aurait rien apporté. 

 

 

Les Capitulations de Santa Fé.

 

Les malheurs de Colón - c'est ainsi, désormais, que s'appelle Colomb - seraient-ils imputables à sa propre ambition, et aux faveurs "exorbitantes"  concédées par les Rois, quelles qu'aient été alors leurs justes réticences [Heers, p. 190 ; Lequenne, p. 44 ; Mahn-Lot, p. 60] ? Marianne Mahn-Lot note avec vraisemblance que "si les souverains avaient pu prévoir l'étendue des terres dont Colomb ouvrirait la voie, ils auraient été encore plus réticents !". Jacques Heers va plus loin : "Ces Capitulations, bien connues, conservées sous la forme de copies parfaitement authentiques, furent par la suite à l'origine d'interprétations divergentes, de conflits avec la Couronne, de graves déboires et ressentiments pour Colomb, qui s'y réfère sans cesse comme à un acte qui ne peut souffrir aucune discussion et qu'il faut appliquer à la lettre" [Heers p. 192] D'ailleurs, ajoute-t-il, "les circonstances mêmes de leur élaboration ont beaucoup joué en sa faveur et lui ont valu des conditions très généreuses. La reine a conduit ou fait mener les négociations d'une façon précipitée, en marge des instances ordinaires de ses conseils. Elle accepte d'être représentée dans toutes ces discussions préliminaires par Juan de Colonna [sic, pour Coloma], tout à fait favorable au Génois... [pp. 192-193]". N'insistons pas sur ce tableau des "circonstances" où l'auteur défigure le rôle joué par Coloma, secrétaire du roi Ferdinand, qui était, auprès de lui, une éminence grise, en charge de questions délicates et secrètes [Rumeu de Armas, pp. 28-32, 135-138]. C'est lui qui a rédigé le texte des accords, dont les dispositions paraissent équivoques, et même grevées d'anomalies juridiques, mais sans faire aucun tort aux intérêts du roi : elles sont, à cet égard, beaucoup moins "aberrantes" qu'elles ont pu le paraître, aux yeux de Jacques Heers [p. 194]. Rappelons qu'elles prennent l'aspect d'une supplique, où sont énumérées "las cosas suplicadas", et où chaque demande fait l'objet d'un "chapitre", conclu par l'énoncé "Plaze a Sus Altezas" et signé, chaque fois, par Juan de Coloma. Contentons-nous de lire les deux premiers chapitres :

"Primeramente, que Vuestras Altezas, como señores que son de las mares Océanas, hacen dende agora al dicho don Cristóbal Colón su almirante en todas aquellas islas y tierras firmes que por su mano o industria se descubriren o ganaren en las dichas mares Océanas para durante su vida, y después dél muerto a sus herederos y sucesores de uno en otro perpetuamente, con todas aquellas preeminencias y prerrogativas pertenecientos al tal oficio según que don Alonso Enriques, vuestro almirante mayor de Castilla, y los otros en el dicho oficio lo tenian en sus districtos".

La charge d'amiral, dans ce premier chapitre, est définie par les prééminences et les prérogatives que possède le grand amiral de Castille, et paraît donc s'inscrire dans le cadre des institutions castillanes. Cela s'accorde-t-il avec ce que stipule le chapitre suivant, où Colón reçoit la plus "exorbitante" des cosas suplicadas devant laquelle auront pu hésiter les Rois ? La charge qu'il obtient, celle de vice-roi, s'épanouit alors en Sicile, ou en Sardaigne, elle est familière aux sujets de Ferdinand, mais n'a qu'une existence sporadique en Castille, même si elle n'y est pas tout à fait inconnue. Elle s'y réduit, d'ailleurs, au fait que le monarque délègue ses pouvoirs quand il doit s'absenter, et nomme vice-roi, de façon provisoire, tel ou tel dignitaire qui s'en acquittera jusqu'au retour du roi [Rumeu de Armas, pp. 206-220].

"Otrosí, que Vuestras Altezas hacen al dicho don Cristóbal Colón su visorrey y gobernador general en las dichas islas y tierras firmes que, como dicho es, él descubriere o ganare en las dichas mares, y que para el regimiento de cada una y cualquiera dellas haga elección de tres personas para cada oficio, y que Vuestras Altezas tomen y escojan uno, el que mas fuere su servicio, y así seran mejor regidas las tierras que nuestro Señor le depare hallar e ganar a servicio de Vuestras Altezas".

Quand les rois catholiques parlent de leurs royaumes, ils mentionnent, en vrac, "Castilla, León, Aragón, Secilia, Granada, Toledo, Valencia, Galicia, Mallorcas, Sevilla, Cerdeña, Córdoba, Córcega, Murcia, Jaén, los Algarbes, Algeciras, Gibraltar, las islas de Canaria" sans oublier, bien sûr, les terres où ils règnent en qualité de comtes, seigneurs, ducs ou marquis, et qui comptent, à vrai dire, autant que ces royaumes [Rumeu de Armas, pp. 239, 241, 243]. Certains de ces royaumes ont une existence réelle, ceux qui ont constitué, avec la Catalogne, l'ensemble qu'on appelle (synecdoque ou métonymie) "couronne d'Aragon", car il s'agit d'Etats qui sont encore régis par leurs propres institutions, et où le roi ne règne que parce qu'il est aussi comte de Barcelone, roi de Majorque ou de Valence, roi de Sicile, etc. Cet ensemble, d'ailleurs, ne s'identifie pas encore à l'Aragon : le sceau des rois catholiques porte l'inscription suivante, "* FERNADUS * ET HELISABET DEI * GRA * REGES * CASTELLE LEGIONIS ET SICILIE *" [Rumeu de Armas, p. 140], où la Sicile dénomme l'ensemble que Zurita appellera bientôt "couronne d'Aragon". C'est là qu'est effective la fonction de vice-roi, ou celle de "lieutenant général" qu'exerce, en Catalogne, le fils aîné du roi, le "primogénit" - ou du moins un proche parent, comme c'est le cas en 1492. Mais le royaume de León n'est plus, depuis longtemps, qu'une réminiscence historique, un titre dont se parent les souverains de Castille, et qui ne correspond à aucune entité politique. Il est bien évident que les rois de Castille n'ont pas besoin de vice-rois à León - ni à Tolède, à Cordoue, à Séville, et pas même dans ces "nationalités historiques" auxquelles correspondent la Biscaye et la Galice. Colón pouvait donc croire qu'il serait vice-roi, à la manière des vice-rois de Sicile, quoique le texte rédigé par Coloma ne dise rien de tel, et ne se réfère pas non plus à la Castille, qui sera mentionnée dans d'autres documents, les lettres où les rois vont confirmer leurs promesses, d'abord le 30 avril, et puis l'année suivante, une fois que Colón est revenu des îles. Paradoxalement, c'est dans ces mêmes lettres que la charge de vice-roi devient héréditaire, ce qu'elle n'était pas dans les Capitulations [Rumeu de Armas, p. 232].

C'est bien ce qui motive les soupçons de Luis Ulloa, pour qui Ferdinand a laissé croire à Colón qu'il négociait avec son "seigneur naturel", le comte-roi de Barcelone et d'Aragon, alors que cet accord pourrait être plus tard attribué aux seuls souverains de Castille : "Cette vérité se trouva pleinement confirmée quand, après la découverte, les Ambassadeurs castillans à Rome se hâtèrent d'obtenir la Bulle de concession papale, accordée le 3 mai 1493 par Alexandre VI, Valencien de naissance, mais créature de Ferdinand et jusqu'alors en plein accord avec celui-ci. Le Pape ne fait la concession qu'aux rois de "Castille et León" (...) Le catalan-valencien Borja fit le jeu politique de Ferdinand" [Ulloa, p. 159 ; NP, p. 22]. Et Ferdinand lui-même est bien machiavélique, lui qui feint d'accorder, à un étranger qui n'y aurait aucun titre, des charges régaliennes qui auraient fait de lui l'alter ego du roi [ou mieux, son Alter Nos, pluriel de majesté]. Car dans tous les cas de figure, que Colón fût Génois, Aragonais ou Catalan, il ne pouvait pas recevoir de telles charges sans être "naturel" ou sans le devenir. S'agissant d'un Génois, il aurait donc fallu le naturaliser, quel que soit le royaume où il devient vice-roi ; mais s'il s'agissait d'un sujet de Ferdinand, cette condition ne pouvait être requise que s'il lui fallait être vice-roi en Castille, charge qui pourrait être nulle et non avenue, si Colón n'était pas devenu castillan...

 

 

L'hypothèque génoise

 

Avant d'aller plus loin, notons que la rumeur qui va bientôt déguiser Colomb en Génois fait retomber sur lui l'essentiel de la faute, dès lors que ce Génois se serait attribué de nobles origines, et de bonnes études, attestées par son fils, et aussi par Las Casas [Historie, pp. 12-13 ; HI, cap. 2, p. 359] - imposture flagrante, si ce Génois est bien Cristoforo Colombo, tel que le font connaître les documents génois, et s'il ne peut s'agir d'aucun autre Génois. C'est encore un menteur, quand il se vante de ses exploits maritimes [OC, pp. 282-283 ; Historie, pp. 16-19 ; HI, cap. 3, pp. 362-363] auxquels, logiquement, certains auteurs n'accordent pas le moindre crédit [Heers, pp. 59-60]. L'imposture de Colomb  s'étendrait, par là même, aux expériences qui justifient son projet, et d'abord au voyage qu'il déclare avoir fait "à cent lieues au-delà de Tilé", autrement dit Thulé, c'est-à-dire l'Islande... Voyage qui pourrait, s'il était bien réel, donner un sens à la phrase où les Rois justifiaient les titres accordés à Colomb "en récompense de ce qu'il a découvert dans les mers océanes et en raison du voyage qu'il va faire à présent dans celles-ci avec l'aide de Dieu (en alguna satisfaccion de lo que ha descobierto en las mares océanas e del viage que agora, con la ayuda de Dios, ha de hacer por ellas..." [Ulloa, p. 395 ; NP, p. 241]. Cette phrase figure dans la copie des archives de Barcelone, alors que d'autres copies mentionnent seulement ce que Colomb "doit découvrir (lo que ha de descobrir, HI, p. 753)" : ce voyage aurait donc, s'il a vraiment eu lieu, joué le rôle d'une pré-découverte, et fondé l'assurance avec laquelle Colomb "parlait des terres à découvrir comme si c'était quelque chose qu'il tenait caché dans sa poche", ce que signale Bartolomé de Las Casas [Ulloa, p. 396 ; NP, p. 243].

Nombreux sont les auteurs qui refusent d'admettre la réalité de cette exploration, dont Jacques Heers, par exemple, qui s'est contenté de la passer sous silence. Mais quelques esprits forts se plaisent à dénoncer les vols et les plagiats qu'ils attribuent sans preuves à ce Génois inculte, qui aurait eu la chance d'être renseigné par un pilote inconnu, dont il aurait pu recueillir les derniers mots, ou celle de faire main basse sur de précieuses cartes. C'est précisément la théorie génoviste qui mène aux conclusions formulées dans le titre d'un pamphlet publié par Jacques de Mahieu : L'imposture de Christophe Colomb, qui veut rendre aux Vikings l'honneur d'avoir ouvert la voie du Nouveau Monde. Laissons-le de côté, puisqu'on pourrait nous dire qu'il ne s'agit pas là d'un historien sérieux. Examinons plutôt ce qu'ont à nous apprendre des auteurs reconnus, qui font autorité.

Marianne Mahn-Lot croit que, jusqu'à vingt ans, "Colomb cumula des activités diverses et complémentaires. Il apprit le métier paternel, mais ne l'exerça que par intermittences", ce qui lui aurait permis, très tôt, de s'embarquer [Mahn-Lot, p. 10] : Colomb aurait bien menti sur ses origines, mais pas du tout sur son expérience nautique. Elle admet, notamment, la réalité du voyage à "cent lieues au-delà de Thulé", qui aurait pu "le mener jusqu'au Groenland, à l'ouest, ou, au nord, à l'île Jan Mayen". Elle cherche sans doute à relativiser la portée du voyage : "Ce qui paraît certain, dit-elle tout d'abord, c'est que si Colomb avait atteint le Groenland, il en aurait parlé dans cette note, plutôt que de donner des détails sur l'Islande". Ce qui paraît certain, pourrions-nous lui répondre, c'est qu'il ne s'agit pas d'une "note" isolée, mais d'un fragment de lettre, et nous ne savons pas comment elle se poursuit. "Mais il n'est pas exclu - ajoute-t-elle ensuite - qu'il ait bourlingué dans cette direction, si hardi que cela puisse sembler, surtout en pareille saison (un historien danois, V. Steffanson, a établi, d'ailleurs, que l'hiver de 1476-1477 fut particulièrement doux, ce qui confirme l'affirmation de Colomb sur la mer non gelée)" [Mahn-Lot, pp. 24-25]. 

Position nuancée, assez proche de celle que prend Michel Lequenne, pour qui Colomb peut bien s'être attribué "une généalogie de la plus haute fantaisie", ce qui n'est, à ses yeux, rien de plus grave qu'une innocente manie : "La manie des généalogies gréco-romaines était alors une mode très pratiquée, y compris par des souverains. En admettant que Colomb lui-même se soit inventé celle-là, ce que rien ne prouve, l'affaire, par sa naïveté même, porte peu à conséquence". Voire... Ce qu'il nomme manie serait plus justement qualifié d'imposture, si elle prétend établir des quartiers de noblesse, requis pour accéder à des charges aussi hautes qu'amiral et vice-roi. Mais il défend fort bien la véracité de Colomb, quand celui-ci mentionne un passé de corsaire, où il aurait combattu le roi d'Aragon : "Aucun menteur intelligent ne ment contre ses intérêts, et personne ne peut nier l'intelligence de Colomb. Or, écrire aux rois d'Espagne, en particulier à Ferdinand d'Aragon, en inventant que l'on a servi le roi René d'Anjou, adversaire et rival du propre père de Ferdinand dans la guerre de succession aux couronnes de Naples et de Catalogne, avec la circonstance aggravante du projet de capture d'un vaisseau du nom de Fernandina, aurait été un mensonge à la fois vexatoire et stupide. On peut donc tenir ce bout de lettre pour authentique, prouvant en même temps la réalité de l'activité de corsaire de Colomb et... le fait qu'elle n'était pas inconnue aux souverains d'Espagne" [Lequenne, pp. 24-25].

 

 

L'âge du capitaine

 

L'argument est très fort, et prouve que les Rois savaient tout de Colomb. Car s'il avait pu leur cacher cet épisode, et s'ils n'avaient pas déjà connu son passé, il se serait gardé de rappeler son rôle dans la révolution et la guerre civile qui est ici dénommée, par un doux euphémisme, "guerre de succession" - guerre où les Catalans, après avoir déchu leur souverain Jean II, ont successivement proposé la couronne à un roi de Castille, un infant portugais, que les catalanistes appellent Pierre IV [Pere Quart, nom qui a, beaucoup plus tard, servi de pseudonyme au poète Joan Oliver], et puis au roi René, qui est déjà bien vieux, mais leur envoie son fils. La mort de celui-ci, après celle de Pierre IV, sera bientôt suivie par le blocus de Barcelone, pendant lequel a lieu l'épisode où intervient le corsaire Colomb, soit comme allié génois des Catalans rebelles, soit comme un des acteurs de cette rébellion. Colomb raconte qu'il a truqué la boussole, pour tromper l'équipage, et lui faire croire qu'il fait voile vers Marseille. Comment pourrait-il se vanter d'un tel exploit, alors qu'il s'adresse à l'héritier de Jean II ? il lui rappelle ainsi un souvenir odieux, mais il peut l'évoquer, sans nulle vantardise, parce qu'il ne doit pas se faire trop d'illusions sur la rancune que Ferdinand garde encore à l'égard de ceux qui ont pris part à cette guerre, et dont il sait fort bien que Colomb fait partie.  

Cela ne règle pas la question de savoir si nous avons affaire au "corsaire Colom" (ou à l'un de ses parents) dont parle, à cette époque, un document publié par les Consuls de mer [Ulloa, pp. 365-366 ; NP, pp. 207-208] - ou s'il s'agit du jeune Cristoforo Colombo, trop jeune pour avoir commandé un navire : comme dit Morrison, "la seule chose impossible dans le récit que nous venons de citer est la prétention émise par Christophe d'avoir été le commandant du navire. Un garçon de vingt ans, ayant passé le plus clair de sa vie à carder et à tisser la laine, n'occupait certainement pas ce poste [Morrison, p. 19]". Mais il est difficile de suivre Morrison quand il suggère que Colombo devait être un simple matelot qui, vingt-cinq ans plus tard, aurait jugé "plus digne de son rang de s'attribuer le poste de commandement". Car il faudrait, alors, que ce matelot ait vécu cet épisode aussi ingénument que Fabrice del Dongo, tel que Stendhal nous le présente à Waterloo.  

Encore faudrait-il que Colombo ait vraiment été matelot, lui qui nous apparaît, dans un document de la Raccolta génoise, comme un voyageur de commerce, qui allait jusqu'à Madère pour importer du sucre [Ulloa, p. 265, NP, p. 112]

 

 

"Christophorus Colom" publie un best-seller

 

Mais voici que Colomb, à peine revenu de son premier voyage, en envoie le récit à Luis de Santangel, avant même d'être arrivé à Barcelone, où se trouvent les Rois, dont Marianne Mahn-Lot nous dit qu'ils "firent immédiatement éditer cette épître (connue sous le nom de Lettre au trésorier Santangel) ; ils la firent également traduire en latin - ce qui lui donnait une audience internationale - par un Catalan attaché à la cour du pape Alexandre VI : première édition qui parut à Rome dès le début de mai 1493 (et fut ensuite reproduite bien des fois)" [Mahn-Lot, p. 98]. Si ce sont bien les Rois qui ont pris soin de publier cette fameuse lettre - seule oeuvre de Colomb publiée de son vivant - ils ont dû, cette fois, négliger un détail, qui est le nom de l'auteur, "Christophorus Colom"... c'est ainsi qu'il se nomme, dans toutes les versions, "espagnoles, italiennes, bâloises, françaises ou flamandes", et c'est le même nom que lui attribuent ensuite les premiers chroniqueurs qui rapportent la Découverte : "Le premier, c'est-à-dire le plus ancien des chroniqueurs espagnols des Indes occidentales, Fernandez de Oviedo, qui avait vu Colomb de près, écrit toujours Colom, malgré qu'il le croit [sic] Italien. Les premiers chroniqueurs portugais qui parlent de lui font de même" [Ulloa, pp. 14-16].

Ce détail est frappant, dans la version latine, où le nom aurait pu être latinisé, et se serait alors décliné en latin, comme c'est le cas du prénom Christophorus, et du prénom royal, Ferdinandus :  "Epistola Cristophori COLOM : cui etas nostra multum debet : de insulis supra Gangem nuper inventis : ad quas perquirendas octavo antea mense auspiciis et ere invictissimi Ferdinandi Hispaniorum Regis missus fuerat ..."

Comme l'observe Ulloa [p. 15], la première édition castillane, sans doute publiée en avril 1493, "ne porte pas de titre (...) mais porte cette phrase finale : Esta carta en bio Colom al escribano Deracio. De las Islas halladas en las Indias : contenida en otra a Sus Altezas [Cette lettre a été envoyée par Colom à l'enregistreur du Trésor royal. Des Iles trouvées dans les Indes : contenue dans une autre à Leurs Altesses], et "ce n'est que dans la seconde édition castillane, imprimée sans doute à Séville à la fin de 1493, que survient à nouveau la castillanisation Colón". 

Bien que les deux versions semblent presque identiques, la traduction latine se présente comme une lettre adressée à Gabriel Sanchez, trésorier du roi d'Aragon, et c'est la version castillane qui est présentée comme une lettre à Santangel. La première ne parle que du roi d'Aragon, au nom duquel Colom prend possession des îles, et qu'il appelle constamment "notre seigneur", alors que la seconde parle de Leurs Altesses, au nom desquelles est conduite l'expédition : dans un cas, l'entreprise doit être castillane, dans l'autre elle est aragonaise ou catalane. Cet autre détail doit nous aider à comprendre pourquoi les Rois s'en tiennent à ce nom de Colón, qu'ils  ont imposé dans les Capitulations, et qu'ils emploient toujours dans les textes officiels - y compris dans la bulle qu'ils obtiennent du pape, où le nom de Colón ne fait l'objet d'aucune traduction latine. Cet artifice sert, dans tous ces documents, à faire disparaître l'origine réelle du navigateur "étranger", laquelle aurait été bien trop reconnaissable dans le nom de Colom, qui doit être effacé.

De même a-t-il fallu effacer l'existence d'une édition de la Lettre en catalan, dont il ne subsiste pas un seul exemplaire, même pas celui qu'avait Don Hernando Colón, et qu'il mentionnait dans la liste de ses livres, catalogue tenu avec le plus grand soin : "Don Ferdinand, le premier, le plus minutieux et le plus persévérant des bibliographes qu'il y eut, notait chaque jour, sur des cahiers spéciaux, les acquisitions de livres qu'il faisait ou les dons de livres qu'il recevait, en indiquant le lieu, la date, le prix, le vendeur ou le donateur. Mais, circonstance particulière, il y a des livres inscrits dans ces cahiers qui ne portent aucune de ces indications complémentaires : on a pu constater que ce sont les livres hérités par Don Ferdinand de son père ou de ses oncles" [Ulloa, p. 41].

Tel est le cas du livre mentionné en ces termes "Cristoforo Colon. - Letra enviada al escribano de racion - 1493 - En catalan - 4643".

Comme l'observe Ulloa, "Don Ferdinand a écrit le nom Colón castillanisé, avec un n, comme d'ailleurs est écrite en castillan toute l'inscription. On remarque la même castillanisation du nom dans le dénombrement qu'il fait de l'exemplaire d'une édition latine de la lettre. Mais celle-ci, par un contraste dont la signification équivaut à une révélation, est inscrite alors en ces termes:

Epistola Chritofori Colon ad Gabrielem Sanchis de insulis inventis per eum, ex hispano in latinum versa per Andream (sic) de Cosco (...) Costo in Roma un cuatrin. 3028" [Ulloa, pp. 41-42]

Ce qui signifie que Don Hernando Colón, qui signale à quel prix il s'est procuré la traduction latine, à l'occasion d'un de ses voyages à Rome, avait reçu en héritage le livre en catalan, qui avait appartenu à son père, ou à l'un de ses oncles.

La disparition de ce livre a laissé subsister la mention qui en est faite dans une version allemande, publiée à Strasbourg en 1497 : "Getuetschet uss der katilonichen und uss dem latim" (traduite du catalan et du latin) [cité par Hain (Ludovicus), Repertorium bibliographicum, Paris, 1826, vol. I, p. 493].

 "Dans l'année 1493 il s'est donc fait une édition en catalan de la fameuse lettre à Luis de Santangel, qui était l'enregistreur du Trésor Royal (escribano de racion). Tous les exemplaires de cette édition ont disparu, tous, y compris celui du fils de Christophe Colomb. Qui les a détruits ? Pourquoi ? Encore un mystère."  [Ulloa, p. 43]

Mystère, assurément. Mais il ne ne porte plus sur le nom du héros, depuis que celui-ci l'a fait connaître au monde, dans la seule oeuvre publiée de son vivant : qu'il s'appelle Colom, et soit donc catalan, ne peut faire aucun doute, c'est ainsi, désormais, que nous l'appellerons. Un problème subsiste, celui de la légende qui en a fait un Génois, auquel sera donné le nom de Colombo. Comment cette légende a-t-elle pu prendre corps, qui est-ce qui l'a répandue, et pour quelles raisons ? Si nous pouvons le dire, nous ne serons pas encore au bout de nos peines, car nous ne saurons pas quel était ce Colomb, qui a découvert le Nouveau Monde, et qui reste à chercher parmi tous les Colom qui vivaient à l'époque, dans tous les pays soumis au roi d'Aragon : vient-il de Barcelone, ou bien des Baléares, de Valence ou de Naples ? Nous ne voulons pas éluder cette question, qui anime les recherches menées dans le sillage des travaux d'Ulloa, mais nous ne croyons pas posséder la réponse. Nous nous tiendrons au problème de la légende, dont la solution nous paraît plus accessible. 

 

 

Chapitre second : Le mensonge d'Etat

 

La plupart des auteurs qui ont écrit sur Colom en viennent, tôt ou tard, à parler de mensonge, quand ils sont déroutés par les invraisemblances et les contradictions des documents sur lesquels s'appuie leur travail. Mais la plupart du temps, c'est Colom qu'ils accusent, ou son fils, ou Las Casas : Colom aurait menti pour avoir le beau rôle, son fils aurait péché par zèle hagiographique, et Dieu seul sait pourquoi Las Casas mentirait. Tel d'entre eux déplorait de ne pas pouvoir lire, "dans sa version vraiment originale", le journal du premier voyage, et de se voir réduit à lire la transcription qu'en a donné Las Casas, "qui l'aménage à sa manière, retient ce qu'il veut bien, enjolive, ajoute, s'attarde à des commentaires savants ou moralisateurs" [Historie, préface de Jacques Heers, p. 1]. Peut-être faudrait-il plutôt se demander si c'est réellement Las Casas qui enjolive, ajoute et aménage un texte publié trois siècles après sa mort, et qui est resté longtemps aux mains de la censure. Nous aurions apprécié que les mêmes auteurs, pour qui le mensonge est toujours hagiographique, s'en prennent à des mensonges qui dénigrent Colom, ternissent son image ou le rendent suspect, et qu'ils se risquent alors à chercher qui doit être, au-delà de la plume qui a écrit ces mensonges, le père du mensonge, et celui qui en profite. Mais ils n'y pensent guère, et se gardent de mettre en cause des autorités qui pourraient être plus redoutables que celle d'un moine mort. Puis, comme ils ont admis que Colom est génois, ils n'ont aucun motif de se demander qui a voulu nous cacher son véritable nom, auquel est substitué, dans tous les documents, un nom qui n'est pas plus espagnol que génois. "Colom" et "Colombo" signifient quelque chose, et chacun sait d'ailleurs que c'est la même chose, mais "Colón" est un mot qui ne porte aucun sens, et dissimule ainsi le nom du Découvreur, bien qu'il constitue la transcription phonétique du catalan "Colom" dans un document rédigé en castillan.

 

 

Le père du mensonge

 

Quelle qu'ait été l'origine du Découvreur, il faut se demander, pour les mêmes raisons, si c'est Colom qui s'est déguisé en Colón, ou si c'est Colombo, et s'il l'a fait pour se dissimuler lui-même, ou si cet artifice lui a été imposé. Tel qu'il apparaît dans la version génoviste, le Génois Colombo pourrait avoir voulu dissimuler aux Rois la basse condition dans laquelle il est né. Si tel était le cas, il aurait échoué, puisque c'est justement l'aumônier de la reine, Pietro Martir d'Anghiera, qui répand dans ses lettres - ce qu'il n'aurait pas fait sans l'accord de ceux qu'il salue comme "ses rois" - la rumeur officieuse qui va faire de Colom un Génois supposé. En mai 1493, au moment où paraît, sous le nom de Colom, sa Lettre à Santangel, et alors même qu'il est reçu par les Rois, leur confesseur écrit au comte Borromée qu' "est revenu des Antipodes occidentales un certain Christophorus Colonus, Ligurien, qui avait difficilement obtenu de mes rois trois navires pour aller dans cette province" [Ulloa, p. 308 : Redit ab Antipodibus occiduis Christophorus quidam Colonus vir ligur, qui a meis regibus ad hanc provinciam tria vix impetraverat navigia ; NP, p. 150]. Christophorus Colonus, s'il était vraiment Ligurien, c'est-à-dire Italien, devrait s'appeler Colombo, et puisque Anghiera traduit son nom en latin, il aurait dû lui donner le nom de Columbus, comme le rappelle Ulloa : "Pourquoi traduit-il donc Colonus et non pas Columbus ? En ce moment circulaient les éditions catalane et castillane de la lettre à Santangel, où, dans l'une et l'autre, on lit Colom. A Barcelone, en outre, tout le monde savait que Colom se traduit aussi, comme Colombo, par Columbus. Que le découvreur ait été Catalan ou Italien, la traduction latine de son nom est toujours Columbus. Cependant l'éminent latiniste Anghiera invente ex professo la traduction Colonus". Cela ne se comprend que s'il veut "castillaniser le nom de Colomb, présentant la forme latine Colonus comme une latinisation d'un mot castillan qu'on ne peut traduire" - et pour cause, puisque Colón ne veut rien dire en castillan. Ce qui signifie qu'il "suivait une consigne (...) il agissait sciemment : il a fait de Colomb un mélange impossible, un amphibie ethnographique et linguistique (...) En Ligurie, à Gênes et aux environs, ni aujourd'hui, ni jamais, il n'y eut des Colón, ni des Colonus, il n'y avait que des Colonna ou des Colombo" [Ulloa, pp. 309-311 ; NP, pp. 151-152]. 

C'est Anghiera qui ment, mais le père du mensonge, c'est le roi catholique, dont le catholicisme choquerait aujourd'hui bon nombre de chrétiens. Ses procédés expliquent l'intérêt que Machiavel va lui accorder dans le Prince. Et dans l'exemple qui nous occupe à présent, quelle qu'ait été l'identité de sa victime, le but qu'il poursuivait n'est que trop évident. Même s'il fallait croire que Colom est génois, et s'appelle Colombo, il resterait toujours étranger en Castille, et ne saurait être vice-roi ni amiral, pas plus que s'il était le sujet naturel d'un roi qui était aussi comte de Barcelone : Catalan ou Génois, c'est lui qui est victime d'une machination, et qui sera bientôt déchu de ses grandeurs. Mais il est impensable qu'un Colombo génois n'ait pas su qu'il devait être sujet du roi qui allait faire de lui son Alter Nos, et qu'il ait pu tomber dans ce piège grossier. Le piège ne fonctionne que dans des circonstances où il devient subtil, avec un vice-roi qui voit dans Ferdinand son "seigneur naturel", et n'imagine pas recevoir cette charge dans un autre royaume, où elle n'existe pas.  

Sans doute dira-t-on que la raison d'Etat justifie bien des choses, et qu'une dynastie d'Amiraux héréditaires, établie dans les colonies du Nouveau Monde, aurait pu devenir plus riche et plus puissante que celle des rois qui lui auraient permis de régner à leur place, en tant que vice-rois. Nous ne le nierons pas, la dynastie régnante avait de bons motifs pour étouffer dans l'oeuf une telle menace, et des historiens peuvent justifier cette action, s'ils la jugent conforme à l'intérêt public. Reste à se demander s'ils doivent la couvrir, et même l'effacer, comme si on pouvait faire qu'elle n'ait pas eu lieu, et n'ait donc plus besoin de justification.

 

 

Les suites du mensonge

 

Dans sa version latine, la Lettre à Santangel atteste que Colom croyait être investi par le roi Ferdinand, au nom duquel il prenait possession des îles découvertes. C'est la même pensée qu'illustre une gravure publiée, l'année suivante, dans une traduction toscane versifiée, La lettera dellisole che ha trovato nuovamente el Re dispagna, dont l'unique exemplaire appartient aujourd'hui au British Museum. L'image est reproduite dans les Oeuvres complètes - dont les éditeurs notent qu'elle "propose un étonnant raccourci géographique. Au premier plan, le roi Ferdinand (et non pas la reine Isabelle !) est montré comme le responsable et le bénéficiaire de l'audacieuse expédition maritime. Un bras de mer symbolise l'océan Atlantique. Colomb à la proue de son navire accoste sur les nouvelles îles" [OC, p. 344, cf. aussi Lequenne, p. 159]. La version castillane fait de Colom un envoyé de "Leurs Altesses", au nom desquelles a lieu la prise de possession... Cela paraît conforme aux Capitulations, signées par Coloma au nom de "Leurs Altesses", mais il s'agit d'une signature équivoque : Isabelle et Ferdinand peuvent signer ainsi comme reine et roi de Castille, comme reine et roi d'Aragon, encore que, dans ce cas, la signature du roi eût été suffisante. Et c'est justement parce qu'il y a deux signatures, "yo el rey, yo la reina", qu'on peut croire qu'ils ont signé pour la Castille, bien qu'on puisse penser, avec Diego Colón, qu'ils ont vraiment signé au nom des deux royaumes, pro utroque regno, étrange innovation qui paraît improbable, ce qui n'implique pas qu'elle doive être exclue.  

C'est encore Ferdinand qui est représenté à la première page d'une histoire publiée en 1601, celle d'Antonio Herrera, Historia General de los Hechos de los Castellanos en las Islas y Tierra Firme del Mar Oceano. Il figure dans un médaillon, où il est dénommé "Don Hernando V el Catolico, Rey de Castilla y de Leon". Le reste de l'image montre trois caravelles, qui s'éloignent d'un port, situé lui-même au pied d'une ville fortifiée. Une légende explicative nous apprend que "El Almirante sala (sic) de Palos Villa del Conde de Miranda a descubrir" [BRDH, p. 53 ; DCA, p. 45 ; CCPC, p. 111]. Cette gravure est maintenant bien connue, grâce à Jordi Bilbeny, qui la fait figurer dans plusieurs de ces livres, où il compare l'image de la ville de Palos avec la photo d'une ville catalane, dont le nom peut bien être Palos en castillan, mais qui s'appelle Pals en langue catalane. Il reproduit aussi une carte d'Espagne, tirée du Planisphère de Sébastien Cabot, où l'on peut observer que le seul "Palus" existant est situé sur une côte catalane [CCPC, p. 118]. Il nous apprend, surtout, ce qu'il nous faut savoir du comte de Miranda, "l'un des multiples titres que portait le comte d'Ampurias, Henri d'Aragon, cousin du roi Ferdinand" [CCPC, p. 113] - également connu comme "l'infant Fortuna", et qui était, alors, lieutenant général du roi en Catalogne.  

Le paradoxe est que cette image provienne d'un livre qui consacre la version officielle d'une épopée conduite par les seuls castillans. L'Aragon disparaît, et le roi Ferdinand passe pour un roi de Castille et de León - ce qu'il était, sans doute, comme époux d'Isabelle, mais qu'il ne serait plus, quand celle-ci mourrait : tout au plus serait-il le tuteur de sa fille... S'il s'agit bien d'une entreprise castillane, c'est la reine Isabelle qui envoie le Découvreur - mais c'est Ferdinand qui est montré dans ce rôle, et la reine Isabelle brille par son absence. Les caravelles partent d'un "Palos" d'Ampourdan, ville dont le seigneur est un cousin du roi, et où leurs équipages ont été recrutés. L'image inflige donc un démenti aux thèses d'un ouvrage qui prétend rapporter "los Hechos de los Castellanos", les hauts faits des Castillans, en omettant le rôle que d'autres Espagnols ont joué dans cette histoire. Elle nous montre ainsi le but auquel répond ce mensonge d'Etat : identifier l'Espagne à la seule Castille, effacer l'Aragon et surtout la Catalogne, dont les navigateurs avaient, pendant deux siècles, fait du "mare nostrum" une mer catalane. Ce démenti, pourtant, passe inaperçu, si le lecteur oublie que Ferdinand est d'abord un roi d'Aragon, et si la Découverte se résume à ses yeux dans le fameux distique qui en définit la vérité officielle :

"Por Castilla y por León

Nuevo mundo halló Colón"

 

 

Une histoire censurée, l'histoire de la censure

 

Telle est la vérité d'une histoire officielle, rédigée sur commande par des chroniqueurs attitrés, qui en ont reçu la charge, et qui l'écrivent sous le regard des censeurs : ces fameux historiens, Oviedo, Gomara, Herrera, loin de pouvoir mener des recherches indépendantes, comparables aux "enquêtes" d'Hérodote ou de Thucydide, dépendent en amont de sources officielles, et qui leur sont fournies par les autorités, et leurs travaux seront contrôlés en aval. Les historiens modernes, qui ne connaissent plus de censure explicite, oublient assez souvent le rôle qu'elle peut jouer, même à notre époque. Peut-être devraient-ils partager un moment l'embarras éprouvé, dans les années 50, par un étudiant communiste, en visite à Bucarest, et se demander ce qu'avait pu vouloir dire un professeur roumain, qui louait le régime en ces termes éloquents : "Par exemple, nous disait-il, auparavant les historiens devaient aller chercher eux-mêmes les documents dans les archives. Maintenant leur tâche est facilitée. Tous les documents qu'ils peuvent consulter sont imprimés, dans une vingtaine de volumes, et ils n'ont pas à s'écarter du matériel ainsi réuni". Comme on pouvait s'y attendre, c'est seulement après coup que le narrateur a déchiffré ce message : "Et moi, apprenti historien, un tel propos ne me mit pas en alerte. Tout de même un petit point de méfiance s'alluma dans un obscur recoin de ma conscience et ne s'éteignit pas tout à fait. Je n'oubliai pas ce gros homme mielleux et aujourd'hui j'admire son rare courage. A de jeunes imbéciles fanatisés, il consentit à s'adresser. Il glissa clandestinement et sans espoir dans leur esprit un message, comme on jette une bouteille à la mer, en espérant qu'un jour ce message serait transporté à qui pourrait le déchiffrer et qu'il ne serait pas perdu" [Alain Besançon, Une génération, Paris 1987, p. 201].     

Dans l'Espagne des Rois catholiques, dès 1502, aucun livre ne peut être imprimé sans autorisation préalable, et doit donc être examiné par un "lettré fidèle et consciencieux" qui pourra l'interdire, l'amender ou le caviarder, et les livres publiés sans l'aval de la censure sont promis au bûcher. Des mesures semblables sont prises alors dans tous les royaumes chrétiens, il ne s'agit pas d'une exception espagnole : c'est pourquoi Simone Weil, dans L'enracinement, pouvait comparer la France de Louis XIV au totalitarisme, fasciste ou stalinien. Mais, pour revenir en Espagne, c'est sous Philippe II que de nouvelles lois visent spécialement les livres relatifs à l'histoire des Indes. C'est justement alors que Bartolomé de Las Casas lègue ses manuscrits au Collège de Saint Grégoire afin de préserver ceux qu'il consacrait à cette question brûlante, et de veiller sur eux jusqu'au moment où ils pourraient être imprimés sans dommage... Cinq ans après sa mort, par un Ordre Royal du 3 novembre 1571, le manuscrit de l'Histoire des Indes allait être saisi, transporté à Madrid, et placé sous la garde d'un censeur du Conseil des Indes, jusqu'en 1597, date où il serait mis à la disposition du chroniqueur Herrera, qui a puisé à cette source, qu'il a dûment filtrée dans son propre ouvrage. [BRDH, pp. 27-34 ; DCA, pp. 23-35].

Trop bien habitués, les historiens modernes restent souvent aveugles aux effets de la censure, et même s'ils éprouvent, dans quelques occasions, le sentiment que Freud dénomme Unheimlichkeit (inquiétante étrangeté), ils l'évacuent bien vite, en disant qu'il s'agit d'un texte apocryphe, qui "fourmille d'erreurs, d'à-peu-près et d'invraisemblances" [Heers, p. 60]. C'est en ces termes que Jacques Heers règle le compte de la fameuse lettre où Colom évoquait son passé de corsaire, au service du roi René. Cette lettre, en effet, n'est guère intelligible sous la forme où elle est parvenu jusqu'à nous : pourquoi est-ce à "Tunis" que Colom va chercher la galère Ferrandina, et pourquoi va-t-il la trouver à "Carthagène" - sinon même à "Carthage" [HI, cap. 3, p. 363, et note éditoriale, p. 711] ? Il faut croire que Colom a raconté des blagues, ou bien que c'est Las Casas qui insère dans son livre une "lettre apocryphe"... La seule idée qui ne vient pas à l'historien, c'est celle que la censure a pu, très simplement, dénaturer le texte en écrivant "Tunis", "Carthage" ou "Carthagène", là où l'original parlait de Barcelone - ce qui, précisément, s'accorde avec l'histoire du siège et du blocus subi par Barcelone, en 1472 [BRDH, p. 148]. La méthode est facile, et c'est elle qui permet, dans le Journal de bord, tel que nous le lisons, d'évoquer les huertas de Castille, et les mers de Castille, où les poissons ressemblent à ceux qu'on peut pêcher auprès de Haïti [BRDH, pp. 97-104]. Comme l'histoire des Indes est rapportée dans plusieurs livres, qui ne sont pas tous lus par le même censeur, c'est aussi ce qui fait que certains personnages semblent se dédoubler, et qu'on ne sache plus à qui l'on a affaire : Juan Pérez, Antonio de Marchena, Juan Antonio de Marchena [DCA, p. 41] - et que les caravelles partent, selon les cas, de Palos, de Cadiz, ou d'un port que l'auteur a omis de nommer [BRDH, pp. 49-50].

Arrêtons-nous enfin sur un dernier exemple : le livre que publie, en 1628, un franciscain de Perpinyà, Andreu Bosch, Sumari, Index, o Epitome dels Admirables, i nobilissims Títols de Honor de Cathalunya, Rosselló y Cerdanya. On y trouve l'idée que "tout le monde ne sait pas quelle grande part ont pris les gens de Catalogne, Roussillon et Cerdagne à la gloire et blason de la première Conquête et découverte du nouveau Monde, et des Indes Occidentales, quand dès 1492 le Capitaine Christophe Colom a commencé cette entreprise avec cent-vingt soldats du port de Palos de Moguer" - phrase dont il faut dire, ou qu'elle n'a aucun sens, et que son auteur était atteint de gâtisme, ou qu'elle a bien un sens, mais qu'il faut lire Pals, ou "Palos de Ampurdan", là où nous avons lu "Palos de Moguer" : nous n'avons pas le choix, il est inconcevable que la Catalogne puisse tirer quelque gloire de l'idée que Colom partait d'Andalousie. [DCA, pp. 44-45 : "no saben tots quant gran part tenen los de Cathalunya, Rosselló y Cerdanya a la gloria i blaso de la primera Conquista i descobriment del nou Orbe, è Indies Occidentals, puix lo Capità Christophol Colon dels anys 1492 que començà anar a la empresa amb cent y vint soldats del port de Palos de Moguer"]  

De même que, pour Freud, la censure psychique est le seul moyen de comprendre le sens de rêves qui semblaient d'abord absurdes, c'est parce qu'une censure s'exerçait sur les livres que certains d'eux "fourmillent", comme dit Jacques Heers, de confusions, d'erreurs et d'inepties flagrantes - à ceci près que Freud doit poser l'hypothèse de l'inconscient psychique, et d'une censure inconsciente, alors que, dans l'histoire, la censure des livres est un fait bien connu, comme l'Inquisition et les autodafés. Ceux qui, encore aujourd'hui, persistent à ignorer les effets de la censure ont beaucoup moins d'excuses que ceux qui refusaient l'hypothèse freudienne.

 

Epilogue

 

Nous pouvons désormais lire avec d'autres yeux les textes qui ont servi, dès le seizième siècle, à dénaturer l'image du Découvreur, et à nous faire croire qu'il n'a rien découvert : il se croyait aux Indes, à Quinsay ou à Cipango, et ne savait pas qu'il était aux Amériques... Nous avons tous appris les vers de Hérédia :

 

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,

Fatigués de porter leurs misères hautaines,

De Palos de Moguer routiers et capitaines

Partaient ivres d'un rêve héroïque et brutal

 

Ils allaient conquérir le fabuleux métal

Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines...

 

Cipango, paraît-il, c'était le Japon... Il s'agit en effet, d'après Marco Polo, d'un pays que les Mongols ont tenté d'envahir, mais en vain, ce qui peut s'accorder avec l'histoire du Japon, sauvé de l'invasion par le souffle des dieux (kamikaze) - mais sur nul autre point n'existe un tel accord : selon Marco Polo, il y a dans cette île, décrite comme immense et peuplée d'hommes blancs, "de l'or en extrême abondance, mais le monarque ne permet pas facilement qu'on le retire de l'île, de sorte que peu de marchands vont là-bas et rarement arrivent à ses ports des navires d'autres régions" - d'autant plus qu'il leur faut passer "un an complet en mer, cette région étant très distante de la côte de l'Inde". Comme le fait remarquer Garrigue, "rien ne cadre avec les caractéristiques de ce pays, de dimensions assez réduites, proche du continent, peuplé d'habitants de race jaune et dépourvu d'or et de pierres précieuses" [Garrigue, p. 180].

 La mission de Colom, nous explique Las Casas, est d'apporter le Christ "dans des terres si éloignées et dans des royaumes qui restaient, jusqu'alors, tellement inconnus [HI, cap. 2, p. 359 : estas tierras tan remotas y reinos hasta entonces tan incógnitos]". Il est donc étonnant que le même Las Casas cite, sans piper mot, la "lettre-prologue" du Journal de bord, où Colom se réfère au récit de Marco Polo, et parle du Grand Khan comme d'un souverain désireux de connaître le message chrétien, et qui aurait demandé l'envoi de missionnaires [HI, cap. 35, pp. 528-529 ; OC, pp. 43-45]. S'il fallait en croire ce prologue, Colom allait porter un message au Grand Khan, qui était mort depuis deux siècles, et dont les héritiers ne régnaient plus en Chine ; il leur apportait la révélation chrétienne, bien qu'aucun prêtre n'ait pris part à son voyage ; et même en supposant qu'il arrive à bon port, Colom pouvait-il croire qu'il allait prendre possession de cet empire, et s'imaginer qu'il y serait vice-roi ? Même s'il n'y avait pas, comme le dit Bilbeny, en s'appuyant sur les recherches de Carbia, de sérieuses raisons pour penser que ce prologue est interpolé, il serait évident qu'il est incompatible avec les promesses des Capitulations - celles que fait Colom, et celles que font les Rois [BRDH, pp. 31-41, DCA, pp. 32-35]. Et puisque Colom n'a pas trouvé le Grand Khan, il est inconcevable qu'il ait été reçu avec de tels honneurs, si sa mission s'était soldée par un échec. L'accueil que les Rois lui ont fait à Barcelone serait inexplicable, s'il s'était proposé de parvenir aux "Indes", et non de découvrir des terres inconnues. Colom n'aurait, alors, découvert qu'une route pour rejoindre l'Asie sans contourner l'Afrique, il n'aurait découvert aucun nouveau pays - ni l'Inde, ni la Chine, ni l'empire mongol, dont les Européens connaissaient l'existence. Mais les "Indes" ne se réduisaient pas à "l'Inde", cette expression désigne un ensemble de terres encore indéfini, même et surtout si on veut y inclure Cipango. Ce sont des terres situées au-delà de l'Indus, et qui s'étendent à l'est des terres déjà connues, tellement plus à l'est qu'elles deviennent occidentales. Elles doivent inclure des pays inconnus, dont Marco Polo parle seulement par ouï-dire, et dont les peuples pourront être subjugués, ce qui n'est pas le cas de l'Inde ou de la Chine.

Dira-t-on que les Rois avaient muni Colom de lettres destinées aux monarques d'Asie ? Et même un "passeport" qu'il a pu présenter au gouverneur portugais d'une île des Açores [OC, p. 188] ? Mais le fait que ces lettres n'aient pas été remises à leurs destinataires ne semble avoir causé aucune déception, ni à Colom, ni aux Rois. Elles ne pouvaient servir qu'à dissimuler l'objectif de son voyage, et nous ne saurions rien du voyage lui-même, s'il n'avait pas atteint son véritable but. Celui qui, après coup, va être divulgué par la bulle du pape, et par la diffusion de la Lettre à Santangel - où il n'est nullement question d'une ambassade, ni de commerce avec des empires asiatiques. Les pays découverts devaient être conquis, et leur possession consacrée par une bulle.

La Découverte est une entreprise guerrière, à laquelle prendront part missionnaires et marchands, auxquels les militaires auront ouvert la voie : elle sera l'occasion d'innombrables mensonges, mais il serait futile de les attribuer tous aux vantardises de ceux qui allaient y prendre part, le mensonge d'Etat est toujours le plus gros. 

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5 septembre 2009 6 05 /09 /septembre /2009 10:56

L'utilité: un concept politique

(canevas d'une conférence prononcée en 1997 devant l'association «Agora», à Orange, où j'étais venu présenter, et représenter, la Revue du MAUSS)

Je voudrais tout d'abord évoquer le texte bien connu où Aristote dit que l'homme est un "animal politique", et où il s'explique en rappelant une autre formule, tout aussi célèbre, selon laquelle l'homme est l'animal qui possède le logos (zôon logon echon), c'est-à-dire la faculté de parler, d'argumenter ou de raisonner. On traduisait naguère "animal raisonnable", ce qui pourrait laisser croire que l'homme n'a pas besoin du langage pour exercer sa raison ; mais on peut vouloir dire qu'il est possible de le raisonner et de lui faire entendre raison, et qu'il est accessible à la persuasion qu'exerce l'éloquence et la logique des discours. Ce qui distingue l'homme, animal politique, des autres animaux, et même de ceux qu'Aristote appelle "animaux grégaires", comme les abeilles et les fourmis, cela s'explique par la différence qu'établit Aristote entre la parole, logos, et la voix, phoné. Les animaux, en effet, peuvent émettre des signes vocaux, par lesquels ils manifestent le plaisir et la douleur qu'ils ressentent. "Mais la parole existe en vue de manifester l'utile et le nuisible, puis aussi, par voie de conséquence, le juste et l'injuste. C'est ce qui fait qu'il n'y a qu'une chose qui soit propre aux hommes et les sépare des autres animaux: la perception du bien et du mal, du juste et de l'injuste et autres notions de ce genre ; et avoir de telles notions en commun, voilà ce qui fait une famille et une cité" (traduction de Pierre Pellegrin, dans "Les Intégrales de philo/Nathan" ; le même traducteur donne une version un peu différente dans la collection Garnier-Flammarion, où to sympheron est traduit non par "utile", mais par "avantageux'...)

Alors que le plaisir et la douleur sont ressentis de façon immédiate et indéniable, l'utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l'injuste font nécessairement l'objet de supputations et de délibérations, parce que, comme dit La Fontaine, "en toute chose il faut considérer la fin". Ce qui est utile ou nuisible, avantageux ou funeste, ne sera connu comme tel que lorsque les conséquences de nos choix pratiques se seront développées jusqu'au bout ; quant à la justice et à l'injustice, elles font problème dans la mesure où l'intérêt de tous est loin de se confondre avec l'intérêt de chacun, problème que nous allons retrouver, bien loin du monde aristotélicien, dans un des textes fondateurs de la démocratie moderne. Je veux parler de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, où nous lisons, article premier, que "les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", expression qui s'éclaire à la lecture de l'article 12: "La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée".

Ainsi les Constituants de 1789 s'accordaient-ils avec Aristote pour juger que l'utilité est bien un concept politique fondamental, ce qui ne signifie pas une évidence première, un critère infaillible à partir duquel tous les autres problèmes pourraient être réglés: c'est bien plutôt le problème fondamental dont la solution, s'il est possible de la trouver, conditionne celle des problèmes particuliers qui se traitent au jour le jour. C'est d'ailleurs ce qui permet aux politiciens "pragmatiques" d'oublier, et de faire oublier, qu'ils ne sont nullement résolus lorsque leur pragmatisme a permis de trouver un arrangement qui ne fait qu'ajourner la recherche des solutions. Je ne prétends pas du tout m'ériger en juge des politiciens pragmatiques, je voudrais dire plutôt que le pragmatisme lui-même ne peut être une politique qu'à condition de s'interroger sur ses tenants et ses aboutissants, et qu'il doit énoncer les principes et les buts en vue desquels il se veut efficace. A condition d'examiner le problème fondamental que posent les rapports entre l'utilité commune et l'avantage particulier, le bien et le mal, la justice et l'injustice, et les notions du même genre, comme dit si bien Aristote...

LES THEORIES DU CONTRAT SOCIAL

Puisque nous venons d'évoquer la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, nous ferons bien d'examiner les doctrines dont elle s'inspire, c'est-à-dire les théories du contrat social, et l'importance qu'elles accordent au thème de l'utilité.

Chez Rousseau, il s'agit de "trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. Tel est, ajoute-t-il, le problème fondamental dont le contrat social donne la solution". Selon lui, cette solution consiste dans "l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres". Cela signifie que tous les associés renoncent également à leur indépendance naturelle et qu'ils se soumettent tous à une seule autorité souveraine, celle du peuple souverain, où chacun garde voix au chapitre. Tel que Rousseau le comprend, le pacte d'association est irréductible au pacte de soumission théorisé par les jurisconsultes, et par lequel un peuple est censé se soumettre à un roi. Ce pacte de soumission, Rousseau le dénonce comme une absurdité, un pur et simple non-sens : "Soit d'un homme à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira" (Du Contrat social, livre I, chapitre IV).

Le vrai contrat social n'est pas celui qui avantage un partenaire au détriment des autres, c'est celui qui apporte à tous les partenaires un gain supérieur aux avantages auxquels il leur a fallu renoncer. Rousseau lui même en parle en termes de "balance", c'est-à-dire de bilan comptable, où la "compensation" des gains et des pertes doit faire apparaître un solde positif : "Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le Contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède" (chapitre VIII). Sur ce point, Rousseau pense exactement comme Hobbes : le droit illimité que l'homme à l'état de nature pourrait revendiquer sur tout ce qui le tente et qu'il pourrait atteindre, ce n'est qu'un droit chimérique, auquel il peut renoncer sans rien perdre : "le droit de tous les hommes sur toutes choses, déclarait Hobbes, n'est en effet non plus considérable que s'ils n'avaient aucun droit sur rien. Car il y a fort peu d'avantage d'avoir droit sur une chose, lorsqu'un autre aussi fort ou plus fort que soi a le même droit" (Le corps politique, cité dans le recueil de Blandine Kriegel, Textes de philosophie politique classique, collection Que sais-je, pp. 24-25). La justification utilitaire du pacte social est explicitement formulée par Spinoza, dans le Chapitre XVI du Traité théologico-politique : "Suivant quelle condition faut-il que ce pacte soit conclu pour être solide, et garanti, c'est ce que nous allons voir. C'est, observons-le, une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu'il juge être bon, sinon par espoir d'un bien plus grand ou par crainte d'un dommage plus grand, ni n'accepte un mal, sinon pour éviter un mal pire ou par espoir d'un plus grand bien. C'est-à-dire chacun, de deux biens, choisira celui qu'il juge être le plus grand, et de deux maux celui qui paraîtra le moindre ; je ne dis pas que la réalité soit nécessairement conforme à son jugement. Et cette loi est si fermement écrite dans la nature humaine qu'on doit la ranger au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer. Elle a pour conséquence nécessaire que personne ne promettra sinon par ruse d'abandonner quelque chose du droit qu'il a sur tout, et que personne absolument ne tiendra la promesse qu'il a pu faire, sinon par crainte d'un mal plus grand ou espoir d'un plus grand bien (...) De là nous concluons que nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu'il est utile, et que, levée l'utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force ; un homme est insensé en conséquence de demander à un autre d'engager sa foi pour l'éternité, s'il ne s'efforce en même temps de faire que la rupture du pacte entraîne, pour celui qui l'a rompu, plus de dommage que de profit: c'est là un point d'importance capitale dans l'institution de l'Etat" (cité dans Kriegel, pp. 54-55). C'est encore l'utilité qui permet à Spinoza d'établir une différence entre l'autorité légitime qu'un père exerce sur ses enfants, celle qu'un magistrat exerce sur ses concitoyens, et l'autorité despotique qu'exerce un maître sur ses esclaves. L'autorité légitime s'exerce dans l'intérêt de ceux sur qui elle s'exerce, et cesserait d'être légitime si elle n'était utile qu'à celui qui l'exerce: "Si la fin de l'action n'est pas l'utilité de l'agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l'agent est un esclave, inutile à lui-même: au contraire, dans un Etat et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain ne doit pas être dit un esclave inutile à lui-même, mais un sujet (...) De même encore les enfants, bien que tenus d'obéir aux commandements de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves ; car les commandements des parents ont très grandement égard à l'utilité des enfants. Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet, qui se définissent ainsi: est esclave qui est tenu d'obéir à des commandements n'ayant égard qu'à l'utilité du maître commandant ; fils, qui fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents ; sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même." (Kriegel, pp. 71-77) Pouvons-nous dire, après avoir lu ces textes, que Rousseau, Spinoza, et les autres théoriciens du Contrat social sont des penseurs "utilitaristes" ? Nous avons pu le remarquer, Spinoza ne dit pas que les hommes font toujours ce qui leur est utile, mais ce qu'ils croient, à tort ou à raison, être le plus avantageux, ou le moins dommageable. Il ne cherche pas à fonder une République platonicienne, avec des philosophes-rois qui contemplent le Bien lui-même et peuvent déterminer ce qui est vraiment utile, au lieu de s'en remettre à l'opinion fluctuante du peuple. Nous ne trouverons pas chez lui un système de législation qui distribue les plaisirs et les peines, à partir d'un calcul rationnel, déterminant ainsi la conduite des hommes, de façon à ce qu'ils se mettent au service de l'intérêt commun, en ne cherchant rien d'autre que la satisfaction de leurs intérêts particuliers. Nous sommes encore loin de l'utilitarisme stricto sensu, même si on peut parler d'utilitarisme au sens large, un utilitarisme qui pourrait alors se confondre avec la modernité elle-même. Tel est le cas, si nous reprenons la définition que propose Alain Caillé dans sa Critique de la raison utilitaire : "Sans nous soucier de nuances superflues ici, qualifions d'utilitariste toute doctrine qui repose sur l'affirmation que les sujets humains sont régis par la logique égoïste du calcul des plaisirs et des peines, ou encore par leur seul intérêt, et qu'il est bon qu'il en soit ainsi parce qu'il n'existe pas d'autre fondement possible aux normes éthiques que la loi du bonheur des individus ou de la collectivité des individus" (pp. 17-18). Tel peut être le cas, si nous nous en tenons aux textes que nous avons lus, sans les rapporter à l'ensemble du système de Spinoza : ce qui commence à s'imposer avec l'idée du pacte social, c'est l'idée que la vie humaine ne peut plus être régie à partir de normes transcendantes ou surnaturelles. La morale n'est pas fondée sur les commandements d'un Dieu, et l'autorité légitime n'est pas fondée sur l'élection divine, le souverain n'est pas le "lieutenant de Dieu" qui le représente sur terre. L'utilitarisme stricto sensu pourra bien rejeter la fiction d'un "contrat primitif", il n'en recueille pas moins l'héritage d'une pensée qui fait de la raison humaine le seul fondement légitime des lois morales et de l'autorité politique.

L'UTILITARISME STRICTO SENSU

Dans cet utilitarisme au sens large, les notions d'intérêt et d'utilité restent encore assez floues pour que l'intérêt de tel homme, ce puisse être indifféremment faire le salut de son âme, acquérir la puissance et la gloire, vivre paisiblement dans une tranquille retraite, et bien d'autres choses impossibles à réduire à un seul et même dénominateur commun. L'utilitarisme stricto sensu, c'est celui qui prétend mesurer les plaisirs et les peines, réduire la diversité qualitative des plaisirs physiques et moraux à une évaluation quantitative, sur laquelle pourra se fonder une législation rationnelle, et d'abord une réforme du système pénal. Il ne s'agit pas là des élucubrations d'un doctrinaire longtemps méconnu, comme l'auteur du Panoptique, ces élucubrations correspondent aux tendances d'une économie pour laquelle l'échange généralisé des marchandises suppose que tous les biens, toutes les richesses, peuvent être évalués en fonction d'une même unité de valeur. C'est l'idée que formule Marx dans une page célèbre du Manifeste communiste :

« La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores qui attachaient l'homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d'autre lien entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu, le froid "paiement comptant". Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l'eau glaciale du calcul égoïste. Elle a dissout la dignité de la personne dans la valeur d'échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne: le libre-échange. En un mot, à la place de l'exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis l'exploitation ouverte, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse." (je cite la traduction de Maximilien Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 163-164).

L'utilitarisme pourrait donc être défini comme la conscience cynique de la société bourgeoise. Conscience cynique, parce qu'elle fait fi des valeurs morales traditionnelles et des convenances sociales, mais aussi parce qu'elle contraint les hommes à porter un regard lucide sur la société où ils vivent, et la place qu'ils y occupent: "Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané, et à la fin les hommes sont forcés de considérer d'un œil détrompé la place qu'ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels" (ibid., pp. l64-165). Marx lui-même, en un sens, est le porte-parole de cette conscience cynique, dans la mesure où il juge les sociétés pré-capitalistes selon les critères rationnels-utilitaristes qui régissent l'économie bourgeoise. Dès lors, une société qui construit des temples et des cathédrales, qui gaspille ses richesses à l'occasion de fêtes et de tournois, et où le point d'honneur aristocratique impose aux plus puissants des dépenses ostentatoires, c'est une société qui n'a pas encore accédé à la rationalité économique, qui consiste à développer les forces productives, par un effort continu pour accroître ses gains et réduire ses pertes. Mais si on devait mesurer le "progrès social" d'après le développement des forces productives, le capitalisme ne pourrait être dépassé que par un super-capitalisme, encore plus performant... Comme l'observe Castoriadis, une théorie qui ramène l'histoire au développement des forces productives "ne parle pas de l'histoire en général, elle ne parle que de l'histoire du capitalisme. Dire, en effet, que les hommes ont toujours cherché le développement le plus grand possible des forces productives, et qu'ils n'ont rencontré comme obstacle que l'état de la technique ; ou que les sociétés ont toujours été 'objectivement' dominées par cette tendance, et agencées en fonction d'elle, c'est extrapoler abusivement à l'ensemble de l'histoire les motivations et les valeurs, le mouvement et l'agencement de la société actuelle - plus exactement, de la moitié capitaliste de la société actuelle. L'idée que le sens de la vie consisterait dans l'accumulation et la conservation des richesses serait de la folie pour les Indiens Kwakiutl, qui amassent les richesses pour pouvoir les détruire ; l'idée de rechercher le pouvoir et le commandement serait de la folie pour les indiens Zuni, chez qui, pour faire de quelqu'un un chef de la tribu, il faut le battre jusqu'à ce qu'il accepte. Des 'marxistes' myopes ricanent lorsqu'on cite ces exemples qu'ils considèrent comme des curiosités ethnologiques. Mais s'il y a une curiosité ethnologique dans l'affaire, ce sont précisément ces 'révolutionnaires' qui ont érigé la mentalité capitaliste en contenu éternel d'une nature humaine partout la même" (L'institution imaginaire de la société, pp. 35-36)

Bien entendu, la pensée de Marx ne se réduit pas à l'idée que toute l'histoire humaine est déterminée par le développement des forces productives, et à la conscience cynique d'une société où, à moins de cultiver des illusions rétrogrades, tout être rationnel devrait régler sa conduite sur un calcul des avantages et des inconvénients auxquels il lui faut s'attendre. Il y a certes chez Marx, et surtout chez ses épigones, une tendance à tout expliquer par le jeu des intérêts économiques, mais ses meilleurs textes sont ceux où il démasque la pseudo-rationalité du calcul utilitariste. Il nous suffira de citer un passage du Capital, sur lequel s'achève l'analyse de la circulation des marchandises, et qui prépare le lecteur à l'idée que cette circulation n'est pas intelligible par elle-même, et qu'elle suscite des illusions dès lors qu'on la conçoit comme un processus autonome:

"La sphère de la circulation des marchandises, où s'accomplissent la vente et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l'homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c'est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte ; au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d'eux il ne s'agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun" (traduction Roy, Pléiade, pp. 725-776).

Les illusions que dénonce Marx sont d'abord les illusions juridiques, par lesquelles on se représente l'achat et la vente des marchandises, et de cette marchandise particulière qu'est la "force de travail", comme une transaction volontaire entre des sujets juridiques libres et égaux en droits. N'y insistons pas, c'est assez connu. Mais l'ironie de ce texte culmine dans son évocation de "l'harmonie préétablie" qui est censée se réaliser dans le libre jeu des intérêts particuliers, et leur faire produire ce que réclame l'intérêt commun, sans que personne s'en soit soucié, et "comme par l'action d'une main invisible"...

Ce que Marx met ici en cause, ce ne sont pas seulement les fictions optimistes sur lesquelles repose l'économie libérale du XIXème siècle, c'est d'abord et surtout la cohérence des postulats formulés par Bentham au début de son Traité de morale et de législation. Bentham commence par déclarer que "La nature a placé l'humanité sous l'autorité de deux maîtres absolus : le plaisir et la douleur. Il n'appartient qu'à eux de désigner ce que nous avons à faire comme de déterminer ce que nous ferons. Le critère du vrai et du faux comme l'enchaînement des causes et des effets sont assujettis à leur domination. Ils nous commandent dans tout ce que nous faisons, disons et pensons, et tout effort pour échapper à leur emprise ne sert qu'à en démontrer et à en confirmer la réalité. On peut prétendre en paroles se soustraire à leur empire alors qu'en fait on y reste soumis au moment même où on le prétend. Le principe d'utilité reconnaît cette sujétion et en fait le fondement du système dont l'objectif est d'élever l'édifice du Bonheur à l'aide de la raison et de la loi...". Le principe d'utilité se présente à la fois comme l'énoncé d'une loi positive, qui déclare simplement ce qui est, et comme une règle d'action et d'organisation, qui nous prescrit ce que nous devons faire. C'est une loi au double sens de ce mot: une loi scientifique, comme la loi de la pesanteur, et une loi morale, comme la Loi de Moïse... En outre, elle prétend énoncer en même temps ce que tout individu est censé faire et devoir faire, et ce que doit faire la société, qui n'est d'ailleurs, pour Bentham, rien de plus que la somme des individus dont elle se compose. Chaque homme cherche à réaliser son propre bonheur en cherchant à se procurer ce qui lui est utile, et une bonne législation doit prendre appui sur cette disposition naturelle pour réaliser le plus grand bonheur du plus grand nombre. "On peut dire d'une action qu'elle est conforme au principe d'utilité ou plus simplement qu'elle est utile (relativement à la société en général) lorsque sa tendance à accroître le bonheur de la société est supérieure à ce qui la diminue".

Il est bizarre qu'on puisse parler d'une action conforme au principe d'utilité, si on croit vraiment que la recherche de l'utilité est une force irrésistible qui détermine toutes nos actions, même quand nous prétendons en parole nous soustraire à son empire. Toute action doit être conforme au principe, ou alors il ne s'agit plus d'une loi scientifique, il s'agit d'une norme morale, et comme toute norme morale, elle n'exprime pas une nécessité inscrite dans la nature, elle porte un jugement sur elle et s'efforce de la redresser.

Comme l'observe Elie Halévy, dans l'étude monumentale qu'il a consacrée à La formation du radicalisme philosophique, c'est-à-dire à l'histoire de l'utilitarisme benthamien, "deux interprétations du principe de l'utilité sont possibles. Ou bien l'identification des intérêts, fin de la morale et de la législation, est contre nature, et ne peut être l'œuvre, si elle se réalise, que des artifices du législateur ; ou bien elle est l'œuvre spontanée de la nature. Bentham applique le principe sous sa première forme, à la solution des problèmes juridiques. Adam Smith et Bentham l'appliquent, sous sa seconde forme, à la solution des problèmes économiques. On peut essayer, en matière constitutionnelle, l'application de l'une et de l'autre forme du principe" (op. cit., tome I, La jeunesse de Bentham, p. 199).

Qu'un principe fondamental soit tellement élastique, et qu'il puisse donner lieu à deux interprétations diamétralement opposées, cela exprime d'abord l'impossibilité de généraliser le schéma par lequel Adam Smith croyait pouvoir expliquer la formation des prix par l'équilibre spontané de l'offre et de la demande. D'après lui, lorsque l'achat et la vente des marchandises s'effectuent dans les conditions d'une libre concurrence, le marchand qui veut vendre sa marchandise au meilleur prix, c'est-à-dire, pour lui, le prix le plus élevé, devra transiger avec le client qui, lui aussi, veut acheter au meilleur prix, c'est-à-dire au prix le plus bas, et qui peut l'acheter à un autre marchand, dont les prix sont plus "compétitifs". A la longue, une marchandise ne peut pas être vendue beaucoup plus cher que son prix de revient, parce que, s'il n'y a pas de monopole, il y aura toujours un marchand qui trouvera son avantage à vendre un peu moins cher que ses concurrents. Et pas davantage il ne sera possible d'abaisser durablement les prix de vente au-dessous des prix de revient. C'est ainsi que, dans les conditions de la libre concurrence, la fameuse "main invisible" assure une régulation spontanée de l'économie, qui semble justifier la thèse de l'identité naturelle des intérêts. C'est aussi une illustration de la rationalité du calcul des plaisirs et des peines, comme l'explique encore Elie Halévy : "Tout échange est essentiellement échange, non d'un objet contre un objet, mais d'une peine contre un plaisir, de la peine de se séparer d'un objet utile contre le plaisir d'acquérir un objet plus utile: la valeur économique réside essentiellement dans cette équivalence. Mais alors le travail qui a servi à produire l'objet et qui consiste à prendre de la peine pour obtenir un plaisir, ne peut-il pas être considéré comme le type même de l'échange - la notion d'échange dans sa pureté ne supposant pas une dualité d'individus, mais seulement la comparaison d'une peine avec un plaisir ? (...) Produire, c'est travailler, échanger une peine contre un plaisir ; échanger, c'est travailler encore, produire un objet défini en vue d'en obtenir un autre..." (op. cit., p. 118). Mais même en admettant que cette identité naturelle des intérêts se vérifie toujours dans la production et la circulation des marchandises, il est clair que le reste de la vie sociale nous montre la nécessité d'une identification artificielle imposée par l'action du législateur, comme c'est évidemment le cas de toute législation pénale, ce qui nous ramène à l'idée de Spinoza, expliquant que le pacte social serait nul et non avenu, si on ne faisait en sorte "que la rupture du pacte entraîne, pour celui qui l'a rompu, plus de dommage que de profit". Et il ne s'agit pas seulement de la législation pénale au sens strict. Par exemple, lorsqu'on "pénalise" la consommation du tabac et de l'alcool par des taxes qui en augmentent le prix, on cherche à dissuader le consommateur et à l'orienter vers d'autres consommations, ce qui suppose que le législateur lui-même considère que la conduite du consommateur se règle sur le calcul du plaisir et des peines. Il en est de même, lorsqu'un gouvernement choisit de réduire le taux de rémunération des livrets de caisse d'épargne, parce qu'il veut dissuader les petits épargnants, et les inciter à une consommation immédiate qui donnerait un coup de pouce à la relance économique. En pratique, il arrive souvent que la conduite des consommateurs ne se conforme pas aux prévisions rationnelles des planificateurs éclairés. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, si on veut bien reconnaître qu'il y a un abîme entre l'idée que les hommes cherchent à obtenir ce qu'à tort ou à raison ils croient être avantageux - c'est ce que disait Spinoza - et cette tout autre idée, selon laquelle ils devraient agir en fonction de l'utilité véritable, celle qui a été reconnue et homologuée par les experts. Entre ces deux idées, il y a toute la distance qui sépare une conception démocratique de la délibération et du choix politiques, et une conception qui reste attachée à l'idéal du despotisme éclairé, qui est resté celui de Bentham, même après qu'il se soit rallié, bien tardivement, aux mouvements démocratiques de son époque.

Conclusion : Utilitarisme et démocratie

Nous pouvons essayer de conclure, en esquissant une réflexion sur les rapports ambigus qui se sont noués, dans l'histoire, entre l'utilitarisme et la démocratie libérale. C'est un fait que la montée en puissance de l'utilitarisme est contemporaine de l'avènement d'une démocratie que Tocqueville a pu définir comme un mouvement irrésistible vers l'égalité des conditions, ce qui bien entendu ne veut pas dire l'égalité des richesses, ou la disparition de toute hiérarchie, mais simplement l'élimination des différences codifiées dans le statut social et juridique, qui caractérisaient les sociétés d'Ancien Régime. Mais le même Tocqueville a pu discerner dans cette évolution "démocratique" des sociétés mode modernes la possibilité d'une nouvelle forme de despotisme, le despotisme doux d'une autorité tutélaire, qui pourrait bien se proposer pour but le plus grand bonheur du plus grand nombre, quitte à devoir user de contrainte à l'égard de ceux dont on veut faire le bonheur, mais qui, n'étant pas des experts, n'ont pas la compétence requise pour savoir calculer ce qui est vraiment profitable pour eux. Dans la logique technocratique de l'utilitarisme, il n'y a plus place pour des citoyens, il n'y a plus que des administrés.

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31 août 2009 1 31 /08 /août /2009 19:43

Faux carnets et canards gâteux

 

J'aimerais pouvoir appliquer, aux canards de la presse locale, la fameuse plaisanterie qui avait cours en URSS : « Il n'y a pas de nouvelles dans la Pravda, et il n'y a pas de vérité dans les Izvestia ». Mais bien sûr, il serait moins drôle de constater que Midi libre n'est pas indépendant, et que le journal L'Indépendant n'est pas libre. Il n'y a pas très longtemps, ces journaux se faisaient la guerre : l'Indépendant avait pu empêcher que Midi libre soit diffusé chez les marchands de journaux des Pyrénées-Orientales, de sorte que ses lecteurs ne pouvaient l'acheter que dans les boulangeries... Il est même arrivé que l'Indépendant, pour prendre son concurrent en flagrant délit de plagiat, insère de faux avis de décès, que Midi libre s'empressait de reproduire, car la rubrique nécrologique est l'un des principaux attraits de la presse locale, son meilleur argument de vente : l'avocat de Pasqual Tirach, lorsqu'il a dû plaider, en première instance, devant le tribunal de Perpignan, a pu faire état de cette anecdote, qui plaçait sous un bon éclairage la « constitution de partie civile » de ces deux journaux, désormais réunis dans un même groupe de presse...

Car bien sûr, depuis que les deux journaux se retrouvent associés dans un véritable oligopole, c'est la même agence qui reçoit, et qui est supposée contrôler, les avis de décès qui ne font plus l'objet de l'âpre concurrence dans laquelle ils s'étaient affrontés. C'est pourquoi, dans leurs éditions du 1er mars 1998, ils publiaient simultanément un avis dont le style et le contenu suffisent pour prouver qu'aucun membre des rédactions respectives n'avait pris la peine d'y jeter un coup d'œil. Qu'ils aient pu faire état, dans leurs éditions du 2 mars, des «procédures de vérification mises en place au sein de notre service, chargé de la réception et du traitement des avis de carnet», démontre seulement qu'ils prennent leurs lecteurs pour des poires : car leur version de l'escroquerie dont ils auraient été les victimes ne pouvait paraître plausible qu'à condition de n'avoir pas lu le «carnet» de la veille, ou de n'avoir pas pu s'y reporter après coup...

Certes, le « faux carnet », comme ils disent, était écrit en catalan, mais cela ne signifie pas qu'aucun collaborateur de ces deux journaux « régionaux » n'ait pu se rendre compte des bizarreries qui permettent, au premier coup d'œil, de reconnaître un vrai canular. Relisons-le :

« Tenim el goig d'anunciar a la comunitat catalana que en

BERNARD BONNET

Intendent general

Nos ha deixat per altres horitzons. Esperem que hi traparà el descans etern. En record, guardarem la força de la nostra unió »

Faut-il le rappeler? Le catalan n'est pas une langue morte, et même les rédacteurs des journaux « régionaux » sont capables de traduire ce texte : « Nous avons la joie d'annoncer à la communauté catalane que Bernard Bonnet, Intendant général, nous a quittés pour d'autres horizons. Nous espérons qu'il y trouvera le repos éternel. En souvenir, nous conserverons la force de notre union ».

COMMENTAIRE

Quiconque a lu ce texte a forcément compris : 1) qu'il ne s'agit pas d'un avis de décès, même faux : parler de « faux carnet » est déjà un mensonge, ou pour employer l'euphémisme habituel, une désinformation; 2) que l'auteur de ce canular a multiplié les signes qui permettent d'identifier un poisson d'avril, même anticipé, ou une farce de carnaval (c'était bien la saison) : il n'a pas annoncé la mort d'un Préfet, mais le « départ vers d'autres horizons » d'un « Intendant général »... et, si on reconnaît le Préfet sous ce titre d'ancien régime, c'est parce que Tocqueville avait bien raison de reconnaître une continuité entre la centralisation monarchique et le jacobinisme qui lui a succédé; 3) que « Tenim el goig, nous avons la joie », qui serait incompréhensible dans un avis de décès, se comprend très bien quand on sait que la « Federació en defensa de la llengua i de la cultura catalanes », excédée par les agissements d'un préfet jacobin, avait publiquement demandé au président de la République de muter ce préfet dans un autre département; rappelons que la même « Federació » avait organisé deux manifestations, dont une sardane protestataire, qui avait rempli les rues du quartier, tout autour de la préfecture; 4) que, pour en venir au « repos éternel », l'allusion à l'assassinat du prédécesseur de Bernard Bonnet, que la plupart des commentateurs ont voulu rapporter à un « contexte » corse, évoquait, pour des Catalans, la comparaison que, peut-être à tort, on attribue à Bernard Bonnet : les Catalans, c'est comme les Corses, à part quelque chose qui leur manque, et je n'en dirai pas plus. Mais de toute manière, les lecteurs de Prosper Mérimée savent que le caractère catalan, gentiment brocardé dans la Vénus d'Ille, est assez différent de celui des compatriotes de Colomba; 5) qu'en matière de «mauvais goût», les poissons d'avril de l'Indépendant, et même les satires des « Guignols de l'info », ont coutume d'aller plus loin...

L'AFFAIRE BONNET

Depuis que l'auteur de ce canular a été identifié, arrêté et emprisonné, conduit en laisse avec des menottes, comme un dangereux forcené, les mêmes journaux qui ont montré ces images, dont Madame Guigou avait pourtant dit qu'on ne les verrait plus..., ces mêmes journaux ne nous ont parlé que de « l'affaire Tirach », l'affaire du « faux carnet »; mais il n'y a pas de « faux carnet », et s'il y a une « affaire Tirach », c'est, toutes proportions gardées, au sens où il y a eu des affaires Sirven et Calas, un procès du chevalier de La Barre, et même une affaire Dreyfus. Dans le cas de Pasqual Tirach, on a tout fait pour transformer une plaisanterie en délit, en affaire d'Etat. Et si nous n'étions pas censés vivre en République, on parlerait sans doute de « lèse-majesté » : dans une autre République, celle qui, en l'exilant, a fait de Milan Kundera un écrivain français, il suffisait d'écrire « Vive Trotsky » sur une carte postale pour que cette Plaisanterie devienne un attentat contre-révolutionnaire.

Tout est politique, dit-on (je n'en crois rien); mais si l'affaire du « faux carnet » a certainement un sens politique, alors ce n'est pas « l'affaire Tirach », c'est « l'affaire Bonnet ». Et, en remontant plus loin, c'est « l'affaire Grégoire » et « l'affaire Toubon ». Car enfin, si on veut comprendre pourquoi un paisible professeur de catalan, qui venait de soutenir une thèse de doctorat, en est venu à compromettre son avenir professionnel par un acte dont certains universitaires, sans doute bien intentionnés, disent que «ça ne lui ressemble pas», il faut bien que le représentant de l'Etat y soit lui-même pour quelque chose. Et je m'empresse de préciser qu'à mes yeux les réactions épidermiques provoquées par Bernard Bonnet chez de nombreux catalanistes ont eu l'inconvénient de leur faire oublier que ce qui est en cause, c'est la politique jacobine d'un Etat qui a récemment inscrit dans sa Constitution l'idée que « le français est la langue de la République » et qui, sous ce prétexte, refuse de ratifier la Charte européenne des langues et cultures « minoritaires ». Or, cette politique est l'œuvre des élus de droite et de gauche qui ont, comme un seul homme, voté la loi Toubon et la révision constitutionnelle. Et cette politique, même s'il est arrivé à certains démagogues, vers 1981, de promettre une «réparation historique» en faveur des « langues de France », c'est toujours la même politique, au moins depuis l'enquête sur les patois, ordonnée par l'abbé Grégoire : à la question « que faudrait-il faire pour le détruire ? » (il s'agissait, bien sûr, du « patois » qu'on parle chez nous), la Société perpignanaise des Amis de la Constitution avait répondu : « Pour le détruire, il faudrait détruire le soleil, la fraîcheur des nuits, la qualité des eaux, le genre d'aliments, l'homme tout entier ».

Le crime de Pasqual Tirach est peut-être d'avoir pris au sérieux cette idée, que la destruction des « patois » est bien une agression contre « l'homme tout entier »... Une idée que l'on peut défendre sans renier les valeurs universelles de l'humanisme républicain : pour ma part, je l'ai découverte en lisant un livre de Morvan Lebesque : Comment peut-on être breton ?

Mais s'il y a une « affaire Bonnet », c'est d'abord, et surtout, parce que « l'affaire Tirach » aurait pu prendre fin le 9 mars, avec la peine symbolique prononcée par le Tribunal de Perpignan. Celui-ci n'avait pas retenu l'accusation ubuesque de « violence avec préméditation sur une personne dépositaire de l'autorité publique », il n'avait retenu que l'escroquerie à l'encontre des deux journaux, auxquels il attribuait, non sans humour, un franc de dommages et intérêts... Tout en restant persuadés que seule la relaxe aurait rendu justice à Pasqual Tirach, ses amis et ses défenseurs s'en seraient tenus là : mais le Parquet faisait appel, donnant à ce procès le caractère d'une vendetta exercée par «l'autorité publique» contre un sujet récalcitrant.

On ne peut s'empêcher d'évoquer le rituel monarchique, si bien décrit par Michel Foucault : « Le crime, outre sa victime immédiate, attaque le souverain; il l'attaque personnellement puisque la loi vaut comme la volonté du souverain; il l'attaque physiquement, puisque la force de la loi, c'est la force du prince ». C'est ainsi que s'exerce la mécanique du pouvoir : « d'un pouvoir pour qui la désobéissance est un acte d'hostilité, un début de soulèvement, qui n'est pas dans son principe très différent de la guerre civile ; d'un pouvoir qui n'a pas à démontrer pourquoi il applique ses lois, mais à montrer qui sont ses ennemis, et quel déchaînement de force les menace; (...) d'un pouvoir qui se retrempe de faire éclater rituellement sa réalité de surpouvoir » (Surveiller et punir, Paris 1975, pp. 51 et 60-61).

Etant donné que la réforme judiciaire, mise en œuvre par Madame Guigou, reste encore à l'état de projet, la responsabilité du Garde des Sceaux, et donc celle du Gouvernement tout entier, est engagée par les actes du «ministère public». Il était donc normal que de nombreux collègues de Pasqual Tirach, à l'initiative d'un groupe de professeurs du Lycée Jean-Lurçat, aient signé une lettre ouverte à Madame Elisabeth Guigou, dans laquelle ils font remarquer que « si les peines infligées en première instance ont pu paraître légères, elles avaient été précédées, en réalité, d'une mise au pilori sous sa forme moderne (...) : vous trouverez, jointe à la présente, une copie de l'Indépendant du 7 mars 1998. Tout le monde y apprend que Pascal Tirach est écroué avant jugement, comme un dangereux criminel. Sa photographie grand format, menotté entre deux policiers, renforce cette impression. Le Président de l'Université en personne, drapé dans son officiel prestige, le traite d'hurluberlu par voie de presse et, pour faire bon poids, prétend qu'il s'agit d'un simple usager » ( Dans l'esprit de ce mandarin, un professeur de lycée, en détachement à l'Université, ne saurait être confondu avec les vrais universitaires...).

Cette lettre à Madame Guigou, qui avait déjà recueilli plus de 700 signatures à la veille du jugement rendu par la Cour d'Appel de Montpellier, n'a certes pas troublé la sérénité d'un tribunal qui motive pourtant sa condamnation de Pasqual Tirach en faisant état « de l'émotion provoquée par ses agissements et le caractère récent des faits » ( cf. L'Indépendant du 14 mai).

En clair, l'émotion prise en compte est celle des notables qui se sont exprimés dans des communiqués de presse, mais on n'accorde aucun crédit à celle des citoyens ordinaires qui ont, à deux reprises, manifesté dans les rues de Perpignan, et qui continuent à recueillir des signatures en faveur de Pasqual Tirach...

On s'en doutait un peu : tous les citoyens sont égaux, mais certains citoyens sont plus égaux que les autres...

Perpignan, 16-17 mai.

Jean-Louis Prat

ANNEXE I : « UN PROCES KAFKAIEN »

Le 8 mars 1998, j'adressais la lettre suivante à plusieurs journaux, à la veille du premier procès intenté à Pasqual Tirach. Je crois bon de la reproduire, au moment où il doit être rejugé en appel. J'y ajoute, en exergue, le texte d'une chanson inspirée par cet épisode :

El virrei de Catalunya, rum balabum balabum bam bam (bis)

A Perpinyà vol tornar de Corsega, de Corsega (bis)

Castigar els terroristes, rum balabum balabum bam bam (bis)

Que fan broma del seu nom a la premsa, a la premsa (bis)

I això és més que terrorisme, rum balabum balabum bam bam (bis)

Perquè riure del virrei és violència, és violència

perquè riure del virrei és violènci'i LESA-MAJESTAT!

Le 2 mars 1998, sous le titre « A nos lecteurs », l'Indépendant de Perpignan s'excusait d'avoir publié, «sur la foi d'une télécopie à l'en-tête de l'Hôtel du département des P.O. et rédigée en catalan (...) un faux avis annonçant « un départ pour d'autres horizons de M. Bernard Bonnet, ancien préfet du département, aujourd'hui préfet de région en Corse... »

En conclusion, « considérant la gravité de cette manipulation insupportable et méprisable, l'Indépendant a décidé de porter plainte contre X ». Le ton était donné : dans les jours qui ont suivi, de nombreuses personnalités ont fait chorus pour condamner cette « provocation », cet acte « odieux », « infâme » ou « abject »... Mais de quoi s'agissait-il donc?

Citons et traduisons le texte incriminé : « Tenim el goig d'anunciar a la comunitat catalana que en BERNARD BONNET, Intendant general, nos ha deixat per altres horitzons. Esperem que hi traparà el descans etern. En record, guardarem la força de la nostra unió (Nous avons la joie d'annoncer à la communauté catalane que BERNARD BONNET, Intendant général, nous a quittés pour d'autres horizons. Nous espérons qu'il y trouvera le repos éternel. En souvenir, nous garderons la force de notre union »).

Plaisanterie de mauvais goût ? Des goûts et des couleurs, nous ne débattrons pas. Une chose est incontestable, c'était une plaisanterie.

Impossible de s'y tromper, une fois qu'on l'a lu : ce prétendu «faux avis» n'a pu être publié, « malgré les procédures de vérifications » dont se gargarise la rédaction de l'Indépendant, que parce que le service « chargé de la réception et du traitement des avis de carnet » n'a rien trouvé d'étrange 1) à ce qu'un avis de décès commence par « Tenim el goig » ; 2) à ce que le conseil général s'exprime en patois roussillonnais, lui qui est si attaché à la langue de la République ; 3) et ce, pour honorer un « intendant général », hérité de la monarchie... Tout cela signe un canular, nullement une « escroquerie » - puisque telle est l'accusation portée contre Pasqual Tirach, sans parler des «violences» dont se plaint notre ancien préfet. Pourquoi pas, tant qu'on y est, atteinte à la sûreté de l'Etat, ou plutôt : LESE-MAJESTE ?

N'étant pas Emile Zola, je n'écrirai pas un « J'accuse », mais je veux faire appel à la conscience professionnelle, et à la conscience civique, de journalistes qui, non sans raison, nous appellent périodiquement à nous mobiliser pour la liberté d'informer. S'ils veulent qu'on les suive, et d'abord qu'on les croie, il leur appartient de veiller à ce que la liberté d'informer ne dégénère pas en pouvoir de désinformer. Aujourd'hui, dans tout l'Hexagone, les lecteurs de nombreux journaux, les auditeurs des journaux parlés et télévisés peuvent croire, de bonne foi, que Pasqual Tirach est l'auteur d'un communiqué mensonger. Seuls ceux qui ont pu lire l'Indépendant du 1er mars savent qu'il n'en est rien.

J'écris ces lignes à la veille du procès où Pasqual Tirach va être conduit entre deux gendarmes, comme l'Indépendant nous l'a déjà montré dans une photographie, de celles dont Madame Elisabeth Guigou annonçait récemment qu'on ne verrait plus jamais ça. Vous nous l'avez montré comme un dangereux forcené, qu'il fallait garder en prison par souci de l'ordre public. Bien plus dangereux que Le Pen, qui comparaissait libre, il n'y a pas si longtemps, lui qui avait à répondre de violences réelles... S'il devait être condamné, alors que le non-lieu s'imposait de toute évidence, vous n'auriez pas le droit de vous laver les mains.

Voilà donc ce que j'écrivais le 8 mars. Après le verdict d'apaisement rendu, le lendemain, par le tribunal de Perpignan, je n'ai pas cru devoir poursuivre une campagne contre la désinformation systématique dont les média locaux se sont rendus coupables (je pèse mes mots). Je n'ai pas imaginé que la procédure d'appel engagée par le Parquet aboutirait aussi vite, et me suis donc « démobilisé », bien à tort. Mea culpa. C'est pourquoi j'ai signé, et proposé à la signature de mes collègues du lycée Arago, le seul texte proposé à la signature d'enseignants du second degré pour exprimer leur solidarité devant l'acharnement des Pouvoirs publics contre notre collègue, dont il faut rappeler que l'Université de Perpignan, où il est détaché, n'a plus voulu le considérer comme l'un des siens. Je tiens à souligner que la réaction des professeurs du second degré, même ceux qui n'ont pas cru devoir signer le texte proposé par nos collègues du lycée Jean-Lurçat, a été bien plus digne que celle de l'enseignement «supérieur» (l'enseignement «tertiaire», comme disait Charles Péguy...).

Sans me faire aucune illusion sur l'utilité de cette démarche, j'ai cru devoir reprendre, et diffuser dans la mesure du possible, le texte dans lequel j'ai tenté de lutter contre la désinformation dont nous constatons aujourd'hui les ravages qu'elle peut produire.

Perpignan, 21 avril 1998.

Jean-Louis Prat

Annexe II (faire-part lu à l’antenne de « Ràdio-Arrels », à la suite du procès en appel, qui a lui-même été suivi d’un pourvoi en cassation : l’histoire n’est pas finie)

Tenim el dolor d'anunciar a la comunitat catalana

que els malaguanyats

DRET DE RIURE i LLIBERTAT D'EXPRESSIO

acaben de morir a Montpeller entre les mans dels amics de l'Intendent general. En record, i tot mantenint l'esperança de la resurrecció, no podrem mai oblidar que els autors d'aquesta vendetta han pogut aprofitar les febleses de la nostra unió

 

* [Archives du Monde]

FAITS DIVERS : l'Indépendant de Perpignan porte plainte

Article paru dans l'édition du 03.03.98

Après la publication, dans son carnet nécrologique, d'un encart en catalan sur Bernard Bonnet, ancien préfet des Pyrénées-Orientales et nouveau préfet de Corse L'Indépendant de Perpignan a décidé de porter plainte. « Nous avons la joie d'annoncer à la communauté catalane que Bernard Bonnet, intendant général, nous a quittés pour d'autres horizons, en espérant qu'il y trouvera le repos éternel », indique l'encart inséré dans l'édition catalane en date du dimanche 1e mars. Estimant avoir été « abusée », la direction de L'Indépendant a publié ses excuses à la une de son édition de lundi.

JUSTICE : Pascal Tirach a été placé sous mandat de dépôt.

Article paru dans l'édition du 08.03.98

Pascal Tirach, professeur certifié de catalan à l'université de Perpignan et auteur présumé d'un texte publié dans le carnet nécrologique de L'Indépendant de Perpignan, a été placé sous mandat de dépôt, vendredi 6 mars. Ce faux avis annonçait « un départ pour d'autres horizons... » de Bernard Bonnet, ancien préfet des Pyrénées-Orientales et aujourd'hui préfet de la région Corse où il a succédé, le 11 février, à Claude Erignac, assassiné quelques jours plus tôt. Pascal Tirach comparaîtra en citation directe, lundi 9 mars. (Corresp.)

(mai 1998 : texte proposé à plusieurs journaux et publications, mais qui n’a pu être diffusé que sous forme de tract)
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31 août 2009 1 31 /08 /août /2009 15:33

De l’égologie (articles publiés en 1998 dans "Le Vilain Petit Canard", journal des café-philo)

Avec ta permission, hypocrite lecteur, je vais parler de moi. Je veux dire, c'est moi qui parle, et ce que je vais dire, même si tu y retrouves ce que d'autres ont dit avant moi, c'est de moi que ça vient. Ne joue pas au psychanalyste, ne me dis pas « ça parle », car je te répondrai : « où était ça, je dois advenir ». Que m'importe si ce que je dis m'est dicté par « ça », d'où que vienne ce que je dis, je le dis comme mien, et j'en fais mon affaire.

Je te laisse le soin de rendre à César ce qui est à César, s'il m'arrive de lui emprunter ce que je déclare en mon nom, c'est-à-dire aussi bien au nom de tout autre moi. Car c'est bien moi qui parle, mais je n'ai jamais dit qu'il n'y a pas d'autre Moi que moi.

Comment pourrais-je te parler de moi, si je doutais de ton existence ? Et que serais-je, moi, si j'étais le seul moi ? Serais-je comme un Dieu qui s'ennuie dans son ciel, « comme une bûche », disait Luther, avant d'avoir créé le monde ? Comment saurais-je s'il y a un monde, ou s'il ne s'agit que d'un rêve ? Aurais-je même pu me demander « qui suis-je ? », si on ne me l'avait demandé, sous la forme importune du contrôle d'identité ou, en des termes plus raffinés, mais toujours sous la forme d'un impératif : « Connais-toi toi-même » ? Bien avant que j'aie pu me soucier d'une identité personnelle, à connaître ou à préserver, on avait déjà su m'identifier, me reconnaître, d'après les signes particuliers qui font savoir que je suis « le même » (idem), et nullement « moi-même » (ipse). Mais ce n'est pas mon identité qui m'intrigue, c'est mon ipséité. Tout ce que, jusqu'ici, j'ai pu dire de moi, tu aurais pu le dire de toi - Mais je cherche à savoir ce qui, en moi, n'est qu'à moi, et qui ne peut pas t'être attribué. Ce n'est certes pas « je pense donc je suis », ni « je suis une chose qui pense ». Ce moi-là, c'est tout homme, celui dont on a dit : en tout homme est tout l'homme. Je n'en disconviens pas : tant qu'on parle de ma nature, de la tienne, et de celle des autres, elles sont interchangeables. Reste à savoir si je ne suis, ou ne peux être, rien d'autre que ma nature. Et s'il n'y a pas d'autre différence, entre le moi que je suis, celui que tu es, et tous nos congénères, que l'éventualité que tu survives encore, quand j'aurai disparu, ce qui te permettra de me faire exister, mais à la troisième personne. Tu n'auras qu'à leur dire : « il était comme vous et moi ». Car qu'aurais-tu d'autre à leur dire ? La question « qui es-tu ? », lorsqu'elle s'adressait aux pèlerins de Delphes, les interpellait sur le rôle qu'ils devaient jouer dans un monde où chacun avait sa place, que les dieux lui avaient assignée. Ce pauvre Œdipe, disait-on, ne sait pas qui il est, puisqu'il ne sait pas qui est son père, ni si l'homme qu'il a tué n'était qu'un étranger pour lui : si tel était le cas, son nom ne serait pas arrivé jusqu'à nous. Mais c'est bien parce que la question généalogique : « qui es-tu ? » n'interpelle pas l'homme sur son ipseité, elle ne cherche qu'à le situer dans la lignée dont il est issu. Elle ignore l'individu, elle ne l'interroge que sur son pedigree. Ou sur ses quartiers de noblesse : « qui es-tu ? » signifie « qui est ton père, et qui est le père de ton père, et qui est le père de celui-ci ? »

Mais si tu étais Grec, comme Œdipe, tu pourrais dire qu'en fin de compte, tu es le descendant de Pyrrha et de Deucalion. Si tu préfères invoquer la Bible, tu remonteras à Noé, ou à son aïeul Adam : pour dire qui tu es, tu diras ce que tu es, c'est-à-dire un homme. Tu te définiras par ton espèce, et ton identité spécifique : un Moi semblable à tout autre Moi. Quand je dis que tu es mon semblable, je ne prétends pas que tu me ressembles comme une goutte d'eau ressemble à une goutte d'eau. Tu es mon semblable parce que, comme moi, tu parles de toi-même en disant : «je suis moi». Tu prétends, par là même, aux mêmes droits que moi sur un monde dont tu dis, comme moi, «c'est le mien». Tu comprends aussi bien que moi ce que cela veut dire, et qu'explique très bien l'auteur du Léviathan. Parce que tu es mon semblable, tu es aussi mon rival. A nous de décider si nous suivrons l'exemple d'Etéocle et de Polynice, ou si nous trouverons un modus vivendi. Si nous n'étions que Toi et Moi, nous finirions sans doute comme Etéocle et Polynice, ou encore, ce qui ne vaut guère mieux, comme Robinson et Vendredi. Ou bien nous nous retrouverions identiques dans le néant, ou bien nous survivrions, mais ne serions plus identiques, et nous nous percevrions désormais comme dissemblables. Il est vrai que, dès lors, à défaut d'une identité, chacun de nous pourrait cultiver son ipséité, accentuer sa différence, et finir par voir l'autre comme un barbare, un sauvage, un monstre, ou un païen... Nous n'en sommes pas là, mais c'est, sans aucun doute, parce que nous ne sommes pas deux, parce qu'il n'y a pas que Toi et Moi. Parce qu'il y a d'autres «moi» que moi, et parce qu'il y a d'autres «toi» que toi...

Laissons donc, pour finir, la parole à un Tiers : «...aussi longtemps qu'il n'y a que deux, il n'y a pas de société. Il doit y avoir un troisième terme pour briser ce face-à-face. Le face-à-face est fusion, ou domination totale de l'autre, ou domination totale par l'autre. Soit l'autre est l'objet total, soit on est l'objet total de l'autre. Et, afin que cette situation absolue, quasi psychotique, soit cassée, on doit avoir un troisième terme. Peu importe si c'est le père ou l'oncle maternel» (Castoriadis, «Psychanalyse et société», dans Domaines de l'homme, pp. 45-46).

DEUXIEME LETTRE SUR L'EGOLOGIE

J'ai pu te décevoir, hypocrite lecteur. Tu as pu croire, un instant, que j'allais raconter ma vie. Mais c'eût été de l'égotisme, et j'avais bien pris soin d'annoncer de l'égologie... Et l'allusion aux Fleurs du Mal suffisait pour te mettre en garde, tu savais ce que j'allais dire : toi et moi nous sommes pareils, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère. Hypocrite, d'ailleurs, signifie comédien ; - c'est, littéralement, « celui qui donne la réplique » : peut-on mieux définir la fonction grammaticale des pronoms personnels ? Je n'irai pas plus loin, je ne dirai pas que le moi se réduit à une « fiction grammaticale », autant dire un zéro, comme l'insinuait un roman de Koestler, Le zéro et l'infini... Je remplis, comme toi, une fonction grammaticale, mais j'existe en chair et en os, et j'aurais certes pu te raconter ma vie.

Je comprends que tu sois déçu : tout ce que je t'ai dit, tu le savais déjà. Tu aurais donc préféré que je mente, que je raconte des histoires, parce que, non sans raison, tu aurais voulu savoir d'où je viens, qu'est-ce qui m'est arrivé, qu'est-ce que j'ai fait, et où est-ce que je veux en venir. Car c'est ça que je suis, et c'est ça qui est à moi. C'est mon ipséité, alors que mon identité m'échappe de partout. Elle est au bout de mes doigts, dans ces empreintes digitales qui permettent de m'identifier. Elle est n'importe où dans mon corps, puisqu'il suffit d'y prélever des cellules pour pouvoir créer, par clonage, mon double ou mon sosie, qui serait identique à moi. Identique tant qu'on voudra, il n'aura pas vécu ma vie, partagé mes passions, mes espoirs et mes craintes. Au jour du Jugement, pourrait dire un chrétien, il ne répondra pas pour moi, car il ne sera jamais moi. Ce qui importe, pour moi, c'est ce que j'ai vécu, ce que j'ai fait, ce qui est mien et qui n'est que mien. Or, ce n'est pas une Substance, une identité subsistante, il n'est rien qu'un événement, une suite d'événements, « j'étais là, telle chose m'advint »...

A mon âge, il est temps de savoir qui je suis, s'est dit un jour Stendhal, et il s'est engagé dans l'auto-analyse qu'est la Vie de Henry Brulard. Chef-d'œuvre d'égotisme, où il nous livre son ipséité, en nous racontant son histoire . L'histoire, dans ce cas, redevient une enquête, où le narrateur doit d'abord retrouver l'enfant qu'il a été, le drame qu'a été la disparition de sa mère, ce qu'il a ressenti à l'égard de son père, et qu'il a projeté sur l'image paternelle d'un roi qu'il appelait le tyran, ou le traître, et dont il apprend l'exécution avec joie... Il se retrouve, aussi, dans ses escapades studieuses chez un grand-père voltairien, et dans l'espagnolisme que lui a transmis une de ses parentes. C'est ainsi qu'il découvre son moi, et qu'il nous le raconte, car le moi se raconte. Ce n'est pas un sujet identique à lui-même, les épreuves qu'il a vécues n'ont pas fait que glisser sur lui, elles l'ont traversé, et l'ont fait tel qu'il est. Tel qu'il est devenu, qu'il devient et qu'il deviendra, car son être est historique. Et tant pis pour le philosophe, s'il veut croire avec Heidegger que «le premier pas à faire pour arriver à entendre le problème de l'être, c'est déjà de ne pas mython tina diegeisthai, ne pas raconter une histoire...» (Etre et temps, p. 29, dans le texte allemand « Keine Geschichte erzählen »). Mais pourquoi cette répugnance à l'égard du récit, de l'histoire, et des contingences ?

Tu le sais bien, lecteur, je ne suis pas Stendhal, et j'aurais quelque mal à suivre son exemple. Puisqu'il t'a raconté sa vie, il serait superflu que je te raconte la mienne. La sienne nous suffit. Grâce à elle, déjà, nous ne confondons plus le moi, la personne et l'individu. Le moi est égotiste, il a besoin de se raconter. (comme dans la chanson de Brel, « Jojo se prenait pour Voltaire, et Pierre pour Casanova, et moi, moi qui étais le plus fier, moi je me prenais seulement pour moi » ... Je m'identifiais, diras-tu ; mais cette identification est imaginaire. Je veux dire, bien sûr : c'est une création imaginaire. En me prenant pour moi, je faisais comme Don Quichotte, comme Chateaubriand ou Jean-Jacques Rousseau, je ne me prenais pas pour le titulaire de ma carte d'identité. Don Quichotte, en effet, s'il prétend égaler son modèle Amadis de Gaule, n'est pas comme ce fou qui se prend pour Napoléon. Don Quichotte ne se prend pas pour Amadis de Gaule, il se prend seulement pour Don Quichotte. Encore une folie, mais c'est aussi la tienne, toi qui te prends pour toi, et c'est aussi la mienne : moi aussi je me prends pour moi. Quand j'ai dit « je m'identifie », c'était un abus de langage, car si c'est de moi qu'il s'agit, c'est l'ipséité que je vise. Quand les autres m'identifient, ce n'est plus de moi qu'il s'agit. Ils identifient ma « personne », c'est-à-dire mon rôle, social et théâtral, ou alors c'est l'individu, qu'une police scientifique saura identifier, par ses empreintes digitales, ou par son ADN, ou par mille autres signes, qui attestent mon identité, mais me sont étrangers, à moi.

Mais l'identité, diras-tu, c'est quand même plus rassurant. Si tu m'identifiais, tu connaîtrais mes habitudes, tu pourrais prévoir ma conduite, tu saurais à quoi t'en tenir. Tu pourrais me faire confiance, et me dire : Je compte sur toi. Tu pourrais aussi, gentiment, t'amuser de mes tics et de mes routines. Nous pourrions, toi et moi, nous jouer une comédie. Avec l'imprévisible, en revanche, on s'installe dans la tragédie. Quoique le sens tragique, au théâtre, s'émousse du seul fait que nous sachions déjà ce qu'Œdipe va découvrir, et ce que va faire Antigone. Nous devrions de même ignorer qu'Horace va tuer Camille, et qu'Auguste va déclarer : « Soyons amis, Cinna »... Il faudrait que ça nous surprenne, que ce soit un coup de théâtre. Car ce qui est vraiment tragique, ce n'est pas la fatalité, c'est le drame de la liberté. En tout cas chez Corneille, qui est bien plus tragique que l'auteur d'Athalie. Nous en reparlerons.

TROISIEME LETTRE

Cher et patient lecteur, qui n'as pas encore zappé, tu as bien compris que je n'opposais pas les termes entre lesquels j'établis une distinction. S'il est vrai que je suis moi-même, il est tout aussi vrai que je reste le même, moi qui dis que je suis moi-même. Pourtant, je ne suis pas le même en tout et pour tout. Chaque fois que je dis quelque chose, que j'accomplis un acte, ou que quelque chose m'arrive, je deviens celui qui a fait ceci, ou déclaré cela, ce que je n'étais pas avant que ça n'arrive. Et toi-même, avant d'être tombé sur mon égologie, tu n'étais pas encore devenu mon lecteur. L'identique, ou le même, c'est l'être défini, et donc déterminé, auquel peut s'appliquer plus d'un déterminisme. Du moment que je suis le même, je suis, et j'en conviens, un être déterminé. Mais ce que je refuse est de m'y voir réduit. L'identité du moi, dès lors qu'elle ne se réduit pas à l'identité d'une chose, ne signifie d'ailleurs pas que le moi est tout ce qu'il est, et rien d'autre que ce qu'il est. Elle implique qu'il puisse aussi être ce qu'il n'est pas, et ne pas être ce qu'il est. Passe-moi ces banalités - elles me permettent d'en venir à l'idée d'un être libre, qui n'est pas indéterminé, mais qui se détermine, par « autodétermination ». C'est cela que j'appelle « ipse », ou ipséité du moi.

J'envisage dans cet esprit le problème tant discuté de l'identité collective, l'identité culturelle des peuples, dont on craint qu'elle ne se dissolve, dans une Europe sans frontières, où les flux de richesses et de populations ne seront plus canalisés par la triple barrière des langues, des monnaies nationales, et des lois sur l'immigration... Chacun de nous, je crois, participe en même temps de plusieurs identités collectives, qui ne s'excluent pas le moins du monde, même si elles peuvent, parfois, occasionner des tiraillements. Un agriculteur catholique, et Français, appartient au même pays qu'un enfant de harki dont les ancêtres étaient musulmans, et qui aurait, pour sa part, quelques bonnes raisons de se faire anarchiste. L'un et l'autre appartiennent à la même nation, chacun d'eux peut se reconnaître dans une culture et des traditions, et reste libre de s'en détacher. Il pourra y avoir des problèmes, si l'un d'eux, au nom de sa foi, s'oppose à la pratique médicale de l'I.V.G., ou pratique la polygamie. Mais qu'est-ce qui l'empêche, en principe, de s'identifier à la fois à la nation française, à la religion catholique, à l'Islam (ou à l'incroyance), à la culture occitane, kabyle, alsacienne ou bretonne, et de vouloir, en outre, être aussi « bon Européen » que tel philosophe allemand ?

Il me faut ajouter que je t'écris de Perpinyà, « Perpignan la Catalane », comme on dit depuis quelques années, et que, précisément, cette identité catalane est quelque chose d'assez compliqué. Car en terre roussillonnaise, nous sommes «Catalans français», mais pas très loin d'ici, tu pourras te remémorer ce qu'écrit Michelet sur « deux peuples à part, qui ne sont réellement ni Espagnols ni Français, les Basques à l'ouest, à l'est les Catalans et Roussillonnais ». Le même Michelet, peu soucieux de se contredire, évoque un peu plus loin « notre petite Espagne de France, le Roussillon » et «ses romances catalanes si douces à recueillir le soir de la bouche des filles du pays''. Historien-Philosophe, l'auteur du Tableau de la France pouvait dire, en même temps, que le Roussillon est français, mais qu'il reste espagnol, ou plutôt catalan. Ce n'est pas lui qui aurait prétendu, comme l'a fait naguère un consul général de France à Barcelone, que le peintre et sculpteur Aristide Maillol, du moment qu'il est né à Banyuls, dans le département français des Pyrénées-Orientales, n'était pas un artiste catalan, mais exclusivement un artiste français... Bizarre application du principe d'identité : si vous êtes Français, vous n'êtes que Français ! pas question d'ajouter, comme l'aurait fait Aristote, « sous le même rapport »...

On n'a que trop tendance à réduire l'identité, personnelle ou collective, à la permanence d'un caractère, qui devrait rester immuable. C'est ainsi que Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV, nous parle lui aussi de l'identité catalane. Surpris par la résistance acharnée que Barcelone oppose, en 1714, aux armées du Grand Roi, il cherche à s'expliquer « cette fureur des Catalans, qui ne les avait pas animés quand Charles VI était parmi eux, et qui les transporta quand ils furent sans secours ». C'est dans l'histoire ancienne qu'il découvre une explication : «Ils déployèrent alors ce caractère que Tacite leur attribuait il y a si longtemps : Nation intrépide, dit-il, qui compte la vie pour rien quand elle ne l'emploie pas à combattre».

Remarquons d'abord qu'il se trompe, quand il attribue à Tacite une phrase de Tite-Live, qu'il a d'ailleurs tirée des Pensées de Pascal. Celui-ci la citait sans nommer son auteur : « Ferox gens nullam esse vitam sine armis putat. Ils aiment mieux la mort que la paix, les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférée à la vie dont l'amour paraît si fort et si naturel ». Dans les Lettres philosophiques, Voltaire répond à Pascal : « C'est des Catalans que Tacite [sic] a dit cela ; mais il n'y en a point dont on ait dit et dont on puisse dire, elle aime mieux la mort que la guerre ». Une chose est sûre pour lui : les Catalans de 1714, « nation belliqueuse et opiniâtre », sont aussi fous et obstinés que l'avaient été leurs aïeux, face à Caton l'Ancien. C'est bien le même peuple, la même identité. Le caractère national est une constante historique. Telle est sa philosophie de l'Histoire. J'aime mieux, pour ma part, celle de Michelet.

 

QUATRIEME LETTRE

 

Rassure-toi, lecteur, je ne vais pas m'éterniser sur l'identité nationale. J'ai voulu en dire deux mots, parce qu'elle peut illustrer le pourquoi d'une distinction entre idem et ipse. Qu'il s'agisse d'un homme ou d'une nation, l'identité c'est le caractère. J'aime beaucoup ce mot dont la brutalité typographique rappelle, sans ménagements, qu'il s'agit d'une marque, un cachet, une empreinte ou même un stigmate qui impose, en s'imprimant, une forme à la cire informe. Avoir du caractère est sans doute appréciable. C'est ainsi qu'en Bretagne, aujourd'hui, les touristes font cas des « petites cités de caractère ». Exemple, Bécherel. Mais j'avoue qu'à mes yeux, l'un des charmes de Bécherel, c'est qu'elle soit devenue une « cité du livre », et qu'on puisse, en flânant dans ses rues pittoresques, aller d'un bouquiniste à l'autre, et parfois faire des trouvailles. Quand on sait se renouveler, on fait preuve d'un caractère, qui ne se durcit pas dans des traditions sclérosées, mais qui arrive à tirer parti des ressources d'un héritage, qui n'aura pas été transmis en vain. Mais c'est que l'héritage oblige. Comme disait Péguy : « Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre aussi, le garder pur. Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu. C'était la règle et l'honneur de la poussée cornélienne, la vieille poussée cornélienne ». J'emprunte cette citation au beau livre d'Alain Finkielkraut, dont les commentaires dissipent excellemment les malentendus appelés par ce texte, et qui ont jeté Péguy « dans l'enfer idéologique du XXème siècle avec les monstres les plus effrayants » : « Le passé ne se transmet pas à ses légataires sous la forme à la fois contraignante et rassurante d'un déterminisme génétique, mais sous celle, irréfutable et impalpable, d'une responsabilité. (...) Car la race n'est pas, comme le veut le raciste, l'impossibilité de faire autrement, elle se définit par le fait doublement paradoxal de naître avec une parole d'honneur et de pouvoir s'y dérober à tout instant. Rien n'est jamais acquis ou donné. Ce que Péguy désigne sous le nom aujourd'hui si impur et si malsonnant de pureté, c'est donc la vigilance morale de celui qui ne veut pas déroger et non la vigilance ethnique de celui qui veut que chacun reste à sa place et qui dresse des barrières pour éviter à lui-même et aux siens de déchoir dans un 'immonde mélange' » (Le mécontemporain, p. 95) [J'aime toujours ce livre, même si Finkielkraut, depuis 2007, baisse dans mon estime]. Pour le dire autrement : tu peux être toi-même, quand tu assumes ton identité, quand tu t'y attaches de ton plein gré, au lieu de la nier et de la méconnaître. Ta liberté ne consiste pas dans le pouvoir que tu as de t'arracher à toi-même, en brûlant ce que tu as adoré ; elle ne peut se réaliser qu'à partir de ton être-donné, qui t'est donné, justement, pour que tu puisses le conduire à d'autres accomplissements. - Mais n'imagine pas que tu te crées toi-même, tout entier, à partir de rien. L'autonomie qu'il te faut viser n'est pas une auto-fondation, ni un état d'autarcie où tu te suffis à toi-même. C'est une liberté concrète, ce n'est pas cet état d'indifférence absolue où est censé se trouver l'âne de Buridan. Tout ceci nous ramène au drame de la liberté, qui est le véritable tragique. Ce qu'on appelle à tort «tragédie du destin» ne serait nullement tragique, si tout ce qui arrive était, depuis toujours, implacablement programmé par une divinité malveillante. Ce serait une horreur, et une anti-théodicée : « La seule excuse de Dieu, c'est qu'il n'existe pas ». Mais il n'y a tragédie que si l'on peut penser, à tort ou à raison, qu'il y a eu au moins un moment où cette machine infernale aurait pu s'enrayer, et où notre héros (pas de tragédie sans héros) aurait pu conjurer le malheur qui l'attend, mais qui est encore en suspens. La tragédie d'Œdipe, ce n'est pas la malédiction qui le vouait à l'inceste et au parricide. Cette histoire de malédiction, chez Sophocle, n'est qu'un matériau brut, dont il tire la tragédie d'un homme qui enquête sur un crime ancien, et qui veut tout tirer au clair, quoi qu'il puisse lui en coûter, en dépit des avertissements qu'il reçoit de Jocaste et de Tirésias. C'est une tragédie de l'hybris, comme disaient les Grecs - Œdipe doit payer pour cette outrecuidance qui l'entraîne au-delà des limites que les dieux lui ont imposées. C'est sa véritable malédiction, et c'est aussi, pour nous, ce qui fait sa grandeur. Ferions-nous de lui un héros, s'il pouvait dire à Apollon : « Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit » ? ou s'il déclarait que la vie n'est qu'une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, et qui ne signifie rien ? Athalie, et Macbeth, quand ils se laissent ainsi submerger par le désespoir, méconnaissent leur liberté, sans laquelle la tragédie n'aurait plus, en effet, aucun sens. Car, même chez Racine, le tragique n'est pas fondé sur la prédestination janséniste. Lucien Goldmann, lui-même, observe dans Le dieu caché qu'Andromaque ne se laisse pas enfermer dans la «double contrainte», le dilemme qu'on lui impose : sacrifier Astyanax, si elle refuse d'épouser Pyrrhus, ou alors l'épouser, et trahir la mémoire d'Hector... Elle va inventer une solution héroïque, et sauver Astyanax sans être infidèle à Hector : elle prévoit d'épouser Pyrrhus, et de se tuer aussitôt. Quelle histoire, dis-tu, ou même : quel mélo ! ...Mais conclus : même chez Racine, c'est la liberté qui est tragique, ce n'est pas la fatalité. Même Athalie, si elle s'avoue vaincue : « Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi », ne peut parler ainsi que parce qu'elle l'a défié. Parce qu'elle a pu croire qu'il n'est pas tout-puissant. S'il avait « tout conduit », toute la tragédie serait tout à fait nulle, ce qui n'est pas le cas.

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31 août 2009 1 31 /08 /août /2009 15:30

Orwell et Swift (janvier 1996)

 

 

 

Note liminaire :

J'ai écrit cet article en 1996, après avoir lu le livre de Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste tory. Tout en sachant qu'Orwell s'était lui-même appliqué cette appellation, par boutade, je m'interrogeais sur l'emploi très peu favorable qu'il faisait de cette même appellation, quand il l'appliquait à l'auteur des Voyages de Gulliver. Mes conclusions n'impliquaient aucun désaccord fondamental avec JC Michéa, puisque je reprenais, comme lui, la formule de Simon Leys sur le "tempérament politique" d'Orwell. Et que j'ai toujours trouvé significatif le toast que porte Winston Smith "au passé", dans 1984, où le même Winston Smith commence par se demander comment les gens vivaient avant la révolution, et si c'était vraiment pire que le régime "socialiste" glorifié par le Newspeak.

 

C'est en 1946, à l'occasion d'un article sur les Voyages de Gulliver, que George Orwell s'explique sur l'expression anarchiste tory, par laquelle il caractérise, et condamne, la position politique de Swift : « He is a Tory anarchist, despising authority while disbelieving in liberty, and preserving the aristocratic outlook while seeing clearly that the existing aristocracy is degenerate and contemptible » (Collected Essays IV, p. 253. Soit, dans la traduction des Essais choisis parus chez Gallimard en 1960 [Quand j’ai écrit ce texte c’était la seule traduction disponible, la traduction complète des Collected Essays n’était pas encore sortie] : « C'est un anarchiste de droite, qui méprise l'autorité en même temps qu'il refuse de croire à la liberté, et qui garde l'attitude aristocratique tout en reconnaissant que l'aristocratie de son époque est dégénérée et méprisable »).

Il y a là de quoi s'étonner, si l'on pense que l'expression anarchiste tory, anarchiste de droite ou anarchiste conservateur avait déjà été employée par Orwell, dès les années 1930, et qu'il s'en était servi d'abord et avant tout pour se définir lui-même : « ...avant de s'intituler socialiste, il s'était décrit comme un anarchiste conservateur, et c'est certainement la meilleure définition de son tempérament politique », déclare Simon Leys (Orwell ou l'horreur de la politique, p. 27). Nous trouvons là l’idée qui a servi de fil conducteur à l'excellent petit livre de Jean-Claude Michéa. Lorsque cette même expression ressurgit dans une analyse des Voyages de Gulliver, elle prend un tout autre sens, puisqu'elle sert à motiver le verdict porté par Orwell sur l'idéologie d'un auteur qu'il admire, et dont il souligne lui-même le caractère paradoxal des sentiments qu'il éprouve pour lui : « Au point de vue moral et politique je suis contre lui, dans la mesure où je le comprends. Mais, chose curieuse, c'est un des écrivains que j'admire avec le moins de réserves et les Voyages de Gulliver, en particulier, est un livre dont il me semble que je ne me lasserai jamais (...) Il exerce sur moi une fascination inépuisable. Si je devais dresser une liste des six livres à garder lorsque tous les autres seraient détruits, je mettrais certainement les Voyages de Gulliver parmi ce nombre. Cela soulève la question : quel rapport y a-t-il entre approuver les opinions d'un auteur et tirer du plaisir de ses livres ? » (Essais choisis, pp. 118-119). Il y a lieu de se demander si le rapport entre Orwell et Swift n'est pas encore plus complexe, et notamment si ce terme ambigu, anarchiste conservateur, assez ambigu, en tout cas, pour définir la position politique de Swift et le tempérament politique d'Orwell, ne contient pas la clef d'une filiation spirituelle, en ajoutant que cette ambiguïté justifie le refus d'hériter, et d'admettre cette filiation.

Commençons par le plus limpide, c'est-à-dire par les raisons qui ont permis à Orwell de se déclarer anarchiste tory. Il est clair que cette expression lui a surtout permis d'expliquer ce qu'il n'était pas : il n'a jamais été un socialiste doctrinaire, il n'a jamais cru à la nécessité historique d'une révolution qui s'accomplirait en vertu d'une loi de l'Histoire, découverte ou révélée par la science marxiste. Pour lui, l'exigence révolutionnaire était d'abord une exigence morale, celle qu'il appréciait chez Dickens, et qu'il partageait avec lui : « Ce en quoi il est chrétien est cette façon quasiment instinctive qu'il a de prendre le parti des opprimés contre les oppresseurs. Il se range partout et toujours du côté des victimes, comme si cela allait de soi. Pour pousser pareille attitude jusqu'à sa conclusion logique, on devrait changer de camp chaque fois que la victime arrive à prendre le dessus - et en fait c'est précisément ce que Dickens a tendance à faire » (cité par Simon Leys, p. 57, qui présente ce texte comme un autoportrait : « Orwell était avare de confidences, mais en écrivant au sujet d'un auteur qu'il aimait et en qui il se reconnaissait, il a peint indirectement un véritable autoportrait spirituel »).

Tout en qualifiant de chrétien le comportement de Dickens, Orwell ajoute cette précision, qui s'applique aussi à lui-même : « sa moralité est celle d'un chrétien, mais on ne saurait le décrire comme un homme religieux ». C'est cette moralité, en tout cas, qui fonde et définit son engagement militant. Sans doute faut-il insister sur le caractère irréligieux de cette attitude, l'attitude d'un homme pour qui la Révolution n'est pas une Apocalypse, et n'implique pas la destruction totale du Vieux Monde, ni la naissance d'un Homme Nouveau : un homme régénéré, pour qui l'histoire de ses aïeux ne serait plus qu'une préhistoire... Est-ce une telle mutation de l'espèce humaine que Marx avait en vue lorsqu'il parlait d'un « saut du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté » ? Mutation surprenante, par laquelle une population aliénée, asservie et irresponsable deviendrait maîtresse d'elle-même, et affronterait aussitôt des tâches, auxquelles rien ne l'a préparée. Si toutes les générations qui nous ont précédés ont été incapables de conquérir quelque liberté que ce soit, si elles n'ont jamais connu que la soumission à des contraintes ressenties comme insurmontables, comment croire au surgissement de cette « association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », cette société parfaitement libre, qui serait engendrée par le développement rigoureux de la nécessité historique ? Marx déclare, en effet, que l'avènement du prolétariat résulte nécessairement de la lutte qu'il est forcé d'entreprendre, par la situation qui lui est faite, dans une société qui a besoin de lui, et qui a besoin de l'exclure : « Peu importe ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu'il est et ce qu'il sera historiquement contraint de faire en conformité de cet être » (La Sainte Famille, éd. Rubel, texte cité et magnifiquement commenté par Castoriadis dans L’expérience du mouvement ouvrier). Ainsi le prolétariat est contraint de se libérer, il ne lutte pas librement pour la liberté qui lui est promise. Il est condamné à être libre, la liberté est son avenir, mais elle n'est nullement l'âme de son combat.

Chez Orwell, au contraire, la lutte pour la liberté suppose une volonté libre, la dignité humaine ne peut être défendue que par des hommes conscients des valeurs pour lesquelles ils luttent, des valeurs qui sont déjà là, qui n'appartiennent pas à un monde futur, mais sont déjà vécues dans leur vie quotidienne. C'est parce que, dès maintenant, les hommes vivent en accord avec leurs idées, idées qui ne sont pas seulement des idées, c'est pour cela qu'il est possible d'y croire et de les défendre. C'est ainsi que la guerre d'Espagne a représenté pour Orwell « l'expérience d'un avant-goût de socialisme, et j'entends par là que l'esprit qui régnait était celui du socialisme (...) Nous avions fait partie d'une communauté où l'espoir était plus normal que l'indifférence et le scepticisme, où le mot camarade signifiait camaraderie et non, comme dans la plupart des pays, connivence pour faire des blagues. Nous avions respiré l'air de l'égalité. Je n'ignore pas qu'il est de mode, aujourd'hui, de nier que le socialisme ait rien à voir avec l'égalité. Dans tous les pays du monde une immense tribu d'écrivassiers de parti et de petits professeurs d'Université papelards sont occupés à prouver que le socialisme ne signifie rien de plus qu'un capitalisme d'Etat plus planifié et qui conserve entièrement sa place comme mobile à la rapacité. Mais heureusement il existe aussi une façon d'imaginer le socialisme tout à fait différente de celle-là. Ce qui attire le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu'ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la mystique du socialisme, c'est l'idée d'égalité ; pour l'immense majorité des gens, le Socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout » (Hommage à la Catalogne, pp. 110-111). Mais il faut ajouter qu'Orwell, avant même d'avoir vécu cette expérience, s'expliquait déjà en ces termes : « Si vous m'aviez demandé pourquoi je m'étais engagé dans les milices, je vous aurais répondu : Pour combattre le fascisme, et si vous m'aviez demandé pour quoi je me battais, je vous aurais répondu : Pour maintenir le respect de l'humain » (p.235). Cette expression bizarre traduit, tant bien que mal, une formule plus laconique : « common decency » (Homage to Catalonia, Penguin, p. 46 : « If you had asked me why I had joined the militia I should have answered : To fight against Fascism, and if you had asked me what I was fighting for, I should have answered : Common decency... »)

Je n'aurai pas besoin d'expliquer, puisque Jean-Claude Michéa l'a déjà fait dans son livre, que « chez Orwell, l'expérience de la liberté n'est pas séparable de la common decency, c'est-à-dire de ce jeu d'échanges subtil et compliqué qui fonde à la fois nos relations bienveillantes à autrui, notre respect de la nature et, d'une manière générale, notre sens intuitif de ce qui est dû à chacun » (Orwell anarchiste tory, p. 85).

Opposant la pensée d'Orwell à celle des penseurs progressistes dont Sartre est, sans aucun doute, l'exemple le plus approprié, Jean-Claude Michéa montre que, pour Orwell, être libre n'est pas s'arracher à son milieu d'origine, ce n'est pas nier l'être déjà-là, c'est au contraire s'attacher et s'enraciner dans une tradition qu'on reconnaît pour sienne, même si on la transforme, parce qu'alors on se l'approprie : « Le désir d'être libre ne procède pas de l'insatisfaction ni du ressentiment, mais d'abord de la capacité d'affirmer et d'aimer, c'est-à-dire de s'attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre » (Ibid.) C'est pourquoi le passé, et même ce qu'il est convenu d'appeler l'Ancien Régime, ne peut pas être impunément considéré comme une préhistoire, pendant laquelle l'homme n'aurait pas encore accédé à sa véritable nature. C'est l'une des leçons majeures de 1984, où la quête de Winston est guidée par une interrogation simple et décisive : comment vivaient les hommes avant la Révolution ? Winston transcrit dans son Journal des extraits d'un manuel d'histoire à l'usage des enfants : « Autrefois, avant la glorieuse Révolution, Londres n'était pas la superbe cité que nous connaissons aujourd'hui. C'était une ville sombre, sale, misérable, où presque personne n'avait suffisamment de nourriture, où des centaines et des milliers de pauvres gens n'avaient pas de chaussures aux pieds, ni même de toit sous lequel ils pussent dormir (...) Comment, dans ce récit, faire la part du mensonge ? Ce pouvait être vrai, que le niveau humain fût plus élevé après qu'avant la Révolution. La seule preuve du contraire était la protestation silencieuse que l'on sentait dans la moelle de ses os, c'était le sentiment instinctif que les conditions dans lesquelles on vivait étaient intolérables et, qu'à une époque quelconque, elles devaient avoir été différentes » (1984, collection Folio, pp. 107-109). Cette préoccupation du passé, même si elle commence par la mise en question du mensonge totalitaire, conduit beaucoup plus loin, jusqu'à mettre en péril les croyances consensuelles sur lesquelles s'accorde l'humanité moderne et progressiste. « Autrefois, les hommes étaient fous, mais depuis lors nous avens inventé le bonheur... » Ainsi parle le dernier homme, dans le Prologue de Zarathoustra, et il ponctue ce discours d'un clin d'œil. Bien entendu, Orwell n'est pas nietzschéen, mais il rejette aussi bien que Nietzsche les postulats rationalistes et utilitaristes qui servent de Credo à notre « surmodernité ». Concluons avec Michéa que « c'est ici le point précis où Orwell cesse d'être politiquement correct. Car pour les intellectuels d'avant-garde, l'idée qu'il y avait dans le monde de leurs pères des choses dignes d'être défendues (...) revenait à mettre en question l'un des tabous majeurs sur lesquels s'édifiait leur identité personnelle » (ibid., pp. 108-109).

Concluons provisoirement, car s'il est vrai que nous comprenons ce que Michéa lui-même appelle une « provocation », par laquelle, « ne fût-ce que par jeu », Orwell s'est refusé à « faire du mot conservateur l'insulte absolue » (Michéa, p. 110), il ne nous paraît pas démontré pour autant que l'expression anarchiste tory constitue « la meilleure définition du tempérament politique » d'Orwell. Nous l'avons déjà dit : cette définition permet de dire, admirablement, ce qu'Orwell n'était pas : un socialiste doctrinaire, un adorateur du progrès, un inconditionnel de la « ligne », supposée « juste », d'un parti qui s'auto-proclame Parti de la classe ouvrière ou avant-garde des travailleurs... C'est bien le même humour qui lui avait permis (je cite à nouveau Michéa) de "provoquer l'intelligentsia progressiste en écrivant que la Révolution socialiste conserverait « probablement » la Monarchie et laisserait « partout des anachronismes et des choses inutiles, le juge avec sa perruque ridicule et le lion et la licorne sur la casquette des militaires... ».

Ajoutons que whig et tory ne sont pas vraiment synonymes de libéral et conservateur : ce sont d'abord des termes injurieux, que les intéressés ont repris à leur compte, comme on le fait parfois pour relever un défi ; comme il arrive encore, à certains d'entre nous, de se dire gauchistes, ou soixante-huitards attardés. En ce sens, on peut bien comprendre que l'expression anarchiste tory, qui est, à la lettre, un non-sens, ait pu représenter pour Orwell un défi, un refus de se reconnaître dans quelque orthodoxie que ce soit. Cette nuance n'est pas étrangère au portrait qu'il nous fait de Swift, qu'il qualifie aussi de rebelle et d'iconoclaste : « Dans ses opinions politiques, Swift était de ceux que les folies du parti progressiste de leur époque poussent vers une sorte de conservatisme pervers » (Essais choisis, p. 97 ; Collected Essays, IV, p. 243 : « Politically, Swift was one of those people who are driven into a sort of perverse Toryism by the follies of the progressive party of the moment »). A vrai dire, Orwell ne nous apprend pas quelles sont les folies du parti progressiste qui ont poussé Swift dans la voie d'un conservatisme pervers. Il nous explique seulement que Swift a été mal récompensé des services rendus à l'Eglise anglicane et, par là même, à la Couronne, ce qui l'a rempli « de rancœur aussi bien que de pessimisme » : « une des raisons de l'échec de Swift à obtenir de l'avancement fut que la Reine avait été scandalisée par l'Histoire d'un Tonneau, brochure qui, de l'avis de Swift lui-même, avait rendu de grands services à la Couronne anglaise, puisqu'elle attaque les Dissenters, et à plus forte raison les Catholiques sans toucher à l'Eglise établie » (Essais choisis, p. 96 ; C.E. IV, pp. 242-243). Cela explique, d'après Orwell, que la première partie des Voyages de Gulliver se présente comme un pamphlet « contre l'Angleterre, contre la prédominance du parti whig et contre la guerre entre l'Angleterre et la France (...) Swift n'était ni jacobite ni, à proprement parler, tory, et son ambition déclarée dans la guerre était tout simplement un traité de paix raisonnable et non la défaite absolue de l'Angleterre. Il y a néanmoins un élément de trahison dans son attitude, qui se montre à la fin de la première partie, et qui gâche un peu l'allégorie. Lorsque Gulliver s'enfuit de Lilliput (Angleterre) à Blefuscu (la France), l'idée qu'un être humain haut de six pouces ne mérite, de ce fait même, que le mépris se trouve apparemment abandonnée. Tandis que les habitants de Lilliput ont agi envers Gulliver de la façon la plus perfide et la plus mesquine, ceux de Blefuscu agissent avec honnêteté et générosité (...) On voit que l'animosité de Swift est dirigée en premier lieu contre l'Angleterre » (Essais choisis, p. 97). Il semble que, dans cette page, Orwell assimile Swift à quelqu'un comme Oswald Mosley, le leader des Nazis anglais, coupable de souhaiter la victoire de l'ennemi pendant la Seconde Guerre Mondiale...)

Orwell critique longuement ce conservatisme pervers. Il souligne que, « néanmoins, la tendance réactionnaire de la pensée de Swift ne se révèle pas surtout dans ses opinions politiques. Ce qui importe le plus, à cet égard, est son attitude envers la science, et, d'une manière plus générale, envers la curiosité intellectuelle... » (Ibid., p.100). « ...il déteste l'idée même d'étudier les phénomènes de la nature. La Raison qu'il admire tant chez les Houyhnhms ne veut pas dire avant tout la capacité d'arriver à des conclusions logiques à partir de l'observation de certains faits. Bien qu'il n'en donne jamais de définition, sa raison semble dans la plupart des cas représenter ou bien le bon sens - c'est-à-dire l'acceptation de ce qui saute aux yeux et le mépris des arguties ou des abstractions - ou bien l'absence de passions ou de superstitions. En général, il présume que nous savons déjà tout ce que nous avons besoin de savoir, et que nous ne faisons autre chose que mal employer nos connaissances. La médecine, par exemple, est une science inutile, car si nous vivions de façon naturelle, il n'y aurait pas de maladies... » (Ibid., p.103).

Bien entendu, la pensée de Swift ne se réduit pas à ses tendances réactionnaires, et Orwell ne marchande pas ses éloges, lorsqu'il le voit prôner des innovations qu'il approuve : «...il y a des moments où il est constructif et même avancé. Quelques inconsistances passagères sont presque une marque de vitalité dans les livres utopiques, et Swift introduit parfois un mot de louange dans un passage qui devrait être purement satirique. Par exemple, il attribue aux Lilliputiens ses propres idées sur l'éducation des enfants, et les Houyhnhms ont à peu près les mêmes opinions là-dessus que les Lilliputiens... » (p.106).

Mais ce qu'Orwell admire le plus, c'est la prescience avec laquelle les Voyages de Gulliver anticipent sur l'expérience du totalitarisme moderne, que Swift préfigure à la fois par sa dénonciation du terrorisme d'Etat, et aussi par la représentation utopique d'une société totalement repliée sur elle-même, et sur la perfection que lui-même lui attribue. « Il prévoyait avec une clarté extraordinaire l'état policier moderne, hanté d'espions, et caractérisé par d'incessantes chasses aux hérétiques et des procès de trahison, destinés tous les deux à neutraliser le mécontentement populaire en le transformant en hystérie de guerre. Et il faut se rappeler que Swift arrive à tirer de très peu de choses tout ce que nous savons aujourd'hui, car les faibles gouvernements de son époque ne lui offraient pas d'exemples tout prêts (...) Plus tard, dans le même chapitre, nous avons l'impression d'être en plein procès de Moscou (...) Il y a dans l'atmosphère de ces chapitres quelque chose d'étrangement familier, car on trouve, mêlée à tant de bouffonnerie, la perception qu'un des buts du totalitarisme est non seulement d'assurer que les gens auront les pensées qu'il faut, mais en réalité de les rendre moins conscients » (pp. 106-108).

Mais Orwell ajoute aussitôt que la dénonciation, par Swift, des aspects les plus répugnants et les plus spectaculaires du totalitarisme ne suffit pourtant pas à faire de lui « un ennemi de la tyrannie et un champion de la pensée libre » : « Sans doute déteste-t-il les grands seigneurs, les rois, les évêques, les généraux, les dames de la cour, les ordres, les titres et tous ces falbalas, mais il ne donne pas l'impression de préférer les gens du peuple à leurs chefs, ni de souhaiter plus d'égalité sociale, ni d'avoir beaucoup d'enthousiasme pour les institutions représentatives. Le système social des Houyhnhms est basé sur un esprit de caste qui est lui-même d'origine raciale, car les chevaux qui font le bas travail ne sont pas de la même couleur que leurs maîtres et n'ont pas le droit de croiser leur sang avec eux... » (p.109).

Cette dernière remarque nous invite à porter un regard critique sur la quatrième partie des Voyages de Gulliver, celle qui semble nous présenter un récit utopique, dans la mesure où il ne s'agit pas seulement d'une société imaginaire, mais d'une société présentée par l'auteur comme un modèle indépassable de société bonne, heureuse et vertueuse. Il peut même sembler que l'île des chevaux présente une utopie libertaire, celle d'une société qui n'a pas besoin d'être régie par des lois, parce que ses citoyens obéissent à la raison et se laissent persuader par les exhortations vertueuses de leurs semblables, de sorte qu'ils ignorent toute contrainte et n'obéissent pas à des ordres. Leur seule règle est celle que Rabelais prescrit à son abbaye de Thélème, « Fais ce que voudras », et suppose une communauté UNANIME dont tous les membres sont toujours disposés à agir de concert en toute circonstance... C'est là que, précisément, Orwell est amené à remettre en cause ses propres sympathies anarchistes, en découvrant les virtualités oppressives, profondément totalitaires, dont l'anarchisme de Swift lui apparaît porteur : « De manière intermittente, au moins, Swift était une espèce d'anarchiste, et la quatrième partie des Voyages de Gulliver donne la description d'une société anarchique gouvernée non pas par la loi, au sens normal du mot, mais par les préceptes de la Raison, qui sont acceptés volontairement par tout le monde. L'assemblée générale des Houyhnhms exhorte le maître de Gulliver à se débarrasser de celui-ci, et ses voisins l'encouragent à se conformer à cet avis. On justifie cette décision par deux raisons. La première est que la présence de ce Yahou peu ordinaire pourrait troubler l'ordre public, et la deuxième que les rapports amicaux entre un Houyhnhnm et un Yahou sont peu conformes à la raison et chose inconnue dans leur pays. Le maître de Gulliver n'obéit qu'à contrecœur, mais ne peut pas résister à cette exhortation. (On nous dit qu'un Houyhnhnm n'est jamais obligé de faire quoi que ce soit, mais tout simplement encouragé ou conseillé). Cela implique très clairement la tendance totalitaire implicite dans la vision anarchiste ou pacifiste de la société. Dans une société où il n'y a pas de lois, et, en principe, pas de contrainte, le seul juge du comportement est l'opinion publique. Mais celle-ci, à cause de l'énorme instinct qui porte les animaux grégaires à se conformer à la norme sociale, est moins tolérante que n'importe quel code légal. Lorsque les hommes sont gouvernés par des défenses explicites, l'individu peut pratiquer une certaine excentricité : là où règnent, en principe, l'Amour ou la Raison, il est sans cesse obligé d'agir et de penser exactement de la même façon que les autres. Les Houyhnhms, nous dit Swift, étaient unanimes sur presque tous les sujets. La seule question qu'ils eussent jamais discutée était l'attitude à adopter envers les Yahous. A part cela, il n'y avait rien à discuter, car ou bien la vérité se présentait comme une évidence, ou bien elle n'avait aucune importance et était impossible à découvrir. Le langage des Houyhnhms, paraît-il, n'avait aucun mot pour opinion, et, dans leur conversation, il n'y avait pas de différence de sentiments. En fait, ils avaient atteint ce niveau supérieur de l'organisation totalitaire où le conformisme est si général qu'il n'y a même pas besoin d'une police... » (pp. 110-111).

J'ai cité longuement ce dernier passage, parce qu'il manifeste, à mes yeux, la lucidité et la rigueur d'une pensée politique exigeante, parce qu'il nous éclaire, aussi, sur la genèse de 1984 (ce langage où il n'y a aucun mot pour opinion et dissentiment, c'est l'une des sources nombreuses qui ont pu inspirer le Newspeak). Mais c'est aussi la preuve qu'Orwell n'est ni tory, ni anarchiste, ni même anarchiste tory, et, en formulant cette conclusion, je ne cherche pas querelle à Jean-Claude Michéa, pas plus qu'à Simon Leys, auquel j'accorderai volontiers que le tempérament politique d'Orwell, pour reprendre son expression, ne signifie pas tout à fait la même chose que sa position politique. Au prix d'une distinction quelque peu jésuitique, il nous reste permis de prétendre qu'anarchiste tory définit bien le tempérament politique d'Orwell, et aussi, dans un autre sens, la position politique de Swift, qu'Orwell juge dans les termes suivants :

« Nous avons raison de voir en Swift un révolté et un iconoclaste, mais, abstraction faite de certaines questions mineures - comme, par exemple, son insistance sur l'idée que les femmes devraient recevoir la même éducation que les hommes - on ne saurait voir en lui un homme de gauche. C'est un anarchiste de droite, qui méprise l'autorité en même temps qu'il refuse de croire à la liberté, et qui garde l'attitude aristocratique tout en reconnaissant que l'aristocratie de son époque est dégénérée et méprisable. Lorsque Swift lâche une de ses diatribes caractéristiques contre les riches et les puissants, il faut probablement, comme je l'ai déjà dit, attribuer une partie de son ressentiment au fait qu'il appartenait lui-même au parti vaincu, et qu'il avait été déçu dans ses ambitions personnelles. Pour des raisons évidentes, les partis de l'opposition sont toujours plus radicaux que les partis au pouvoir » (pp. 111-112).

J'espère que les féministes ne tiendront pas trop rigueur à Orwell d'avoir qualifié de « question mineure » une question sur laquelle il admet que Swift professe les mêmes positions que lui, et je conclurai pour ma part, en détournant une formule de Jean-Claude Michéa, que nous avons toujours besoin d'anarchistes tories tels que Swift, et d'hommes tels que George Orwell, même s'il n'était pas un anarchiste tory.

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28 août 2009 5 28 /08 /août /2009 14:36

Des ruptures avec le marxisme [2009]

La rupture avec le marxisme, à partir des années 60 et 70, est devenue comme un exercice obligé pour des intellectuels qui avaient trouvé chez Marx, suivant un mot de Sartre, l'horizon indépassable de notre temps. Sans doute n'y a-t-il pas lieu de nous étonner si, pour beaucoup d'entre eux, l'adhésion au marxisme, puis la désaffection, n'ont laissé d'autres traces que celles d'un engouement pour des modes éphémères. Chez la plupart d'entre eux, Sherlock Holmes lui-même aurait beaucoup de mal à trouver les indices qui pourraient subsister dans leurs tics de langage, ou leurs goûts esthétiques, de ce marxisme qui leur servait de boussole, illuminait leurs vies et guidait leurs pensées : il n'en reste plus rien, quoi de plus naturel, pour ceux d'entre eux qui étaient des moutons de Panurge, leur cas doit prendre place dans l'histoire des modes, où ils se trouvent, à vrai dire, en bonne compagnie... Reste à considérer quelques cas de penseurs pour qui la rencontre de Marx a pu être vraiment une affaire sérieuse, et chez qui la rupture n'a pas fait disparaître les motifs pour lesquels ils ont été marxistes - motifs au double sens de disposition préalable, motivation affective ou intellectuelle, et de thème directeur, leitmotiv qui persiste, et reparaît parfois sous un déguisement. C'est aussi bien le cas de ceux dont le marxisme s'est formé à l'école des grands partis de masse, dont ils ont accepté les rudes disciplines, que d'autres qui ont formé des groupes hérétiques, ou se sont crus marxistes hors de toute chapelle.

Le sens de la rupture devrait, logiquement, être déterminé par le sens qu'avait pris l'adhésion elle-même : ceux pour qui le marxisme marquait l'achèvement du projet des Lumières, de la science moderne et du progrès social, devaient être sensibles aux aspects délirants du pouvoir stalinien, qui allait réinventer le césaro-papisme que les tsars russes avaient hérité de Byzance, et le despotisme oriental, dont Wittfogel allait apprendre à ses dépens que son étude était virtuellement hérétique - mais pourquoi s'en sont-ils aperçus aussi tard, après avoir employé tout leur sens critique à refuser de croire les troublantes révélations de la "presse bourgeoise", y compris le "rapport attribué à Khrouchtchev", qu'ils attribuaient aux faussaires de la CIA ? Peut-être auraient-ils dû partager un moment l'embarras éprouvé, dans les années 50, par un étudiant communiste, en visite à Bucarest, et se demander ce qu'avait pu vouloir dire un professeur roumain, qui louait le régime en ces termes éloquents : "Par exemple, nous disait-il, auparavant les historiens devaient aller chercher eux-mêmes les documents dans les archives. Maintenant leur tâche est facilitée. Tous les documents qu'ils peuvent consulter sont imprimés, dans une vingtaine de volumes, et ils n'ont pas à s'écarter du matériel ainsi réuni". Comme on pouvait s'y attendre, c'est seulement après coup que le narrateur a déchiffré ce message : "Et moi, apprenti historien, un tel propos ne me mit pas en alerte. Tout de même un petit point de méfiance s'alluma dans un obscur recoin de ma conscience et ne s'éteignit pas tout à fait. Je n'oubliai pas ce gros homme mielleux et aujourd'hui j'admire son rare courage. A de jeunes imbéciles fanatisés, il consentit à s'adresser. Il glissa clandestinement et sans espoir dans leur esprit un message, comme on jette une bouteille à la mer, en espérant qu'un jour ce message serait transporté à qui pourrait le déchiffrer et qu'il ne serait pas perdu" [Alain Besançon, Une génération, Paris 1987, p. 201 ; rappelons en passant que dans son livre Présent soviétique et passé russe, le même auteur voit une "imitation perverse" dans les pratiques staliniennes qui semblent être empruntées au régime tsariste, dont ils pourraient sembler être des "survivances" - et qui relèvent plutôt de ces "pseudomorphoses" qu'évoque Michel Heller dans L'utopie au pouvoir, Calmann-Lévy, 1982, p. 249].

 

 

Merleau-Ponty, la rupture différée

Ne nous attardons pas sur des remords tardifs : ce qui est bien plus troublant, et devrait susciter des questions théoriques, c'est le cas des philosophes existentialistes, qui savaient assez bien ce qui se passait dans la Russie de Staline, et qui n'adhéraient pas au parti communiste, dans lequel ils voyaient un "porteur infidèle" du projet d'émancipation qu'avait apporté le marxisme, mais qui pratiquaient un "attentisme marxiste" dont Merleau-Ponty avait trouvé la formule : "Nous ne pouvons plus avoir une politique marxiste prolétarienne à la manière classique, parce qu'elle ne mord plus sur les faits. Notre seul recours est dans une lecture du présent aussi complète et aussi fidèle que possible, qui n'en préjuge pas le sens, qui même reconnaisse le chaos et le non-sens là où ils se trouvent, mais qui ne refuse pas de discerner en lui une direction et une idée, là où elles se manifestent. (...) Simplement nous ferons cette politique d'attente sans illusion sur les résultats qu'on peut en espérer et sans l'honorer du nom de dialectique. Savons-nous s'il y a encore une dialectique et si l'histoire finalement sera rationnelle ? Si le marxisme reste toujours vrai, nous le retrouverons sur le chemin de la vérité actuelle et dans l'analyse de notre temps [Sens et non-sens, Nagel 1948, pp. 299-303]".

Merleau, dix ans plus tard, a fini par conclure, après avoir été un compagnon de route et consacré un livre aux procès de Moscou, qui reste un document sur les aberrations dont les meilleurs esprits peuvent se montrer capables : les réglements de comptes entre vieux-bolcheviks s'y trouvent imputés au "maléfice de l'existence à plusieurs", qui n'apporte aucune lumière sur la tragédie de la révolution russe [cf. Castoriadis, "Rideau sur la métaphysique des procès", La société bureaucratique, SB, pp. 344-352]. Mais parce qu'il a écrit Humanisme et Terreur, et qu'il s'est jugé responsable d'avoir accrédité, auprès de ses lecteurs, des opinions auxquelles il ne souscrivait plus, Merleau-Ponty a cru devoir s'en expliquer, dans Les aventures de la dialectique, acte de probité qui reste exceptionnel, si on le compare à tant d'autres maîtres à penser. Car même de nos jours il faut être candide, comme George Steiner, pour s'étonner qu'en France on fasse encore grand cas d'un penseur réputé, "capable de raconter que Mao est le plus grand libérateur de l'humanité, alors qu'il a fait plus de victimes que Hitler et Staline réunis [Entretien avec Philosophie-magazine, juillet-août 2009]". Le livre de Merleau n'a eu, pour ainsi dire, aucun écho dans le monde philosophique, et encore moins auprès de la gauche pensante - si on excepte la référence qu'y fait Castoriadis dans Marxisme et théorie révolutionnaire [L'institution imaginaire de la société, IIS, p. 112], autre ouvrage maudit, bien qu'il soit, sur le tard, devenu un classique.

Etrange situation : parmi les rares textes dont les auteurs s'expliquent sur leur rupture avec l'enseignement de Marx, ces deux-là n'ont reçu, de la part du public auquel ils s'adressaient, aucune autre réponse que des sarcasmes ou des attaques personnelles, sans jamais donner lieu à un débat de fond. Le livre de Merleau, pour Simone de Beauvoir, se réduisait à une querelle avec Sartre, dont Merleau n'aurait jamais compris la pensée, ne s'en prenant jamais qu'à un "pseudo-sartrisme" [Privilèges, Paris, 1955]. Quant à Castoriadis, il suffit de relire l'article de Guy Debord, "Socialisme ou Planète" [Internationale Situationniste, mars 1966, pp. 77-79 ; c'est de là que proviennent les citations suivantes] pour se faire une idée des invectives qui empoisonnaient le débat.

 

Castoriadis, Debord et Marx

Car au-delà des invectives, le pamphlet de Debord esquissait un débat, même s'il se bornait à des phrases assassines, où il accusait Cardan (pseudonyme de Castoriadis) d'employer la psychanalyse au service d'une "justification de l'irrationnel", "alors qu'en fait les découvertes de la psychanalyse sont un renfort - encore inutilisé pour d'évidents motifs socio-politiques - pour la critique rationnelle du monde". Cardan "se gargarise" d'imaginaire social, alors que celui-ci "n'a jamais la pure innocence, l'indépendance que lui prête son néophyte Cardan. Par exemple, le problème le plus hautement politique du siècle est une affaire d'imaginaire : on a imaginé que la révolution socialiste avait réussi en URSS. L'imaginaire n'est pas libre dans une société esclave. Sans quoi, pourquoi imaginerait-on, et pas seulement à Planète, tant de cardaneries ?"

Debord, évidemment, ne réduit pas l'imaginaire aux illusions charriées par la pensée captive de telle ou telle époque, il se réfère à l'imaginable réel que dissimule un imaginaire constitué. Mais c'est lui qui invente les cardaneries qu'il dénonce, d'un imaginaire "innocent" grâce auquel serait justifié l'irrationnel. Castoriadis dit bien - d'accord avec Lacan - que la formule de Freud "Wo Es war, soll Ich werden" [Où était ça, je dois devenir] "ne peut signifier ni la suppression des pulsions, ni l'élimination ou la résorption de l'inconscient" [IIS, p. 151] et qu'on devrait la compléter par son inverse : "Wo Ich bin, soll Es auftauchen" [Où je suis, ça doit surgir] Mais s'agit-il de justifier l'irrationnel ? Il s'agit de reconnaître que "le désir, les pulsions - qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos - c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la conscience, mais aussi à l'expression et à l'existence. Un sujet autonome est celui qui est fondé à conclure : cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir [IIS, p. 155]". Ce qui revient à dire que la psychanalyse ne prétend pas refaire la personnalité du sujet qu'elle soigne, et lui substituer celle d'un homme nouveau, pleinement rationnel, étranger aux passions, et à sa vie passée. Et si cela vaut pour un sujet autonome, c'est encore plus vrai des luttes par lesquelles une société deviendrait autonome : loin de faire table rase d'un passé qui ne mérite pas de survivre, la société nouvelle, dont l'émergence même est une conséquence de luttes antérieures, se nierait elle-même si elle voulait effacer l'histoire qui la précède, et dont elle est issue.

C'est sur ce point, entre autres, que Marx est en défaut, dans un texte célèbre où la révolution est présentée comme un processus nécessaire, qui s'impose aux acteurs quoi qu'ils pensent et qu'ils veuillent, et qui les émancipe à l'insu de leur plein gré [pour parler le jargon des Guignols de l'info] : « Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat tout entier se représente à un moment comme le but, il s'agit de ce qu'il est, de ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être ». Comme l'a vu Merleau-Ponty, « même si le marxisme et sa philosophie de l'histoire ne sont rien d'autre que le 'secret de l'existence' du prolétariat, c'est un secret que le prolétariat ne possède pas lui-même, et c'est le théoricien qui le déchiffre. N'est-ce pas avouer que, par personne interposée, c'est encore le théoricien qui donne son sens à l'histoire en donnant son sens à l'histoire du prolétariat ? » [Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, 1955, p. 65]

Partant du même texte - et rappelant que c'est un "écrit de jeunesse" (La Sainte Famille) - Castoriadis dénonce le privilège que Marx accorde ainsi à la spéculation théorique : « elle seule permet de reconnaître si, en faisant ceci ou cela, le prolétariat agit sous l'empire de simples 'représentations', ou sous la contrainte de son être. A quel moment peut-on encore parler d'autonomie ou de créativité du prolétariat ? A aucun, et moins que jamais au moment de la révolution puisque c'est précisément pour lui le moment de la nécessité ontologique absolue, où l'histoire le contraint enfin de manifester son être - que jusqu'alors il ignore, mais que d'autres connaissent pour lui» [L'expérience du mouvement ouvrier, 1, p. 18]. Par quel miracle deviendra-t-il autonome, si son action reste entièrement déterminée par des conditions objectives, quelle que soit la conscience qu'il pourrait en avoir ? Qu'est-ce que l'autonomie, si elle est le résultat d'un processus nécessaire ? Peut-elle être autre chose que la nécessité comprise et assumée, l'amor fati des Stoïciens ?

Marx est loin, dans ce texte, d'autres textes où éclate l'élément révolutionnaire de sa pensée, celui-là même "qui refuse de se donner d'avance la solution du problème de l'histoire et une dialectique achevée, et affirme que le communisme n'est pas un état idéal vers lequel s'achemine la société, mais le mouvement réel qui supprime l'état de choses existant ; qui met l'accent sur le fait que les hommes font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera que l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes [IIS, p. 83]".

Remarquons en passant que l'idée d'autonomie, cette idée-mère dont Castoriadis nous assure qu'elle apparaît très tôt, "en fait dès le départ", dans sa propre pensée [DH, p. 413], n'est rien d'autre que ce qu'il retient du marxisme, et c'est bien pour cela qu'elle est aussi précoce : qu'elle prenne, hors du marxisme, une place centrale que le marxisme ne pouvait pas lui accorder, cela répond au fait qu'elle n'est plus bridée par l'idée d'une nécessité historique, et s'accorde avec celle d'un imaginaire instituant, et d'une création toujours irréductible aux antécédents dont elle paraît issue. Dans le cadre d'une pensée rationaliste, elle ne peut être que l'accomplissement nécessaire d'une virtualité, l'humanité de l'homme, qui existait en puissance, et qui s'actualise quand elle a bien mûri, comme une chrysalide qui devient papillon.

Parler d'autonomie - hors du rationalisme - devient le seul moyen d'exprimer aujourd'hui ce qu'exprimait jadis le mot de socialisme, bien qu'aucun mot n'échappe à la dégradation qui affecte tous les mots du vocabulaire politique. Ce que Castoriadis, dans les années 60, présentait comme le contenu du socialisme, définit aussi bien ce qu'il nomme autonomie : "L’idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification ; qu’il vise essentiellement - ou que les hommes doivent viser - l’augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme montrée constamment (...) Le programme socialiste doit être présenté pour ce qu’il est : un programme d’humanisation du travail et de la société. Il doit être clamé que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruction de la prison industrielle elle-même" [Socialisme ou Barbarie, n° 33, p. 82, et n° 35, pp. 29-30]. Ce programme n'est plus le programme marxiste.

S'il y a bien, chez Marx, deux éléments contradictoires, rompre avec le marxisme est encore une façon de lui rester fidèle, quand la fidélité littérale et aveugle devient, finalement, la pire des trahisons. Quand il faut choisir entre deux textes incompatibles, choisira-t-on celui qui assure que, "dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports nécessaires, indépendants de leur volonté", qui assurent l'existence de lois économiques, ou celui qui rejette l'idée suivant laquelle "les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu'elles s'appliquent au présent ou au passé" [Postface du Capital, p. 557 dans l'édition de la Pléiade, cf. Marx et l'imaginaire] ? S'il faut interpréter, et trancher entre une lecture autorisée - c'est-à-dire orthodoxe - et des lectures condamnées comme hérétiques, il faut encore choisir entre l'autorité que s'arroge le "parti de la classe ouvrière", ou celle que revendique un groupe d'initiés, trotskistes, bordiguistes, ou même situationnistes, qui délèguent à leur pape le droit de définir le marxisme authentique. Debord, sur ce terrain, ne pouvait guère passer pour un pape infaillible : s'il adoptait, alors, l'idée que l'URSS n'était aucunement un pays socialiste, c'est parce qu'il avait lu Socialisme ou Barbarie. Avant cette rencontre, dont Bernard Quiriny a retracé l'histoire, il qualifiait encore comme "Etats ouvriers" les pays du bloc soviétique, dans son Rapport sur la construction des situations, texte de référence sur lequel s'est fondée l'Internationale Situationniste, mais qui n'avait guère de consistance politique. La fin de son parcours fournit un bel exemple de la meilleure sortie que puisse faire un pape : dissoudre son Eglise, et congédier ses ouailles...

 

 

Sens et portée d'une rupture

 

Les attaques de Debord apportent un éclairage sur la rupture qu'entamait Castoriadis, et qui restait, pourtant, très incomplète encore : son sens était, alors, plus clair dans l'esprit de ceux qui la refusaient (Souyri, Lyotard, et les situationnistes) que dans la pensée de Castoriadis lui-même. Quand Debord dénonçait une "justification de l'irrationnel", il restait fidèle au panlogisme hégélien, pour qui, comme on le sait, "tout le réel est rationnel, tout le rationnel est réel" - formule que les marxistes ont reprise à leur compte, et qui est longuement commentée par Engels, dans sa brochure Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, où elle lui sert à expliquer le caractère "essentiellement critique et révolutionnaire" que Marx attribuait à la dialectique hégélienne. Pour celle-ci, en effet, la réalité historique n'est pas une forme figée, mais un mouvement nécessaire, qui conduit à son terme l'existence contradictoire des formes qui apparaissent, s'épanouissent et disparaissent quand elles ont fait leur temps, et cessent d'être viables. Comme Goethe le fait dire à son Méphisto, dûment cité par Engels, "tout ce qui existe mérite de périr" : tout ce qui vient au monde y subsiste dans la mesure et aussi longtemps qu'il demeure rationnel, dépérit et périt quand il cesse de l'être. C'est pourquoi Marx peut dire, dans la postface du Capital : "Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire". Telle est, bien entendu, la pensée de Debord, qui reproche à Cardan "son ignorance totale de la pensée dialectique" [texte cité, p. 79]. Or, en réalité, Cardan était alors bien loin d'avoir rompu avec la "dialectique", et ses premières critiques à l'égard du marxisme prenaient la forme d'une radicalisation - contestable à nos yeux - de sa dialectique historique : la contradiction par laquelle Marx avait cru fonder son pronostic sur la fin du capitalisme n'était pas une vraie contradiction, "parler de 'contradiction' entre les forces productives et les rapports de production est pire qu'un abus de langage, c'est une phraséologie qui prête une apparence dialectique à ce qui n'est qu'un modèle de pensée mécanique [IIS, pp. 26-27]". On sait qu'il lui opposait une vraie contradiction, telle que "le processus de travail ne fasse plus surgir un conflit extérieur au travail lui-même, mais doive s'appuyer sur une contradiction interne, l'exigence simultanée d'exclusion et de participation à l'organisation et à la direction du travail [IIS, p. 143] - celle qui lui permettait d'assimiler le fonctionnement du capitalisme à la conduite d'un schizophrène, oubliant, semble-t-il, que les contradictions de la schizophrénie n'impliquent, en elles-mêmes, aucun dépassement ou résolution nécessaire.

Et même s'il vouait "toute dialectique fermée", "rationaliste", ou "systématique" à déboucher sur une "fin de l'histoire" - "que ce soit sous la forme du savoir absolu de Hegel ou sous celle de l'homme total de Marx, quelle autre dialectique pratiquait-il lui-même, quand il affirmait "que la visée de l'autonomie tend inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire, que, au même titre que la conscience, la visée de l'autonomie c'est le destin de l'homme, que, présente dès l'origine, elle constitue l'histoire plutôt qu'elle n'est constituée par elle [IIS, pp. 148-189]" ? L'auteur de cette phrase est encore hégélien, et tombe sous le coup de sa propre critique, celle qu'il énoncera quelques années plus tard : « La fin de l'histoire ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu'il leur semble saugrenu de la situer en 1830 : intelligence insuffisante des nécessités de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait déjà eu lieu avant que l'histoire ne commence » [IIS, pp. 259-260]. Dire que l'autonomie, "présente dès l'origine", est "le destin de l'homme", c'est faire de l'histoire un scénario dont l'issue est prescrite d'avance, sous la forme d'un happy end, comme l'est chez Hegel, le rapport dialectique qui s'institue entre le maître et l'esclave.

 

 

Hegel, Kojève et Castoriadis

 

Ne nous attardons pas sur les querelles savantes où l'on rappelle que Knecht ne veut pas dire esclave, mais valet, serviteur, et que c'est bien le mot qu'emploie l'apôtre Paul, dans la traduction de Luther, pour se poser lui-même en serviteur du Christ. Admirable détour, qui a fait de lui le maître des ouailles qui sont venues se joindre à son troupeau : en tout cas, le mot grec que Luther a traduit par Knecht est justement doulos qui, la plupart du temps, est traduit par esclave. Ce terme est, après tout, justifié par la lutte à mort que nous décrit Hegel, dans sa genèse d'une conscience de soi qui vise, dès l'abord, à être reconnue par une autre conscience, qu'elle rencontre d'emblée comme une rivale. Cette lutte aboutit à la reconnaissance du guerrier victorieux par son rival vaincu qui a "trouvé son maître", c'est le cas de le dire, et qui l'a reconnu, en se faisant lui-même l'instrument du vainqueur. Comme le dira Kojève, cette reconnaissance unilatérale est une "impasse existentielle", où le désir du maître n'est satisfait qu'en apparence, puisqu'il est reconnu par un être qu'il ne reconnaît pas lui-même, reconnaissance qui est donc sans valeur pour lui. Et, comme on s'en doutait, le désir de reconnaissance apparaît, tôt ou tard, comme un désir qui ne peut être satisfait, sauf s'il accepte, enfin, la réciprocité [Cf. IIS, p. 140 : "La reconnaissance d'autrui ne vaut pour moi qu'autant que je le reconnais moi-même"]. C'est donc dès le début que cette dialectique a programmé sa fin, et que le temps passé avant d'y parvenir, même s'il est très long, même s'il n'a pas encore fini de s'écouler, n'est qu'une forme vide, un temps répétitif où rien de neuf n'arrive, et qui ne peut connaître aucune création - puisqu'une création, si elle peut se produire, doit être irréductible à ses antécédents, et ne peut jamais être prescrite par avance.

Dira-t-on qu'il s'agit, non de Hegel lui-même, mais d'un Hegel imaginaire, celui qu'a inventé Alexandre Kojève, dans sa brillante construction d'un système hégélien qui s'organise autour de la dialectique où Herrschaft et Knechtschaft, en échangeant leurs rôles, produisent les figures de la Conscience de soi : scepticisme, stoïcisme, conscience malheureuse ? La question est sérieuse, pour les historiens de la pensée hégélienne, mais elle n'a, pour nous, qu'une importance relative.

L'importance du rôle que Kojève a joué dans la philosophie française, et qui justifie bien, dans le livre que Vincent Descombes a consacré à "quarante-cinq ans de philosophie française, 1933-1978" [Le même et l'autre, Paris, Minuit, 1978], que l'enseignement de Kojève y marque une rupture, en quelque sorte inaugurale, a fait l'objet d'évaluations contradictoires :

- c'est à Kojève qu'est attribuée l'origine d'une pensée qui ose sortir de sa tour d'ivoire, et prendre en charge la violence, la guerre, le totalitarisme, en bref ce "maléfice de l'existence à plusieurs", dont se soucient Bataille, Lacan, Hyppolite, Queneau, Sartre et Merleau-Ponty, auteurs qui, depuis lors, sont restés dans l'histoire comme la génération des "trois H" (Hegel, Husserl, Heidegger). Et c'est encore lui qu'invoque Fukuyama, après l'effondrement de l'empire soviétique, pour relancer l'idée d'une "fin de l'histoire" [Cf. le colloque De la fin de l’histoire, Editions du Félin, Paris, 1992, évoqué ci-dessus, en rapport avec le MAUSS].

- mais c'est aussi Kojève qui deviendra la cible des spécialistes de Hegel, qui lui reprocheront d'avoir fait de Hegel un précurseur de l'existentialisme athée, tout comme Heidegger, auquel il attribue, de façon tout aussi arbitraire, le projet d'une "philosophie athée complète" où l'expérience humaine pourrait être pensée à partir d'elle-même, sans aucun recours à aucune transcendance...

Inutile de nier que ces thèses de Kojève faisaient violence aux exigences élémentaires hors desquelles il est vain de prétendre écrire une histoire de la pensée.

Inutile de nier l'influence qu'elles ont eu sur Castoriadis lui-même, et sur quelques auteurs qui ont compté pour lui : Merleau-Ponty, bien sûr, mais aussi Kostas Papaioannou, auquel il va reprendre la traduction de textes du jeune Hegel, qu'il cite justement dans "Marxisme et théorie révolutionnaire". Dans ce texte, en tout cas, il voit dans la formule Weltgeschichte als Weltgericht, "l'Histoire universelle comme Jugement dernier", un indice de l'athéisme hégélien, "l'idée la plus radicalement athée de Hegel" [IIS, p. 15, note 3].

Remarquons toutefois que ces critiques justifiées n'anéantissent pas la valeur de l'interprétation que Kojève proposait, dans cette trop fameuse "dialectique du maître et de l'esclave", pour laquelle ce qu'il dit ne s'éloigne pas trop de ce qui était admis, même par des auteurs classiques comme Alain, qu'on pourrait croire imperméable à la dialectique hégélienne, et qui, on le sait bien, préférait Kant, Descartes, et même Auguste Comte à cet obscur Hegel - comme on dit Héraclite l'Obscur - pour la lecture duquel il devait faire appel aux lumières de son ami Lucien Herr...

Il n'en reste pas moins que, dans son livre Idées, où il étudie Platon, Descartes, Hegel et Auguste Comte, Alain consacre quelques pages à la genèse de la Conscience de soi, où il note, par exemple, que dans la lutte à mort qui oppose les consciences, "l'un et l'autre posent leur vie 'comme une chose sans valeur'. Le fait n'est pas douteux  ; nos plus cruels combats ne sont pas pour l'existence, mais bien pour l'honneur".

De même ajoute-t-il que "la conscience universelle, qui est proprement la conscience, suppose la reconnaissance réciproque de deux moi  ; c'est pourquoi la mort n'avance à rien. Il reste que la soumission de l'un forme entre le maître et l'esclave un commencement de société". Puis il montre comment "le maître devient l'esclave de l'esclave, et l'esclave devient le maître du maître" - formule qui n'est pas employée par Hegel, bien qu'elle serve souvent d'abrégé didactique. Mais elle figure chez Alain, qui la place entre guillemets : « Le maître devient l'esclave de l'esclave par la paresse, l'esclave devient le maître du maître par le travail » - et l'assortit de commentaires assez proches de ceux que formulera Kojève : « Le serviteur, en travaillant pour le maître, use sa volonté individuelle et égoïste, et supprime l'immédiateté du désir  ; cette abdication et la crainte du maître amènent le commencement de la sagesse et le passage à la conscience de soi universelle ».

Cette lecture, d'ailleurs, est confortée par Marx, dont Kojève a pris soin de citer une phrase, qui félicite Hegel d'avoir fait du travail l'attribut essentiel de l'existence humaine [Manuscrits de 1844, dont la publication était alors récente] et dont Castoriadis pouvait s'être inspiré bien avant de connaître les travaux de Kojève : il connaissait Hegel, tout aussi bien que Marx, avant de venir en France, et il n'est pas certain qu'il tire de Kojève des idées qui, souvent, sont proches de celui-ci. Pouvait-il le connaître, en 1948, quand il s'inspirait de Hegel pour mettre en forme sa perception de l'histoire, dans une "Phénoménologie de l'expérience prolétarienne" [La société bureaucratique, pp. 95-105] ? La question ne se pose plus, quand il s'agit du texte où il développe, en exprimant ainsi ce qu'il ressent lui-même, les "racines subjectives du projet révolutionnaire" :

"Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil à moi et absolument différent, non pas comme un numéro, ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon (inférieur ou supérieur peu importe) de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire pouvoir le voir, et qu’il puisse me voir, comme un autre être humain, que nos rapports ne soient pas un terrain d’expression de l’agressivité, que notre compétition reste dans les limites du jeu, que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent être résolus ou surmontés, concernent des problèmes et des enjeux réels, charrient le moins possible d’inconscient, soient chargés le moins possible d’imaginaire. Je désire qu’autrui soit libre, car ma liberté commence là où commence la liberté de l’autre et que, tout seul, je ne peux au mieux qu’être 'vertueux dans le malheur' [IIS, pp. 137-138] ".

Ce texte est clairement pénétré de Hegel, et d'un Hegel compris dans l'esprit de Kojève, bien qu'il écarte sa théorie de l'histoire. Car il n'implique pas que, dans un avenir plus ou moins éloigné, l'existence à plusieurs puisse et doive conjurer ce que Merleau-Ponty nomme son "maléfice", qu'elle doive finalement devenir transparente, donnant ainsi naissance à un homme nouveau - rédemption que récuse, nous l'avons déjà vu, son interprétation de la pensée freudienne. Il postule, au contraire, que cette existence à plusieurs n'est pas un maléfice, et que, dès à présent, les hommes peuvent nouer des relations humaines avec tous leurs semblables : s'ils ne le pouvaient pas, comment pourraient-ils donc y parvenir plus tard, grâce à la croissance des forces productives ? C'est là, nous semble-t-il, ce qui rend nécessaire la rupture avec tout ce que Castoriadis nommera "la mauvaise utopie marxo-anarchiste" selon laquelle, "un jour, les individus agiront spontanément de façon sociale et qu'il n'y aura besoin d'aucune contrainte, etc". Formule paradoxale, où anarchisme et marxisme sont logés à la même enseigne, celle qui signalait l'abbaye de Thélème, où les hommes devaient s'entendre dans un consensus spontané, qui est pour Castoriadis un miracle improbable : "Est-ce qu'ils sont miraculeusement tous d'accord ? Non. Il y a une minorité, peut-être, ou plusieurs. Faut-il qu'elles suivent la majorité ou pas ? Ou bien chacun se retire sur une fraction d'un continent et applique son propre plan. Qu'est-ce que ça veut dire ?" déclare-t-il dans sa rencontre avec le MAUSS.

L'utopie est un terme des plus équivoques, qui a souvent désigné un récit de fiction, qui se déroule dans des contrées imaginaires : c'est le cas du Critias, des Voyages de Gulliver, et de 1984, qu'Orwell lui-même classe dans le genre utopique. Mais il s'agit aussi du tableau d'un pays où s'établirait une société parfaite, la meilleure, en tout cas, des sociétés possibles. Cela veut dire, en fait, une société où toute décision pourrait être l'objet d'un calcul rationnel, et ne donnerait plus matière à controverse. Le calcul benthamien des plaisirs et des peines, ou celui que Leibniz prête au Dieu créateur, interdit par avance tout débat politique, puisque les experts savent ce qu'il convient de faire : les citoyens n'ont plus qu'à ratifier leurs choix. C'est pourquoi l'utopie définit le contraire du projet d'autonomie, qui serait impensable si la politique était une science exacte, apte à déterminer ce qu'est le bien commun.

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28 août 2009 5 28 /08 /août /2009 14:34

Marx et l'imaginaire [2009]

 

 

"Marx est un grand économiste, même lorsqu'il se trompe, tandis que François Perroux n'est qu'un bavard, même lorsqu'il ne se trompe pas" : ce mot de Castoriadis doit être, évidemment, replacé dans son lieu, c'est-à-dire en un temps où les Oeuvres de Marx paraissaient dans la "Pléiade", sous la caution bourgeoise du professeur Perroux [Socialisme ou barbarie, n° 37, juillet-septembre 1964, p. 23, qu'on peut toujours relire dans L'institution imaginaire de la société (IIS, p. 49). Assez curieusement, bien que cette édition de Marx dans la Pléiade, "Economie I", porte la date de 1965, Yvon Bourdet en fait déjà la recension dans le numéro 36 de Socialisme ou barbarie - qui est daté d'avril-juin 1964].

Mais le vrai paradoxe, c'est que Marx peut bien être "un grand économiste" - puisqu'il maîtrise le savoir de ceux qui, à son époque, étudiaient l'économie - mais qu'il n'appartient pas à leur corporation. Ce n'est pas "un économiste" - même s'il lui arrive de prétendre à ce titre, quand il s'agit de le refuser à Proudhon [Misère de la philosophie, Pléiade, p. 7 : pour la commodité, nos citations de Marx seront toutes empruntées à l'édition de la Pléiade, sans autre indication que le numéro de la page] : mais, dans ce premier livre, il s'en prend aux économistes, "les représentants scientifiques de la classe bourgeoise" [p. 92], dont les méthodes lui paraissent aussi suspectes que celles des philosophes et des théologiens [corporations auxquelles il n'est pas affilié] :

"Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en ceci aux théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu. En disant que les rapports actuels - les rapports de la production bourgeoise - sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l'influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus." [pp. 88-89, cité par Marx lui-même dans une note du Capital, p. 616]

Remarquons en passant que, s'il arrive à Marx de se citer lui-même, c'est qu'il veut établir l'origine et la constance d'une position de principe, qui n'est pas, à ses yeux, une "erreur de jeunesse"... C'est d'ailleurs la même thèse qu'explicite assez longuement un texte inachevé, qui n'a été publié qu'en 1903 mais qui a pu, depuis lors, apporter des lumières sur l'objet du Capital [Introduction générale à la critique de l'économie politique, pp. 235-237] C'est ce texte, bien sûr, qu'évoque Castoriadis quand il nous rappelle que Marx considérait l'individu comme un produit social, "voulant dire par là non pas que l'existence de l'individu présuppose celle de la société, ou que la société détermine ce que l'individu sera, mais que la catégorie d'individu comme personne librement détachable de sa famille, de sa tribu ou de sa cité n'a rien de naturel et n'apparaît qu'à une certaine étape de l'histoire" [IIS, p. 36] : il nous rappelle, en même temps, que la catégorie de "société" n'est pas plus naturelle, et qu'aucune société concrète n'est apparue hors de l'histoire. Il est donc aussi vain de se représenter la société future, au terme de l'histoire, que de reconstituer le "contrat primitif", qui aurait, avant l'histoire, fondé la société sur des bases naturelles et universelles.

 

 

Le social-historique

 

Marx récuse, en effet, la séparation établie entre une histoire qui reste "événementielle" et l'analyse intemporelle des formations sociales, telle que l'ont pratiquée la philosophie des Lumières et l'économie politique classique. Economistes et philosophes restent "théologiens" dans la mesure où ils présentent les rapports sociaux actuels comme "des lois naturelles indépendantes de l'influence du temps". Bien qu'ils n'ignorent pas le passé féodal d'une société où les lois du marché n'ont pas toujours régi la circulation des richesses, ils traitent ce passé comme une longue et fâcheuse parenthèse entre ce qu'ils croient être un "état de nature" et les "rapports actuels" où les lois naturelles sont enfin rétablies... Ces "rapports actuels" leur paraissent, en effet, fondés sur la Raison - faculté naturelle et universelle de l'Homme - qui a dû, dès l'origine, apprendre aux hommes l'utilité du travail, et des règles marchandes grâce auxquelles les produits peuvent être échangés, dans des conditions qui ne peuvent léser personne, puisqu'elles traduisent un rapport contractuel, entre des sujets libres, qui négocient entre eux sur un pied d'égalité. Quant à la longue parenthèse que représente, en fait, l'histoire empirique, elle est comparable à cette histoire profane où les théologiens croient voir se dérouler les conséquences funestes du péché accompli par nos premiers parents. Mais pour l'économiste, comme pour le chrétien, la rédemption est toujours offerte aux pécheurs : même aux siècles obscurs du monde féodal, quand tous les produits n'étaient pas des marchandises, ces règles rationnelles jouaient toujours un rôle dans l'espace réduit où subsistait encore un esprit rationnel, celui des villes franches où se constituait la première bourgeoisie.

Une lecture naïve du Capital - par exemple celle que transmet l'Abrégé de Cafiero [Abrégé du Capital de Karl Marx, réédité par "Le chien rouge", Marseille, 2008] - pourrait nous faire croire que Marx établit lui aussi des lois universelles, et tout d'abord celle qui définit la "substance" de la valeur marchande à partir du temps de travail. C'est d'ailleurs la lecture qui s'est imposée dans la Vulgate marxiste, et qui a pu s'appuyer sur de nombreux textes, antérieurs au Capital, comme la Préface de 1859, ou postérieurs à lui, dans les commentaires d'Engels. Mais la lecture que Marx autorise lui-même, c'est celle d'un professeur russe d'économie, qu'il se plaît à citer dans la Postface du Capital : celui-ci, comme Marx, se refuse à penser que "les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu'elles s'appliquent au présent ou au passé. C'est précisément ce que Marx conteste ; pour lui ces lois abstraites n'existent pas (...) Les vieux économistes se trompaient sur la nature des lois économiques, lorsqu'ils les comparaient aux lois de la physique et de la chimie. Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et végétaux" [p. 557]. Est-ce à partir de là que Merleau-Ponty concluait "que le marxisme est tout entier construit sur l'idée qu'il n'y a pas de destin, que les 'lois' de la sociologie ne sont valables que dans le cadre d'un certain état historique de la société", et allait même jusqu'à dire "qu'il suppose, en conséquence, une vue (...) de l'homme comme créateur de son sort " [Sens et non-sens, Nagel, 1948, p. 82] ?

Même si "le marxisme" n'est pas "construit" sur cette idée, il est certain que Marx voulait saisir ensemble la réalité du social et son devenir historique, au lieu de dissocier des structures qui seraient perçues comme stables, et des événements qui viendraient les affecter. L'objet que vise Marx n'est pas "la société", "l'économie", "l'histoire", mais ce que Castoriadis a nommé d'un nom composé, le social-historique « presque toujours disloqué entre une société, référée à autre chose qu'elle-même et généralement à une norme, fin ou télos fondés ailleurs ; et une histoire qui survient à cette société comme perturbation relative à cette norme, ou comme développement, organique ou dialectique, vers cette norme, fin ou télos » [IIS, p. 251]. Le mot n'appartient pas au vocabulaire de Marx, mais c'est l'objet qu'il vise, et qu'il nous faut viser si nous voulons comprendre ce qu'il veut établir dans son premier chapitre - celui dont Althusser déconseille la lecture aux novices qui découvrent le Capital [Introduction à l'édition GF du Capital, 1969, reprise depuis lors dans la collection "Champs"]. Nous ne confondons pas Marx et Castoriadis, mais il n'est pas fortuit que leurs chemins se croisent, d'autant plus, on le sait, qu'aucun d'eux n'est "marxiste"... L'un et l'autre, en tout cas, récusent l'utopie, comme image d'une société parfaite : l'auteur du Capital se réfère, il est vrai, à l'Utopie de More, parce qu'elle éclaire la réalité de la société anglaise, et non parce qu'elle lui oppose un modèle de société idéale, qui n'est aucunement un projet politique, selon More lui-même, ni l'anticipation d'un avenir possible. Marx et Castoriadis récusent également l'idée que l'avenir puisse être programmé à partir d'une norme qui représenterait l'objectif à atteindre. Cette idée n'est pensable que si on dissocie le social et l'historique, mais elle fait de l'histoire une simple illusion, car elle aurait pris fin avant de commencer : «La fin de l'histoire ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu'il leur semble saugrenu de la situer en 1830 : intelligence insuffisante des nécessités de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait déjà eu lieu avant que l'histoire ne commence» [IIS, pp. 259-260].

L'analyse de la valeur ne sert pas à fixer le juste prix des marchandises, ni la juste rétribution qui reviendrait au travailleur, si elle répondait à la valeur du produit. Elle ne sert pas à calculer la "plus-value" (Mehrwert, terme qu'il vaudrait mieux, avec J.-P. Lefebvre, traduire "survaleur", comme on traduit "surtravail" son corrélatif Mehrarbeit). L'analyse de Marx joue le rôle qui est le sien dans une "critique de l'économie politique" où il s'agit de comprendre comment des phénomènes peuvent dissimuler leur signification à des savants qui cherchent à saisir leur essence. C'est Proudhon, et non Marx, qui croit que Ricardo a découvert les lois sur lesquelles est censée reposer la science économique. Marx s'en prend, au contraire, à la transparence illusoire que les économistes prétendent attribuer aux échanges régis par un équilibre entre l'offre et la demande. La valeur d'un produit semble se définir, de façon objective, par des qualités intrinsèques qui échappent à l'arbitraire des volontés humaines, et Marx rappelle, en note, que la même illusion s'observe également dans l'ordre politique : "Cet homme, par exemple, n'est roi que parce que d'autres hommes se considèrent comme ses sujets et agissent en conséquence. Ils croient au contraire être sujets parce qu'il est roi" [p. 588].

 

L'imaginaire capitaliste

 

L'illusion se dissipe, quand elle est replacée dans un cadre historique, où la circulation des richesses ne s'est jamais réduite aux formes définies par les lois du marché : "Les catégories de l'économie bourgeoise sont des formes de l'intellect qui ont une vérité objective, en tant qu'elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n'appartiennent qu'à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d'autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle." [p. 610]

Pour commencer, "puisque l'économie politique aime les Robinsonades", Marx accorde une place à cette préhistoire fictive, où l'exemple du naufragé permet de présenter "tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu'il s'est créée lui-même" comme des rapports tout à fait "simples et transparents" où seraient, nous dit-il avec quelque ironie, contenues dès l'abord "toutes les déterminations essentielles de la valeur" [pp. 610-611]. Robinson peut, sans doute, attacher plus de "prix" aux biens qui lui ont "coûté" plus de temps et d'efforts, mais l'emploi de ces termes reste une allégorie, puisque ces biens ne sont l'objet d'aucun échange. Marx précise, plus loin, que "Certaines conditions historiques doivent être remplies pour que le produit du travail puisse se transformer en marchandise. Aussi longtemps par exemple qu'il n'est destiné qu'à satisfaire immédiatement les besoins de son producteur, il ne devient pas marchandise" [p. 718].

Mais l'histoire réelle est bien plus instructive :

"Transportons-nous maintenant de l'île lumineuse de Robinson dans le sombre moyen âge européen. Au lieu de l'homme indépendant, nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres sphères de la vie auxquelles elle sert de fondement. Et c'est précisément parce que la société est basée sur la dépendance personnelle que tous les rapports sociaux apparaissent comme des rapports entre les personnes. Les travaux divers et leurs produits n'ont en conséquence pas besoin de prendre une figure fantastique distincte de leur réalité. Ils se présentent comme services, prestations et livraisons en nature. La forme naturelle du travail, sa particularité - et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande - en est aussi la forme sociale. La corvée est tout aussi bien mesurée par le temps que le travail qui produit des marchandises ; mais chaque corvéable sait fort bien, sans recourir à un Adam Smith, que c'est une quantité déterminée de sa force de travail personnelle qu'il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction du prêtre. De quelque manière donc qu'on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s'affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail" [pp. 611-612].

Il faudrait tout citer, mais cet extrait suffit pour caractériser la démarche marxienne : la confrontation du système féodal, où l'exploitation du travail est certes mystifiée par la hiérarchie des "trois ordres" [étudiés dans les travaux de Georges Duby], et d'une société où cette hiérarchie n'est plus qu'un souvenir, est précisément ce qui fait que "les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs" sont perçus de façon transparente, et n'ont aucun besoin de "se déguiser" en rapports entre choses, dont la circulation ne saurait affecter le statut des personnes. Dans l'imaginaire libéral, quel que soit le produit transféré par l'échange, la transaction s'opère entre des sujets libres, qui peuvent disposer librement de leurs biens : l'extension sans limites d'une économie de marché suppose l'existence d'une société dont tous les membres sont libres et égaux en droits. Telle est, bien entendu, la présupposition du travail salarié : "la force de travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est-à-dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre personne. Le possesseur d'argent et lui se rencontrent sur le marché et entrent en rapport l'un avec l'autre comme échangistes au même titre. Ils ne diffèrent qu'en ceci: l'un achète et l'autre vend, et par cela même, tous deux sont des personnes juridiquement égales" [pp. 715-716].

Cela veut dire, aussi, que les travailleurs libres qui peuvent et doivent vendre leur force de travail sont hors d'état de vendre quelque autre marchandise : "La seconde condition essentielle pour que l'homme aux écus trouve à acheter la force de travail, c'est que le possesseur de cette dernière, au lieu de pouvoir vendre des marchandises dans lesquelles son travail s'est réalisé, soit forcé d'offrir et de mettre en vente, comme une marchandise, sa force de travail elle-même, laquelle ne réside que dans son organisme" [p. 716].

Cette situation résulte évidemment d'une histoire singulière, que les Robinsonades servent à occulter, et que dénie toujours la pensée libérale : "Dans tous les cas il y a une chose bien claire : la nature ne produit pas d'un côté des possesseurs d'argent ou de marchandises et de l'autre des possesseurs de leurs propres forces de travail purement et simplement. Un tel rapport n'a aucun fondement naturel, et ce n'est pas non plus un rapport social commun à toutes les périodes de l'histoire. Il est évidemment le résultat d'un développement historique préliminaire, le produit d'un grand nombre de révolutions économiques, issu de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale" [pp. 717-718].

Faut-il le souligner, ce que dit Marx, ici, n'est pas puisé aux sources où il s'est abreuvé de science économique. Il prend appui sur l'expérience sociale qu'E.P. Thompson retrace dans La formation de la classe ouvrière anglaise, où apparaît, par exemple, un tisserand de Manchester qui explique fort bien «que le travail est toujours vendu par les pauvres, et toujours acheté par les riches, et que le travail ne peut d'aucune façon être emmagasiné, mais doit à chaque instant être vendu ou perdu». Cela réduit l’échange à un rapport de force, dont le résultat n'est pas un prix équitable, ce qui l'autorise à conclure que «jamais travail et capital ne pourront être avec justice soumis aux mêmes lois.» [cité par Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier, 1, p. 118].

A partir du moment où elle devient marchandise, la force de travail peut être évaluée comme est évaluée toute autre marchandise, à partir du montant des frais de production. Elle sera donc payée par un juste salaire, juste ce qui est requis pour sa reproduction. Elle n'est donc pas "volée" par le capitaliste, la morale et le droit n'auront rien à redire - mais elle est exploitée, puisqu'elle sert à produire des valeurs supérieures au prix de son achat.

 

 

Les droits de l'homme

 

Marx s'expose, on s'y attend, à de rudes critiques. Pour condamner l'exploitation, contrairement à la plupart des socialistes, il ne fait pas appel au droit, ni à la morale, ni aux textes solennels qui accordent aux "droits de l'homme" la fonction de principes fondateurs de tout droit. Principes qui, à ses yeux, servent à justifier la société bourgeoise, et nullement à combattre l'exploitation.

"Aucun des prétendus droits de l'homme - écrivait-il déjà dans sa prime jeunesse - ne s'étend au-delà de l'homme égoïste, au-delà de l'homme comme membre de la société civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l'individu séparé de la communauté. Bien loin que l'homme ait été considéré, dans ces droits-là, comme un être générique, c'est au contraire la vie générique elle-même, la société, qui apparaît comme un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leur propriété et de leur personne égoïste" [La question juive, Pléiade, Philosophie, p. 368].

Parmi d'autres critiques, Claude Lefort lui objecte que la liberté d'expression, telle que la proclame la Déclaration de 1789, n'est pas réductible aux droits du propriétaire : il invoque l'article 11, "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi" et poursuit en ses termes : "Faut-il que Marx soit obsédé par son schéma de la révolution bourgeoise pour ne pas voir que la liberté d'opinion est une liberté de rapports, comme il est dit en l'occurrence, une liberté de communication ?" [L'invention démocratique, 1981]

L'objection est spécieuse, aux deux sens de ce mot : elle a belle apparence, mais cela tient au fait que, dans le monde actuel, dès qu'on est sorti de l'enfer totalitaire, on s'accorde à penser que les droits essentiels sont garantis à tous ceux qui vivent dans nos sociétés libérales.

Mais cette liberté, tant qu'elle n'est définie que comme un "droit de l'homme", alors qu'il conviendrait d'en faire un "droit du peuple", garde le caractère d'un droit individuel, comme le droit de propriété, où ce qui m'appartient n'appartient pas aux autres, et où ma liberté doit s'arrêter là où la leur va commencer. La liberté de penser, et de communiquer ses opinions à tous, est un droit collectif, aussi précieux pour le groupe auquel on s'adresse, que pour l'individu qui exprime sa pensée. C'est alors qu'on peut dire, avec Castoriadis : "ma liberté commence là où commence la liberté de l'autre" [L'institution imaginaire de la société, p. 137]. Comme l'indique, en grec, le mot iségoria, cette liberté suppose l'égalité, elle implique et contient l'essentiel des "valeurs démocratiques". Elle implique, en effet, que chaque citoyen peut s'exprimer sans crainte, et qu'il n'a pas à redouter les sanctions, ou les représailles, que voudraient lui infliger le pouvoir politique, les partis, les églises, les lobbies et les coteries, sans parler des patrons pour lesquels il travaille, ou de ceux qui pourraient lui offrir un emploi, mais se garderont bien de prendre à leur service un sujet mal-pensant. Tout ce qui est essentiel, dans la démocratie, tient à l'iségoria, "parce que tout ce qu'il y a d'instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la 'liberté' devient un privilège." [Rosa Luxemburg, La révolution russe]. Ce texte de Rosa, parfaitement marxiste, définit l'essentiel : il faut respecter la liberté de pensée, liberté qui est toujours "la liberté de celui qui pense autrement". Il faut la respecter, même si sa pensée n'a rien de respectable, même si c'est la pensée d'un fanatique haineux : il faut la respecter parce que tout est perdu, dans une société où l'on ne peut penser que ce qui est permis par le pouvoir en place. Le reste est accessoire : la séparation des pouvoirs, les modes de scrutin, ou le tirage au sort, les procédures suivies dans le vote des lois, ne sont pas négligeables, mais ne sont que des règles qui servent à garantir, de façon pragmatique, ce qu'on a pu nommer l'empire du moindre mal. Libéralisme et démocratie sont deux choses distinctes, même dans les cas où elles peuvent coïncider : la liberté de conscience et la liberté d'expression ne signifient pas tout à fait la même chose si elles sont pensées comme droits de l'individu, qui exprime ses croyances parce qu'elles sont à lui, et si elles sont reconnues comme droits collectifs, dont le respect importe à tous les citoyens. Il ne s'agit pas d'une liberté "formelle", et le sens positif que nous accordons aux "valeurs démocratiques" est inséparable du bouillonnement créateur dont les Grecs, avant nous, ont pu faire l'expérience, et qui peut disparaître, en dépit des meilleures garanties juridiques, quand la société s'installe dans le conformisme.

Et s'il faut revenir aux textes fondateurs, il faut bien remarquer que la Déclaration, dans son dernier article, sanctifie la propriété, et la répartition qui en est déjà faite :

"(article 17) La propriété est un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous condition d'une juste et préalable indemnité".

Dans cette seule phrase, un même mot désigne deux choses bien distinctes :

- un droit universel, la capacité juridique reconnue à tout homme d'acquérir, de jouir et de disposer des biens qu'il s'approprie (même s'il ne possède que sa force de travail)

- et l'exercice actuel d'un droit de propriété sur des biens hérités, les biens de quelques-uns, qui incluaient encore, en 1789, l'exercice des droits féodaux, dont l'abolition restait soumise au rachat, que n'avaient pas oublié, malgré leur enthousiasme, les généreux acteurs de la nuit du 4 août...

 

 

Epilogue : Castoriadis et Marx

 

L'imaginaire social, dans la pensée de Marx, n'implique certes pas tout ce que Castoriadis trouve dans ce magma. Imaginaire, chez Marx, est presque toujours synonyme d'illusoire, et s'applique donc à une réalité moins réelle que l'objet du savoir théorique. Pourtant, ce n'est jamais une vaine apparence : dans l'échange des biens, dans la vie politique, et même dans les rites que célèbre une Eglise, la conduite des hommes atteste leur croyance à la réalité d'objets imaginaires qui échapperaient au regard d'un visiteur étranger. Une hostie consacrée, c'est bien le corps du Christ, pour le croyant qui a reçu l'eucharistie ; même un bout de papier, billet de banque, chèque ou bulletin de vote, est accepté par tous comme le signe des valeurs qu'il représente. L'illusion politique, si puissamment décrite au début du 18 Brumaire, fait d'un bourgeois français l'émule de Caton, de Gracchus, de César, et le rôle effectif des leaders jacobins se traduit dans une création historique, alors même qu'ils croient faire revivre la république romaine. L'idée de création est présente chez Marx, bien qu'elle soit étouffée par le schéma d'une évolution historique, qui doit mener à la victoire du socialisme. Mais elle laisse des traces, qu'il nous faut reconnaître, dans des textes où l'histoire n'est pas représentée comme la mise en oeuvre d'un scénario prévu jusqu'au moindre détail. Rappelons, pour finir, une phrase célèbre : "Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses" [L'idéologie allemande, Pléiade, Philosophie, p. 1067] : nous apprend-elle vraiment ce qu'est le communisme ? Ce qu'elle dit clairement, c'est qu'il ne s'agit pas d'une norme imposée au nom d'un idéal qui définirait un état de perfection, lequel, évidemment, serait définitif, et marquerait donc l'achèvement de l'histoire - thèse qui, on le voit, n'est nullement marxienne...

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