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30 janvier 2012 1 30 /01 /janvier /2012 08:53

Rudiments de philosophie (résumés de cours rédigés, pour l'essentiel, pendant l'année scolaire 1993-1994 : ils suivaient l'ordre des notions du programme, les voici reclassés dans l'ordre alphabétique)

 

 

 

 

* La religion

 

Les croyances religieuses, et les rites qui leur sont associés, apparaissent, au premier abord, comme un fait culturel universel, dont la présence est observable dans toutes les sociétés connues. Mais cette présence universelle n'a pas, partout et toujours, un caractère uniforme. Dans les sociétés modernes, la religion est devenue l'expression d'un choix personnel : les citoyens d'une même nation peuvent librement professer des credos différents, ou ne pratiquer aucun culte, et c'est là l'un des signes les plus marquants par lesquels les sociétés modernes se différencient des sociétés « archaïques » ou « traditionnelles ». Celles-ci se caractérisent, au contraire, par l'omniprésence d'une religion qui institue, tout à la fois, les règles morales et les formes d'organisation politique qui structurent la société, en même temps qu'elle formule la « vision du monde » commune à tous ses membres. C'est ainsi que les « livres saints » que nous ont transmis les Hébreux, et dont nous avons fait la Bible, étaient d'abord et avant tout un code complet de législation civile et pénale, la Torah, c'est-à-dire la Loi. L'appartenance à une religion ne se distinguait pas de l'appartenance à une communauté ethnique et politique : c'était le cas du peuple hébreu, mais même une société qui nous semble plus « ouverte » et plus tolérante, comme la démocratie athénienne, a pu condamner des penseurs, tels que Socrate et Anaxagore, parce qu'ils n'honoraient pas les dieux de la cité. Ce que nous appelons « liberté de conscience », et qui a fait son apparition, dans l'Europe moderne, lorsque catholiques et protestants ont dû renoncer, les uns aussi bien que les autres, à imposer leur foi aux sujets d'un même royaume, n'avait pas encore sa place dans les républiques de l'Antiquité.

Jusqu'à un certain point, c'est ce qui justifie la distinction qu'établit Benjamin Constant entre « la liberté des Anciens » et « la liberté des Modernes » : pour un Grec, ou pour un Romain, être libre, c'est participer à l'exercice du pouvoir souverain ; pour un Européen du dix-neuvième siècle, être libre, c'est jouir de droits individuels, et n'avoir à se justifier, en matière de religion, que devant sa propre conscience. 

Il s'ensuit que, pour les Modernes, la religion apparaît d'abord comme un système de croyances, un «credo», auquel chaque individu peut librement adhérer. Mais à moins de penser que la vraie religion, c'est la religion des peuples modernes, et que les religions des peuples « primitifs », ou celles des « païens », ne sont pas des vraies religions, il est impossible de définir le phénomène religieux par le contenu de croyances, telle que la croyance en Dieu, en l'immortalité de l'âme, ou en la résurrection des corps. Quoique le même mot, « Dieu », s'applique à la religion polythéiste des Grecs et à la foi judéo-chrétienne (ou musulmane), il n'y a qu'un rapport d'homonymie entre des dieux qui ont leur place dans un monde qu'ils n'ont pas créé, et qui existait avant eux, et un Dieu créateur, éternel, et « transcendant », puisque sa réalité précède celle d'un monde périssable, et subsiste au-delà de la fin des temps...

Le seul caractère commun qui permette de définir le phénomène religieux, en y incluant aussi bien les religions païennes, les religions monothéistes, et les cultes « animistes » ou « fétichistes » des peuples primitifs, c'est l'expérience du sacré, et la séparation instituée entre le monde « profane », les activités « profanes », et le domaine réservé aux puissances surnaturelles, et qui devient l'objet de prohibitions rituelles, ce qu'exprime le mot « tabou », mais c'est déjà le sens du mot latin sacer. Le sacré, c'est tout ce que l'homme s'interdit de toucher, tout ce qu'il s'interdit de maîtriser ou de posséder, c'est ce qu'il sacrifie à Dieu, aux dieux, ou au destin, c'est tout ce à quoi il renonce. Comme l'explique Hésiode dans la « Théogonie », l'institution du sacrifice s'accompagne d'une répartition de la chair des victimes, dont une part sera consommée par les hommes, alors que l'autre sera brûlée, consumée en l'honneur des dieux ; mais il arrive aussi que les dieux réclament un holocauste, un sacrifice où toute la chair des victimes doit leur être offerte, et partir en fumée. La pratique du sacrifice est d'ailleurs ce qui a motivé les premières critiques de la religion, chez Empédocle ou chez Héraclite, qui refusent de croire qu'un homme puisse se purifier de ses fautes, et obtenir la faveur des dieux, en se souillant du sang de victimes animales, et parfois humaines... car les légendes grecques nous parlent du sacrifice d'Iphigénie, immolée par son père Agamemnon, pour obtenir des dieux le vent favorable qui conduira ses vaisseaux jusqu'à Troie. Ce qui suppose, évidemment, qu'on ne considère pas les dieux comme des êtres justes et bienveillants : on ne croit pas qu'ils récompensent les justes et punissent les malfaiteurs, on croit qu'ils se laisseront fléchir par des prières et par des cadeaux, on se les représente comme des juges corrompus, qui rendront leur sentence en faveur de celui qui aura su leur graisser la patte. Tel est le thème du livre III de la République de Platon, où l'on peut constater que Socrate dénigrait effectivement les dieux de la cité, et tentait d'introduire une autre conception de la divinité. Mais c'est aussi ce qui conduit Epicure à déclarer que l'impie n'est pas celui qui rejette les dieux de la multitude, mais celui qui se fait une image des dieux, incompatible avec leur nature d'êtres immortels et bienheureux : les dieux sont, par définition, indifférents au sort et aux actions des mortels, et ne cherchent pas à leur nuire, ni à les favoriser.

Dans le monde gréco-romain, la critique du sacrifice est le principal argument des premiers philosophes contre les croyances religieuse établies ; mais dans la tradition hébraïque, ce sont des prédicateurs religieux, des prophètes comme Isaïe, qui développent une critique du sacrifice, et lui opposent l'idée que Dieu n'est pas réjoui par la fumée des sacrifices, mais par la purification du cœur et la justice : « Que m'importent vos innombrables sacrifices, dit Yahvé. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux (...) Vos mains sont pleines de sang, lavez-vous, purifiez-vous, ôtez votre méchanceté de ma vue, cessez de faire le mal ! Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, secourez l'opprimé, soyez justes pour l'orphelin, plaidez pour la veuve » (1).

Ernest Renan a pu déclarer que « le jour où il écrivit cette page admirable (vers 740 avant J.-C.), Isaïe fut le véritable fondateur du christianisme. (...) tandis que le sacrificateur (le prêtre) continua de vanter l'efficacité des tueries dont il profitait, le prophète osa proclamer que le vrai Dieu se soucie bien plus de la justice et de la pitié que de tous les bœufs du monde » (Œuvres complètes, tome IV, p. 1258). On peut certes se demander comment le christianisme a pu être fondé 740 ans avant la naissance de Jésus-Christ, mais il est vrai que la prédication évangélique fait puissamment écho à cette page d'Isaïe. Dans le Sermon sur la montagne, la valeur des offrandes est clairement subordonnée à une exigence morale : il faut que celui qui les offre soit réconcilié de bon cœur avec son frère, c'est-à-dire avec tous les hommes : « Quand donc tu présentes ton offrande à l'autel, si tu te souviens d'un grief que ton frère a contre toi, laisse-là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et présente ton offrande » (Matthieu, V, 23-24).

S'ensuit-il que le christianisme, ou le judéo-christianisme, marque une rupture radicale avec les pratiques sacrificielles, et devient par là même « la moins religieuse des religions » ? Faut-il même aller jusqu'à dire, avec René Girard, qu'il démystifie la pratique sacrificielle en révélant qu'elle repose sur l'immolation d'une victime innocente, un « bouc émissaire » auquel la communauté fait porter le poids de toutes ses fautes ? Il serait plus exact de dire que cette religion transforme le sacrifice et lui donne un sens nouveau. S'il est vrai qu'elle dévalorise la pratique rituelle du sacrifice sanglant, et si elle lui substitue la commémoration du sacrifice grâce auquel l'Agneau de Dieu efface les péchés du monde, elle appelle aussi les croyants à pratiquer une autre sorte de sacrifice. L'offrande que Dieu réclame, ce n'est plus le sacrifice de bœufs, de béliers, d'agneaux et de veaux gras, c'est un sacrifice où celui qui l'offre est tenu de se sacrifier lui-même, en renonçant à quelque chose qui lui tient à cœur, quelque chose qu'il n'abandonne pas sans regret ; et c'est pourquoi, selon l'Evangile (Marc, XII, 44 ; Luc, XXI, 4), la menue monnaie offerte par une veuve représente un plus grand sacrifice que les riches présents offerts par des hommes qui ne manquent de rien : « car tous ceux-là ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre ».

Certes, le sacrifice est « spiritualisé », il ne consiste plus à immoler une victime animale, comme le bélier qu'Abraham sacrifie à la place de son fils bien-aimé, il s'agit justement de renoncer à tout ce qui nous est cher, et cela lui donne un caractère moral, qui est, bien sûr, celui d'une morale du renoncement : « Si tu veux être parfait, dit Jésus au jeune homme riche, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor aux Cieux, puis viens, suis-moi » ( Matthieu, XIX, 17-21).

Le sacrifice, quelle que soit la manière dont il est pratiqué et compris, est donc bien ce qui permet de définir la religion en général, et c'est sans doute aussi ce qui pourrait permettre une comparaison systématique des différentes religions, des affinités qui les lient, et des particularités qui les distinguent. Tel pourrait être le programme d'une étude anthropologique de l'histoire des religions.

(1) Pour cette citation, et pour celles qui suivent, cf. mon article « La Loi et le Messie », dans la Revue du MAUSS, n° 2, 1993. 

 

 

* Une science de l'homme : la sociologie

 

Si nous voulons comprendre comment fonctionne une machine, il faut la démonter, examiner ses rouages et la manière dont ils sont disposés, afin de reconstituer l'agencement qui permet de produire les effets en vue desquels la machine a été conçue ; s'il s'agit de savoir comment fonctionne la société humaine, il n'est certes pas souhaitable de démonter réellement ses mécanismes, mais la pensée peut effectuer (ou plutôt simuler) une dissection imaginaire de la société : 

« Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce. Ainsi en la recherche du droit de l'Etat, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république ».

Dans ce texte ou Hobbes se propose de fonder la science politique, en prenant pour modèle la physique de Galilée, il n'est certes pas question de « rompre la société civile », même si, en pensée, il faut la considérer comme si elle était dissoute. Il se trouve qu'en fait, au moment où Hobbes publie De Cive, la société civile est déjà « rompue » et « dissoute » dans son propre pays : l'Angleterre traverse une crise révolutionnaire, qui se développe en guerre civile, et cette situation donne un contenu concret à l'hypothèse théorique d'un « état de nature », où les hommes ne sont liés à leurs semblables par aucune obligation morale, aucune relation juridique, et ne peuvent connaître que des rapports de force. Aussi l'objet d'une science politique n'est-il pas purement théorique et spéculatif, il est directement lié à une préoccupation pratique, celle de rétablir la paix entre les citoyens en leur montrant la nécessité de se soumettre à une autorité légitime. Deux siècles plus tard, c'est la même préoccupation qui anime Auguste Comte, quand il entreprend de fonder une science qu'il appelle d'abord « physique sociale », avant de lui donner le nom de « sociologie », qui lui est resté depuis lors.

Depuis la révolution de 1789, les fondements de l'ordre social sont devenus précaires et incertains. L'Ancien Régime est mort, la Révolution n'a fait que passer, et la monarchie restaurée ne peut plus invoquer le « droit divin ». Les rois ne règnent plus par la grâce de Dieu, aucune autorité politique ne peut plus s'imposer, si son utilité n'est pas reconnue par le peuple.

La révolution de 1789 se fondait sur les principes « individualistes » que formule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme...». Cela suppose que l'individu préexiste à la société, et que celle-ci n'est pas une communauté naturelle, mais une association établie par la volonté de ces hommes qui, avant même de s'être associés, possèdent déjà des droits « naturels et imprescriptibles ». Les rapports de dépendance et de subordination, qui s'imposent en fait dans les sociétés réelles, ne sont donc pas des rapports naturels, inscrits dans la nature sociable de l'être humain, mais des rapports institués par les hommes, et qui ne peuvent se fonder en droit que sur le libre consentement des individus associés :

« Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres », déclare Diderot dans l'Encyclopédie. « La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle ; mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que la nature... » (Rousseau présente la même argumentation, au début du Contrat social).

Mais la sociologie de Comte, de Durkheim et de Mauss va renouer avec la pensée d'Aristote, pour qui la société est un organisme naturel, un tout dont les parties ne peuvent avoir aucune existence indépendante et séparée, pas plus que les membres du corps humain : un membre arraché au corps ne peut pas survivre sans lui, un homme retranché de son groupe ne peut pas mener, dans la solitude, une vie qui soit digne d'être vécue par un homme. Une telle existence, loin de constituer un état de nature antérieur à la vie sociale, serait un état contre nature, qui ne pourrait convenir qu'à des êtres « tout à fait dégradés », des monstres tels que les Cyclopes, dont Aristote emprunte l'image à l'Odyssée.

Dans cette conception « holiste », l'individu n'existe que pour le tout (to holon) dont il fait partie, il n'a pas d'intérêts et de droits séparés, qui puissent s'opposer aux intérêts du groupe, alors que, dans la pensée contractualiste, l'individu possède des droits naturels, qui préexistent au Contrat et peuvent être légitimement revendiqués contre l'ordre social et l'autorité qui le représente. Pour la plupart des sociologues, l'individu est une abstraction, puisque les hommes naissent et se forment dans des familles, des clans, des tribus ou des nations, qui leur inculquent une manière d'être et de se comporter, que certes leur action pourra faire évoluer, parfois même sans qu'ils y pensent, de même que l'usage social d'une langue modifie insensiblement le sens des mots et les règles grammaticales. L'individu moderne n'est lui-même que l'aboutissement d'une évolution historique, où les guerres de religion, les luttes pour la liberté de conscience, sans parler du rôle de l'éthique protestante dans le développement de l'esprit d'entreprise, ont permis l'émergence de l'individualité, dans une société qui inculque à ses membres l'état d'esprit qui les porte à se conduire comme des sujets autonomes. 

 

 

* La technique

 

Le mythe de Prométhée, revu et corrigé par Protagoras, nous présente une des plus anciennes interprétations du sens de la technique : l'ingéniosité de l'homme, son aptitude à résoudre par des artifices les problèmes qui s'imposent à lui, apparaît comme une compensation, un correctif, qui lui permet de remédier à une situation originelle de dénuement, qui semble avoir fait de lui le plus démuni de tous les êtres vivants : un être calamiteux, comme dira Montaigne, c'est-à-dire un roseau (kalamos, calamus), le plus faible de la nature, comme dira ensuite Pascal. Les autres animaux ont reçu en partage des griffes, des crocs, des pinces, des carapaces, et toutes les armes offensives et défensives dont ils peuvent avoir besoin. Prométhée et Epiméthée n'ont rien donné de tel à l'homme, il vient au monde tout nu, sans armes et sans protection. Ce raté de la création ne tarderait pas à disparaître si Prométhée, soucieux de compenser ce handicap initial, ne lui avait pas transmis le pouvoir d'inventer et de fabriquer des instruments artificiels, pouvant se substituer aux organes naturels qui lui font défaut. Il aura donc des armes, des armures, et toutes sortes d'outils qu'il pourra employer en lieu et place des attributs naturels dont la nature a pourvu les autres êtres vivants : à défaut de nageoires, il maniera l'aviron, et même, s'il faut en croire la légende d'Icare, il se dotera d'ailes semblables à celles de l'oiseau pour pouvoir s'élever dans le ciel. La technique, en d'autres termes l'art (techné), se définit alors comme une imitation de la nature, qui « parachève ce que la nature est dans l'impossibilité d'élaborer jusqu'au bout » , comme l'écrit Aristote dans sa Physique.

Cette imitation est en un sens une création, puisqu'elle ne se borne pas à reproduire un modèle préexistant, qu'il lui suffirait de copier : l'aviron n'est pas une copie des nageoires, les roues sur lesquelles vont s'avancer les chars des guerriers de l'Iliade ne ressemblent pas aux pattes des quadrupèdes qui vont devoir les tirer : « Il n'y a pas dans la nature d'équivalent proche ou lointain de la poulie, de l'étrier, de la roue de potier, de la locomotive ou de l'ordinateur ; un ordinateur n'imite pas le système nerveux central, il est construit sur d'autres principes » , observe Cornelius Castoriadis, qui ajoute que l'invention de la moindre technique est déjà une création absolue (article Technique, dans l'Encyclopaedia Universalis, repris dans Les carrefours du labyrinthe).

Disons donc que la technique rivalise avec cette nature qu'elle est censée imiter ; et ne nous étonnons pas si on a pu la soupçonner d'être une imitation perverse, susceptible de perturber l'ordre naturel, aux défaillances duquel elle prétend remédier. Telle est sans doute la pensée de Platon, et en tout cas celle du personnage qu'il met en scène, dans le mythe du Phèdre où il fait rapporter par Socrate l'invention de l'écriture par un dieu égyptien, Theuth, qui joue dans cette histoire un rôle comparable à celui du Prométhée grec. L'écriture est présentée par lui comme un remède aux défaillances de la mémoire, mais le roi Thamous, meilleur juge de l'invention que ne peut l'être l'inventeur lui-même, observe que les hommes cesseront de cultiver leur mémoire, dès qu'ils croiront pouvoir se fier aux empreintes matérielles que constituent les caractères de l'écriture. Ceux-ci auront pu servir d'aide-mémoire pour la remémoration (hupomnésis), mais pour la mémoire vivante (mnémé), cette mémoire qui est l'assimilation de la vérité par l'âme elle-même, l'écriture n'est pas un remède, elle est un poison, une drogue qui la corrompt (le même mot pharmakon comporte ce double sens, sur lequel prend appui l'analyse de Jacques Derrida, la pharmacie de Platon).

On retrouvera chez Rousseau, et déjà dans le coup d'éclat que constitue son fameux Discours sur les sciences et les arts, l'idée que le développement des moyens par lesquels l'homme croit rendre plus aisées les tâches qu'il doit accomplir, se paie par une dépendance accrue à l'égard de tous ceux qui peuvent se les approprier, qui peuvent mettre ces moyens à la disposition des autres, et qui par conséquent peuvent aussi les en priver, ce qui signifie que l'homme ne devient pas « maître et possesseur de la nature » , comme disait Descartes, sans que certains hommes n'exercent une puissance accrue sur le reste de leurs semblables, qui se trouvent alors de plus en plus dépendants de la société, sans laquelle ils ne peuvent plus vivre en produisant eux-mêmes ce dont ils ont besoin.

Il y a là de quoi fonder toute une philosophie de l'Histoire, d'abord parce que l'idée de progrès n'a un sens clair et défini que lorsqu'elle se rapporte au développement des sciences et des techniques : mais aussi parce que le développement des sciences et des techniques, s'il peut être apprécié en termes de progrès, ne peut l'être que par référence à un but : par rapport à ce but, l'accroissement des connaissances et des capacités pratiques des hommes apparaît comme un moyen, grâce auquel ils pourront atteindre l'objectif qu'ils se sont proposé...

La notion même de progrès implique d'abord qu'il soit possible de comparer deux états successifs et de dire si le plus récent est préférable à celui qui l'a précédé, et il faut avoir un critère permettant de s'en assurer. D'entrée de jeu, il est clair qu'il y a des domaines où ce critère est inconcevable : une œuvre littéraire, un style architectural, un tableau ou une musique, ne sont pas préférables parce qu'ils sont plus modernes : la peinture de la Renaissance ne marque pas un progrès, ni d'ailleurs une décadence, par rapport à ces peintres du Moyen Age qu'on a si drôlement appelé « primitifs » ; s'il est permis de comparer les cathédrales gothiques et le Parthénon, ce ne peut être ni pour célébrer le progrès accompli par l'architecture, ni pour déplorer, comme le faisaient Boileau et son disciple Voltaire, l'irruption de la barbarie « gothique » dans un art où la perfection aurait été atteinte une fois pour toutes, avec les Grecs et les Romains. Il ne semble possible d'invoquer des critères objectifs que dans le domaine des sciences et des techniques, parce que la valeur explicative d'une théorie, et l'efficacité d'un procédé technique, paraissent plus faciles à contrôler et à justifier.

Dans la recherche scientifique de la vérité, si j'arrive à un résultat qui me permet de rendre compte de faits qu'une théorie antérieure ne me permettait pas d'expliquer, tout en restant capable de rendre compte des faits que cette ancienne théorie expliquait par ses propres concepts, je peux dire que j'ai progressé : mon savoir actuel m'aide à comprendre mieux ce que je croyais savoir jusqu'ici - alors que mes idées d'autrefois ne me permettraient pas de comprendre celles auxquelles je suis maintenant parvenu.

Quant au progrès technique, il semble encore plus facile de l'apprécier sur des critères objectifs : un véhicule peut aller de plus en plus vite, une machine peut réaliser de façon toujours plus précise et plus efficace les opérations en vue desquelles elle a été conçue et programmée. Reste à savoir si les buts en vue desquels nous développons nos techniques sont eux-mêmes souhaitables, c'est-à-dire si on peut souhaiter toutes les conséquences qui seront associées á leur réalisation. Il n'est guère admissible, en effet, d'isoler des objectifs purement techniques, et de faire comme si la réalisation de ces objectifs ne se traduisait pas par des transformations du cadre de vie et des formes de la vie sociale. La dégradation irréversible de l'environnement, ou encore le fait que les problèmes à résoudre dans une société moderne échappent de plus en plus au contrôle des citoyens, deviennent incompréhensibles pour eux, et que leur gestion soit accaparée par des spécialistes incontrôlables, tout cela fait partie des effets du progrès technique, et impose qu'on se demande s'il s'agit vraiment d'un progrès pour le bien-être des populations, sans parler de leur droit inaliénable (comme on disait en 1789) à décider elles-mêmes quelle vie elles souhaitent vivre, et qu'est-ce qui fera leur bonheur : les réponses des technocrates, des planificateurs et des futurologues répondent en effet aux problèmes que ceux-ci se posent, plutôt qu'à la question de savoir quel est le but à se proposer, pour pouvoir planifier autre chose que la croissance, c'est-à-dire l'expansion sans limites d'une production dont on ne se demande même plus dans quel but on la développe... Le point de vue technique, par lequel on se préoccupe d'abord des moyens les plus efficaces en vue de réaliser un objectif quel qu'il soit, détermine une position technocratique, pour laquelle il convient d'exclure tous les objectifs qui ne peuvent pas s'accorder avec l'emploi des moyens dont on dispose, et qui apparaissent donc utopiques et irréels : ce n'est même plus la formule machiavélique la fin justifie les moyens, c'est une perversion du machiavélisme lui-même, qui ne se donne plus d'autres buts que ceux qui peuvent s'accorder avec ses moyens.

 

 

* Le temps

 

Chaque jour, quand je lis le journal, ou quand j'écoute un bulletin d'information à la radio, je revis en pensée les événements de la veille, ou même des événements qui se sont produits il y a quelques heures. Entre le temps où je les revis, et le temps où ils se sont produits, l'écart est si infime, que je n'y fais pas attention, et ne trouve rien d'étonnant à ce que des événements qui ont déjà eu lieu, et qui sont déjà du passé, se présentent à mon esprit comme s'ils se produisaient maintenant. Il en va autrement, si je lis un livre d'histoire, ou un roman, dont l'action se situe en un temps qui m'apparaît tout autre que le temps dans lequel je prends connaissance du récit qui fait revivre ces faits passés, ou qui me donne l'illusion de suivre les faits et gestes de personnages inventés par le narrateur. J'ai alors l'impression que le temps s'écoule, et que le passé s'est enfui loin de moi, puisque je ne perçois rien d'autre que le présent. La conscience du temps qui passe m'apparaît comme une création imaginaire de l'esprit humain, par laquelle je me représente une situation qui n'appartient plus au présent, ou qui ne lui appartient pas encore, ou même qui n'appartient qu'à un présent mythique, celui des contes, dont le temps reste indéfini : il était une fois...

J'imagine qu'un animal ne se préoccupe guère des situations dans lesquelles il s'est trouvé, pas plus qu'il ne se prépare aux épreuves qui peuvent l'attendre dans un avenir, même proche. Le temps n'est réel que pour un être tel que l'homme, qui peut se représenter comme réelles des choses qu'il n'a pas besoin de percevoir auprès de lui, des choses dont la présence physique n'est pas nécessaire pour qu'il puisse les faire exister, d'une sorte d'existence dont il faut se demander en quoi elle consiste, en quel sens peut-on dire que c'est une réalité. Quelle est donc la réalité de cette chose qu'on nomme le temps ? La question ne se pose pas seulement à propos du temps éloigné qui est visé par le récit (historique ou romanesque), elle se pose déjà , pour le temps que je crois être celui de mon présent, le temps pendant lequel ce récit m'est communiqué : chaque phrase de ce récit s'articule et se décompose en une succession de mots, dont le sens n'est perçu que du fait de leur succession, de même qu'une mélodie n'est perçue comme mélodie que parce que chaque note est rapportée à celles qui l'ont précédée et à celles dont on attend qu'elles la suivent. Le présent que je perçois n'est pas le présent ponctuel d'un instantané : je ne percevrais aucune musique, s'il me fallait percevoir chaque note séparément. De même, dans une phrase, le sens n'est pas contenu dans les mots compris un à un, le sens se constitue dans l'écoulement d'une suite de mots, il peut se comparer au sens dans lequel coule une rivière.

Or, quand je prononce une phrase, pour reprendre un exemple de saint Augustin, il y a des mots de cette phrase qui appartiennent déjà au passé, alors que je n'ai pas encore fini de prononcer ma phrase, et que je peux encore être interrompu, avant d'être arrivé au terme de ce qui n'est encore qu'un développement à venir. En un sens, le début et la fin de la phrase appartiennent à mon présent, je ne comprendrais pas le contenu de la phrase, si je ne pouvais pas la maintenir tout entière dans le maintenant de mon attention. Mais dans un autre sens, il n'y a que le mot, ou même la syllabe que j'articule à l'instant, que je puisse dire présente, tout ce qui l'a précédée a déjà cessé d'être, tout ce qui doit la suivre reste en suspens, en attente, encore retenu dans les limbes de l'à-venir.

C'est pourquoi St Augustin n'a pas tort de noter que la notion de temps, cette notion si familière que nous croyons d'abord la connaître parfaitement, devient une énigme dès qu'on cherche à la définir, dès qu'on se pose la question : qu'est-ce sue c'est ? En effet, dès qu'on analyse la réalité du temps, on se prend à douter de la consistance du phénomène qu'on analyse : le temps se décompose, ou plutôt il éclate, en trois éléments qui ne peuvent jamais être saisis ensemble, le passé, qui n'est plus, l'avenir, qui n'est pas encore, le présent, qui ne vient à l'être que pour cesser d'être et s'anéantir aussitôt. On commence par se demander qu'est-ce que le temps ?, on s'interroge sur son essence, on finit par se demander s'il est possible de lui accorder une quelconque existence...

Cette énigme n'est pas résolue par la distinction classique qui pourrait nous permettre de dire que la réalité du temps n'est pas celle d'une substance, c'est-à-dire celle d'une chose qui existe en elle-même et par elle-même, mais celle d'un accident, ou d'un attribut, qui existe seulement par rapport à autre chose, comme une détermination de la réalité de cette autre chose. Ainsi pourrait-on dire que le temps n'existe que par rapport au mouvement de choses qui se transforment : le temps, dit Aristote, est la mesure du mouvement. Il n'y aurait pas de temps, s'il n'y avait pas des choses qui naissent, qui croissent et qui dépérissent, s'il n'y avait pas d'autre réalité que celle d'un être immuable et immobile. Selon St Augustin, avant la création du monde, quand Dieu seul existait, il n'y avait pas encore de temps, et il est donc absurde de se demander ce que pouvait bien faire Dieu pendant tout le temps qui aurait précédé la création du monde. Dire de Dieu qu'il est éternel, ce n'est pas dire qu'il existe depuis un temps illimité, c'est dire que son existence n'est pas sujette à l'épreuve du temps : l'éternité ne se confond pas avec la perpétuité, elle est sans commune mesure avec l'étendue, si on peut dire, du temps qui passe. Faut-il alors penser que l'être éternel, le seul être qui ne vient pas à l'être et qui ne peut pas cesser d'être, est le seul être réel, non pas l'être suprême, mais l'être même ? Que dire alors de la réalité du temps, et de celle des choses qui existent dans le temps ? Choses qui naissent, qui subissent l'usure ou l'érosion qui impriment sur elles ce qu'on appelle la marque du temps, elles finissent par disparaître, comme il convient à des choses qui n'existent qu'à titre précaire comme une émanation du seul être réel... (Est-ce Dieu, est-ce l'être selon Parménide ?).

Puis-je sortir de l'impasse dans laquelle je me suis engagé ? Peut-être aurais-je dû partir de l'expérience humaine du temps, reconnue comme un fait incontournable, qu'il faut considérer comme la condition de possibilité de toute autre expérience, à tel point qu'il devient absurde de rêver d'un temps qui suspend son vol. Si le temps s'arrêtait, cela voudrait dire que notre conscience serait elle-même réduite à néant, comme celle des habitants du château de la Belle au bois dormant, qui traversent un siècle comme si c'était une seule nuit, mais pour qui les cent ans qui s'ajoutent à la durée de leur vie ne représentent aucun gain réel. Il n'y a là aucun paradoxe, si on distingue le temps des choses, le temps qui se manifeste dans l'usure et dans l'érosion, et le temps de la conscience, un temps qui ne peut être étranger à la vie de la conscience et qui se confond même avec son activité, alors que le temps des choses apparaît comme une menace pour ces choses qu'il dévore, comme le dieu Kronos dévorait ses enfants, - d'où le calembour qu'on a fait sur Kronos et Chronos, le nom du dieu et la dénomination grecque du temps. Il faut peut-être, à la limite, employer des mots différents pour parler du temps objectif dans lequel se déroule notre vie, et qui nous est commun avec tout ce qui est contenu dans un même monde, et de la temporalité qui est propre à la conscience, qui se confond avec le mouvement par lequel elle s'élance toujours au-devant d'elle-même, vers ce qu'elle anticipe comme son à-venir, et qui précède, dans son expérience vécue, la détermination du passé et du présent. Il faut alors mettre en cause et redéfinir cette idée de réalité de laquelle nous étions partis pour dire que le présent seul est réel, et conclure que le passé, l'avenir et le temps lui-même n'ont d'autre réalité que celle qui est créée par le pouvoir de l'imagination, lorsqu'elle nous représente ce qui a été, ce qui sera, ce qui pourrait être, mais qui n'est pas présent, et qui n'a aucune existence physique. Il faut comprendre que l'imaginaire n'est pas pour autant irréel.

 

 

* Théorie et expérience

 

L'expérience nous apprend presque tout ce qui est utile pour préserver notre vie : elle nous apprend que les couteaux coupent, que le feu chauffe et qu'il peut brûler, qu'un corps pesant livré à lui-même tombe par terre et peut s'y écraser, etc. Elle nous apprend aussi à discerner les plantes comestibles et les aliments vénéneux, les animaux sauvages et ceux qui peuvent être domestiqués...

Pour utile qu'elle soit, cette connaissance n'en a pas moins un caractère égocentrique, elle nous présente les choses par rapport au besoin que nous en avons et aux moyens par lesquels nous pouvons les maîtriser : j'appelle « lourd » un objet que je soulève à grand peine, « léger » celui qui ne réclame qu'un effort minime ; et de même, pour ce que j'appelle « chaud » et « froid », « grand » et « petit », « doux » et « amer »... Si je grelotte de froid, pendant que mon voisin m'assure qu'il fait chaud, c'est parce que j'ai la fièvre, et c'est aussi ce qui me fait trouver amer un aliment que d'autres me disent être doux.

Le premier pas vers l'acquisition d'une connaissance objective consiste à se doter d'instruments de mesure, et d'unités définies indépendamment des appréciations incertaines que chacun peut tirer de ses propres impressions : il faut définir un « mètre », un « étalon », avec leurs multiples et leurs sous-multiples. Si je dis que tel poids pèse tant de kilos, que telle distance à parcourir est de tant de kilomètres, je m'épargne l'imprécision de formules comme « c'est lourd » ou « c'est loin ». De même, si je peux dire qu'il fait 19°C, et que ma propre température est de 39°C...

Je substitue ainsi des mesures quantitatives et objectives aux évaluations qualitatives dans lesquelles s'exprime ma sensibilité subjective. Alors que l'expérience immédiate m'informe sur les choses telles qu'elles m'apparaissent, telles qu'elles sont par rapport à moi, l'effort pour constituer une expérience scientifique vise à me donner les moyens de connaître la nature de ces mêmes choses, telles qu'elles sont indépendamment de moi, quelle que soit la façon dont elles affectent ma sensibilité.

Je dois alors corriger presque toutes les notions « spontanées » qui se forment dans mon expérience immédiate : ainsi, quand j'observe que les corps pesants tombent à terre, cette observation vraie s'accompagnerait d'une erreur, si je croyais, comme on l'a cru pendant des siècles, qu'il y a deux sortes de corps, des corps lourds que la pesanteur entraîne vers le bas, et des corps légers, comme le feu et la fumée, qui s'élèvent vers le ciel. Cette erreur ne se réduit pas à une croyance enfantine : les philosophes grecs qui ont été les premiers à élaborer une science de la nature, une « physique » (phusis = nature) ont cru à l'existence d'un « haut » et d'un « bas » absolus, (de même qu'ils ont cru que le soleil et les autres astres se mouvaient autour de la Terre. Ils ont cru que la chute des corps pesants était due à une propriété naturelle de ces corps et que le mouvement ascensionnel des corps légers, comme le feu et la fumée, s'expliquait aussi par la nature de ces corps : la nature elle-même était comprise comme un principe de développement, déterminant la croissance et les mouvements de chaque chose (le mot phusis signifie, littéralement, l'éclosion d'une plante, la croissance d'un être vivant, et il est de la même famille que phuton, la plante, d'où nous avons tiré la « phytothérapie », la guérison par les plantes). Ce sont là des idées qui trouvent leur origine dans l'expérience immédiate, et leur fausseté n'a été reconnue que grâce à l'élaboration théorique qu'en ont faite les chercheurs qui les ont mises en ordre, et les ont présentées sous la forme d'un système, dans lequel chaque assertion est démontrée à partir d'un principe dont elle résulte, et où elle sert á son tour à justifier d'autres énoncés, d'autres « théorèmes », qui s'enchaînent les uns les autres à partir des « axiomes » initiaux (le mot grec théoria signifie aussi « procession », c'est-à-dire succession réglée : dans toute théorie, les principes précèdent les conséquences, qui « procèdent » à partir d'eux, et s'ensuivent nécessairement)

L'avantage d'une théorie, et même d'une théorie fausse, c'est qu'aucun de ses énoncés ne peut être considéré indépendamment des autres, et que, si une expérience conduit à mettre en cause un seul de ses théorèmes, c'est tout le système qui est en question, et qui doit être abandonné, ou profondément remanié.

C'est justement ce qui s'est produit avec la physique d'Aristote, qui rendait compte de presque tous les phénomènes observables, en faisant une distinction entre les mouvements naturels et les mouvements violents. Si un corps pesant, abandonné à lui-même, tombe et se meut vers le bas, c'est « naturel ». Si ce même corps est arrêté dans sa chute, soulevé et projeté dans l'air par l'action d'un autre corps, il s'agit là de mouvements « violents ». Alors que le mouvement naturel résulte de la nature du corps, le mouvement violent ne peut se produire et se perpétuer que par l'intervention d'un moteur extérieur qui continue à exercer une action sur lui. Si elle cesse, le mouvement doit cesser lui aussi : cessante causa, cessat effectus, diront les Scolastiques.

« La physique aristotélicienne forme, on le voit bien, une théorie admirable, admirablement cohérente, et qui n'a, à vrai dire (outre celui d'être fausse), qu'un seul et unique défaut : celui d'être contredite par la pratique journalière, par la pratique du jet. Mais un théoricien digne de ce nom ne se laisse pas arrêter par une objection du sens commun. Lorsqu'il trouve un fait qui ne s'accorde pas avec sa théorie, il le nie. Et lorsqu'il ne peut le nier, il l'explique. Et c'est dans l'explication de ce fait - le fait du jet, mouvement se continuant malgré l'absence de moteur - apparemment incompatible avec sa théorie qu'Aristote nous montre tout son génie ». (Alexandre Koyré, Etudes galiléennes).

Génie qui se déploie pourtant en pure perte : l'impossibilité de donner une explication plausible du mouvement des projectiles devait rester le « talon d'Achille » de la physique aristotélicienne, et conduire à son abandon. Comme le montre Alexandre Koyré, la physique moderne, celle de Galilée, de Descartes et de Newton, a pris naissance dans l'examen critique des difficultés que la physique d'Aristote n'arrivait pas à résoudre. Cette physique, pour laquelle le repos et l'arrêt du mouvement ne faisaient pas problème, se trouvait dans l'embarras lorsqu'il s'agissait de rendre compte de la perpétuation d'un mouvement, le mouvement des projectiles. Ce mouvement dont la perpétuation nous paraît naturelle, nous qui la rapportons à l'idée d'inertie, était pour Aristote un mouvement violent, et ne pouvait s'expliquer que si le moteur extérieur accompagnait le projectile ; et pour qu'on puisse le considérer comme un mouvement naturel, il aurait fallu pouvoir lui assigner un but, qui lui aurait donné une raison d'être, une « cause finale » rendant compte du mouvement...

La révolution scientifique accomplie par Galilée consiste d'abord á rompre avec cette conception téléologique du mouvement naturel (téléologique, du grec télos, but, finalité, objectif visé : une explication téléologique est une explication dans laquelle le but poursuivi est considéré comme la cause déterminante du résultat obtenu). C'est ainsi que, formulant la loi de la chute des corps, il détermine l'accélération uniforme, qui définit le mouvement de chute, à partir du point de départ (terminus a quo), et non plus à partir du point de chute (terminus ad quem). La vitesse du mobile, à un moment quelconque de la chute, peut être déterminée á partir de la vitesse qui était la sienne á l'instant précédent, augmentée d'un coefficient d'accélération. Cela suppose que le mouvement se conserve, et que sa perpétuation n'a pas besoin d'être expliquée par des causes.

Cette loi de la chute des corps, à la différence des explications d'Aristote, se prête á un contrôle expérimental : Galilée décrit un dispositif permettant de mesurer le rapport entre les distances parcourues par un mobile et les temps pendant lesquels il les parcourt. Il s'agit certes du dispositif expérimental le plus simple, le plus rudimentaire, qu'on puisse concevoir : un plan incliné, sur lequel on fait rouler des sphères, de façon à ralentir le temps de chute et à le rendre mesurable. Mais il suffit pour franchir le fossé qui sépare l'expérience immédiate, l'expérience passive par laquelle on ne fait que constater et observer des faits qui se produisent fortuitement, et l'expérience scientifique, l'expérimentation active, expérience dont le savant prend lui même l'initiative, parce qu'il cherche à contrôler la valeur d'une hypothèse théorique, et qu'il se donne les moyens de réaliser et de répéter à volonté en construisant un dispositif expérimental. C'est ce qu'explique Kant lorsqu'il dit que la science doit « forcer la nature á répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse... Elle lui demande de l'instruire, non pas comme un écolier... mais comme un juge en charge, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose ».

 

 

* Le travail

 

L'homme est sans doute le seul animal qui ne se contente pas de vivre dans le milieu naturel où il se trouve placé, et de s'adapter aux conditions matérielles qui déterminent son existence, il s'efforce au contraire d'adapter le monde naturel à ses propres besoins, de subjuguer les autres êtres vivants, et de remodeler la nature à sa guise. Mais parce qu'il transforme le milieu où il vit, il se transforme lui-même à son tour, il se crée de nouveaux besoins, et il doit développer de nouvelles aptitudes afin de les assouvir.

C'est pourquoi le travail peut être considéré comme une activité spécifique de l'homme, même si nous évoquons volontiers l'exemple d'animaux qui travaillent : les abeilles, les fourmis, les termites ou les castors... En effet, le travail de ces animaux se situe dans un environnement qu'il ne transforme pas de fond en comble, alors que le travail humain substitue un milieu artificiel á l'environnement naturel dans lequel il s'est d'abord exercé. A tel point que, non seulement les villes et le monde industriel, mais même les campagnes, les terres cultivées, constituent un cadre de vie entièrement remanié par l'activité humaine, et il n'y a plus guère de paysages dont on puisse dire voici ce que la Nature a créé, et non pas ce que lui a substitué l'activité laborieuse de l'homo additus naturae. La spécificité du travail humain se reconnaît à cette capacité de transformer l'environnement, qui se répercute d'ailleurs sur la manière d'être de l'homme, sur les besoins qu'il éprouve, et les talents qu'il peut mettre en œuvre. C'est tout cela, selon Marx, qui permet de définir l'homme comme un animal qui produit ses conditions d'existence, et ne peut donc pas être défini une fois pour toutes par une nature humaine immuable : l'universalité d'une telle nature est rendue incertaine, ou plutôt insaisissable, par la découverte du caractère historique, i.e. historiquement situé, des formes sous lesquelles la vie humaine se présente à nous.

Toujours est-il que le travail, la nécessité de travailler, et les nécessités que crée l'activité laborieuse elle-même, s'affirment comme des traits permanents et fondamentaux qui déterminent le sens et les formes du développement historique de l'humanité.

La nécessité du travail : cela signifie que le travail, alors même qu'il fait de l'homme le maître du monde dans lequel il vit, est aussi vécu comme un esclavage, une contrainte pénible, sinon même comme un châtiment. Les mots eux-mêmes le disent, qui évoquent tantôt l'idée de peine ou de labeur, tantôt celle d'œuvre ou de chef-d'œuvre (ouvrage, ouvrier, main-d'œuvre, mais aussi homme de peine, effort ''laborieux", traduisent la même dualité que ponos et ergon, labor et opus). Cette dualité peut être éclairée par l'analyse de ce qui fait la spécificité du travail humain, et le différencie tout autant des autres activités de l'homme, que de celles qui, chez l'animal, semblent pouvoir être assimilées à un travail.

Le travail se différencie des nombreuses activités auxquelles nous pouvons consacrer nos loisirs, non pas par sa difficulté, par la fatigue ou la dépense d'énergie qu'il réclame, mais par la finalité qui le définit. Une même activité, par exemple une activité sportive, peut être pratiquée comme un jeu, si on la pratique en amateur, et comme un travail, lorsqu'on devient un professionnel. On peut dépenser autant d'énergie, épuiser ses ressources physiques et nerveuses, dans l'exercice d'une activité ludique, que dans la pratique professionnelle de cette même activité. Ce qui est décisif, c'est que, dans un cas, on pratique cette activité en vue d'un résultat qui reste extérieur à l'activité elle-même, on gagne sa vie, on recherche la gloire ou la notoriété, on prépare des examens pour obtenir des diplômes, etc., alors que, dans l'autre cas, on fait de l'art pour l'art, l'exercice d'une activité ne se propose pas d'autre but que la satisfaction qu'elle procure par elle-même. On comprend que, pour les Romains, otium et negotium, le loisir et le travail, se définissent tout autrement que dans notre idéologie moderne, qui fait du loisir un temps libre, c'est-à-dire inoccupé, le temps résiduel qui subsiste après le temps de travail. En latin, ce qui est négatif, c'est le negotium, le négoce, dont le nom même dit bien qu'il est la négation de l'otium, c'est-à-dire d'une activité autosuffisante qui n'est en aucun cas réductible à l'oisiveté. On pourrait exprimer une idée voisine en opposant une activité servile ou mercenaire, et un travail créateur qui, dans une société utopique bien différente de celles que nous connaissons, permettrait à l'homme de s'épanouir, et deviendrait pour lui le premier des besoins vitaux (ainsi parlait le jeune Marx...). Mais dans les conditions ordinaires de la vie sociale ordinaire, le travail reste synonyme d'une activité qu'on n'accomplit pas pour elle-même, qui ne présente pas d'intérêt intrinsèque, et qui est donc accomplie sous l'empire de la nécessité, même s'il n'est plus ressenti comme esclavage. Il y a donc, dans la nature même du travail, une séparation nécessaire entre l'activité elle-même et le produit qui en résulte : alors que l'animal qui chasse pour se nourrir va aussitôt consommer la proie qu'il a capturée, le travail suppose qu'on mette en réserve ce qui n'est pas immédiatement utile. Mais c'est aussi ce qui fait que le travail est, par nature, susceptible être aliéné et exploité : le produit du travail peut être mis en réserve, non pas pour l'usage à venir que pourra en faire son producteur, mais pour un usage étranger, l'usage qu'en fera un utilisateur qui n'a pris lui-même aucune part à la production. C'est déjà ce qui s'accomplit grâce à la division sociale du travail, dont Platon a montré qu'elle est la base même de toute organisation sociale : alors qu'un homme qui vivrait seul sur une île déserte devrait pourvoir lui même à la satisfaction de tous ses besoins, et se faire chasseur, pêcheur, laboureur, maçon, charpentier, etc., les hommes qui vivent en société peuvent répartir entre eux les tâches productives, et échanger ensuite les produits de leurs travaux.

Cette division sociale du travail pose immédiatement le problème d'une répartition équitable des tâches et des produits, problème qui, dans les utopies du dix-neuvième siècle, devait être résolu par la formule "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Formule utopique, bien sûr, puisque elle laisse en suspens la question de savoir comment mesurer les besoins et les capacités de chacun... Le socialisme utopique voudrait laisser chaque individu libre de fixer lui-même la part qui lui revient, le "socialisme réel" (1) a toujours recouru à des solutions autoritaires, et les sociétés libérales préfèrent s'en remettre à la régulation qui s'effectue d'elle-même, par l'équilibre qui doit s'établir entre l'offre et la demande, lorsque les produits du travail se présentent sur le marché dans les conditions de la libre concurrence. Il serait difficile de croire que l'une ou l'autre de ces solutions s'accorde avec les exigences de la justice. Tout au plus, pourrait-on prétendre que, à la longue, l'une de ces solutions permettrait de rémunérer le travail de chaque producteur. C'est ce que prétend établir la théorie libérale de la main invisible : si une marchandise ne peut pas être vendue à un prix qui couvre au moins les frais de sa production, les producteurs cesseront de la produire, jusqu'à ce qu'une demande accrue fasse remonter son prix et le rende rémunérateur ; si une marchandise rare peut être vendue à un prix très supérieur à son prix de revient, elle attirera les entrepreneurs à l'affût d'investissements rentables, et, comme par l'effet d'une main invisible, l'offre et la demande retrouveront bientôt leur équilibre naturel, sans que l'Etat ou les corps de métiers soient intervenus dans ce sens. Nul besoin d'être socialiste pour se douter qu'une telle régulation spontanée de l'économie n'a jamais été indolore, qu'elle s'est toujours accompagnée de faillites, de compressions de personnel, et de tensions sociales...

D'ailleurs, la société ne doit pas seulement rémunérer le travail productif, elle doit aussi rémunérer des travaux improductifs, mais qui n'en sont pas moins nécessaires au bon fonctionnement de l'économie, et elle doit encore faire vivre ceux de ses membres qui ne sont pas encore en mesure de travailler, ceux qui ne le sont plus, et même ceux qui se trouvent à l'écart, et n'ont aucune chance d'obtenir un emploi rémunérateur. Problèmes dont la solution n'appartient pas au philosophe, mais qu'il lui revient de poser, en observant que les sociétés industrielles sont les premières sociétés qui peuvent se permettre d'exclure de la production un nombre croissant de travailleurs potentiels, alors même qu'elles ont besoin de proposer leurs produits à un nombre croissant d'acheteurs potentiels.

(1) suivant la formule d'un dirigeant soviétique, Leonid Brejnev...

 

 

*  La vérité

 

Si je dis que le ciel est bleu, que la Terre est ronde, et que l'homme est un être pensant, chacune de ces assertions peut être jugée "vraie" ou ''fausse" ; mais les termes sur lesquels elles portent, le ciel, la Terre et l'homme, et de même le bleu du ciel, la rondeur de la Terre, et la pensée de l'homme, ne sont ni vrais ni faux, ils peuvent se rapporter à quelque chose de réel ou d'irréel, dont ils donnent une représentation qu'on pourra dire abstraite au concrète. Il nous faut donc réserver l'emploi des termes vrai et faux pour qualifier des énoncés qui formulent des jugements, et éviter de les appliquer à des choses ou à des idées, comme on le fait lorsqu'on parle d'une vraie joie, d'une histoire vraie, et aussi d'un faux-frère ou de fausse monnaie. Si j'ai dans mon esprit l'idée de monstres comme les Centaures ou les Sirènes, en même temps que j'ai l'idée d'un chien, d'un chat ou celle d'un cheval, il me faut bien reconnaître qu'il n'y a rien dans la nature de ces idées qui me permette de dire que l'une d'elles est vraie, alors qu'une autre serait fausse. Quant aux idées dont la seule analyse fait apparaître l'incohérence, par exemple l'idée du nombre le plus grand possible, il ne s'agit pas plus d'une idée fausse que d'une idée vraie. Ce qui est vrai ou faux, c'est l'énoncé par lequel je déclare mon jugement, affirmant que le cheval existe, que le Centaure appartient à l'univers fictif de la mythologie grecque, et que le nombre le plus grand possible est tout simplement un non-sens. La vérité ou la fausseté se rapporteraient donc de manière exclusive à l'énonciation d'un jugement, qui serait vrai lorsqu'il serait conforme à la réalité des faits qu'il prétend décrire, et faux lorsqu'il s'en écarterait. C'est là une thèse classique, qu'exprime la célèbre définition de la vérité comme adaequatio rei et intellectus, stricte correspondance entre ce qu'on dit et ce dont on parle. Définition dont il faut pourtant dire, à la suite de Kant, qu'il s'agit seulement d'une "définition nominale'' - une définition qui permet de dénommer un objet, mais qui ne nous apprend rien sur la nature de cet objet. Bien sûr, on peut admettre l'équivalence des termes vrai et conforme au réel, il est sans doute équivalent de dire "cet énoncé est vrai" et "il est conforme à un état de choses réel". Mais cela ne règle pas la question de savoir si l'énoncé est vrai parce qu'il est conforme à la réalité, ou si c'est, au contraire, parce que nous jugeons qu'un énoncé est vrai, qu'il nous est permis d'en conclure qu'il est conforme à un état de choses réel.

Examinons d'abord le cas de la vérité historique. La réalité dont on parle n'est pas moins problématique que la vérité qui se rapporte à elle, puisqu'il s'agit d'une réalité qui a déjà cessé d'être, et à laquelle nous n'avons accès que par des témoignages, des récits oraux ou écrits, et par les vestiges matériels qui attestent, à leur façon, l'existence passée d'une réalité disparue. S'il est vrai que Jules César a été tué, le jour des ides de mars, pendant une réunion du sénat romain, la réalité de ce fait ne constitue pas un objet de notre expérience, auquel nous pourrions confronter le contenu de cet énoncé. S'il nous est possible de dire que l'énoncé est vrai, c'est parce que nous jugeons que les récits qui nous font connaître les circonstances de la mort de César sont suffisamment fiables, suffisamment compatibles avec tout ce que nous savons par ailleurs sur le passé de Rome, pour pouvoir leur ajouter foi et leur accorder un statut que nous devons refuser aux récits qui rapportent le meurtre d'Agamemnon. Et lorsque nous décidons ainsi que ce récit est vrai, nous décidons en même temps que les personnages et les faits qu'il met en scène ont bien été réels, mais c'est la vérité du récit qui fonde pour nous la réalité des faits, les seuls critères qui permettent d'en décider étant ceux que la critique historique a pu élaborer pour apprécier la valeur des documents et des témoignages. La vérité du récit n'est donc pas autre chose que la confiance (trust) qu'on peut lui accorder, et dire qu'il est vrai (true), c'est dire qu'il est fidèle, digne de foi, et peut être cru sur parole...

Mais prenons un tout autre exemple, celui d'une science dont les énoncés prétendent à une certitude apodictique, une certitude démonstrative qui ne se rapporte plus à des faits contingents (comme les événements historiques), mais à des relations nécessaires : parlons donc des mathématiques. Peut-on dire que leur vérité consiste dans la concordance entre les énoncés que formulent leurs théorèmes, et des rapports réels, auxquels ils seraient adéquats ? Il est clair, en tout cas, que la vérité d'un théorème ne repose pas sur la constatation d'une telle concordance. S'il est vrai, par exemple, que tous les rayons d'un cercle sont égaux entre eux, cette vérité ne résulte pas d'une mesure effectuée sur tous les rayons qu'on pourrait y tracer. Avant même d'avoir tracé un cercle, le géomètre sait déjà que, par définition, tous les segments qu'il pourra tracer entre le centre de ce cercle et un point quelconque de la circonférence devront nécessairement être égaux. C'est que la définition du cercle n'est pas une description d'une figure donnée dans l'expérience sensible et observée par le géomètre, c'est une règle a priori qui détermine d'avance les propriétés de l'objet qu'elle permet de construire.

Il y a certes un rapport entre la vérité de l'énoncé et la réalité sur laquelle il porte, mais cette réalité n'est pas la réalité empirique des objets perçus dans l'expérience sensible, c'est une réalité idéale, la réalité d'une Idée, qui a ceci de commun avec toute autre réalité qu'elle ne dépend en rien des états d'âme et des dispositions affectives du sujet qui se la représente : les propriétés du cercle, ou celles du triangle rectangle, ne sont pas plus affectées par mes humeurs que celles d'un corps matériel tombant en chute libre. Dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas l'examen de la réalité qui me fournit un critère pour apprécier la vérité d'une loi scientifique, c'est au contraire la connaissance d'une vérité qui définit et caractérise la réalité qui lui correspond.

Je peux donc bien parler d'une vérité objective, qui n'est pas seulement ma vérité, mais dont je suis certain qu'elle est la vérité, dans la mesure où tous les chercheurs, s'ils font tout ce qui est requis par le sérieux de leur recherche, devront bien arriver aux mêmes conclusions, ou alors c'est que leur recherche n'est pas celle de la vérité. Mais il ne s'ensuit pas que la vérité soit elle-même un objet, extérieur à la pensée humaine, indifférent à la recherche qui lui est vouée, et qui, comme un trésor caché, resterait à la place où on a pu l'enfouir, en attendant que quelqu'un vienne le déterrer. Un trésor qui, le cas échéant, resterait à sa place, comme les épaves des galions espagnols au fond de l'Atlantique, sans que personne puisse le retrouver...

La vérité ne peut être conçue comme une chose en soi qui resterait pareille à elle-même, aussi bien dans le cas où nous parviendrions à la connaître que dans celui où elle demeurerait hors d'atteinte et se rirait de nos efforts, pour reprendre une image dont le caractère insoutenable doit bien signifier que nous faisons fausse route. En ce sens, il faut bien admettre que la vérité est subjective, c'est-à-dire qu'il n'y a d'autre vérité que celle à laquelle notre recherche peut parvenir, et qu'il n'y a aucun sens à parler d'une vérité absolue, qui resterait par nature inaccessible aux efforts par lesquels nous cherchons à l'atteindre (et cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des vérités absolues, si on entend par là des vérités qui, une fois reconnues, ne pourront plus être remises en cause : deux et deux font quatre, je pense donc je suis, etc.).

La vérité est « objective », ce n'est pas une création arbitraire de mon esprit ; mais elle est aussi « subjective » : elle n'a de réalité que pour l'esprit qui la recherche, elle ne subsiste pas hors de l'esprit de tous ceux qui la cherchent, elle n'a pas sa demeure dans un monde intelligible où aucun intellect ne pourrait jamais pénétrer...

 

 

* Le vivant

 

C'est sans doute Aristote qui a introduit l'idée d'une totalité organique, celle d'un tout qui préexiste aux parties dont il se compose, et dont la réalité ne se réduit pas à la somme de ses parties. Alors qu'on peut détruire un édifice et réutiliser ses pierres pour construire un autre bâtiment, le corps d'un être vivant se compose d'organes qui se sont développés en même temps que lui, qui semblent voués à périr avec lui, et dont on n'imaginait guère, il n'y a pas si longtemps, qu'il deviendrait possible de les greffer sur d'autres corps vivants, comme on peut réparer une machine avec des pièces de rechange. Gardons-nous des anachronismes : il n'y a pas lieu de critiquer Aristote pour avoir ignoré les greffes d'organe, ou pour n'avoir pas su établir une analogie entre la vie d'un organisme et le fonctionnement d'une machine. Il faut plutôt reconnaître qu'il s'est déjà lui-même avancé sur cette voie, lui qui a imaginé que les navettes des tisserands pourraient se mouvoir d'elles-mêmes, comme les statues de Dédale et les trépieds d'Héphaistos : on peut craindre, il est vrai, que ces références mythologiques soient un indice du peu de vraisemblance qu'il attribuait à la création de tels automates, dont il déclare que, s'ils existaient, il n'y aurait plus besoin de recourir au travail forcé des esclaves.

Cette phrase de la Politique ne mérite sans doute pas l'éloge qu'en fait Marx, pour qui elle préfigure l'idée que les progrès techniques finiront par transformer la nature du travail humain, supprimant son aspect servile, et ne laissant subsister que l'activité créatrice et libre. Ce que voulait dire Aristote, c'est plutôt que l'activité productive aura toujours besoin d'instruments animés, et cette justification cynique de l'esclavage est justement ce qui introduit l'idée d'une analogie entre la machine et l'être vivant : «... pour le pilote, la barre du gouvernail est un instrument inanimé, le timonier est un instrument animé (...) l'esclave est un objet de propriété animé et tout serviteur est comme un instrument précédant les autres instruments». Notons que l'instrument s'appelle en grec organon, et c'est le même mot qui nous sert á nommer les organes d'un organisme... Il reste frappant qu'Aristote ait conçu l'idée d'organisme vivant en rapport avec les problèmes de l'organisation sociale, et qu'il ait pu concevoir la société elle-même comme un organisme vivant :

"Par nature donc, la cité est antérieure a la famille et à chacun de nous, car le tout est nécessairement antérieur à la partie ; si le corps entier est anéanti, il n'y aura plus ni pied ni main, et ce n'est par analogie verbale, comme on dit une main de pierre".

Cette conception d'une totalité organique, dans laquelle les éléments n'existent et n'agissent que par rapport à l'ensemble dans lequel et pour lequel ils existent, se retrouve chez bien des auteurs, et leur sert à développer une analogie entre le corps physique et le corps social. Plutarque nous rapporte, dans sa Vie de Coriolan, la fable des membres et de l'estomac, que Ménénius Agrippa aurait conté à la plèbe de Rome, et nous la retrouvons chez La Fontaine, comme dans le Coriolan de Shakespeare. Mais nous la retrouvons aussi dans la première lettre aux Corinthiens, de Saint Paul : "Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? Mais il y a plusieurs membres, et cependant un seul corps. L'œil ne peut pas dire à la main : Je n'ai pas besoin de toi, ni la tête á son tour dire aux pieds : Je n'ai pas besoin de vous (...) Un membre souffre-t-il ? Tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l'honneur ? Tous les membres prennent part à sa joie".

Ce n'est certes pas là une théorie scientifique de l'être vivant, mais c'est bien une pensée de la spécificité de l'organisme, qui sera mise à rude épreuve lorsque les philosophes mécanistes du dix-septième siècle, assimilant le corps à une machine, s'efforceront d'expliquer tous les mouvements d'un corps animé par une causalité simple, celle-là même qu'on peut observer dans le fonctionnement d'un mécanisme d'horlogerie. Le mouvement régulier des aiguilles sur le cadran de l'horloge, bien qu'il réalise le but dans lequel l'horloger a conçu et disposé les ressorts, les roues dentées et le balancier qui, tous ensemble, produisent ce mouvement uniforme, tout cela résulte de l'action exercée par le simple contact de chaque pièce du dispositif sur toutes les autres pièces, en vertu de l'agencement qui en a été fait. (Causalité mécanique = causalité par contact). C'est sur ce modèle que Descartes assimile l'animal à un automate, une machine qui se meut d'elle-même, et Hobbes lui fait écho, dans la préface du Léviathan :

« En effet, étant donné que la vie n'est qu'un mouvement des membres, dont le commencement se trouve en quelque partie principale située au-dedans, pourquoi ne dirait-on pas que tous les automates (c'est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes, comme le fait une montre, par des ressorts et des roues) possèdent une vie artificielle ? Car qu'est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le tout donnant le mouvement à l'ensemble du corps conformément à l'intention de l'artisan ? »

Ce texte montre bien que les théories mécanistes, tout en excluant les causes finales comme principes explicatifs du mouvement, laissent une place à la finalité, pour rendre compte de l'artifice, la manière dont l'artisan a disposé les pièces du mécanisme pour lui faire réaliser le but qu'il leur a fixé, sans que ce but soit la cause efficiente qui détermine leur mouvement. La notion de finalité est même plus nécessaire pour comprendre le fonctionnement d'une machine que pour concevoir la spécificité du vivant, car si le fonctionnement d'une machine s'explique par des relations de pure causalité, la construction d'une machine ne se comprend ni sans la finalité, ni sans l'homme. Une machine est faite par l'homme et pour l'homme, en vue de quelques fins à obtenir, sous forme d'effets à produire. (Georges Canguilhem, La connaissance de la vie).

Une machine est programmée pour effectuer certaines opérations déterminées par avance, conformément aux buts que se propose l'utilisateur, même s'il est évident que ces buts ne sont pas atteints par une sorte de magie, mais par la mise en œuvre de causes efficientes. Il n'y a pas de causes finales, mais l'action de causes mécaniques produit le résultat en vue duquel l'artifice de la raison a tout disposé : le vent qui souffle dans les voiles est certes une force aveugle qui ne sait pas où elle va, mais il fait avancer le voilier dans la direction que choisit le navigateur.

Quand la notion de programme s'applique à la croissance et aux activités d'un être vivant, cette programmation a ceci de particulier que les opérations qu'elle programme ne sont pas destinées à l'usage d'un quelconque utilisateur, si ce n'est l'organisme lui-même, qui réalise ainsi une tendance de l'être á persévérer dans son être. S'il y a là une finalité, ce n'est pas une finalité externe, subordonnée à d'autres buts que ceux de l'être vivant, c'est une finalité interne, la finalité autocentrée d'un être qui est à lui-même son propre but. C'est dans cette autonomie que consiste sans doute la spécificité du vivant : un être qui n'existe que pour lui-même (nous ne parlons pas de l'individu, nous parlons de l'espèce), qui n'est pas le produit de l'activité d'un autre être, et qui n'est pas destiné à servir des buts qui lui sont étrangers : il n'y est pas destiné, mais la domestication des animaux nous apprend que l'homme peut soumettre à ses intérêts des êtres que leur nature n'y prédisposait pas, et nous savons déjà qu'il a pu asservir ses propres congénères.

Kant observe que dans une montre, une partie est l'instrument du mouvement des autres, mais un rouage n'est pas la cause efficiente de la production d'un autre rouage ; une partie est certes là pour l'autre, mais elle n'est pas là par cette autre partie ( . . . ) un rouage ne peut pas en produire un autre, pas plus qu'une montre ne peut produire d'autres montres, en utilisant (en organisant) pour cela d'autres matières ; c'est aussi la raison pour laquelle elle ne remplace pas non plus d'elle-même les parties qui lui ont été enlevées, ( . . . ) ni ne se répare elle-même lorsqu'elle est déréglée : or, tout cela nous pouvons l'attendre en revanche de la nature organique. Qu'est-ce que le vivant, quelle est la différence irréductible qui le distingue ? Cette machine qui se reproduit et qui se répare elle-même, elle n'est pas plus parfaite ou plus complexe que les machines inventées par la science, mais elle détermine ses propres buts, elle est un but pour elle-même.

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27 janvier 2012 5 27 /01 /janvier /2012 16:52

Note préliminaire : un livre dangereux

 

Le texte qui va suivre est celui d'une intervention que j'ai faite le 19 avril 2008 lors d'un colloque organisé à l'abbaye de Sant Miquel de Cuixà, autour de notre ami Serge Latouche, qui a lui-même ouvert le colloque avec un exposé sur "La décroissance comme relocalisation de l'utopie". La plupart des interventions se rattachaient au thème initialement choisi pour cette rencontre : décroissance et biorégionalisme. La mienne pourrait donc paraître "hors sujet", si la préparation du colloque ne nous avait pas conduits à en faire une "trobada pel decreixement", "rencontre pour la décroissance", où allaient se retrouver, par dessus la frontière - nullement naturelle - qui est censée courir le long des Pyrénées, des personnes et des groupes qui avaient des choses à se dire, en français et en catalan, langue qui, désormais, appartient au patrimoine de la nation.

Je n'ai rien changé à mon texte, où j'avais, autant que possible, étayé mon propos par des références textuelles, mais j'ai sans doute eu tort de citer un vieux texte où Alain de Benoist invoquait “des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie”, en supposant, trop vite, que "sur ce point il n’a pas changé d’opinion" - hypothèse à laquelle il me faut renoncer, puisqu'elle est démentie par Alain de Benoist, qui connaît mieux que moi ses propres opinions : 

"Quant aux “faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie”, contrairement à ce que vous dites, je me sens aujourd’hui bien éloigné de ce que j’ai pu en dire, trop sommairement, il y a trente ans. Ces dernières années, j’ai même multiplié les mises au point là-dessus. Lorsque vous dites que l’homme “transgresse sa nature animale”, car il est “un être sociable façonné par son existence sociale”, j’approuve bien entendu des deux mains". 

Comme je ne sais rien de ses pensées secrètes, et ne pratique pas ce que Dali nommait la "méthode paranoïaque-critique", je m'en tiens aux pensées formulées dans des textes, seul moyen d'établir si l'ouvrage dont je cherchais à rendre compte n'était qu'une entreprise de "récupération" - terme qui, bien souvent, n'exprime qu'un fantasme, décrit par Castoriadis, il y a quarante ans : "Celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré. Récupéré dans son attitude, car bloqué. Récupéré dans sa mentalité la plus profonde, car cherchant des garanties contre la récupération et par là déjà pris dans le piège idéologique réactionnaire : la recherche d'un talisman, d'un fétiche anti-récupérateur." (Mai 68, la Brèche).

Les malheureux que dévore cette hantise ne se demandent plus si un livre peut leur apporter quelque chose, si ses thèses sont justes et bien argumentées, mais s'il est "dangereux", dès lors que son auteur serait infréquentable, "trouble" ou "ambigu". Aussi bien, quand ils lisent un livre dangereux, c'est pour y repérer les traces, ou les stigmates, d'une perversité qu'ils pourront signaler à leurs propres lecteurs. 

Ce qui, sans être trouble, peut paraître troublant chez Alain de Benoist, c'est qu'il juge "obsolètes" les clivages habituels du monde politique, et se dise, à la fois, "de droite et de gauche". Ce qui lui a permis, pendant la guerre du Golfe, de signer "l'appel des quarante" lancé par Gisèle Halimi et 38 autres signataires, qui ne l'ont pas, alors, jugé infréquentable. Sans doute est-il "de droite", lui qui ne cesse pas de s'en prendre aux Lumières, même s'il met à part la pensée de Rousseau [Cf. "Relire Rousseau", dans La ligne de mire]. Mais ce lecteur de Nietzsche pourrait se souvenir de l'hommage à Voltaire, dans "Humain trop humain". Puis, encore un effort, il pourrait reconnaître que Diderot n'a pas prétendu que les hommes naissent porteurs de droits naturels, et les mêmes partout : "Aucun homme, dit-il, n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres", négation décapante, où ne s'est pas encore cristallisé un dogme. Nous voici, en tout cas, loin des horreurs qu'évoque le terme "extrême-droite" : pour situer Alain de Benoist, faut-il, à tout jamais, revenir aux écrits de "Fabrice Laroche", qui remontent aussi loin que l'époque lointaine où MM. Kouchner et Glucksmann militaient à l'extrême-gauche ? Ses idées, aujourd'hui, sont moins réactionnaires que celles d'anciens gauchistes ralliés à Sarkozy, qui ont même soutenu l'invasion de l'Irak, et auxquels, malgré tout, personne ne reproche, ni ce qu'ils ont été, ni ce qu'ils sont devenus.

Mais pour revenir à "Demain la décroissance", les idées de ce livre doivent être discutées, comme si nous ne savions pas qui les a émises. Si elles sont "réactionnaires", elles le seront toujours, quel que soit le passé de ceux qui les soutiennent. Comme on pourra le voir, à tort ou à raison, l'écologie "profonde" m'apparaît tout d'abord comme une diversion, parce qu'il importe peu de savoir si on défend la Terre, ou la "nature", en vue de préserver sa "valeur intrinsèque", ou parce qu'on se soucie de l'environnement que nous allons laisser aux générations à venir, ce qui, dans tous les cas, nous confronte au même embarras : les générations à venir, pas plus que la "nature", ne peuvent pas voter sur ce qui les attend, cet avenir dépend des hommes d'aujourd'hui, qu'il s'agit de convaincre, au lieu de spéculer sur l'écologisme "authentique". 

[Relisant cette note, après quelques années, je ne trouve pas grand chose à y corriger, si ce n'est pour revenir sur la méfiance excessive que m'inspirait alors l'écologie "profonde" : j'ai pu lire, depuis lors, un livre d'Arne Noess, Ecologie, communaute et style de vie, qui ne me paraît nullement réactionnaire]

 

 

La Décroissance est-elle réactionnaire ?

 

J’avais d’abord prévu de vous proposer une étude sur Castoriadis et la décroissance, où j’aurais dû me débrouiller avec le fait que Castoriadis n’emploie jamais le mot décroissance, ce qui, bien entendu, n’exclut aucunement la possibilité de trouver dans son œuvre de nombreux arguments favorables aux thèses défendues, aujourd’hui, par les “objecteurs de croissance”. Par rapport aux enjeux des débats sur la croissance, la pensée de Castoriadis manifeste une étonnante continuité. Ainsi retrouvons-nous, dans un texte paru quelques années avant sa mort, comme un écho de ce que nous aurions pu lire, au début des années 60, dans la revue Socialisme ou Barbarie. Permettez-moi d’abord de citer celle-ci : “L’idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification ; qu’il vise essentiellement - ou que les hommes doivent viser - l’augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme montrée constamment (...) Le programme socialiste doit être présenté pour ce qu’il est : un programme d’humanisation du travail et de la société. Il doit être clamé que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruction de la prison industrielle elle-même” [S ou B, n° 33, p. 82, et n° 35, pp. 29-30 : depuis qu’est épuisée la réédition de ces textes dans la collection 10-18, ils sont pratiquement devenus introuvables. L’anthologie publiée en 2007 par “Acratie”, allez savoir pourquoi, bien qu’elle reprenne l’article “Recommencer la révolution”, coupe précisément le passage cité]. 

Et maintenant voyons ce que répondait Castoriadis, en 1992, à une enquête du Nouvel Observateur, qui posait la question suivante : “L’écologie est-elle réactionnaire ?”. J’ai deux bonnes raisons pour vous lire un extrait de cette réponse, et la première raison vous apparaîtra tout de suite, c’est que l’écologie constituait, à ses yeux, la contestation la plus radicale qui soit du système capitaliste, excluant par avance tout ce qui a pu être dit, lors du Grenelle de l’environnement, sur une prétendue réconciliation entre l’écologie et l’économie - ce qui veut dire, en clair, entre une écologie qui aurait cessé d’être “idéologique” pour devenir “pragmatique”, et une économie, toujours productiviste mais respectueuse de l’environnement, puisque acquise aux principes du développement durable. Cette conciliation est aussi improbable que la conciliation de la chèvre et du chou, comme toutes les fois où des “pragmatistes” prétendent se donner deux objectifs aussi peu conciliables que l’expansion illimitée de la production, et la préservation des ressources naturelles que nous voudrions transmettre aux générations à venir. En pratique, il faudra choisir entre les besoins, réels ou supposés, de la génération présente, et la possibilité même de maintenir sur terre une vie authentiquement humaine dans un avenir prévisible. Loin d’être réactionnaire, déclare Castoriadis, - je cite : « L'écologie est subversive car elle met en question l'imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d'augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l'impact catastrophique de la logique capitaliste sur l'environnement naturel et sur la vie des êtres humains. Cette logique est absurde en elle-même et conduit à une impossibilité physique à l'échelle de la planète puisqu'elle aboutit à détruire ses propres présuppositions. Il n'y a pas seulement la dilapidation irréversible du milieu et des ressources non remplaçables. Il y a aussi la destruction anthropologique des êtres humains transformés en bêtes productrices et consommatrices, en zappeurs abrutis » ["L'écologie contre les marchands", in Une société à la dérive, Seuil, Paris, 2005, p. 237].

J’ai une autre raison pour vous citer ce texte, c’est qu’il fait partie des références invoquées par Alain de Benoist, dans son livre Demain la décroissance ! [Paris, éditions Edite, 2007, cité dorénavant sous le sigle DD] où il reprend, à sa manière, la question des enjeux, politiques et philosophiques, soulevées par l’écologie et par l’objection de croissance : est-elle réactionnaire, révolutionnaire, réformiste ou conservatrice ? C’est ce qui m’a conduit à modifier mon titre, et mon angle d’attaque, pour m’interroger sur le sens de l’enthousiasme écologique manifesté par Alain de Benoist, depuis une quinzaine d’années - car il est, sur ce point, dans la position de l’Apôtre qui adore aujourd’hui ce qu’il condamnait autrefois. Je ne dis pas ceci pour lui en faire grief, je ne suis pas de ceux qui reprochent à quelqu’un d’avoir changé d’avis. S’il a vraiment changé, et s’il l’a fait pour des motifs respectables, ça vaut mieux que l’exemple d’une personnalité politique qui a pu faire semblant, le temps d’une élection, de croire aux promesses énoncées dans son programme, pour révéler ensuite qu’elle n’y avait jamais cru. Faut-il le préciser, je ne suis le gardien d'aucune orthodoxie, et je ne prétends mettre aucun livre à l'index. Je voudrais cependant mieux cerner les motifs d’un revirement qui me semble rappeler l’aventure de Paul de Tarse sur le chemin de Damas. En effet, si on s’en tient au recueil des éditoriaux qu’il a publiés dans la revue Eléments, l’animateur du GRECE [Groupement de Recherches et d’Etudes sur la Civilisation Européenne] a d’abord récusé l’idée que la planète soit devenue une immense poubelle, et dénoncé vivement ce “mot d’ordre suspect, qui a déclenché une vague de catastrophisme sans précédent”. Les écologistes, tels qu’il les décrivait dans un éditorial de 1977, “ne retiennent de la nature que les aspects rêvés correspondant à leurs désirs. Les mêmes qui nous pressent instamment d’en revenir à la ‘nature’ sont aussi ceux qui refusent des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie - en affirmant que ces notions, propres à tout être vivant, ne sont pas extrapolables au milieu humain” [“Les équivoques de l’écologie”, Eléments, été 1977, repris dans Le grain de sable, Editions du Labyrinthe, 1994, pp. 42-44. Voir aussi, sous le même titre, un article de 1971, repris et amplifié dans son livre Vu de droite]. C’est seulement dans les années 90 qu’il va prendre au sérieux ce qu’il appelle alors “les enjeux de l’écologie” - enjeux qui, évidemment, sont d’abord politiques, ou métapolitiques : “Dans un monde où la pensée critique semble avoir disparu, où le consensus s'étend en ‘neutralisant’ des opinions naguère antagonistes, l'écologie politique est actuellement, il faut bien le dire, la seule mouvance qui se refuse à considérer la société où nous vivons comme le moins mauvais des mondes possibles et propose au moins l'esquisse d'un projet de société rompant, comme l'a dit Cornelius Castoriadis, avec ‘l'imaginaire capitaliste qui domine la planète” [Intervention au colloque annuel du GRECE, en 1993, reprise dans La ligne de mire, tome II, Editions du Labyrinthe, 1996, page 144, et DD, page 103, car toute l’intervention est reproduite dans DD, pp. 89-130, où elle s’intitule Sur l’écologie I]”. Saluons dans cette phrase une anticipation du thème qu’a traité Jean-Claude Michéa dans L’empire du moindre mal, et qui explique pourquoi la gauche libérale rejoint si aisément la droite libérale. L’analyse est fondée, même si elle doit servir des objectifs auxquels nous ne souscrirons pas.

Il s’agit clairement d’une position stratégique, qu’il explicite dans son éditorial de janvier 1994, où il interprète l’inquiétude écologique comme l’annonce paradoxale d’un bouleversement des clivages idéologiques : “l'écologie signe la fin de l'idéologie du progrès” et par là même elle “rend obsolète le vieux clivage droite/gauche : ordonnée au ‘conservatisme des valeurs’ comme à la préservation du milieu naturel, refusant le libéralisme prédateur au même titre que le ‘prométhéisme’ marxiste, elle est en même temps révolutionnaire par sa portée comme par ses intentions” [Le grain de sable, op. cit., pp. 179-180, DD, p. 164 ; tout cet éditorial est repris dans DD, pp. 161-164, où il sert de conclusion au texte intitulé Sur l’écologie II ]. 

Les enjeux de l’écologie

“Un intellectuel qui conçoit son œuvre sous l’angle de la stratégie est tout simplement nul”, comme Alain de Benoist l’a fort bien dit en d’autres temps, mais cela n’exclut pas qu’un grand intellectuel soit aussi un stratège. Le fondateur du GRECE s’est intéressé à la mouvance écologique à partir du moment où elle lui est apparue comme un milieu perméable aux idées qu’il défend et s’efforce de propager, ces idées qui devraient rendre obsolète le vieux clivage droite/gauche, puisqu’elles associent l’intention révolutionnaire à la préservation du milieu naturel, définissant ainsi l’objet d’une révolution conservatrice, ordonnée, comme il dit, au “conservatisme des valeurs”. Car il faut remarquer qu’il s’intéresse peu aux objectifs pratiques du mouvement écologique, qu’il s’agisse des objectifs immédiats poursuivis par l’écologie “réformiste”, paralysée par ses alliances électorales, ou des objectifs proposés par les objecteurs de croissance : “L’appel à l’économie économe, à la frugalité ou à la simplicité volontaire est très sympathique, mais il ne peut aujourd’hui inspirer que des comportements individuels. A l’échelle de la société globale, il a toutes chances de rester un vœu pieux. Comment faire revenir une population qui n’aspire qu’à consommer à des mœurs frugales, sachant de surcroît que le modèle n’est viable que s’il est généralisé ? (...) Dans l’état actuel des choses, l’impératif de décroissance doit d’abord être un mot d’ordre d’hygiène mentale : l’écologisme commence avec l’écologie de l’esprit” [DD, p. 69]. 

Sans doute, dira-t-on, la mise en œuvre d’une “décroissance sereine” n’est guère concevable sans une mutation de l’imaginaire social : comme dit Serge Latouche, “il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance (...) La décroissance n’est donc envisageable que dans une ‘société de décroissance’ [Le pari de la décroissance, p. 152]”. Reste à considérer ce qui dépend de nous, et qui ne peut pas être abandonné à la pédagogie des catastrophes, dont l’efficacité est jugée fort douteuse par Alain de Benoist : “L’histoire montre que les catastrophes ont rarement des vertus pédagogiques et qu’elles engendrent le plus souvent des crises sociales, des dictatures et des conflits meurtriers” [DD, p. 70]. Mais dans ces conditions, qu’est-ce qui dépend de nous ? Pour Alain de Benoist, il faut prendre conscience “de l’émergence d’un paysage idéologique complètement nouveau, qui rend les anciens clivages obsolètes” et cela vaut surtout pour les écologistes, “qui continuent le plus souvent de se situer à gauche, et qui ont bien le droit de le faire”, mais doivent bien se rendre compte “que la gauche dont ils se réclament est nécessairement très différente de celle qu’a engendrée la pensée des Lumières. (...) Pour le dire en d’autres termes, une gauche socialiste qui aurait su en finir avec le ‘progressisme’ serait aujourd’hui le partenaire absolument naturel d’une droite qui, de son côté, aurait su rompre avec l’autoritarisme, la métaphysique de la subjectivité et la logique du profit [DD, p. 80]”. 

Faut-il être surpris par cette apparition de la métaphysique dans un “paysage idéologique complétement nouveau”, où Heidegger devient le coryphée du choeur qui s’apprête à nous chanter le chant des Sirènes ? Car ce discours a bien pour objet de séduire tous ceux qui continuent de se situer à gauche, et qui en ont bien le droit, pourvu qu’ils rompent avec la pensée des Lumières. Quelle est donc cette droite avec laquelle ils pourraient entamer un dialogue, une droite qui aurait su rompre avec l’autoritarisme et la logique du profit, comment peut-elle encore se situer à droite ? Mais surtout, pourquoi devrions-nous, sous prétexte de rompre avec un “progressisme” que certains d’entre nous n’ont jamais professé, rejeter avec lui toute la culture moderne ? C’est, dans un premier temps, ce qu’il nous faut comprendre, s’il nous faut, comme Ulysse, échapper au naufrage qui guette les marins captivés par des voix aussi enchanteresses.

La crise du progrès : le progressisme et les Lumières 

Nous l’accorderons volontiers, la notion de progrès devient problématique, dès lors que l'avenir, ainsi que le souligne Alain de Benoist, apparaît “plus porteur d'inquiétudes que de promesses” [DD, p. 164]. Remarquons en passant que, dès 1977, Alain de Benoist s'était aperçu que "la gauche, opérant en son propre sein une perpétuelle mise en cause, arrive elle-même aux résultats sur lesquels une réflexion droitière aurait dû déboucher. C'est désormais la gauche, non la droite, qui critique le mythe d'un 'progrès' absolu, lié à l'idée absurde d'un sens de l'histoire" [Vu de droite, p. 18]. S’ensuit-il, pour autant, que l'idée même de progrès n’ait plus aucun sens, ni aucune pertinence dans le champ politique ?

Certes, il n’est plus possible de redire avec Condorcet que “chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celles du siècle qui l’aura précédé ; et ces progrès, que rien ne peut désormais arrêter ni suspendre, n’auront d’autres bornes que celles de la durée de l’univers” [cité dans DD, p. 90]. S’il y a des progrès, techniques et scientifiques, nous pouvons en juger par rapport à un but, qui demeure identique, quels que soient les progrès qu’il sert à mesurer : si un véhicule doit se déplacer le plus rapidement possible, dans les meilleures conditions de confort et de sécurité, nous pouvons dire si tel modèle d’avion, de voiture ou de train marque ou non un progrès sur les moyens de locomotion antérieurs. La question se complique, si on doit considérer les effets secondaires qui affectent l’atmosphère, le paysage urbain aussi bien que rural, et l’état de santé des voyageurs eux-mêmes. Ce qui, à certains égards, constitue un progrès pourra être jugé comme une régression, dès lors qu’on le rapporte à d’autres paramètres. Certains progrès pourront alors être décrits en termes médicaux, au sens où nous parlons des progrès d’une maladie. Mais l’idée de progrès reste intelligible, au sens même qu’implique son étymologie, et qui suppose une distance à parcourir, un trajet sur lequel on avance ou recule ; et c’est bien pour cela qu’il est plus difficile de parler de progrès dans l’histoire des arts, des formes littéraires, ou des traditions religieuses. Alors les changements ne sont plus mesurables, et les innovations ne sont pas réductibles à des transformations obtenues à partir des formes antérieures, “comme cercle, ellipse, hyperbole, parabole, proviennent l’un de l’autre, et donc sont les mêmes points dans des positions différentes”. C’est pourquoi Castoriadis parle d’altérité, et non de différence, quand “aucune loi ou groupe de lois identitaires ne suffit pour produire B à partir de A. Si l’on préfère [ajoute-t-il] : j’appelle autres des figures dans ce cas, et dans ce cas seulement ; dans le cas contraire, je les appelle différentes. Et je dis que le cercle est différent de l’ellipse ; mais que la Divine Comédie est autre que l’Odyssée, et la société capitaliste autre que la société féodale” [L’institution imaginaire de la société, p. 291 dans la collection Points]. 

Au sens propre du mot, il n’y a donc de progrès que dans la succession de formes différentes, mais toujours homogènes, et sujettes à la même unité de mesure. Quand nous parlons de “progrès politique” ou de “progrès social”, c’est une métaphore, et il vaudrait mieux dire que telle ou telle loi, et tel ou tel régime, nous paraît meilleur que tel autre, et pas forcément parce qu’il lui a succédé. Il n’y a donc pas lieu, même si on est de gauche, de préférer toujours tout ce qui est moderne à tout ce qui est ancien, et chacun sait que Marx a célébré le “charme éternel” de l’art grec. Nous avons toujours eu d’autres points de repère, qui viennent aussi des Grecs, comme l’autonomie, ou la démocratie, c’est-à-dire un régime où les hommes obéissent aux lois qu’ils instituent, et non à celles qu’ils pourraient avoir reçues, ou croire avoir reçues, de la part d’une autorité supérieure, celle d’un Dieu transcendant, ou même celle d’une Nature immanente. C’est d’ailleurs sur ce point que l’héritage grec nous paraît préférable à celui des Lumières, car celles-ci ont cru à des lois naturelles, parmi lesquelles figurent celles qui fondent l’économie libérale. Parmi les Grecs, il suffit de nommer Démocrite ou Empédocle pour savoir qu’ils n’ont pas tous dit la même chose, et même si Aristote est, comme l’a dit Marx, “le plus grand penseur de l’Antiquité”, il serait abusif de réduire la pensée grecque à ce qu’en a tiré la théologie scolastique, c’est-à-dire la vision d’un cosmos hiérarchisé, où les hommes et les choses sont fixés par nature à une place qu’ils ne doivent plus quitter. Vision qui est, aussi bien, celle d’Alain de Benoist, lui qui invoque toujours, car sur ce point il n’a pas changé d’opinion, “des faits de nature aussi élémentaires que la sélection, l’inégalité, la hiérarchie” - et qui, à l’occasion, cite Aristote sans le nommer, en attribuant à la Religio medici du médecin anglais Robert Browne une phrase célèbre, mais traduite en latin, où Aristote énonce une idée que rejette la pensée des Lumières, car elle personnifie la nature et lui attribue des intentions : “Natura nihil agit frustra, la nature ne fait nulle chose en vain” [DD, p. 89]. 

Et c’est pourquoi nous restons fidèles aux Lumières, parce qu’elles représentent tout autre chose que la croyance naïve en un progrès global et continu, qui s’accomplirait de lui-même, sans faire appel à l’initiative des hommes. Comme Alain de Benoist le sait fort bien, mais sans doute y voit-il la funeste influence de la métaphysique de la subjectivité, la pensée des Lumières exprime un effort d’émancipation à l’égard des croyances reçues sans examen, celles qui, à la lettre, constituent des préjugés : c’est ce que Kant exprime quand il définit les Lumières “comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute”. Loin de se fier à un progrès automatique, le penseur des Lumières propose à tous les hommes de lutter pour leur auto-émancipation, tâche toujours actuelle, qui s’exprime dans un projet d’autonomie, ce qui veut dire, aussi, auto-limitation. Vouloir l’autonomie, c’est vouloir un nomos, une loi, mais une loi que l’on se prescrit à soi-même, et que personne d’autre ne nous a imposée, bien qu’elle s’impose à tous, puisque personne n’est au-dessus de la loi, ce qui s’exprime, en grec, dans le terme “isonomie”, que les auteurs anciens semblent avoir préféré au mot “démocratie”. Telle était, d’après Hobbes, Spinoza et Voltaire, la loi qui interdit de faire à son semblable ce qu’on ne voudrait pas que lui-même nous fasse. C’était même, à leurs yeux, une loi naturelle, puisqu’elle se retrouve dans la Bible et dans les Entretiens de Confucius, chez des peuples aussi éloignés que les anciens Hébreux et les anciens Chinois, mais il ne s’ensuit pas que cette loi nous soit dictée par la nature. Comme l’a bien vu Kant, il y a là un paradoxe, impliqué dans l’idée même d’autonomie, où le législateur, qui impose la loi, n’est pas distinct du sujet qui doit lui obéir : la loi est, dans ce cas, conçue comme une norme, une règle à laquelle il nous faut obéir. Mais les lois naturelles, telles que Montesquieu les a bien définies, sont “des rapports nécessaires qui dérivent constamment de la nature des choses” - comme les lois de Newton, qui n’ont aucun caractère normatif, et n’impliquent pas l’existence d’un ordre naturel, auquel les hommes n’auraient plus qu’à se soumettre : les lois physiques s’imposent par elles-mêmes, elles n’ont aucun besoin de l’assistance d’un pouvoir exécutif. 

C’est pourquoi les Lumières restent une bonne source d’inspiration pour ceux qui cherchent, aujourd’hui, à déterminer les limites d’une consommation stimulée par les mass-media, dont le rôle est de faire ressentir des besoins que les consommateurs ignoraient jusqu’alors. Ces besoins, sans nul doute, n’ont rien de naturel, ils ont été créés par la publicité, par le simple fait qu’il suffise de voir que quelqu’un d’autre désire tel objet pour découvrir alors qu’il était désirable. Sont-ils, dans tous les cas, de “faux besoins” auxquels, comme Diogène, nous devrions renoncer dès lors qu’ils ne sont pas dictés par la nature ? Cela supposerait que les besoins humains puissent être réduits aux besoins biologiques, ceux qui répondent à notre nature animale. L’homme est un animal, nous ne le nierons pas, mais c’est parce qu’il transgresse sa nature animale qu’il devient ce qu’il est, un être sociable façonné par son existence sociale. Comme dit Castoriadis : “Il n'y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d'être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont ‘satisfaits’ tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard? En premier lieu, c'est que le capitalisme n'a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu'en mettant au centre de tout les besoins ‘économiques’. Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l'argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c'est là pour lui un ‘besoin’. Cela n'en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c'est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n'est pas superstition ou lubie, mais ‘besoin’ absolu, que d'avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe” [De l'écologie à l'autonomie, pp. 32-33]. Ainsi donc, s'il y a lieu de renoncer à des besoins artificiels, ce ne peut être parce qu'ils sont artificiels, mais parce que nous jugeons que leur satisfaction peut porter préjudice aux besoins légitimes des générations à venir, ou même faire obstacle à la préservation d'une vie proprement humaine, ce qu’il faut décider en toute transparence, dans un débat réellement démocratique, si nous ne voulons pas faire de l’écologie un programme d’austérité imposé aux plus pauvres, pendant que les plus riches exerceraient toujours un droit de polluer.

 

Les deux écologies

L’opinion, semble-t-il, devrait être assez mûre pour qu’un tel débat soit non seulement possible, mais capable d’aboutir à des conclusions : Alain de Benoist note que l'attitude générale “a peu à peu évolué à partir d'une interrogation sur un éventuel épuisement des stocks naturels, ainsi que sur le coût d'une croissance illimitée et sur l'impact qu'un certain nombre de mesures publiques et privées pouvaient avoir sur le rythme de cette croissance” [DD, p. 133. Les citations qui suivent ont la même origine]. Mais pourquoi faut-il donc qu’il déplace aussitôt l’enjeu de ce débat, pour se fixer sur un débat métaphysique, ou métapolitique, pour parler son langage ? La question qui l’occupe n’est pas celle de savoir quelles mesures prendre, c’est celle de choisir entre deux théories, celle d’une écologie qu’il juge “réformiste”, parce qu’elle “continue de véhiculer une conception instrumentaliste ou utilitariste de la nature”, et celle qui est, à ses yeux, “celle de l'écologisme au sens propre, qui se propose à la faveur de la crise actuelle de modifier de façon radicale les rapports de l'homme et de la nature” . 

Nous pouvions nous y attendre, “la première de ces démarches correspond à ce que l'écologiste norvégien Arne Naess a appelé l’« écologie superficielle » (shallow ecology), par opposition à l’« écologie profonde » (deep ecology). Elle se ramène à une simple gestion de l’environnement, et vise à concilier préoccupation écologique et productivité sans remettre en cause les fondements mêmes du système de production et de consommation dominant” [DD, pp. 133-134]. 

Cette opposition risque de nous faire oublier que la profondeur peut se révéler aussi vide que la surface, mais elle sert surtout à fausser la perspective, car elle renvoie l’examen des problèmes pratiques - “décroissance” versus “développement durable” - à la discussion de préalables théoriques - “hypothèse Gaia” ou “anthropocentrisme”. Notons, à ce propos, que les adeptes de l’écologie profonde se donnent, à peu de frais, l’illusion d’accomplir une révolution copernicienne, car il n’y a rien de commun entre leurs théories et la “révolution astronomique” qui opposait, vraiment, deux “systèmes du monde”. Copernic, Bruno, Kepler et Galilée, dans leur opposition à la cosmologie scolastique, apportaient des idées nouvelles : alors que les scolastiques croyaient vraiment que la Terre reste immobile au centre de l’univers, ils ont fait éclater la notion de cosmos, et introduit l’idée qu’il n’existe aucun centre - cette idée que Pascal a résumé en des termes inoubliables : “une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part”. Mais lorsqu’ils incriminent l’anthropocentrisme de l’écologie superficielle, les adeptes de l’écologie profonde redécouvrent un peu tard des vérités qu’ils avaient peut-être oubliées, bien qu’ils les aient apprises sur les bancs de l’école : que l’homme est apparu un petit peu plus tard que le sixième jour de l’histoire biblique, et que les dinosaures, ou les protozoaires, sont mieux placés pour réclamer un droit d’aînesse... C’est le seul fait dont ils puissent se prévaloir, quant aux spéculations sur l’idée que la Terre est un organisme animé, elles nous ramènent à des conceptions panthéistes, ou à l’âme du monde dans la philosophie stoïcienne, ou à tout autre système qui conçoit la nature comme ordre naturel, et donc finalement cosmos hiérarchisé. 

Pour les gens ordinaires, qui emploient le mot nature au sens plus ordinaire de “milieu naturel”, il n’existe aucune différence réelle entre la volonté de défendre la nature pour elle-même, et celle de préserver notre environnement, c’est-à-dire l’oikos, l’habitat qui est le nôtre et qui doit être celui de nos descendants. Ce qui est le sens propre du mot “écologie”, qui a pour objet l’habitat des espèces vivantes, sans privilégier l’homme, mais sans le négliger, car c’est lui, après tout, qui met en danger l’équilibre écologique, et qui est donc responsable de sa préservation. C’est en ce sens qu’il convient de le mettre au centre, si on redonne au mot “centre” son sens originel, celui du grec “kentron”, qui désigne d’abord l’aiguillon du bouvier, et puis, par extension, la pointe du compas. Or, il me semble bien que le compas doit nous servir à épingler la sphère de l’habitat humain, qui définit l’objet d’une action écologique et qui implique, au-delà des besoins des hommes d’aujourd’hui, le souci des générations qui doivent suivre. 

La parole est à vous, mais je voudrais d'abord vous citer un passage d’une conférence de Castoriadis, Développement et rationalité : 

“Dans le pays d'où je viens, la génération de mes grands-pères n’avait jamais entendu parler de planification à long terme, d'externalités, de dérive des continents ou d'expansion de l'univers. Mais, encore pendant leur vieillesse, ils continuaient à planter des oliviers et des cyprès, sans se poser de questions sur les coûts et les rendements. Ils savaient qu'ils auraient à mourir, et qu'il fallait laisser la terre en bon état pour ceux qui viendraient après eux, peut-être rien que pour la terre elle-même. Ils savaient que, quelle que fût la puissance dont ils pouvaient disposer, elle ne pouvait avoir de résultats bénéfiques que s’ils obéissaient aux saisons, faisaient attention aux vents, et respectaient l’imprévisible Méditerranée, s’ils taillaient les arbres au moment voulu et laissaient au moût de l’année le temps qu’il lui fallait pour le faire. Ils ne pensaient pas en termes d’infini - peut-être n’auraient-ils pas compris le sens du mot ; mais ils agissaient, vivaient et mouraient dans un temps véritablement sans fin. Evidemment, le pays ne s’était pas encore développé » [Domaines de l’homme, pp. 151-152].

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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 21:10

POST-SCRIPTUM AU SUJET DE LA CHUTE FINALE

 

[ POST-SCRIPTUM à http://jeanlouisprat.over-blog.com/article-emmanuel-todd-tours-et-detours-d-une-invention-89381552.html] 

 

Dans un texte où il évoque, plus de vingt ans après, les conclusions risquées de son premier ouvrage, Emmanuel Todd rappelle la pertinence d'un "paramètre démographique", aussi "quantitatif", mais moins manipulable, que "le monde enchanté des mesures économiques, qui dépendent, par nature, des notions conventionnelles et fluctuantes que sont les prix et les monnaies" : grâce à ce "paramètre", l'économie-fiction était mise en échec par la démographie. 

"C'est en observant la légère hausse du taux de mortalité infantile entre 1970 et 1974 que j'avais pu contredire, en 1976, la totalité des statistiques économiques de l'époque, celles du Gosplan comme celles de la CIA." [L'illusion économique, 1998, p. 132-133 dans l'édition de poche, en "folio-actuel"]. Certes, Emmanuel Todd ne prétend pas avoir "prophétisé" la chute du régime, mérite que lui accordent aujourd'hui les médias : les indices démographiques, signalés dans La Chute finale, permettaient alors de conclure que "l'URSS amorce un grand cycle régressif : la hausse de la mortalité infantile suffit à le démontrer. Ce que nous ignorons c'est le rythme et l'amplitude du mouvement de décomposition." [La Chute finale, 1976, p. 318 : cette conclusion est fondée sur une observation qu'on a pu lire à la page 242 : "L'URSS est le seul pays d'Europe où la mortalité infantile ait augmenté entre 1970 et 1973 (...). Les seuls pays du monde où une hausse similaire s'est produite, toujours entre 1970 et 1973, sont des pays franchement sous-développés comme le Koweit. Un tel phénomène est également rare en pays sous-développé. Il implique une baisse d'efficacité de l'appareil médical." ]. 

 

 

Un régime dépassé 

 

Tout naturellement, comme la plupart de ceux qui avaient entrepris des recherches semblables, il s'était bien gardé d'annoncer une date : chez Amalrik lui-même, la date que mentionnait le titre de son pamphlet, L'URSS survivra-t-elle en 1984 ?, voulait surtout rendre un hommage à George Orwell. L'important n'était pas de fixer une date, mais de pulvériser l'illusion que les faucons de la Maison Blanche partageaient encore avec les avocats du système soviétique, la perception biaisée d'une URSS dont les prouesses militaires et technologiques attestaient, à leurs yeux, le dynamisme économique : "A Oslo, le 20 mai 1976, au cours d'une réunion de l'OTAN, le secrétaire d'Etat américain recommande aux alliés occidentaux d'adopter une attitude tolérante vis-à-vis de la puissance militaire soviétique, conséquence naturelle, selon lui, de l'expansion de la puissance économique de l'URSS. Les rapports réels entre puissance économique et puissance militaires sont, dans le cas de l'URSS, absolument inverses : l'Union soviétique produit des canons parce qu'elle est incapable de produire du beurre ou des automobiles, ou n'importe quel autre type de bien de consommation." 

Tableau paradoxal, que validaient pourtant les mesures d'urgence auxquelles devait recourir le Goliath soviétique, pour assurer une subsistance précaire aux heureux habitants de sa Terre Promise : "On ne comprend pas comment le Département d'Etat américain peut prendre au sérieux l'économie soviétique quand on voit le Kremlin, deux jours à peine après la réunion d'Oslo, prendre des mesures exceptionnelles pour assurer la rentrée des récoltes. Ces mesures donnent une impression de panique absolue." 

Au-delà de la panique, elles témoignent de l'archaïsme des méthodes auxquelles le régime doit recourir : "Surtout, un travailleur ayant accepté de faucher à la main un pré qui n'a pu l'être par une machine pourra conserver la moitié de la récolte. On reconnaît là une version marxiste-léniniste du droit de dixième gerbe médiéval, caractéristique des économies faiblement monétarisées. Le caractère régressif, précapitaliste, du mode de production soviétique se confirme de jour en jour." [La Chute finale, 1976, p. 319-320]. 

L'URSS est régie par un mode de production précapitaliste : cet heureux détournement du vocabulaire marxiste exprime une rupture avec la plupart des discours qui circulaient alors au sujet de l'URSS, y compris les plus radicaux - si l'on excepte ceux qui, à la suite de Wittfogel, se référaient au "despotisme oriental", et au "mode de production asiatique". Quant à ceux qui présentaient le système soviétique comme un nouveau régime d'exploitation des travailleurs salariés - capitalisme d'Etat, pour des hétérodoxes comme Orwell, ou Rubel, capitalisme bureaucratique, dans la version de "Socialisme ou Barbarie" -, l'idée même qu'il s'agissait d'une nouvelle forme de l'exploitation capitaliste impliquait que la révolution à venir devait mener à un socialisme authentique, et sûrement pas à une "fin de l'histoire", telle que la comprendrait Francis Fukyama...

C'est ainsi que, pour Castoriadis, dans un texte de 1948, l'avénement d'un régime totalitaire, qui se substitue à la classe pour laquelle il prétend lutter, "pose devant le prolétariat le dilemme dans ses termes les plus nus, les plus simples et les plus profonds ; elle lui crie à chaque tournant : ou bien tu seras tout, ou bien tu ne seras rien ; entre ton propre pouvoir et les camps de concentration il n'y a pas de moyen terme ; à toi de décider si tu veux être le maître de la société ou son esclave". (La société bureaucratique, p. 128). Quand le même Castoriadis rappelle, à la fin des années 1970, qu'il n'a jamais cessé de penser que, "parmi les pays industrialisés, la Russie reste le premier candidat à une révolution sociale" [Devant la guerre, p. 8], il y a tout lieu de croire que la révolution qu'il appelle de ses voeux  reste celle qu'il évoque dans "La source hongroise" [article de 1976, repris dans Le contenu du socialisme, p. 367-411] : une révolution de la classe ouvrière, fort différente de celle qui, en Russie, n'a pu abattre le régime soviétique qu'en faisant le nid d'une nouvelle oligarchie. 

 

 

L'évolution de Castoriadis 

 

Nous croyons, toutefois, que l'on peut discerner, dans les textes où Castoriadis parle de la Russie, entre 1977 et 1981 [notamment Devant la guerre et les textes qui s'y rattachent], les traces d'une lecture attentive de La Chute finale, et même d'une influence qui lui fait infléchir certaines de ses vues. C'est là une hypothèse, puisqu'il n'y fait aucune référence explicite, mais nous croyons trouver quelques premiers indices dans des pages où il déclare que "le seul ciment de la société bureaucratique, hormis la répression, est désormais le cynisme. La société russe est la première société cynique de l'histoire" [Le régime social de la Russie, repris dans Domaines de l'homme] ou s'interroge sur "les effets à long terme de la désintégration de l'idéologie marxo-lénino-stalinienne" et demande "combien de temps un régime peut-il survivre dans le cynisme pur et simple ? " [L'évolution du PCF, article repris dans La société française, p. 271] ou encore, quand il décrit la désintégration du marxisme soviétique : « Ce que les couches dominantes russes retiennent du "marxisme", et même du "léninisme", sont quelques éléments de réalisme politique transformés en cynisme vulgaire et en "machiavélisme" » [Les destinées du totalitarisme, conférence reprise dans Domaines de l'homme]. Castoriadis, alors, se refuse à penser que l'idéologie soit encore le ciment du régime totalitaire, dans une société où plus personne ne croit aux dogmes éculés du marxisme-léninisme : occasion de rupture avec Claude Lefort, mais plein accord avec les vues d'Emmanuel Todd, pour qui "on ne doit plus considérer, comme le fait Henry Kissinger, les communistes russes comme des dirigeants de type 'idéologique', mais comme de parfaits cyniques." [La Chute finale, p. 190].

 De même, quand il décrit le système répressif comme plus "rationnel" qu'à l'époque du terrorisme stalinien, qu'il abandonne pour être plus efficace, y compris lorsqu'il fait appel à des traitements psychiatriques pour réduire la dissidence : "le quantum d'obéissance sociale par cadavre ou par homme/année de camp a immensément augmenté" - il s'accorde avec Todd, pour qui "la police stalinienne n'était pas efficace à proprement parler : elle arrêtait et exécutait beaucoup, certes, mais elle s'attaquait essentiellement à des innocents. Il est beaucoup plus difficile, du point de vue technique, d'arrêter 25 dissidents réels que d'expédier 1000 koulaks, 10 000 ennemis du peuple, 100 000 agents anglo-saxons ou 1 000 000 de trotskistes en Sibérie. Actuellement, le régime a besoin d'une vraie répression, d'une vraie police arrêtant de vrais coupables." [La Chute finale, p. 244-245].

Ce ne sont là, bien sûr, que des indices partiels, mais l'essentiel est que l'idée d'une société à deux vitesses, introduite par Todd, semble bien avoir fourni à Castoriadis le fil conducteur que déroule Devant la guerre, même s'il ne s'appuie, au début de ce livre, que sur une interview de Sakharov, où est décrit "le renforcement de la militarisation de l'économie et le complexe militaire-industriel à l'intérieur" [DG, p. 46]. Faut-il le préciser, nous n'insinuons pas que Castoriadis ait pu commettre un plagiat, nous supposons qu'il a subi une influence, dont les implications  - fussent-elles inconscientes - rendraient compte du fait qu'il n'interprète pas, comme il l'aurait fait vers 1948, la confrontation URSS-USA dans la perspective d'une révolution mondiale. 

 

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20 novembre 2011 7 20 /11 /novembre /2011 18:34

Tours et détours d'une invention

Depuis près de trente ans, les travaux d'Emmanuel Todd illustrent la fécondité heuristique d'un simple diagramme [1983a, p. 18], qui répartit sur quatre cases des types familiaux, sur lesquels s'articulent des idéologies, des régimes politiques, des valeurs qui organisent l'imaginaire social - et qu'on verra se superposer sur des cartes [2011, p. 13].

Quatre cases

, parce que l'on s'en tient aux variations des rapports d'autorité entre parents et enfants, et aux rapports d'égalité, ou d'inégalité, entre frères et soeurs, qui apparaissent dans les règles de succession.

- Famille communautaire, ou les frères sont égaux, tout en restant soumis à l'autorité d'un père-patriarche, même s'ils sont mariés, et s'ils ont des enfants.

- Famille autoritaire, cet adjectif convient à celle que Le Play appelait "famille-souche", où la transmission du patrimoine est réglée comme celle d'un pouvoir dynastique, où un seul frère hérite (et parfois une soeur).

- Famille nucléaire, celle que Le Play avait définie comme "instable", avec ou sans partage égal de l'héritage, ce qui différencie deux familles nucléaires, qui doivent être rangées dans deux cases distinctes.

Cette typologie, comme celle de Le Play, qu'elle complète et corrige, permet de concevoir une correspondance entre la diversité anthropologique, qui apparaît dans les systèmes familiaux, et les conflits entre idéologies rivales, où s'exprime le sens que les Modernes donnent à leur expérience des conflits politiques. Faut-il craindre qu'elle s'inscrive elle-même dans ces conflits, et ne fournisse que leur traduction théorique, lourdement grevée par leur ancrage social ? Le Play n'est-il pas un auteur réactionnaire, une des références invoquées par Maurras ?

"Non", répond Emmanuel Todd, dès 1983, "je crois que les gens qui m'ont critiqué à ce propos sont, d'une certaine façon, tombés dans un panneau. Ce que Le Play apporte à l'étude de la famille et des rapports entre famille et politique, c'est une base empirique et une grille d'analyse. Mais la réflexion sur le rapport entre politique et famille a été lancée bien avant et plutôt par des gens "de gauche", ou des "Lumières". (...) Du côté français, Robespierre et les Jacobins sont partis en guerre contre le principe de primogéniture. De même Adam Smith, fondateur de l'économie classique (et qui était, dans le contexte de son temps, un homme de progrès) attaque ce même concept dans La Richesse des nations. Le "droitier" Le Play, en fait, reprenait selon une optique sociologique et empirique, mais à rebrousse-poil, une approche qui venait plutôt de la "gauche"." [1983b, p. 44].

 

Un faux départ...

Quelques années plus tôt, dans son tout premier livre, consacré au destin du système communiste, "le seul livre occidental - dit Jean-François Revel - qui ait vraiment annoncé avec quinze ans d'avance la décomposition de la sphère soviétique" [1997, p. 256], Emmanuel Todd illustrait déjà par un diagramme une typologie des régimes politiques, qui ressemblait beaucoup à celle qui nous occupe, mais dont il montrait qu'elle était inopérante. Ce qui était vrai, d'ailleurs, sous réserve de corrections, aussi simples que "l'oeuf de Christophe Colomb", car elles sautent aux yeux, une fois qu'on les a faites [1976, p. 50-53].

La critique portait sur "une curieuse classification des systèmes sociaux" (attribuée à "certains militants ou électeurs de gauche", qui ne sont pas nommés, bien qu'ils gravitent autour du parti socialiste). Cette typologie "traite les concepts de Liberté et d'Egalité comme deux variables indépendantes : une société peut être libre et égalitaire, libre et inégalitaire, autoritaire et égalitaire ou autoritaire et inégalitaire. Les deux variables sont combinées librement, aucune combinaison n'apparaît comme théoriquement impossible." Le diagramme que va introduire l'auteur ne lui sert à rien d'autre qu'à visualiser l'absurdité flagrante de combinaisons telles que "liberté sans égalité", ou "égalité sans liberté" : "Prenons un échantillon de quatre pays et plaçons-les sur le diagramme suivant qui classe les pays selon leurs degrés respectifs de Liberté et d'Egalité généralement admis dans certains milieux progressistes..." [1976, p. 50-51].

Ce diagramme est construit à partir de deux flèches, allant du moins au plus, une flèche verticale (plus ou moins d'égalité), une flèche horizontale (plus ou moins de liberté) : il découpe quatre cases, sur lesquelles apparaissent l'URSS (en haut, à gauche : égalité sans liberté), l'Espagne franquiste (en bas, à gauche : ni égalité ni liberté), la France et la Suède (en bas, à droite : liberté sans égalité). Une case reste vide, en haut, à droite, celle où la liberté devait se conjuguer avec l'égalité...

Classement arbitraire, et dicté par un impératif politique : celui de justifier l'alliance socialo-communiste, que Todd impute alors aux mânes de Guy Mollet (qui venait de mourir) :

"Dans sa formulation socialiste, cette vision des choses séparant les idées de liberté et d'égalité aboutit à des raisonnements molletistes du genre 'entre l'égalité et la liberté, je choisis la liberté', 'entre la justice sociale et la démocratie politique, je choisis la démocratie politique' et autres platitudes. Dans un deuxième temps, on reconnaît l'aspect positif des expériences communistes et leur acquis égalitaire." Ce qui, évidemment, revient à s'installer dans la "confusion conceptuelle", où l'erreur n'est pas de "choisir la liberté", mais d'accréditer la fiction d'un "acquis égalitaire" : "Liberté et égalité sont des concepts, pas des choses. La vie courante, réelle, ne sépare jamais ces deux aspects des relations entre êtres humains : inégalités de pouvoir et de richesse sont toujours cumulatives. Les pays communistes ne font pas exception. La concentration extrême du pouvoir y a amené non seulement des inégalités de revenus mais des inégalités juridiques entre personnes." [1976, p. 53].

Cette confusion sera évitée sans peine, quand le même diagramme va reparaître dans sa version corrigée : d'abord parce qu'il s'agit de types familiaux, et que la liberté définit les rapports entre générations, alors que l'égalité définit des rapports internes à la fratrie. Ensuite, parce que la projection sociale de ces types familiaux se limite aux "valeurs" qu'ils instituent dans l'imaginaire social, sans faire d'une société l'extension d'une famille. La devise républicaine, où s'expriment les valeurs de la famille nucléaire égalitaire, implique seulement l'égalité juridique entre des citoyens qui ont cessé de se définir comme "nobles" ou "roturiers", bien qu'ils continuent de se répartir en classes, et s'opposent toujours dans des luttes de classes : ce n'est pas sur ce point que le marxisme a depuis fort longtemps cessé d'être plausible, c'est seulement sur l'idée que la lutte des classes doit aboutir à une société sans classes, "une communauté où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous", suivant la célèbre formule du Manifeste, qui a rejoint le catalogue des utopies.

 

mais un vrai fil d'Ariane...

 

La question du communisme reste au coeur des recherches menées dans ces deux livres, La Troisième Planète et La Chute finale. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de comprendre ce qui a rendu possible l'implantation et la diffusion d'un système qui prétend être issu des luttes ouvrières, alors même qu'il triomphe dans des zones rurales, et n'a pris le pouvoir, en Russie ou en Chine, que dans des Etats où la paysannerie constituait encore la classe la plus nombreuse. Contre-exemple évident : les partis communistes sont restés marginaux dans le pays où Marx écrivait le Capital, et où la classe ouvrière avait déjà connu sa plus grande expansion.

Dans l'un et l'autre cas, une même méthode est requise pour le traitement des données, fragmentaires et faussées, qui s'offrent tout d'abord au regard du chercheur : "Peut-on théoriser, analyser, prévoir l'évolution du système soviétique à partir de données aussi imparfaites ? Oui, si l'on considère que l'étude du monde communiste est travail d'historien" [1976, p. 14], et si on suit, par exemple, "l'évolution des mentalités au moyen d'indices indirects, faute de pouvoir faire un sondage d'opinion direct." [1976, p. 220-221]. C'est justement le cas, dans ce premier ouvrage, quand "la baisse rapide de la natalité, qui est passée de 29,6 pour mille en 1955 à 17,7 pour mille en 1973", est perçue comme un indicateur essentiel - celui-là même qui, trois décennies plus tard, rendra plausibles des révolutions arabes [cf. 2007] : "Ce décrochage est brutal. Il reflète une évolution rapide des mentalités. La plupart des périodes de revendication au mieux-être et à la réforme sociale ont été précédées, suivies ou accompagnées de baisses de la natalité. Inversement, un signe clair de la passivité des masses du Tiers Monde est le maintien de la natalité à un niveau élevé.(...) La baisse de la natalité montre que la population ne régresse pas intellectuellement, que les comportements rationnels l'emportent dans l'ensemble. La population soviétique n'est pas en train de régresser vers des mentalités primitives de type pré-industriel comme les textes de Sakharov, de Soljénitsyne ou même d'Amalrik en donnent souvent l'impression, lorsqu'ils parlent de la décrépitude morale de la société soviétique." [1976, p. 220 et 222]

On l'aura remarqué, la méthode historique ne se contente pas de boucher les trous de l'information officielle en se fiant au discours, sincère et passionné, des grands témoins qui ont incarné la dissidence. La méthode fait appel à l'art du détective, quand elle doit débrouiller un embrouillamini, et donner un sens à la dissimulation de données essentielles, ainsi que le faisaient, dans les années 50, les rédacteurs de Socialisme ou Barbarie - une des rares sources qu'Emmanuel Todd nous semble avoir ignorées, à moins qu'il la confonde, comme Sartre et Aron, avec "la critique trotskiste de la bureaucratisation et de la reconstitution d'une classe dirigeante" [1976, p. 59 : la reconstitution d'une classe dirigeante - souligné par nous - étant une hérésie pour les sectes trotskistes ; cf. Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, p. 261, 436 et 443, qui attribue à Trotsky les conceptions de Socialisme ou Barbarie] :

"Supposons qu'il n'y ait aucune information matérielle sur ce qui se passe en Russie. Qui ne voit que ce fait lui-même, l'absence d'informations, est une mine d'informations ? Pourquoi n'aurait-on pas d'informations ? Parce que les orages ont détruit les communications, ou que personne à Paris ne comprend le russe ? Non, c'est parce que la bureaucratie russe n'en donne pas. Et pourquoi ? Pour des raisons militaires ? (...) Ce que la bureaucratie essaie de cacher autant que possible, c'est autre chose : c'est le pouvoir d'achat, et c'est la distribution des revenus. Et cela c'est en effet des armes de guerre ; car dans la guerre qui se prépare, avec ses aspects sociaux et idéologiques, la vérité là-dessus est une arme ; et le fait qu'elle soit cachée, signifie qu'elle est une arme contre la bureaucratie russe. Autrement celle-ci l'utiliserait" [1974, p. 226-227]

C'est à peu près ce que déclare Emmanuel Todd, quand il récuse l'incohérence du modèle proposé par les communistes : "si l'URSS avait, comme ils l'affirment, un système social stable, elle ne craindrait pas d'ouvrir ses frontières et de laisser libre la circulation des personnes, près de soixante ans après la révolution. On peut, on doit déduire de la fermeture des frontières que la société soviétique est considérée comme fragile par ses dirigeants." [1976, p. 17]

De même montre-t-il que les faits "bien connus", et reconnus par tous, autorisent des montages contradictoires : "les achats par les Soviétiques de blé américain, les émeutes périodiques des ouvriers polonais, l'envoi par l'URSS de satellites sur la Lune [sic] ou vers Vénus" [1976, p. 13] permettent aussi bien de se représenter une population au bord de la famine, un empire sur le point de se désagréger, et une grande puissance, qui rattrape et dépasse les plus modernes puissances capitalistes... Montages qu'il faut soumettre à l'épreuve du réel quand on s'aperçoit que, "comme l'explique Sakharov, la technologie militaire et spatiale russe n'est pas la partie émergée d'un immense iceberg technologique. Derrière, il n'y a rien. (...) Les prouesses militaires soviétiques ont longtemps fait surestimer l'avancement de la technologie de l'URSS en général et ont donné à ce grand pays pauvre une couleur exagérément moderne." [1976, p. 113-114]

 

... et de nouvelles pistes

 

La méthode historique, dans La Chute finale, avait donc fourni un meilleur éclairage que les spéculations de brillants philosophes, mais elle n'évitait pas certaines confusions, comme celle dont témoigne l'emploi répétitif de l'adjectif "fasciste", servant à qualifier la bureaucratie russe. Il s'agit là d'un tic alors très répandu, chez des intellectuels "libéraux-libertaires", qui appelaient "fasciste" tout ce qu'ils trouvaient odieux : fasciste est Pinochet, comme Hitler et Franco, mais aussi bien Brejnev, Pompidou et Nixon. Fascistes pourront être Khomeyni et Saddam, Ben Laden et George Bush, même quand ils s'affrontent dans une lutte à mort... Tic dont Emmanuel Todd s'est bientôt débarrassé, grâce aux pistes qu'il explore depuis La Troisième planète, en même temps d'ailleurs qu'il se débarrassait d'un certain dualisme, qui aurait divisé le monde politique en "sociétés closes", autoritaires ou totalitaires, et "sociétés ouvertes", c'est-à-dire libérales, comme les démocraties du monde occidental. C'est le dualisme des alliances militaires, où l'on voit s'affronter des blocs antagonistes, mais l'histoire réelle montre bien que ces blocs sont loin d'être homogènes : les nations "libérales", en 14-18, étaient les alliées de l'impérialisme russe, et même du japonais, elles dominaient elles-mêmes des empires coloniaux. En 1945, la "victoire des peuples libres" (saluée dans le préambule d'une constitution, celle de 1946, qui reste en vigueur sous la Cinquième République) inclut, évidemment, le peuple soviétique...

On ne peut pas grouper dans de telles alliances les idéologies qu'on suppose être issues de types familiaux - c'est l'hypothèse qu'on se propose de tester -, et qu'il a fallu distribuer sur quatre cases, où se produit d'ailleurs, pour chacun de ces types, un conflit entre deux modèles alternatifs, qui incarnent la tradition et la révolution.

Si le communisme naît dans une société dominée par la famille que Todd nomme "communautaire", mais que Le Play avait nommée "patriarcale", cela n'implique pas qu'une telle société fût vouée, dès l'origine, à devenir une société communiste : le communisme y naît quand elle se décompose, "désintégrée par le processus d'urbanisation, d'alphabétisation,d'industrialisation, en un mot par la modernité", et qu'elle "lègue ses valeurs, autoritaires et égalitaires, à la nouvelle société. Les individus, égaux en droits, sont écrasés par l'appareil politique comme ils étaient anéantis, autrefois, par la famille étendue" : ce système oppressif, traversé par des conflits, ne se confond ni avec un système féodal, ni avec le règne d'une "race des seigneurs" [1983a, p. 43].

De même la "famille-souche" sert de socle à des systèmes autoritaires, où la xénophobie engendre l'exclusion, mais aussi bien à la révolte des exclus, qui s'organisent dans des partis autoritaires, comme sont, en Allemagne, en Belgique ou en Suède, les partis sociaux-démocrates, implantés et nourris dans le même terreau qui a vu naître le national-socialisme, ce qui ne justifie pas les injures adressées à ces "social-fascistes" par le Komintern de Staline et de Dimitrov. Encore s'agit-il de l'histoire d'un peuple qui "fut pendant quelques décennies la principale puissance du continent européen, démographiquement, culturellement et économiquement. Le narcissisme culturel des Basques, des Irlandais, des Juifs, des Suédois ou des Norvégiens est, à l'échelle de l'histoire mondiale, assez inoffensif, et même pittoresque." [1983a, p. 113 ; cf. 1990, p. 291, d'où il ressort que le "neutralisme" suédois est lui-même une variante, adaptée à la situation du pays, des tendances nationalistes suscitées par la famille autoritaire].

Enfin il apparaît qu'il n'existe pas un modèle "libéral", mais deux formes de société libérale vouées à se méprendre, et à se mésentendre, sur les valeurs communes qu'elles ont reçues de la famille nucléaire, selon la place qu'elles font aux valeurs égalitaires, comme on le voit dans l'exemple américain, analysé dans deux ouvrages plus récents : Le destin des immigrés, et bien sûr Après l'empire.

 

N.B. L'oeuf de Christophe Colomb fait l'objet d'une anecdote, rapportée par Voltaire dans l'Essai sur les moeurs. Il s'agit de la réplique qu'aurait faite Colomb - à qui Voltaire donne le nom de Colombo - à des envieux qui "disaient que rien n’était plus facile que ses découvertes. Il leur proposa de faire tenir un oeuf debout ; et aucun n’ayant pu le faire, il cassa le bout de l’oeuf, et le fit tenir. "Cela était bien aisé, dirent les assistants. - Que ne vous en avisiez-vous donc ?" répondit Colombo. Ce conte est rapporté du Brunelleschi, grand artiste, qui réforma l’architecture à Florence longtemps avant que Colombo existât. La plupart des bons mots sont des redites."

 

Références :

1974 : Cornelius Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 1 (Paris, 10-18, 1974)

1976 : Emmanuel Todd, La chute finale (Paris, Robert Laffont, 1976)

1983a : Emmanuel Todd, La troisième planète (Paris, Seuil, 1983, repris en 1997 dans La diversité du monde)

1983b : Emmanuel Leroy-Ladurie et Emmanuel Todd, "La Troisième Planète", entretien publié dans L'Infini, n° 4, automne 1983.

1988 : Emmanuel Todd, La nouvelle France (Paris, Seuil, 1988)

1990 : Emmanuel Todd, L'invention de l'Europe (Paris, Seuil, 1990)

1997 : Jean-François Revel, Mémoires : Le voleur dans la maison vide (Paris, Plon, 1997)

2007 : Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Paris, Seuil, 2007)

2011 : Emmanuel Todd, L'origine des systèmes familiaux : Tome 1, l'Eurasie (Paris, Gallimard, 2011

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17 octobre 2011 1 17 /10 /octobre /2011 21:39

SARTRE CAMUS CLAMENCE

 

 

"Antigone a raison, mais Créon n'a pas tort"

 

Sartre et Camus, les noms de ces penseurs restent indissociables, au-delà de ce que Sartre appelait leur "brouille" : "Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille, ce n'est rien - dût-on ne jamais se revoir - tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. (...) On vivait avec ou contre sa pensée, telle que nous la révélaient ses livres - La Chute, surtout, le plus beau peut-être et le moins compris - mais toujours à travers elle. C'était une aventure singulière de notre culture, un mouvement dont on essayait de deviner les phases et le terme final." [1] 

On dit Sartre et Camus, comme Castor et Pollux, Husserl et Heidegger, Danton et Robespierre, Antigone et Créon... Rien de tel, semble-t-il, n'évoque les rapports entre Sartre et Aron, Sartre et Merleau-Ponty, bien que Sartre ait appris du premier l'existence même de Husserl, et que l'autre ait été son mentor en politique... Faut-il s'en étonner, sachant que l'intérêt persistant des lecteurs s'attache à La Nausée, à Huis clos, ou aux Mots, beaucoup plus qu'à L'être et le néant, ou encore à L'étranger, La peste et La chute, plutôt qu'à L'homme révolté ? Sartre lui-même évoque un de ces livres, La chute, "le plus beau peut-être et le moins compris", "le meilleur livre de Camus" - disait-il à ses proches - "parce qu'il s'y montre et s'y cache tout entier." [2]

Pour Sartre, évidemment, la figure de Clamence, bizarre Jean-Baptiste "clamans in deserto" [3], ne peut être qu'une projection de Camus, qui se montre et se cache dans la confession de ce "juge-pénitent". Bien que Camus précise, dès 1956, que son "héros" n'est pas son porte-parole, même s'il n'est, comme lui-même, "pas chrétien pour un sou" : "Comme lui j'ai beaucoup d'amitié pour le premier d'entre eux. J'admire la façon dont il a vécu, dont il est mort. Mon manque d'imagination m'interdit de le suivre plus loin. Voilà, entre parenthèses, mon seul point commun avec ce Jean-Baptiste Clamence auquel on s'obstine à vouloir m'identifier. Ce livre, j'aurais voulu pouvoir l'intituler "Un héros de notre temps". Ce n'était à l'origine qu'une longue nouvelle destinée à paraître dans un recueil qui aura pour titre L'Exil et le Royaume. Mais je me suis laissé emporter par mon propos : brosser un portrait, celui d'un petit prophète comme il y en a tant aujourd'hui. Ils n'annoncent rien du tout et ne trouvent pas mieux à faire que d'accuser les autres en s'accusant eux-mêmes." [4]

Nous voici prévenus : même si nous trouvons, dans la confession de Clamence, bien d'autres points communs entre Camus et lui, l'image est composite, et prend modèle sur plusieurs "petits" prophètes, "comme il y en a tant aujourd'hui", et que Camus ne nomme pas - mais on pourrait y inclure Sartre et Merleau-Ponty, sans parler de Jeanson, déjà portraituré dans la Lettre au Directeur des Temps Modernes. Camus le situait parmi "ces intellectuels bourgeois qui veulent expier leurs origines, fût-ce au prix d'une contradiction et d'une violence faite à leur intelligence" : dans le cas de Jeanson, "c'est le bourgeois qui est marxiste, alors que l'intellectuel défend une philosophie qui ne peut se concilier avec le marxisme". Comme existentialiste, il ne devrait pas croire "que l'histoire a un sens nécessaire et une fin", mais c'est ce qu'il professe, mené par "les passions du bourgeois repenti". Argument tortueux, auquel Sartre réplique, en rappelant que "Marx n'a jamais dit que l'histoire aurait une fin : comment l'eût-il pu ? Autant dire que l'homme, un jour, serait sans buts. Il a seulement parlé d'une fin de la préhistoire, c'est-à-dire d'un but qui serait atteint au sein de l'histoire elle-même et dépassé comme tous les buts." [5]

Bien que Sartre, on s'en doute, soit tout aussi capable de raisonner de travers - il le fera bientôt, dans sa fameuse Réponse à Claude Lefort, et dans sa polémique avec Merleau-Ponty -, il faut admettre que, cette fois, c'est bien lui qui remet les idées à l'endroit, dans une circonstance où les arguments de Camus prouvaient seulement qu'il n'avait guère lu Marx.  [Ce n'est plus du tout mon avis : Sartre rappelle à Camus quelque chose que Camus n'ignorait pas, et qu'il avait contesté explicitement dans son livre : pour lui, parler d'une "fin de la préhistoire" ou d'un "saut dans une autre histoire" n'est qu'un artifice verbal, et ne change rien au problème : je cite ce passage dans mon article "Camus contre Hegel et le marxisme dogmatique", janvier 2019]   

 

 

"Une brouille, ce n'est rien"

 

Sartre, bien entendu, n'a pas pu méconnaître tout ce qui, dans La Chute, reconduisait à l'histoire de la polémique éprouvante qui avait mis fin à leur amitié difficile, mais il est peu probable qu'il se soit reconnu comme un des deux ou trois modèles de Clamence : il aurait fallu, pour cela, qu'il ait lu les Carnets et les lettres où Camus s'exprime au lendemain de cette passe d'armes, et dont Olivier Todd, dans sa biographie de Camus, nous livre des extraits fort significatifs.

Ainsi, dans une lettre à sa femme Francine, Camus se dit frappé par "cette explosion d'une détestation longtemps réprimée", qui prouve que "ces gens-là n'ont jamais été mes amis et que je les ai toujours irrités ou blessés dans ce que je sens. (...) Le seul bénéfice de cette opération (l'opération "Piédestal") est qu'elle a mis de la clarté dans les désaccords. Ces messieurs veulent, appellent, exigent la servitude. Ils seront probablement servis ou asservis. A leur santé ! " [6]  Ou encore, dans Carnets III, "Quelque chose en eux, pour finir, aspire à la servitude. Ils ont rêvé d'y aller par quelque noble chemin, plein de pensées. Mais il n'y a pas de voie royale vers la servitude. Il y a la tricherie, l'insulte, la dénonciation du frère." [7] Le lecteur innocent, qui n'a pas lu ces textes, n'a aucune raison d'attribuer au "nihilisme" de Sartre la profession de foi dans laquelle Clamence dit être "un partisan éclairé de la servitude" [8] - car ce que dit Clamence en faveur de l'esclavage semble traduire un cynisme conservateur, peut-être nietzschéen, mais nullement le cynisme d'un crypto-stalinien, et encore moins celui que Camus, fort abusivement, imputait à Hegel.

Si violente que fût la Réponse de Sartre, elle était justifiée par l'inconsistance des prétentions de Camus, pour qui les détracteurs de L'homme révolté ne pouvaient être que des alliés de Staline, qui justifiaient les camps, le Goulag, dirions-nous, ou qui auraient même feint d'ignorer leur existence : "je trouverais normal, - déclarait-il à Sartre - et presque courageux, qu'abordant franchement le problème vous justifiiez l'existence de ces camps. Ce qui est anormal et trahit de l'embarras, c'est que vous n'en parliez point en parlant de mon livre, quitte à m'accuser de ne pas me placer au coeur des choses" [9]

Sartre était bien en droit de lui faire grief de l'amalgame qu'il opérait entre "Monsieur le Directeur des Temps Modernes" (Sartre, auquel il s'adresse) et "votre collaborateur", "l'auteur de votre article", c'est-à-dire Jeanson, qu'il ne nomme jamais - avec ce résultat qu'on ne sait même plus qui est-ce qui feint d'ignorer l'existence des camps : Monsieur le Directeur, ou l'auteur de l'article ? Dans un cas, répond Sartre, quand vous lui reprochez de ne rien dire des camps à propos de votre livre, "vous vous adressez au seul Jeanson. C'est au critique que vous reprochez de n'avoir pas parlé dans son article des camps de concentration". Reste à se demander si tel était l'enjeu d'une interprétation de L'Homme Révolté, livre où Camus s'en prend à la "divinisation de l'histoire" opérée, selon lui, par Hegel et par Marx, et ne s'attarde guère sur la nature du régime soviétique. Il n'en reste pas moins que, dans cette apostrophe : "Vous gardez le droit relatif d'ignorer le fait concentrationnaire en URSS tant que vous n'abordez pas les questions posées par l'idéologie révolutionnaire en général, le marxisme en particulier. Vous le perdez si vous les abordez, et vous les abordez en parlant de mon livre.", c'est Sartre qui est en droit de se sentir visé, attaqué, calomnié : "c'est à moi que vous vous adressez. Eh bien je vous réponds que ces interpellations sont trompeuses : car vous mettez à profit le fait indéniable que Jeanson, comme c'était son droit, n'a pas parlé des camps soviétiques, à propos de votre livre, pour insinuer que moi, directeur d'une revue qui se prétend engagée, je n'ai jamais abordé la question, ce qui serait en effet une faute grave contre l'honnêteté. Seulement il se trouve que c'est faux : quelques jours après les déclarations de Rousset, nous avons consacré aux camps un éditorial qui m'engageait entièrement et plusieurs articles ; et si vous comparez les dates, vous verrez que le numéro était composé avant que Rousset soit intervenu." [10]

Sur la question des camps, les Temps Modernes n'étaient pas négationnistes, et cet éditorial - rédigé par Merleau-Ponty - remettait même en cause "la signification du système russe", et les prétentions "socialistes" du régime : "Il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp". * Jugement esquissé dès 1948, dans un autre article de Merleau-Ponty : "A mesure que nous sommes mieux renseignés sur l'importance relative du travail forcé et du travail libre en URSS, sur le volume du travail concentrationnaire, sur la quasi-autonomie du système policier, il devient toujours plus difficile de voir l'URSS comme transition vers le socialisme ou même comme Etat ouvrier dégénéré..." [11]. Sartre n'était pas encore un compagnon de route, Merleau-Ponty ne l'était plus, et leurs errements successifs n'allaient pas faire d'eux, quoi qu'en ait dit Camus, des "partisans éclairés de la servitude". [Là aussi, je dois rectifier : Merleau-Ponty n'a jamais été un compagnon des route du parti communiste, même s'il a pu paraître très proche de lui en 1945-1946 : il n'a donc pas eu à cesser de l'être] C'est pourquoi, si La Chute avait été conçue comme un pamphlet contre les Temps Modernes, ou une réplique aux Mandarins de Beauvoir, l'échec serait flagrant, et l'oeuvre serait nulle. Mais fort heureusement Camus n'était pas un "ingénieur des âmes", comme les tenants du "réalisme socialiste", il ne planifiait pas les effets de son style, et s'abandonnait à l'inconscient créateur. Comment procédait-il ? Laissons-lui la parole : " Des notes, des bouts de papier, et tout cela des années durant. Un jour vient l'idée, la conception, qui coagule ces particules éparses. Alors commence un long et pénible travail de mise en ordre." [12]   

 

 

Un portrait de l'homme moderne

 

Nous découvrons Clamence au Mexico-City, un bouge d'Amsterdam, où il interpelle un voyageur de passage : "Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais." [13] La situation rappelle un récit de Jean Lorrain, Monsieur de Bougrelon, qui dépeint la déchéance d'un gentilhomme normand, exilé dans la même ville, où il se fait cicerone pour des touristes français. Cette situation, qui inspire la lecture de Jean-Jacques Brochier [14], permet de mettre en place le cadre temporel d'un récit où alternent l'évocation trompeuse d'un paradis perdu et la conscience trouble d'un voyage aux Enfers, dans une ville dont les canaux concentriques évoquent, pour Clamence, les cercles que Virgile fait traverser par Dante, au premier chant de la Divine Comédie. [15] On sait que le récit n'est qu'un long monologue, où on devine sans mal les gestes et les répliques d'un interlocuteur qui nous apparaît comme un double de Clamence : "Vous avez à peu près mon âge, l’oeil renseigné des quadragénaires qui ont à peu près fait le tour des choses, vous êtes à peu près bien habillé, c’est-à-dire comme on l’est chez nous, et vous avez les mains lisses. Donc, un bourgeois, à peu près ! Mais un bourgeois raffiné !" [16]

Et Clamence lui-même peut faire penser à Sartre (il est fils d'officier, toujours célibataire, et il a été "pape" dans un camp de prisonniers), mais plutôt à Camus, par son aspect physique, et le charme dont il a joué sans vergogne : " La nature m’a bien servi quant au physique, l’attitude noble me vient sans effort. (...) j’ai toujours réussi, et sans grand effort, avec les femmes. Je ne dis pas réussir à les rendre heureuses, ni même à me rendre heureux par elles. Non, réussir, tout simplement. J’arrivais à mes fins, à peu près quand je voulais. On me trouvait du charme, imaginez cela ! Vous savez ce qu’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire. Ainsi de moi, à l’époque. Cela vous surprend ? Allons, ne le niez pas. Avec la tête qui m’est venue, c’est bien naturel. Hélas ! après un certain âge, tout homme est responsable de son visage. Le mien... Mais qu’importe ! Le fait est là, on me trouvait du charme et j’en profitais." [17]

Quant à la profession exercée par Clamence, avocat qui s'était voué aux "nobles causes", elle nous conduit sans peine au rôle ambigu d'un "écrivain engagé", qu'il s'exprime dans Combat ou dans Les Temps Modernes. Tout est dit, dès l'abord, de l'imposture qui guette ce défenseur de la veuve et de l'orphelin : "J’avais une spécialité : les nobles causes. La veuve et l’orphelin, comme on dit, je ne sais pourquoi, car enfin il y a des veuves abusives et des orphelins féroces. Il me suffisait cependant de renifler sur un accusé la plus légère odeur de victime pour que mes manches entrassent en action. Et quelle action ! Une tempête ! J’avais le coeur sur les manches. On aurait cru vraiment que la justice couchait avec moi tous les soirs. Je suis sûr que vous auriez admiré l’exactitude de mon ton, la justesse de mon émotion, la persuasion et la chaleur, l’indignation maîtrisée de mes plaidoiries. (...) je prenais leur défense, à la seule condition qu’ils fussent de bons meurtriers, comme d’autres sont de bons sauvages." [18]

Clamence ne plaidait pas pour les parties civiles, mais pour des accusés, dont l'innocence présumée n'était sûrement pas celle du capitaine Dreyfus, mais plutôt celle des truands pour lesquels on invoque les traumatismes d'une enfance malheureuse, les mauvais traitements qu'ils ont eux-mêmes subis, ou le fait qu'ils aient pu être jugés coupables, parce qu'ils n'ont pas pleuré à la mort de leurs parents... Rhétorique associée à des valeurs "de gauche", et à l'oeuvre de Sartre, comme à celle de Camus : la figure de Clamence mérite l'épigraphe que prévoyait Camus dans un de ses brouillons, où il citait Lermontov : "Un héros de notre temps est effectivement un portrait, mais ce n'est pas celui d'un homme. C'est l'assemblage des défauts de notre génération dans toute la plénitude de leur développement." [19]

C'est le portrait de l’homme moderne, tel qu'il apparaîtra aux historiens futurs : "Une phrase leur suffira pour l'homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé". Phrase qui a suscité de nombreux commentaires, qui ont surtout insisté sur la fornication, comme si les journaux n'avaient rien à nous dire.

Les hommes forniquaient avant d'être modernes, cette expression elle-même est surtout employée comme allusion biblique, et elle n'apparaît guère dans l'usage courant. La lecture des journaux est beaucoup plus moderne, surtout si on la rapporte à une autre formule, celle que Clamence appliquait d'abord aux Français, avant d'ajouter que "toute l’Europe en est là" : " Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. " [20]

Les idées, dira-t-on, ne sont pas plus modernes, et les peuples anciens savaient en faire usage... Mais leurs idées ne circulaient pas dans la presse, où elles sont devenues des idéologies, et prennent la place de l'expérience immédiate, des émotions vécues, et des passions sincères : Clamence évoque lui-même une "fausse passion" qu'il éprouvait pour "une charmante ahurie qui avait si bien lu la presse du coeur qu’elle parlait de l’amour avec la sûreté et la conviction d’un intellectuel annonçant la société sans classes." C'est dire que les journaux ne sont pas seulement des journaux de partis, ni les revues de chapelles ésotériques, et que la presse du coeur substitue, elle aussi, des idées toutes faites aux enseignements de l'expérience vécue. Clamence avoue s'être laissé prendre à la force entraînante de telles convictions : "Je m’essayai à parler aussi de l’amour et finis par me persuader moi-même. Jusqu’au moment du moins où elle devint ma maîtresse et où je compris que la presse du coeur, qui enseignait à parler de l’amour, n’apprenait pas à le faire. Après avoir aimé un perroquet, il me fallut coucher avec un serpent. Je cherchai donc ailleurs l’amour promis par les livres, et que je n’avais jamais rencontré dans la vie." [21]

Conscience malheureuse, Clamence ne croit plus à sa propre innocence, ni à celle des autres, il n'y a plus, pour lui, de victimes innocentes. C'est ce que pensait Sartre, citant Jules Romains, à propos de la guerre : "A la guerre, il n'y a pas de victimes innocentes" - mais cette citation, qui est faite de mémoire, durcit le sens d'une phrase qui décrivait la guerre comme "une affaire où il y a beaucoup de victimes, mais bien peu de victimes innocentes." [22] Mais il rejoint Camus, dans la mesure où c'est le propre du tragique, qui peut se définir contre le mélodrame, où s'exprime une vision morale du monde : "Les forces qui s'affrontent dans la tragédie sont également légitimes, également armées en raison. Dans le mélodrame ou le drame, au contraire, l'une seulement est légitime. Autrement dit, la tragédie est ambiguë, le drame est simpliste. Dans la première, chaque force est en même temps bonne et mauvaise (...) Antigone a raison, mais Créon n'a pas tort. De même Prométhée est à la fois juste et injuste et Zeus qui l'opprime sans pitié est aussi dans son droit." [23]

 

 

L'innocence perdue

 

La Chutenous conduit dans un autre univers que celui où Meursault fait figure de victime. Tout au long du récit, Clamence s'accuse lui-même dans une confession dont les détails sont délivrés au compte-gouttes, durant six entretiens répartis sur cinq jours, mais dont tous les thèmes sont présents dès le début : depuis l'énigme policière que suggère, à l'étranger qui entre au Mexico-City, "ce rectangle vide qui marque la place d’un tableau décroché",  jusqu'à l'effondrement moral, et la "chute" sociale, du héros qui défendait la veuve et l'orphelin, signalés par la chute, nullement métaphorique, d'une jeune fille qui s'est jetée dans la Seine. Et même si Clamence n'explique pas encore quelle est l'activité d'un juge-pénitent, il la pratique déjà sur l'interlocuteur, sans lui permettre de se tenir sur ses gardes, comme il pourra le faire, quand il l'aura nommée : "Permettez-moi de vous poser deux questions et n’y répondez que si vous ne les jugez pas indiscrètes. Possédez-vous des richesses ? Quelques-unes ? Bon. Les avez-vous partagées avec les pauvres ? Non. Vous êtes donc ce que j’appelle un saducéen. Si vous n’avez pas pratiqué les Ecritures, je reconnais que vous n’en serez pas plus avancé. Cela vous avance ? Vous connaissez donc les Ecritures ? Décidément, vous m’intéressez. "  Il importe assez peu que, dans les Ecritures, le jeune homme riche et pieux, qui ne se résout pas à distribuer ses biens, ne soit pas présenté comme un Saducéen, mais comme un Pharisien : la question signifie "Vous êtes un bourgeois, comme je le suis moi-même, ou comme je l'étais". Cela même que Sartre objectait à Camus, qui prétendait parler au nom de la misère : vous avez été pauvre, mais vous ne l'êtes plus, vous n'avez aucun titre à donner des leçons... Clamence, pour sa part, a cessé d'être riche : "Une seule chose est simple dans mon cas, je ne possède rien. Oui, j’ai été riche, non, je n’ai rien partagé avec les autres. Qu’est-ce que cela prouve ? Que j’étais aussi un saducéen..." [24].

Les mêmes Ecritures inspirent à Clamence une méditation sur la Passion du Christ : "Tenez, savez-vous pourquoi on l’a crucifié, l’autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être ? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu’il vive. C’est pourquoi le crime trouve toujours des avocats et l’innocence parfois, seulement. Mais, à côté des raisons qu’on nous a très bien expliquées pendant deux mille ans, il y en avait une grande à cette affreuse agonie, et je ne sais pourquoi on la cache si soigneusement. La vraie raison est qu’il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent. S’il ne portait pas le poids de la faute dont on l’accusait, il en avait commis d’autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d’ailleurs ? Il était à la source, après tout ; il avait dû entendre parler d’un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux, lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant !" [25] : Jésus lui-même n'est devenu innocent qu'une fois mis à mort, tout homme est un coupable aussi longtemps qu'il vit, ou survit à la mort de victimes innocentes comme celles qu'évoquait le premier entretien : "Savez-vous que dans mon petit village, au cours d’une action de représailles, un officier allemand a courtoisement prié une vieille femme de bien vouloir choisir celui de ses deux fils qui serait fusillé comme otage" [26].

 La faute de Clamence ne risque pas de le mener sur l'échafaud, c'est un péché par omission, qu'il laisse deviner, dans les premières pages, bien avant de passer aux aveux explicites : "À demain donc, monsieur et cher compatriote. Non, vous trouverez maintenant votre chemin ; je vous quitte près de ce pont. Je ne passe jamais sur un pont, la nuit. C’est la conséquence d’un voeu. Supposez, après tout, que quelqu’un se jette à l’eau. De deux choses l’une, ou vous l’y suivez pour le repêcher et, dans la saison froide, vous risquez le pire ! Ou vous l’y abandonnez et les plongeons rentrés laissent parfois d’étranges courbatures." [27].

Le thème étant posé, dans sa forme initiale, il reste encore ouvert aux interprétations : il insinue l'idée que Clamence est en faute, mais il pourrait seulement traduire son embarras - comme c'est le cas, d'ailleurs, dans l'entretien suivant, où, sur le Pont des Arts, il croit être visé par un rire moqueur, fantasme annonciateur de la mauvaise passe où il deviendra la risée d'un microcosme, où on reconnaît sans peine les "athées de bistrots" qu'on retrouvait alors à Saint Germain des Prés. Chute et crise que nous pouvons entendre dans un sens littéral, qui renverrait à la biographie de Camus, époux volage dont la femme délaissée peut succomber à la tentation du suicide, - mais sûrement aussi dans un sens figuré, où Clamence est visé dans sa prétention à plaider de nobles causes, ce que prétend aussi l'écrivain engagé, qu'il s'appelle Camus, Sartre ou Francis Jeanson. Ceux qui ont "laissé tomber" les victimes de Staline croyaient défendre la patrie du socialisme, quand d'autres sacrifiaient, pour la défense des régimes coloniaux, les peuples indigènes auxquels la France Libre avait promis un statut de "peuples associés"...  

 

 

 Le panneau des Juges Intègres           

 

Reste à s'interroger sur le seul vrai délit, au sens pénal du mot, dont s'accuse Clamence, et qui, nous semble-t-il, s'accorde plutôt mal avec sa confession, où aucune de ses fautes ne peut être prouvée, encore moins punie, puisque ces fautes ne sont attestées que par lui, et qu'il est "bien difficile de démêler le vrai du faux dans ce que je raconte" [28]. Mais il s'agit du recel d'un tableau volé, depuis plus de vingt ans, à la cathédrale Saint-Bavon, "un des panneaux du fameux retable de Van Eyck, l’Agneau Mystique". C'est le panneau des "Juges Intègres", que Clamence va montrer à tous les visiteurs qu'il amène dans sa chambre : "J’espère toujours, en effet, que mon interlocuteur sera policier et qu’il m’arrêtera pour le vol des Juges Intègres. Pour le reste, n’est-ce pas, personne ne peut m’arrêter. Mais quant à ce vol, il tombe sous le coup de la loi et j’ai tout arrangé pour me rendre complice ; je recèle ce tableau et le montre à qui veut le voir. Vous m’arrêteriez donc, ce serait un bon début. Peut-être s’occuperait-on ensuite du reste, on me décapiterait, par exemple, et je n’aurais plus peur de mourir, je serais sauvé. Au-dessus du peuple assemblé, vous élèveriez alors ma tête encore fraîche, pour qu’ils s’y reconnaissent et qu’à nouveau je les domine, exemplaire. Tout serait consommé, j’aurais achevé, ni vu ni connu, ma carrière de faux prophète qui crie dans le désert et refuse d’en sortir." [29].

Fantasme incohérent : dans l'Europe du vingtième siècle, on ne décapite pas les recéleurs de tableaux, fussent-ils affublés du nom de Jean-Baptiste, comme le père de Sartre, et comme Sartre lui-même, dans un libelle de Céline, où "Jean-Baptiste Sartre" est présenté comme "l'agité du bocal". On décapite encore, mais pour d'autres motifs, comme le crime expié dans le neuvième cercle de l'enfer, tel que le décrit la Divine Comédie : le crime de trahison, qui peut seul expliquer ce dernier épisode. Si on le prend à la lettre, ou au "premier degré", il est invraisemblable, et ne rappelle rien de ce qu'on peut savoir sur Sartre, sur Camus, ou sur d'autres intellectuels engagés. Mieux vaut se rappeler la "trahison des clercs", définie par Benda, même si la trahison, pendant la guerre froide, et les guerres coloniales, pouvait être motivée par des intentions nobles, comme le savait Camus, familier des Tragiques, pour qui, nous l'avons vu, "Antigone a raison, mais Créon n'a pas tort". C'est bien de trahison qu'on accusait tous ceux qui aidaient le FLN, et qu'on appellera des "porteurs de valise" - quelque temps après la rédaction de La Chute, écrite avant que le réseau Jeanson se soit formé... Nous n'irons pas plus loin, pour éviter des hypothèses anachroniques, mais la prise de position des Temps Modernes, et celle de Jeanson dans L'Algérie hors la loi, pouvaient se comparer, dans l'esprit de Camus, aux louches tractations que Clamence menait au Mexico-City. Sartre n'avait pas tort de soutenir la lutte du FLN pour l'indépendance algérienne, mais avait-il raison de soutenir sans nuances l'action d'un mouvement qui luttait aussi pour le monopole du pouvoir, et n'offrait aucun autre choix que "la valise ou le cercueil", à des "Français" qui n'étaient pas de "gros colons" et qui, comme Camus, se disaient algériens ? Une position que Sartre défendait encore en 1973, dans une interview au magazine Actuel : « la révolution implique la violence et l’existence d’un parti plus radical qui s’impose au détriment d’autres groupes plus conciliants. Conçoit-on l'indépendance de l'Algérie sans l'élimination du MNA par le FLN ? Et comment reprocher sa violence au FLN quotidiennement confronté pendant des années à la répression de l'armée française, à ses tortures et à ses massacres ? Il est inévitable que le parti révolutionnaire en vienne à frapper également certains de ses membres. Je crois qu'il y a là une nécessité historique à laquelle nous ne pouvons rien ». Castoriadis observe, après avoir cité cette interview de Sartre, que ses sophismes sont purement staliniens : "parce que l'armée française exerce la répression, les révolutionnaires doivent s'exterminer les uns les autres ; mais que disaient d'autre les avocats de Staline, lorsqu'ils invoquaient le danger nazi pour justifier les procès de Moscou ?" [L'expérience du mouvement ouvrier, tome 1, 1974, p. 248 – repris désormais dans Ecrits politiques, tome 1, Editions du Sandre, 2012, pages 99-100]

 

 

 

Notes et références

 

1 France-Observateur, 7 janvier 1960, repris dans Situations IV. Le mot "brouille" apparaît déjà dans l'article de 1952, Réponse à Albert Camus, Les Temps Modernes, n° 82, août 1952 (nous citerons TM), p. 334 : "...l'amitié, elle aussi, tend à devenir totalitaire ; il faut l'accord en tout ou la brouille et les sans-parti eux-mêmes se comportent en militants de partis imaginaires." (repris, également, dans Situations IV)

2  Témoignage d'Olivier Todd, dans son livre "Albert Camus, une vie", p. 880 et 1128, dans l'édition de poche, collection "folio".

3 On lit dans la Vulgate (Isaïe, 40, 3 ; Matthieu, 3,3 et Jean, 1, 23) : vox clamantis in deserto, la voix de celui qui crie dans le désert, mais Camus a formé le nom de Clamence à partir du nominatif, vox clamans in deserto, la voix qui crie dans le désert...

4 Interview dans Le Monde, 31 août 1956, reprise dans les notes de Théâtre, récits, nouvelles (Pléiade, 1956, que nous citerons désormais TRN), p. 1881 et 2011. 

5 TM, p. 329 (Camus) et 353 (Sartre).

6 Todd, p. 790. L'opération "Piédestal" correspond à une phrase de Sartre, TM, p. 335 : "En nous faisant l'honneur d'entrer dans ce numéro des Temps Modernes, vous y amenez avec vous un piédestal portatif."

7 Todd, p. 794.

8 TRN, p. 1543 : "En philosophie comme en politique, je suis donc pour toute théorie qui refuse l’innocence à l’homme et pour toute pratique qui le traite en coupable. Vous voyez en moi, très cher, un partisan éclairé de la servitude." Ce discours peut nous rappeler une phrase de Maistre : "L'homme, en sa qualité d'être à la fois moral et corrompu, juste dans son intelligence, et pervers dans sa volonté, doit nécessairement être gouverné ; autrement il serait à la fois sociable et insociable, et la société serait à la fois nécessaire et impossible." (Du Pape, livre 2, chapitre 1)

9 TM, p. 329.

10 TM, p. 341. Sartre évoque un éditorial rédigé par Merleau-Ponty, qui l'a repris plus tard dans Signes, p. 330-343, mais qui, signé "TM", engageait aussi Sartre, qui le répète encore en 1961, dans son article d'hommage à Merleau-Ponty.  L'article de 1948 est également repris dans Signes, et notre citation figure à la page 327.

11 Signes, p. 332.

12 TRN, p. 1935.

13 TRN, p. 1477.

14 Jean-Jacques Brochier, Albert Camus philosophe pour classes terminales, Paris 1970 et 1979.

15 Jacqueline Lévi-Valensi, Albert Camus, La Chute, Paris 1996.

16 TRN, p. 1480. Il ne s'agit pas d'une recherche formelle, comparable à celles des écrivains qu'on regroupait alors sous l'enseigne du Nouveau Roman : "C'est beaucoup plus simple", déclare Camus lui-même en 1959, "J'y ai utilisé une technique de théâtre (le monologue dramatique et le dialogue implicite) pour décrire un comédien tragique ? J'ai adapté la forme au sujet, voilà tout." (cité par Lévi-Valensi, op. cit., p. 182). 

17 TRN, p. 1484 et 1504.

18 TRN, p. 1484-1485.

19 TRN, p. 2015.

20 TRN, p. 1479.

21 TRN, p. 1526-1527.

22 Cf. Les mots et autres écrits autobiographiques, Paris, 2010, p. 294, et surtout la note de Juliette Simont, p. 1420.

23 TRN, p. 1705.

24 TRN, p. 1480.

25 TRN, p. 1532-1533.

26 TRN, p. 1481.

27 TRN, p. 1483.

28 TRN, p. 1537.

29 TRN, p. 1550-1551.

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4 avril 2011 1 04 /04 /avril /2011 16:34

* La démocratie : utopie ou projet ?

 

 

La démocratie est-elle une utopie, un rêve nostalgique, ou un projet d'avenir ? Ces questions n'ont de sens que si l'on s'interroge sur la réalité d'une démocratie qui est censée être, ici et maintenant, le régime politique des sociétés modernes dans lesquelles nous vivons : "La France est une république démocratique, laïque et sociale", déclare la Constitution française, qui reprend à son compte la formule de Lincoln, "le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple" [Abraham Lincoln, discours de Gettysburg, en 1863 : "the government of the people, by the people, for the people, shall not perish from the earth"]. Belle phrase, qui est pourtant démentie par la pratique quotidienne des pouvoirs qui s'en réclament, et qui sont couramment nommés démocratiques, du moment que les dirigeants sont élus, et tirent leur pouvoir d'élections régulières, qui les habilitent à parler et à gouverner au nom du peuple. Même si, assez souvent, les suffrages exprimés sont moins nombreux que la moitié des électeurs : ceux qui s'abstiennent sont-ils de mauvais citoyens, qui s'excluent eux-mêmes du peuple, ou bien expriment-ils leur refus de choisir entre des candidats qu'ils jugent interchangeables, comme "bonnet blanc" et "blanc bonnet" ? Quels que soient les mobiles qui motivent l'abstention, que reste-t-il de la démocratie quand le peuple est absent ?

Rappelons que Rousseau, dans le Contrat social [livre III, chapitre IV], déclare qu'au sens propre du mot "il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change" - avant d'énoncer une formule célèbre, souvent citée à contresens, comme si Rousseau était un antidémocrate : "S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes." Cette formule nous étonne, parce que nous ne donnons pas un sens aussi précis au mot "gouvernement" : nous croyons être démocrates, et vivre dans un régime démocratique, si nous sommes gouvernés par des représentants à qui nous donnons le droit de nous gouverner. La pensée de Rousseau peut être mieux comprise si on sait qu'il établit une distinction entre le pouvoir souverain, qui appartient au peuple, et les fonctions gouvernementales, qui peuvent être déléguées, comme elles l'étaient dans les républiques de l'Antiquité grecque et romaine, à des magistrats qui pouvaient être élus ou désignés par le sort. Athènes, par exemple, élisait des stratèges, mais les autres magistratures étaient tirées au sort, qui est, selon Aristote, la procédure la plus démocratique, alors que l'élection est aristocratique, puisqu'elle a pour objet de choisir les meilleurs (aristoi), les plus capables, ou les plus compétents. Athènes n'est donc pas une démocratie pure, mais une forme de gouvernement "mixte", la Politeia tôn Athènaiôn, ce qui peut se traduire par "Constitution des Athéniens" ou "République des Athéniens" [ou Athènaiôn politeia, c'est le titre de deux ouvrages, dont l'un est issu de l'école d'Aristote, et l'autre, plus ancien, a longtemps été attribué à Xénophon, qui n'en est pas l'auteur : entre autres traductions, il figure dans un livre de Luciano Canfora, La démocratie comme violence, Desjonquères, 1989].

Mais dans cette Constitution, il ne s'agit pas de représentants, il s'agit de magistrats, dont les attributions correspondent à ce que les Modernes appellent pouvoir exécutif, et pouvoir judiciaire. Quant au pouvoir législatif, il reste inséparable du pouvoir souverain, et ne peut être délégué à des assemblées parlementaires, telles qu'elles sont apparues dans l'Europe moderne : "La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point ; elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde".

Dans ce chapitre du Contrat social [livre III, chapitre XV], Rousseau rejetait le modèle de "gouvernement libre" qu'avait proposé Montesquieu dans l'Esprit des lois, et qui définissait une monarchie parlementaire, encore une forme de gouvernement "mixte" où "le pouvoir arrête le pouvoir", et où s'impose un équilibre entre l'autorité du monarque, celle des grands seigneurs qui siègent à la Chambre des Lords, et celle des "Communes" où est censé siéger l'élément populaire... Rousseau ne s'attarde pas sur la composition du corps électoral qui élit les "Communes", et dont la masse du peuple était alors exclue : il lui suffit de rappeler que "L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut des représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là".

L'argument n'est pas décisif, parce qu'on peut lui opposer l'expérience des révolutions encore à venir, que Rousseau n'a pas pu connaître, lui qui se référait, comme ses contemporains, à l'histoire des républiques de l'antiquité grecque et romaine, et n'imaginait pas ce qu'allait faire, en Amérique, une révolution qui commence en 1776, deux ans avant sa mort - ni celle qui allait bouleverser la France, à partir du moment où les députés du Tiers-Etat, sortant du rôle que leur assignaient les institutions de l'Ancien régime, vont proclamer qu'ils représentent la Nation... Et nous ne savons pas ce qu'il aurait pensé de l'action d'hommes qui se réclamaient de lui, comme Robespierre et Saint-Just, action qui se fondait sur l'autorité souveraine d'une assemblée élue, la Convention nationale - ce qui est aussi contraire à la pensée de Rousseau que la dictature d'un parti unique, instaurée au cours de la révolution russe, allait contredire la théorie marxiste telle que l'exposait, en 1917, le futur dirigeant de ce parti unique, dans son livre L'Etat et la révolution. Dans ce livre autrefois traité comme un classique, Lénine soutenait que la révolution devait, dès le début, abattre les structures hiérarchiques de l'Etat bourgeois, et mettre en place une autre forme de pouvoir, celle que préfiguraient la Commune de Paris et les Soviets russes formés, depuis 1905, de délégués élus par les "masses" en lutte, et qui restaient révocables à tout moment. Comme l'Etat n'était, dans la pensée marxiste, qu'un instrument de lutte au service d'une classe exploiteuse qui l'emploie pour maintenir sa domination, cette nouvelle forme de pouvoir, au service de la classe prolétarienne, était destinée à dépérir et à s'éteindre, comme un feu sans combustible, dès lors qu'il n'y aurait plus de classe dominante. Reste à se demander si le pouvoir "soviétique", tel qu'il a fonctionné, pendant trois quarts de siècle, était toujours un instrument de la classe ouvrière, s'il était toujours exercé par des délégués élus et révocables, ou s'il représentait une nouvelle classe, dont la domination se perpétuait au moyen de cet "instrument"...

 

 

 

 

 

L'utopie révolutionnaire

 

 

 

 

 

C'est là ce qui peut nous faire parler d'utopie - quand l'action qui se prétend révolutionnaire produit des résultats qui contredisent les principes qu'elle invoque, et emploie des moyens incompatibles avec les buts qu'elle prétend viser : un révolutionnaire peut admettre que la fin justifie les moyens, encore doit-il veiller à ce que les moyens aboutissent bien au but qui doit les justifier. Comme l'a dit Trotsky, dans un texte qui a retenu l'attention de Merleau-Ponty, l'action est justifiée si elle "mène réellement à la libération des hommes".

 

"Serait-ce, ajoute-t-il, que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? Le mensonge, le faux, la trahison, l'assassinat "et cætera" ? (...) Ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l'âme une haine inextinguible de l'oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d'entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l'adoration des "chefs". Par-dessus tout, irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l'égard de la bourgeoisie et la hauteur à l'égard des travailleurs, c'est-à-dire un des traits les plus profonds de la mentalité des pédants et des moralistes petits-bourgeois. (...) L'émancipation des ouvriers ne peut être l'oeuvre que des ouvriers eux-mêmes. Il n'y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d'acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d'imposture, - de faire en un mot ce que font les staliniens." [Léon Trotsky, Leur morale et la nôtre, cité et commenté par Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique ; sans doute peut-on penser que l'action de Trotsky, d'après ses propres critères, n'a pas toujours été impeccable, mais il nous semble avoir bien posé la question]

 

 

 

 

 

Une nostalgie passéiste ?

 

 

 

 

 

Revenons au problème soulevé par le Contrat social : ce qu'il nomme "démocratie" est bien une utopie, c'est-à-dire un régime parfait, tellement parfait qu'il n’a jamais existé, n’existera jamais, et restera toujours en-dehors de l'histoire, mais son évocation de Rome et de la Grèce nous renvoie bien à des précédents historiques de ce qui est, à nos yeux, une démocratie : ébauches imparfaites, dont l'image fort embellie est parvenue jusqu'à Rousseau, à travers une tradition littéraire, répandue dans toute l'Europe depuis les humanistes de la Renaissance, nourris par la lecture d'auteurs comme Plutarque, dont les Vies parallèles ont inspiré la nostalgie chez Montaigne, Shakespeare, Corneille, et tant d'autres classiques qui ont préparé l'esprit du dix-huitième siècle. Nostalgie dont témoigne la phraséologie - pour parler comme Marx - des révolutionnaires français, qui se comparaient eux-mêmes à Caton, à Brutus, ou aux Gracques, et cherchaient dans l'histoire romaine le modèle des institutions et des titres qu'ils donnaient à leurs magistrats : consuls, tribuns et sénateurs, en attendant la dictature qui serait exercée par un nouveau César... Rome est au premier plan, mais l'exemple d'Athènes est parfois invoqué, fût-ce par les lecteurs d'un roman didactique, les Voyages du jeune Anacharsis, qui est justement paru en 1788. Mais cette nostalgie s'est encore nourrie des récits de voyage qui ont mis en scène la figure du "bon sauvage" qui a circulé notamment dans les Essais de Montaigne, les Discours de Rousseau, l'Ingénu de Voltaire, et le dialogue rédigé par Diderot, en Supplément au Voyage de Bougainville. Dans ces ouvrages littéraires, elle a pris la forme d'un mythe, au sens où on peut parler du mythe de Sisyphe, mais le "mythe du bon sauvage" n'est nullement tiré d'une mythologie, en tout cas chez Montaigne, dont l'essai sur les "Cannibales" est fondé sur des témoignages directs qui attestent l'existence de rapports sociaux égalitaires chez les Indiens d'Amérique, à partir d'observations qui anticipent sur celles de Pierre Clastres [La société contre l'Etat, 1973].

 

Il n'est donc pas étonnant que l'on ait pu se permettre de réduire à une nostalgie "rousseauiste" les positions défendues par Castoriadis, comme l'ont fait, par exemple, les auteurs d'un pamphlet sur "La pensée 68", Alain Renaut et Luc Ferry : lors d’un colloque sur Mai 68, Luc Ferry attribue à Castoriadis une « analyse quasi rousseauiste » des événements de 1968, alors que, d'après Renaut, son « enthousiasme pour Mai ne peut guère être séparé de sa fascination pour le modèle de la démocratie grecque » [Pouvoirs 1986, p. 88]. Nous ferons donc appel, pour aborder la pensée de Castoriadis, à un texte publié en 1957 dans la revue Socialisme ou barbarie, où il ne parlait guère d'Aristote ou de Thucydide, mais s'inspirait plutôt d'événements tels que la Commune de Paris, la révolution espagnole et la révolte hongroise de 1956.

 

 

 

 

 

Le projet démocratique

 

 

 

Castoriadis, alors, était encore loin des thèses philosophiques qu'il développera dans L'institution imaginaire de la société. Le groupe et la revue qu'il animait alors, et que nous traiterions aujourd'hui de "gauchistes", se référaient encore à la pensée de Marx, pour qui le socialisme ne désignait pas la mainmise de l'Etat sur les moyens de production, mais l'auto-émancipation de la classe ouvrière, proclamée comme but de la Première Internationale : "L'émancipation des travailleurs doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes", ce qui impliquait une critique du régime - nullement socialiste - instauré en Russie et dans les pays satellites, où la bourgeoisie avait certes disparu, mais où une nouvelle classe dominante, la bureaucratie, perpétuait l'exploitation des travailleurs, sous la forme d'un régime dictatorial.

Pas plus que la démocratie, le socialisme ne s'appliquait à la réalité d'un régime déjà existant, même s'il ne s'agissait pas d'une utopie : suivant une formule de Marx, c'était "le mouvement réel qui détruit la société existante", à travers les luttes des travailleurs exploités.

« Pour que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l'histoire, la démocratie. » : réaliser la démocratie "pour la première fois dans l'histoire", cette première phrase n'exprime aucune nostalgie pour aucun modèle passé... mais elle n'exclut pas que le passé ait quelque chose à nous apprendre.

Le mot "réaliser", c'est-à-dire accomplir, compléter ou achever, nous rappelle l'existence de précédents historiques, ébauches inachevées d'une démocratie qui ne concernait pas encore tous les hommes (et encore moins les femmes), des germes qui ne se sont pas encore épanouis, et ne s'épanouiront que quand tout être humain aura voix au chapitre. L'emploi du mot démocratie va donc nous ramener aux origines lointaines d'une idée que Castoriadis explicite à partir d'une traduction du mot grec, traduction insolite, parce que très littérale, sinon même brutale, excluant tout euphémisme : kratos, ce n'est pas le "gouvernement", c'est la force, la "domination", le pouvoir coercitif par lequel on peut imposer sa volonté ; démos, ce n'est pas le "peuple", c'est-à-dire l'ensemble d'une population qui inclut les riches et les pauvres, la plèbe et la noblesse, et qui s'exprime dans la "volonté générale", c'est justement la plèbe, "les masses" - comme le montre bien le sens péjoratif que presque tous les auteurs de l'Antiquité donnaient au mot "démocratie". Evitons tout malentendu : il s'agit seulement là de l'analyse d'un mot, il ne s'agit pas de la réalité historique de la démocratie athénienne, mais de sa perception dans l'esprit des oligarques, telle qu'elle apparaît dans de nombreux écrits. Pour ce qui est de la réalité historique, nous l'avons déjà dit, le régime athénien n'était pas une démocratie pure, mais un gouvernement mixte, où des aristocrates comme Périclès, Nicias ou Thucydide ont pu être stratèges, et jouer un rôle de premier plan.

Retour au texte :

« Démocratie signifie étymologiquement la domination des masses. Mais nous ne prenons pas le mot "domination" en son sens formel. La domination réelle ne peut pas être confondue avec le vote ; le vote, même libre, peut être, et est le plus souvent, la farce de la démocratie. La démocratie n'est pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n'ont aucun sens pour eux. La domination réelle, c'est le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause. Dans ces quatre mots, en connaissance de cause, se trouve tout le problème de la démocratie. Il n'y a aucun sens à appeler les gens à se prononcer sur des questions, s'ils ne peuvent le faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné depuis longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la "démocratie" bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l'argumentation privée des staliniens les plus cyniques. Il est évident que la "démocratie" bourgeoise est une comédie, ne serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et moins que tout autre les masses, à qui l'on cache systématiquement les réalités économiques et politiques et le sens des questions posées. La conclusion qui en découle n'est pas de confier le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incontrôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que les données essentielles et les problèmes fondamentaux soient saisissables par les individus, et que ceux-ci puissent en décider en connaissance de cause. » [Le contenu du socialisme, collection 10-18, 1979, p. 117-118, repris dans l'anthologie Socialisme ou barbarie, Acratie 2007, p. 164-165]

Autrement dit : l'argument réactionnaire qui condamne la démocratie (depuis le Protagoras de Platon) comme pouvoir livré aux masses, incompétentes et irresponsables, peut être retourné, une fois qu'on a compris qu'il ne s'agit pas d'une fatalité inscrite dans la nature des masses (et qu'un prince, ou une "élite", peut être aussi incompétente). Pour retourner cet argument, il suffit de remettre en cause les conditions dans lesquelles chaque société permet, ou exclut, la circulation des idées pertinentes, et l'information du public. C'est ce que Castoriadis, hors du cadre marxiste qui était le sien en 1957, nous rappelle longtemps après, à l'occasion d'une rencontre avec le MAUSS, où il examine, entre autres choses, la fiction juridique d'une loi que chacun est supposé connaître ["Nul n'est censé ignorer la loi"], alors qu'elle constitue un système si complexe que même les avocats doivent se spécialiser, et ne connaissent bien que leur spécialité. Au lieu d'en tirer argument pour exclure la masse ignorante, il propose de rechercher comment la société doit être organisée pour permettre à chacun de prendre part aux affaires communes, aux "affaires qui le regardent" (1) :

« (...) nous voulons un système de droit tel que n'importe quel citoyen puisse le comprendre et se débrouiller avec ; nous voulons un système économique et productif tel que tous les producteurs puissent participer d'une façon ou d'une autre à la gestion de la production. Vous voyez ce que je veux dire ? On part en disant : il y a un décret de Dieu qui dit qu'il doit y avoir des usines de ce type avec 50 000 travailleurs et qui produiront tel type de produits ; donc, les ouvriers ne peuvent être, comme le disait Benjamin Constant, qu'abrutis par le travail qu'ils font. Pour que le marché fonctionne à plein, il faut qu'il y ait la concurrence ; et donc, au niveau macro-économique, le chômage, qui peut aller jusqu'à 12 ou 15% de la population, est inévitable, etc. Pourquoi ? Pourquoi on n'inverse pas la question en disant : nous voulons une société dans laquelle tous les citoyens peuvent participer aux affaires communes. Et devant cette exigence, très peu de choses sont des données irrécusables. Par exemple le système du droit, dans sa structure, est contestable de ce fait même, qu’il est antidémocratique parce qu’il est ce qu’il est ; ou l’économie est contestable, la production est contestable dans sa structure, parce qu’elle impose l’abrutissement pendant quarante heures par semaine, etc. et que, sur cinq ou six jours d'esclavage, on ne peut pas instaurer des dimanches de liberté politique. Ce serait une connerie - à laquelle Lénine croyait, mais est-ce qu’il y croyait de bonne foi ? Le dimanche soviétique, ça n'existe pas. Il faut peut-être inverser le problème, il faut le radicaliser. Il faut se demander quelle société on veut vraiment. » [Démocratie et relativisme - Débat avec le MAUSS, Fayard 2010, p. 127-128 ; je cite la version publiée par le MAUSS, RDMS, numéro 14]

 

(1) "La politique est l'art d'empêcher les gens de se mêler des affaires qui le regardent" (Paul Valéry)

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9 mars 2011 3 09 /03 /mars /2011 10:31

[Le procès de Merleau-Ponty]

Depuis assez longtemps, nous nous interrogions sur la querelle récurrente qu'entretenait Castoriadis à l'égard d'un penseur dont nous aurions pu croire qu'il l'estimait beaucoup, et s'inspirait de lui : Maurice Merleau-Ponty, auquel il rend hommage dans Le dicible et l'indicible [l'un des premiers articles signés de son vrai nom, et repris dans Les carrefours du labyrinthe]. Mais à l'époque de Socialisme ou barbarie, il lui servait de cible, autant que Jean-Paul Sartre, et nous le retrouvons au banc des accusés, après la parution de L’Institution imaginaire de la société, dans "L'exigence révolutionnaire", titre d'un entretien consacré à cet ouvrage, et publié dans Esprit [février 1977, repris deux ans plus tard dans Le contenu du socialisme, p. 323-366]. Cette fois Castoriadis lui reproche d'avoir soutenu, dans Les Aventures de la dialectique, « une thèse sur l’essence du social » qu'il résume en ces termes : « le marxisme commet l’erreur d’imputer l’aliénation au contenu de l’histoire, tandis qu’elle appartient à sa structure (je cite de mémoire). Donc, thèse : toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) [Le contenu du socialisme, p. 347] »

Une querelle faussée

Puisque Castoriadis le cite de mémoire, il pourra être utile d'intercaler ici le texte de Merleau, où était mise en question la nature du régime mis en place par la révolution bolchevique - question fort légitime, dans les années 50, pour les lecteurs de Socialisme ou barbarie : « Les marxistes le savent bien, quand ils disent que la dictature du prolétariat tourne contre la bourgeoisie les armes de la bourgeoisie. Mais alors une philosophie prolétarienne de l'histoire consiste à postuler ce miracle que la dictature emploie les armes de la bourgeoisie sans devenir quelque chose comme une bourgeoisie, qu'une classe dirige sans entrer en décadence, quand toute classe qui régit le tout s'avère, par là même, particulière, qu'une formation historique, le prolétariat, puisse être instituée en classe dirigeante sans reprendre les servitudes du rôle historique, qu'elle accumule et garde intacte en elle-même toute l'énergie de toutes les révolutions passées, anime sans défaillance son appareil institutionnel et en annule à mesure la dégénérescence. C'est faire comme si tout ce qui existe historiquement n'était pas à la fois mouvement et inertie, c'est placer dans l'histoire comme des contenus d'une part le principe de la résistance, qu'on appelle bourgeoisie, d'autre part le principe du mouvement, qu'on appelle prolétariat, alors qu'ils sont la structure même de l'histoire en tant que passage à la généralité et à l'institution des rapports entre personnes. [Aventures de la dialectique, 1955, p. 296 ; cf. Nicolas Poirier, L'ontologie politique de Castoriadis, p. 286] ».

Le mot "aliénation" est absent de ce texte, où la distinction entre "structure" et "contenus" se rapporte à l'idée marxiste d'une lutte des classes qui oppose, hic et nunc, la bourgeoisie et le prolétariat, mais qui a opposé d'autres classes sociales - par exemple dans la société féodale - et qui peut encore opposer de nouvelles classes, si l'élimination de la bourgeoisie n'a pas, ipso facto, suffi pour faire surgir une société homogène, où aucune classe dominée n'aurait plus à combattre la domination d'aucune oligarchie... Est-il juste d'attribuer à Merleau-Ponty l'idée que l'aliénation appartient, de toute éternité, à la "structure" de l'histoire ? ne rappelait-il pas un problème familier, pour tous ceux qu'interpelle l'apparition d'une classe bureaucratique, et notamment pour ceux qui en venaient à penser qu'une classe dominante peut être éliminée, mais qu'il n'y a jamais de société sans pouvoir ? Donc pour Castoriadis, quand il définit le projet d'autonomie par la visée d'un rapport dynamique entre la société et ses institutions, - qui n'a plus rien à voir avec l'utopie d'une bonne société, qui serait dotée de bonnes institutions, ou encore plus onirique, l'abbaye de Thélème, qui n'aurait plus besoin d'aucune institution : « Il ne peut être question non plus d'une société sans institutions, quel que soit le développement des individus, le progrès de la technique, ou l'abondance économique. Aucun de ces facteurs ne supprimera les innombrables problèmes que pose constamment l'existence collective des hommes [L'institution imaginaire de la société, p. 156] »

Petites phrases

Nous citons cette phrase pour relativiser les commentaires de Castoriadis sur l'aliénation structurelle qui « s’éclaire [dit-il] lorsqu’on se rappelle l’autre formule de Merleau-Ponty : "Il y a comme un maléfice de l’existence à plusieurs". Comme, en dehors des phantasmes d’une philosophie égologique (dont Merleau-Ponty se révèle ici prisonnier), il n’y a pas d’existence autre qu’à plusieurs, la phrase équivaut à : il y a comme un maléfice de l’existence, point. Idée privée de sens. » - ni plus ni moins que celle où Castoriadis parle des « innombrables problèmes que pose constamment l'existence collective des hommes ». Existence "à plusieurs", existence "collective", pourquoi pas s'en tenir à l'existence humaine, qui est toujours collective, et vécue à plusieurs ? Pour apprécier le sens de ces petites phrases, il faut absolument les lire dans leur contexte.

La phrase de Merleau, citée par Castoriadis comme si elle provenait des Aventures de la dialectique, puisqu'elle est supposée en éclairer la thèse, provient d'un autre ouvrage, Humanisme et terreur, où Merleau-Ponty n'imputait au marxisme aucune erreur sur la "structure" de l'histoire, mais le créditait d'une visée humaniste, qui aurait pu excuser les crimes staliniens. Et s'il parlait alors d'un "maléfice de l'existence à plusieurs", ce n'était pas pour dire que l'aliénation resterait insurmontable, mais pour répliquer aux attaques de Camus, dont l'humanisme abstrait constituait à ses yeux « une véritable régression de la pensée politique », qui refuse d'affronter « un problème que l'Europe soupçonne depuis les Grecs : la condition humaine ne serait-elle pas de telle sorte qu'il n'y ait pas de bonne solution ? Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nous ne pouvons entièrement contrôler ? N'y a-t-il pas comme un maléfice de l'existence à plusieurs ? ». [cf. encore Poirier, L'ontologie politique de Castoriadis, p. 286 ; quant aux attaques de Camus, elles sont connues par le témoignage de Sartre, dans un article repris dans Situations IV, p. 215, et depuis l'an dernier dans un volume de la Pléiade, Les mots et autres écrits autobiographiques, p. 1069]

Les procès de Moscou, et le rapport Khrouchtchev

Castoriadis lui-même s'en était déjà pris, dès 1956, aux essais politiques de Merleau-Ponty, à l'occasion du rapport secret de Khrouchtchev, qui ôtait toute pertinence à l'interprétation des procès de Moscou qui était proposée dans Humanisme et terreur, en faisant appel aux aveux de Boukharine, compris à partir du roman d'Artur Koestler, Le zéro et l'infini, comme le produit d'une "conscience malheureuse". Ces aveux, - dont le rapport Khrouchtchev explique clairement qu'ils étaient obtenus par la torture, conduisant l'accusé "à un état d'inconscience, de privation de son jugement, d'abandon de la dignité humaine" - ne laissaient aucune place à des spéculations sur les intentions "subjectives", et la culpabilité "objective", de militants piégés par l'ambiguïté de l'histoire, invoquée par Merleau :

« Il n'y a pas de place pour des actions neutres ou indifférentes, le silence même joue son rôle et les transitions sont insensibles de l'intention à l'acte, du moi à autrui, de l'opposition à la trahison ». L'argument ne tient plus, et la morale de l'histoire va nous rappeler La dent d'or, où Fontenelle montrait qu'il vaut mieux "s'assurer du fait", avant de l'expliquer par des raisons subtiles...

« Des procès, rétorquait Castoriadis, il ne reste plus rien. Rien de la métaphysique qu'on avait voulu bâtir sur leur exemple. Rien de la théorie de la culpabilité objective, des choix déchirants entre la politique et la moralité, de la crise de la dialectique marxiste qu'ils auraient traduite. » : il ne reste plus rien des spéculations théoriques qui avaient eu pour effet « de supprimer les questions propres à la révolution par le "maléfice de la vie à plusieurs" et d'aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoiqu'on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d'action rationnelle est finalement abolie. » ["Rideau sur la métaphysique des procès", SB, p. 345-346]. C'est dire, avec raison, qu'il ne reste plus rien de la "régression" imputée par Merleau à Camus, de même qu'on impute aux révolutionnaires « de vouloir éliminer le côté tragique de l'existence humaine », question que Castoriadis reprendra bien plus tard : « Il me semble plutôt que je veux en éliminer le mélodrame, la fausse tragédie - celle où la catastrophe arrive sans nécessité, où tout aurait pu se passer autrement si seulement les personnages avaient su ceci ou fait cela. Que des gens meurent de faim aux Indes, cependant qu'en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent les paysans qui produisent "trop", c'est une macabre farce, c'est du Grand-Guignol où les cadavres et la souffrance sont réels, mais ce n'est pas de la tragédie, il n'y a là rien d'inéluctable. Et si l'humanité périt un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse d'appeler cela une tragédie. Je l'appelle une connerie.

» [L'institution imaginaire de la société, p. 129-130]

Cela vaut, croyons-nous, pour l'argumentation d'Humanisme et Terreur, mais n'a plus aucune pertinence pour juger les Aventures de la dialectique. Faut-il encore s'attarder sur « le clivage de la pensée de Merleau-Ponty à cet égard » ? Castoriadis observe que « pour Merleau-Ponty, l’idée que je serais "emprisonné dans mon corps", que la corporéité serait synonyme d’esclavage ou d’aliénation, est absurde, mon corps ne me "limite" pas, il est ouverture et accès au monde. Et cela est évident. Or, je suis un être social-historique, à cet égard, comme je suis "corporel" : la dimension sociale et historique de mon être n’en est pas une "limitation", elle en est le sol même - à partir duquel seulement des "limitations" peuvent apparaître ou ne pas apparaître. L’existence de "plusieurs" autres, et d’une indéfinité d’autres, et de l’institution dans et par laquelle seulement ils peuvent être, comme moi n’est pas "maléfice", elle est ce à partir de quoi je suis fait moi-même et j’existe. [Le contenu du socialisme, p. 348] » : telle est bien, en effet, la cohérence d'une pensée qui a rejeté le dualisme cartésien, et ne peut plus se croire "enfermée" dans son corps, ni dans ce corps métaphorique, qu'on appelle le corps social... Pour une telle pensée, il est juste de dire - avec Castoriadis - que notre rapport au social « est un rapport d'inhérence, qui comme tel n'est ni liberté, ni aliénation, mais le terrain sur lequel seulement liberté et aliénation peuvent exister, et que seul le délire d'un narcissisme absolu pourrait vouloir abolir, déplorer, ou voir comme une "condition négative". [L'institution imaginaire de la société, p. 154] » Or cette cohérence n'est nullement démentie par une petite phrase, comme celle de Merleau, "un maléfice de l’existence à plusieurs", pas plus que dans celle que nous avons relevée, où Castoriadis parle de "l'existence collective des hommes".

La question du "révoltisme"

 

Reste à se demander pourquoi Castoriadis éprouve le besoin d'inventer un "clivage" dans la pensée de Merleau, accablé par "le poids de l'héritage ontologique" [Fait et à faire, p. 157] au point de ne pouvoir ni penser ce qu'il pense, ni vouloir ce qu'il veut, ni même voir ce qu'il voit... Cette mise en cause est tellement inattendue qu'il faut, nous semble-t-il, chercher une réponse dans les enjeux politiques et théoriques soulevés, notamment, dans "L'exigence révolutionnaire", au cours de l'entretien auquel participaient, pour la revue Esprit, Paul Thibaud, Pierre Rosanvallon et Olivier Mongin. C'est celui-ci qui pose la question du "révoltisme", thèse qu'il croit trouver dans L'institution imaginaire, mais dont Castoriadis se démarque aussitôt, pour l'attribuer à d'autres, dont le "père le plus proche" serait Merleau-Ponty :

« Olivier MONGIN : A vous entendre, j’ai l’impression que le terme de révolte serait plus éclairant que le terme de révolution. N’êtes-vous pas amené progressivement à substituer le terme de révolte à celui de révolution ? Une société qui s’auto-instituerait en permanence, ne serait-ce pas une société qui se révolterait en permanence, d’une façon indéfinie ? »

Question qui nous paraît tout à fait pertinente : dès que Castoriadis, comme Merleau-Ponty, cesse de penser la révolution dans la perspective marxienne, le projet révolutionnaire ne se définit plus par rapport à des objectifs institutionnels, apparemment bien définis, comme "l'expropriation des expropriateurs", la "nationalisation de moyens de production", qui définiraient un "avant" et un "après", marquant ainsi une rupture décisive, entre l'histoire passée, vouée aux luttes de classes, et l'histoire à venir, promise à l'harmonie d'une société sans classes. C'est bien, nous semble-t-il, ce qu'implique, chez Castoriadis, la critique du communisme, si on entend par là « une société d'où serait absente toute résistance, toute épaisseur, toute opacité ; une société qui serait pour elle-même toute transparence ; où les désirs de tous s'accorderaient spontanément ou bien, pour s'accorder, n'auraient besoin que d'un dialogue ailé que n'alourdirait jamais la glu du symbolisme ; une société qui découvrirait, formulerait et réaliserait sa volonté collective sans passer par des institutions, ou dont les institutions ne feraient jamais problème - si c'est de cela qu'il s'agit, il faut dire clairement que c'est là une rêverie incohérente, un état irréel et irréalisable dont la représentation doit être éliminée. C'est une formation mythique, équivalente et analogue à celle du savoir absolu, ou d'un individu dont la "conscience" a résorbé l'être entier. (...) La dimension social-historique, en tant que dimension du collectif et de l'anonyme, instaure pour chacun et pour tous un rapport simultané d'intériorité et d'extériorité, de participation et d'exclusion, qu'il ne peut être question d'abolir ni même de "dominer" dans un sens tant soit peu défini de ce terme. Le social est ce qui est tous et qui n'est personne, ce qui n'est jamais absent et presque jamais présent comme tel, un non-être plus réel que tout être, ce dans quoi nous baignons de part en part mais que nous ne pouvons jamais appréhender "en personne". (...) C'est ce qui ne peut se présenter que dans et par l'institution, mais qui est toujours infiniment plus que l'institution, puisqu'il est, paradoxalement, à la fois ce qui remplit l'institution, ce qui se laisse former par elle, ce qui en surdétermine constamment le fonctionnement et ce qui, en fin de compte, la fonde : la crée, la maintient en existence, l'altère, la détruit. (...) [L'institution imaginaire de la société, p. 154] »

C'est bien ce que visait la question de Mongin : si la révolution ne se définit plus par les institutions qu'elle va établir, mais par un processus d'auto-institution, « ne serait-ce pas une société qui se révolterait en permanence [quoique Merleau-Ponty ne parle pas de révolte, mais s'en tienne à l'idée de "révolution permanente"] » ?

Or que répond Castoriadis ?

« Cornélius CASTORIADIS : Je récuse absolument l’idée qu’il ne peut jamais y avoir qu’une série de révoltes. Il y a eu et il y aura certes encore une foule de révoltes, mais il y a eu aussi dans la période moderne, une série de révolutions : 89, 48, la Commune, 1917, 1919, 1936-37, 1956, etc. Je ne vois pas au nom de quoi on les escamoterait. Il y a des moments où la masse des gens non seulement "se révolte" contre l’ancien ordre, mais veut modifier les institutions sociales de fond en comble ("from top to bottom", disent des textes d’ouvriers anglais des débuts du XIXe siècle). Ce sont des révolutions, parce que les gens sont animés par une volonté et une visée globales. Cette visée globale nous ne pouvons l’abandonner sans tomber dans l’incohérence. Comme le réformisme, le "révoltisme" ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. (...) Allons plus loin, puisqu’aussi bien le "révoltisme" semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches [allusion plus que probable à Claude Lefort]. Quel en est le « fondement » philosophique ? C’est une thèse sur l’essence du social. Le père le plus proche de nous de cette thèse, c’est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans Les Aventures de la dialectique... [Le contenu du socialisme, p. 346-347] »

Nous connaissons la suite, et restons sur notre faim : car aussi vrai soit-il qu'une révolution se distingue d'une révolte par le fait que "les gens sont animés par une volonté et une visée globales", la question posée par la Commune de Paris, les révolutions russes, et celles qui ont suivi, reste avant tout celle que pose leur échec, qui ne se réduit pas au fait qu'elles aient souvent été noyées dans le sang : « Si nous trouvons aujourd’hui, face à nous, Waldeck Rochet et Séguy, ce n’est pas parce que les ouvriers russes ont été incapables de renverser l’ancien régime. C’est, au contraire, parce qu’ils en ont été capables - et qu’ils n’ont pas pu instaurer, instituer leur propre pouvoir », disait Castoriadis, en Mai 68

.
 

 

Rendons, pour terminer, la parole à Merleau :

« - Ainsi, vous renoncez à être révolutionnaire, vous consentez à cette distance sociale qui transforme en péchés véniels l'exploitation, la misère, la famine...

- Je n'y consens ni plus ni moins que vous. Un communiste écrivait hier "Il n'y aura plus d'Octobre 17". Sartre dit aujourd'hui que la dialectique est une fadaise. Un marxiste de mes amis [il s'agit de Castoriadis], que le bolchevisme déjà ruinait la révolution, et qu'il faut mettre à sa place l'imprévisible invention des masses. Etre révolutionnaire aujourd'hui, c'est accepter un Etat dont on ne sait presque rien, ou s'en remettre à une grâce de l'histoire dont on sait moins encore, et tout cela non plus n'irait pas sans misère et sans larmes. Est-ce donc tricher que de demander qu'on vérifie les dés ? [Les Aventures de la dialectique, p. 312-313] »

 

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4 mars 2011 5 04 /03 /mars /2011 09:27

"Lo sentiment republicà"

Si volem entendre el que ha pogut ser, a casa nostra, la mística republicana, tant allunyada del que seria, més tard, la política republicana, hem de llegir la Pragari del pople [Pregària del poble] escrita, en dialecte rossellonés, per un pagès català, deportat a Algèria, amb uns altres republicans que s'havien aixecat contra el cop d'Estat de Louis-Napoléon Bonaparte, el desembre de 1851 :

Sante Marie [Santa Maria]

Sante marianne abi de déu [Santa Marianna àvia de Déu]

es oun nom cal pople creu [és un nom que el poble creu]

dounau nous lous bons principis [doneu-nos los bons principis]

rachirem al que nous cal [reeixirem el que nos cal]

malgrat touts touts lous caprissis [malgrat tots tots los capricis]

oun homme de proubitat [un home de probitat]

astime la rapoublique [estima la república]

coum sa mare l'astimat [com sa mare l'ha estimat]

couan li ba douna lou die [quan li va donar lo dia]

acho se pot pas amaga [això se pot pas amagar : això no es pot amagar]

dins del béntre ya tenia [dins del ventre ja tenia]

lou sentimen rapoubliqua [lo sentiment republicà]

Hem de situar aquesta Pragari en el seu marc històric, molt allunyat del nostre viscut actual : per a nosaltres, avui, a la "Catalunya del Nord", el republicanisme fa l'objecte d'un consens gairebé universal, encara que sigui un "consens tou", el mateix consens que s'acorda a les banalitats que no fan problema per a ningú - la Terra és rodona, etc. - i no implica la voluntat de defensar la república, si fos amenaçada com ho era, el 1851, el règim establert tres anys abans, com a conseqüència de les diades revolucionàries de 1848. El sentiment republicà, tal com era viscut, tenia encara el caràcter apassionat que justifica la formula de Charles Péguy, que acabem d'al·ludir : la "mystique républicaine", expressant el deure moral de lluitar i de morir, si calia, per defensar la república, mentre la "politique républicaine" correspondria a un estat de fet, en el qual, sense lluita, es pot viure i gaudir tranquil·lament de les llibertats i conquestes socials assolides gràcies a les lluites dels nostres avant-passats. De fet, aquesta forma de republicanisme consensual ha nascut al final del segle XIX, gràcies al "Ralliement" de l'Esglèsia catòlica, promogut per Lleó XIII i el cardenal Lavigerie : paradoxalment, la consolidació del règim va ser el resultat de la submissió dels fidels catòlics a l'autoritat pontifical... : un republicanisme sense res de místic, el republicanisme amb el qual vivim ara. El caràcter excepcional del "sentiment republicà", quan expressava una mística, no és propi del Rosselló : val pel conjunt de l'Estat francès, i devia ser veritat quan ho explicava l'autor de Notre jeunesse. Però ens sembla que té una gran pertinència en el cas de la nostra història "local", en aquest "département français" que és també terra catalana, i país de frontera, en la història del qual es barrejen, més que a d'altres regions, elements lligats a les històries respectives de les dues potències que se l'han disputat.

Participant a la història francesa, el nostre país català ha compartit amb els francesos les experiències de les seves revolucions i de les seves guerres, primer amb una certa passivitat, potser també amb una hostilitat que podia explicar-se pels estralls que li varen ocasionar, i finalment amb una implicació activa, que és innegable a partir del regnat de Louis-Philippe, i durant les lluites dels anys 1848-1851. L'aspecte el més interessant d'aquesta història, que podem seguir en el llibre de Peter Mc Phee, Les semailles de la République dans les Pyrénées-Orientales 1848-1852, resulta del contrast entre l'evolució política global, a l'Estat francès, i l'evolució que li correspon, en la vida política del "departament". Deixarem de costat moltes coses interessants, com el fet que, aleshores, les discrepàncies i els conflictes entre "blancs" i "rojos" es podien expressar en converses - i baralles - informals, al café, en forma de cançons, durant festes, com el carnaval, etc., per limitar-nos als fets que encaixen en el calendari de les primeres eleccions.

Ràpid resum

Del punt de vista francès, l'existència molt curta de la Segona República podria resumir-se en el conflicte que oposava el París republicà, obrer i socialista, que havia lluitat a les barricades de 1830, 1834, i acabava de foragitar els darrers reis Borbons, i la França de les províncies, que s'espiava amb recel i por les convulsions revolucionàries de la gran ciutat... Conflicte que sembla expressar-se a les eleccions d'abril 1848 (primera Assemblea nacional), de desembre 1848 (elecció presidencial, que fa de Louis-Napoléon Bonaparte el "Prince-Président") i de maig 1849 (segona Assemblea nacional). Sembla clar, vist des de París ; no ho és tant, des de Perpinyà, i d'un departament "rural" que no comparteix les orientacions conservadores d'una majoria de "rurals", sinó, tot el contrari, el republicanisme radical de la gran ciutat.

a) les eleccions d'abril 1848 podrien fer creure que, del dia a l'endemà, tot el país s'havia fet republicà : de fet, els candidats conservadors havien abandonat les etiquetes "legitimista", "orleanista" i "bonapartista" per concentrar-se sobre el tema de la defensa de les propietats. Tots plegats, constituïen el "partit de l'ordre", i descobrien amb sorpresa la veritat qu'un dels seus caps, Adolphe Thiers, formularia més tard : "La République est le régime qui nous divise le moins" (ja que s'esborren les diferències entre les diverses fidelitats dinàstiques). Això fa que, sota el mateix nom de republicans, els diputats elegits el 23 d'abril poden ser republicans autèntics (com és el cas a Perpinya, on triomfa el "partit Arago", que confirma el seu arrelament popular, iniciat a les eleccions de 1846, amb el suport del diari L'Indépendant) i, més sovint, com ho saben els lectors dels Souvenirs de Tocqueville, monàrquics disfressats que s'apunten a desfer immediatament les timides mesures socials del govern provisional - que havia creat "tallers nacionals" per donar feina als obrers aturats : política que desemboca sobre les Diades de Juny, i la repressió de la revolta obrera duta a terme per l'home de ferro dels republicans burgesos, Eugène Cavaignac.

b) l'elecció presidencial, vista del punt de vista "global", ha estat interpretada com una revenja dels pagesos contra les classes urbanes - obrera i burgesa - que havien ocupat el davant de l'escenari : són ells que fan triomfar el nebot de Napoleó... lliçó que cal matisar, quan és possible d'analitzar uns resultats "locals", com els del nostre "departament", on Bonaparte arriba a una majoria relativa, 47 per cent, que hauria estat minoria sense la divisió dels vots republicans entre Ledru-Rollin i ... Cavaignac.

c) les eleccions de maig 1849 veuràn la victòria del partit de l'ordre, i la derrota dels republicans autèntics, identificats al tema de la república social (s'anomenen "démoc.-soc."), que triomfen, en canvi, a la Catalunya del Nord, on persisteixen aspiracions que cal anomenar "socialistes" - encara que no es tracti d'un socialisme marxista, encara desconegut (Marx ha comentat les lluites de 1848-1851, però no hi ha tingut cap influència) : un socialisme rural, on s'expressa una exigència de justícia, que trobem, precisament, en la Pragari del pople, que tradueix una mena de cristianisme evangèlic - compatible, és clar, amb el rebuig dels capellans que s'han posat al servei de les classes riques. En aquesta Pragari, el "sentiment republicà" correspon als "bons principis" que animen "un home de probitat" : és el Just de l'Evangeli, que "estima la República com sa mare l'ha estimat".

Per concloure

Naturalment, aquesta forma mística del sentiment republicà no és cap particularitat pròpia dels catalans rossellonesos, es pot comparar amb l'evangeli social que predicava Lamennais en les Paroles d'un croyant, i deu tenir el seu equivalent a la Catalunya del Sud, sigui en el republicanisme federal del segle XIX, sigui en les formes que va prendre el moviment llibertari. No direm pas que sigui l'efecte, o el resultat d'una situació determinada, però ens sembla que correspon a un lloc, i un temps, on el republicanisme expressa encara un sentiment de revolta, encara minoritària, amb una ingenuitat i una noblesa excepcional, que han desaparegut de les formes consensuals del "republicanisme" modern, que tradueixen, més aviat, la consciència de viure en una societat "avançada" i feliç, que es compara, amb una certa commiseració, als pobles dissortats que queden encara sotmesos a despotismes anacrònics : els nostres germans del Sud, durant la dictadura de Franco, els germans més allunyats de l'Amèrica del Sud, i els pobles del Tercer Món, que hauriem pogut creure abandonats de la Providència (cristiana, musulmana, liberal o marxista) si no haguessin, ells mateixos, manifestat per les seves accions, que volen viure lliures, i estimen la república - sabent que no n'hi ha prou amb el mot "república", quan un mateix cap d'Estat es manté 25 o 30 anys com a "president de la república", títol que, en aquest cas, pertany evidentment al Newspeak de "1984".

NB La Pragari del poble figura en el llibre de Peter Mc Phee, Les semailles de la République dans les Pyrénées-Orientales 1848-1852, p. 399-400, i també en un article del mateix autor, en el llibre col·lectiu publicat pels "Amis d'Illiberis", Elne cité et territoire, p. 469-470.

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19 février 2011 6 19 /02 /février /2011 23:09

"L'ontologie politique de Castoriadis" : un ouvrage de référence.

Au début de l'ouvrage qu'il vient de consacrer à L'ontologie politique de Castoriadis, Nicolas Poirier nous rappelle que le jeune Castoriadis, en 1945, était venu en France pour y préparer une thèse, "dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des impasses" [Fait et à faire, cité dans OPC, Payot, 2011, p. 23]. Bien qu'il ait, assez tôt, déserté la Sorbonne, la politique étant alors "trop absorbante", le militant de Socialisme ou barbarie n'avait pas délaissé l'objet de sa recherche, comme nous l'ont appris, il n'y a pas très longtemps, les esquisses, les notes et les articles rassemblés, justement par les soins de Nicolas Poirier, dans Histoire et création [HC, Paris, Seuil, 2009] : cette publication bouleversait le schéma qu'on avait pu se faire - dans un esprit qu'il faut bien appeler malveillant - du parcours de Castoriadis, qui ne serait venu à la philosophie qu'après avoir mené une double carrière, professionnelle et militante. Tel un autre Docteur Jekyll, doublé d'un ténébreux Mister Hyde, il aurait partagé son temps entre un travail respectable et bien rémunéré, en tant qu'économiste à l'OCDE, et l'activité plus ou moins clandestine d'un groupuscule marxiste, où il n'était connu que sous un pseudonyme. On a donc pu "construire la fiction d'un Castoriadis qui serait venu à la philosophie à la suite de sa rupture avec le marxisme" - tout aussi fallacieuse que "l'idée préconçue d'un Marx devenu économiste à la suite de sa rupture avec la philosophie" [OPC, p. 26]. Dans l'un et l'autre cas, on s'interdit de voir que, dès leurs premiers pas, le jeune Marx et le jeune Castoriadis ont visé, à la fois, "la totalité du pensable" et l'ambition "radicale" que nourrissent des philosophes pour qui il ne s'agit plus d'interpréter le monde, mais de le transformer.

Les inédits que publie Nicolas Poirier - y compris ceux qui n'avaient pas trouvé place dans

Histoire et création - font justice de ces constructions arbitraires. C'est bien ce que nous montre la première partie de l'ouvrage, consacrée à "la pensée philosophique de Castoriadis à l'époque de Socialisme ou Barbarie". Rappelons toutefois qu'à cette même époque, dès 1948, Castoriadis avait développé, dans un style hégélien, les thèses qui soutenaient son orientation politique, texte inédit qui a dû circuler dans le groupe, même si la revue, fondée un an plus tard, ne l'a pas publié : Castoriadis l'exhume en 1973, et le joint à des textes publiés dans la revue [Phénoménologie de la conscience prolétarienne, dans La société bureaucratique, p. 23]. Avant même d'accéder à d'autres inédits, tout le monde aurait pu - même Philippe Gottraux - se rendre compte que le militant politique n'était pas un néophyte en philosophie. Et Nicolas Poirier le sait mieux que personne, lui qui va expliquer, à partir de ce texte, les premières divergences, politiques et philosophiques, qui ont opposé Castoriadis et Lefort, dès la création de Socialisme ou Barbarie [OPC, p. 310-328] - mais ce texte avait bien sa place parmi tous ceux qui servent à reconstituer la pensée philosophique du jeune Castoriadis. L'analyse de ce texte aurait fait contrepoids à l'impression que donne l'abondance de textes destinés à une thèse universitaire, au risque d'établir un clivage trompeur entre des disciplines qui semblent enfermées dans des compartiments, strictement séparés par des cloisons étanches, bien qu'ils soient simplement les différents registres sur lesquels s'exerçait une même pensée. Analyse qui aurait permis d'éclairer la notion même d'ontologie politique, qui risquait d'être prise au sens où Pierre Bourdieu étudiait L'ontologie politique de Martin Heidegger, et où l'ontologie deviendrait l'instrument d'un projet politique, auquel elle servirait de légitimation. Ce que Castoriadis se refusait à faire, tout au moins dans sa dernière philosophie : « Nous ne philosophons pas - nous ne nous occupons pas d'ontologie - pour sauver la révolution (A. Honneth), mais pour sauver notre pensée, et notre cohérence. L'idée qu'une ontologie, ou une cosmologie, pourrait sauver la révolution, appartient à l'hégélo-marxisme, soit à une conception aussi éloignée que possible de la mienne. » [Fait et à faire, p. 9-10]. Ce qui montre, à la fois, que le dernier Castoriadis désavouait le projet d'une Phénoménologie de la conscience prolétarienne, mais aussi que ce texte révèle l'existence de liens inextricables, chez le premier Castoriadis, entre une politique et une ontologie, qu'il faut bien appeler "hégélo-marxiste"

: comme ceux du noeud gordien, il faudra les trancher.

Le même traitement aurait pu s'appliquer aux irruptions soudaines que la philosophie devait faire, assez tôt, dans les pages de

Socialisme ou barbarie

. Tel était bien le cas, dans les années 50, des polémiques avec Sartre et Merleau-Ponty, qui se situaient bien sur le plan politique, mais où Castoriadis donnait à ses lecteurs une vision de Marx déjà fort éloignée de la Vulgate marxiste, en le félicitant d'avoir approfondi « la révolution copernicienne commencée avec Kant, en montrant que non seulement toute connaissance est connaissance pour le sujet, mais que ce sujet est un sujet historique, donc pratique-actif. » : [L'expérience du mouvement ouvrier 1, p. 218-219]. Et qui d'autre qu'un philosophe aurait pu trouver dans le Rapport Khrouchtchev l'occasion de reprendre la critique d'un livre publié dix ans plus tôt (Humanisme et Terreur), pour faire grief à Merleau-Ponty « de supprimer les questions propres à la révolution par le "maléfice de la vie à plusieurs" et d'aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoiqu'on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d'action rationnelle est finalement abolie » ["Rideau sur la métaphysique des procès", La société bureaucratique, p. 346] ? Cette phrase, d'ailleurs, vise tout aussi bien les Aventures de la dialectique, où Merleau reniait le crypto-stalinisme d'Humanisme et Terreur, mais se perdait dans le "désert du scepticisme politique", où on entrevoit, déjà, la "montée de l'insignifiance"... Condamnation hâtive, que Castoriadis aurait pu réviser quand il en viendrait à un pareil "scepticisme" à l'égard d'un texte fameux, où Marx présente l'activité révolutionnaire du prolétariat comme un processus nécessaire, objectivement déterminé, où la volonté consciente des prolétaires n'entre pas en ligne de compte : « Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but, il s'agit de ce qu'il est, de ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être » [La Sainte Famille, 1844]. Phrase qui, en 1955, motivait le "scepticisme" de Merleau-Ponty : « même si le marxisme et sa philosophie de l'histoire ne sont rien d'autre que le "secret de l'existence" du prolétariat, c'est un secret que le prolétariat ne possède pas lui-même, et c'est le théoricien qui le déchiffre. N'est-ce pas avouer que, par personne interposée, c'est encore le théoricien qui donne son sens à l'histoire en donnant son sens à l'histoire du prolétariat ? » [Aventures de la dialectique, p. 65.]

 

Les antinomies du savoir théorique

Si nous n'avions accès qu'aux textes inédits, nous devrions nous borner à une appréciation du travail prometteur d'un épistémologue, qui aurait repris sur nouveaux frais, mais dans un autre esprit, la recherche de Karl Popper sur "la logique de la découverte scientifique". Travail où on retrouvait, quoique dans d'autres termes, une tension entre logique et découverte, "entre l'exigence d'achèvement et de systématisation", postulée par la logique, et "le caractère fragmentaire et inachevé de la connaissance telle qu'elle se réalise dans l'histoire" et qui rend compte du caractère improbable de découvertes inattendues, qui altèrent ou invalident le paradigme officiel :

« si la visée de la connaissance consiste bien (...) à atteindre l'inconditionné à partir d'un "point de vue" absolu qui échapperait à la relativité de l'espace et du temps et où se trouverait abolie la distinction du sujet et de l'objet, l'effectivité de la connaissance implique que c'est seulement dans l'espace et dans le temps que celle-ci se déploie »

[OPC, p. 42].

Telle est l'antinomie qui oppose le "criticisme", kantien ou néo-kantien, pour qui le réel empirique ne serait

« diversité chaotique privée d'ordre », à laquelle le sujet connaissant devrait imposer une forme rationnelle - et le "panlogisme" hégélien, pour qui le rationnel ne peut être réel que si le réel lui-même est déjà rationnel : « Ce que nous disons de l'impasse du criticisme et de la quasi-rationalité de l'objet, écrit Castoriadis, est absolument symétrique aux réfutations classiques de l'empirisme. De même que le sujet ne pourrait rien "apprendre" de l'objet s'il n'était pas déjà en lui-même puissance d'organisation, et s'il ne disposait pas déjà de la capacité de former rationnellement - de même le sujet ne pourrait jamais former l'objet si celui-ci n'était pas déjà en lui-même formable »

[OPC, p. 61].

Le kantisme est pris dans une contradiction,

« que fait ressortir Castoriadis dans un texte du milieu des années 50 : si le sujet connaissant est pris dans le réseau des lois de son objet, aucun savoir sur cet objet n'est possible (...) ; à l'inverse, s'il ne l'est pas, il ne peut rien connaître. Il y a là une véritable antinomie, puisque les deux propositions comme telles sont aussi vraies l'une que l'autre : la proposition "Le sujet est pris dans le réseau des lois de l'objet à connaître, autrement il n'y a pas de savoir" est vraie car on ne voit pas comment il serait possible pour le sujet de connaître un objet sans avoir le moindre contact avec celui-ci (...). Mais la proposition contraire : "Le sujet n'est pas pris dans le réseau des lois de l'objet à connaître, autrement il n'y a pas de savoir" est tout aussi vraie puisque le savoir n'est savoir que pour autant que le sujet sait qu'il sait, la réflexion étant indissociable de toute connaissance, ce qui serait absolument impossible si le sujet était entièrement déterminé par les lois physiques »

[OPC, p. 68-69].

Cette question philosophique - bien que Castoriadis déclare avoir

« voulu mener l'activité et la réflexion politique sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme » [OPC, p. 23] - fera bientôt une apparition mémorable dans Socialisme ou Barbarie, dès le premier article où Castoriadis entreprend de dresser, en 1964, un "bilan provisoire" de l'héritage marxiste : « Il n'est guère possible, écrit-il, d'essayer de maintenir une orthodoxie comme le faisait Lukàcs en 1919 en la limitant à une méthode marxiste, qui serait séparable du contenu et pour ainsi dire indifférente quant à celui-ci (...) c'est que, à moins de prendre le terme dans son acception la plus superficielle, la méthode ne peut pas être ainsi séparée du contenu, et singulièrement pas lorsqu'il s'agit de théorie politique et sociale. La méthode, au sens philosophique, n'est que l'ensemble opérant des catégories. (...) Si le matériel porte en lui-même le "signe distinctif" permettant de le subsumer sous telle catégorie, il n'est donc pas simple matériel informe ; et s'il est vraiment informe, alors l'application de telle ou telle catégorie devient indifférente, et la distinction du vrai et du faux s'écroule. C'est précisément cette antinomie qui a mené, à plusieurs reprises dans l'histoire de la philosophie, d'une pensée criticiste à une pensée de type dialectique »  [L'institution imaginaire de la société, p. 17-18, avec une note que signale OPC, p. 80, et où Castoriadis rappelle que « le cas classique de ce passage est évidemment celui de Kant à Hegel »

].

Castoriadis, alors, est encore hégélien, même si nous savons qu'il va se détacher

de ce « panlogisme hégélien » qui va faire « surgir de nouvelles antinomies » : il est bien vrai que l'affirmation d'un "savoir absolu" revient à « surmonter de façon illusoire une antinomie au fond analogue à celle qui, selon Castoriadis, formait le coeur de l'idéalisme transcendantal, et qu'on peut formuler de la manière suivante : "l'histoire ne peut avoir de sens que si le sujet n'est pas intégralement historique" ; "l'histoire ne peut avoir de sens que si le sujet est intégralement historique" » [OPC, p. 96]. Mais remarquons que la critique de Hegel, dans les fragments où Castoriadis l'esquissait, se présentait comme une "critique immanente", voulant "rester fidèle à l'exigence posée par Hegel lui-même" [HC, p. 51] : rien ne prouve que le "premier Castoriadis" ait déjà condamné le système hégélien, au moment même où il s'efforçait de résoudre des antinomies bien connues, et qu'il n'avait pas découvertes, car elles préoccupaient les "Jeunes Hégéliens", parmi lesquels figure l'auteur des Manuscrits de 1844, presque aussitôt après la disparition de Hegel. Le "Savoir absolu", et la "Fin de l'histoire", faisaient encore l'objet de débats passionnés vers 1950, après la parution des leçons de Kojève, et les travaux d'auteurs comme Jean Hyppolite, Eric Weil, et tant d'autres. Dire que Castoriadis en était bien conscient n'implique pas qu'il en ait déjà perçu toutes les implications, même quand il esquisse l'idée de création, et s'interroge sur ce qui est encore possible, si l'histoire est finie, depuis 1807 (datation de Kojève) - ou seulement plus tard, dira-t-on par la suite, avec l'effondrement de l'empire soviétique (datation de Fukuyama), et pourquoi pas, d'ailleurs, en cet an 2011, où les peuples arabes se dressent un peu partout contre leurs dictateurs. S'il apparaît ainsi que l'histoire continue, il reste à décider si les événements font encore surgir quelque chose d'inédit, ou s'ils ne font que répéter ce qui a déjà eu lieu, et qui revient toujours de manière cyclique, comme les heures inscrites au cadran des horloges : "La treizième revient... c'est encor la première". Si l'on en croit Kojève, tout ce qui a suivi "Robespierre-Napoléon", y compris les deux guerres mondiales, n'a pas eu d'autre effet que « d'aligner sur les positions historiques européennes (réelles ou virtuelles) les plus avancées, les civilisations retardataires des provinces périphériques » (Introduction à la lecture de Hegel, Note de la seconde édition, p. 436) :

« en réfléchissant à ce qui s'est passé dans le monde après la bataille d'Iéna, j'ai compris que Hegel avait raison de voir dans celle-ci la fin de l'Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l'avant-garde de l'humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c'est-à-dire la fin de l'évolution historique de l'Homme ». Thèse qui, après tout, n'est pas plus aberrante que celle qui voudrait que la fin de l'histoire (ou de la "préhistoire", comme l'a écrit Marx) soit rejetée dans un avenir incertain, quoique déterminé par les "lois d'airain" qui rendraient inévitable l'avénement d'une société communiste.

Nombreux étaient alors, même parmi les sympathisants du marxisme, ceux qui se refusaient à de telles conclusions : « Sans doute, écrivait Sartre en 1946, les marxistes intelligents admettent une certaine contingence de l'histoire : mais c'est seulement pour dire que, si le socialisme échoue, l'humanité sombre dans la barbarie. En un mot, si les forces constructives doivent triompher, le déterminisme historique leur assigne un seul chemin. Mais il peut y avoir bien des barbaries et bien des socialismes, peut-être même un socialisme barbare. Ce que réclame le révolutionnaire, c'est la possibilité pour l'homme d'inventer sa propre loi. C'est le fondement de son humanisme et de son socialisme. (...) Et précisément parce que l'homme est libre, le triomphe du socialisme n'est pas assuré du tout. Il n'est pas au bout de la route, à la manière d'une borne ; mais il est le projet humain. »

[Situations III, p. 221-222].

C'est dire si, à cette époque, les antinomies du marxisme, qui reproduisaient celles du système hégélien, étaient dans l'air du temps, et le débat public. C'est encore une fois l'occasion de l'admettre, « chez le penseur le plus original, il n'y qu'une infime partie de ce qu'il dit qui ne vient pas de la société, de ce qu’il a appris, de ce qui l'entoure, des opinions, de l'air du temps ou d'une élaboration triviale de tout cela, c'est-à-dire des conclusions qu'on peut en tirer ou des présuppositions que l'on peut y découvrir. Si l’on veut, métaphoriquement, quantifier le noyau vraiment neuf chez un Platon, un Aristote, un Kant, un Hegel, un Marx ou un Freud représente peut-être 1% de ce qu'ils ont dit et écrit. »

[Une société à la dérive, p. 67]. Peut-être faut-il dire que, chez Castoriadis, ce petit pourcentage inclut sa conviction que le temps historique, le temps proprement dit, présuppose une création, faisant apparaître des formes inédites, sans lesquelles il n'y aurait que l'écoulement de l'eau dans une clepsydre, ou quelque autre déplacement mesuré par l'espace, déterminé par des causes ou par des lois, aussi prévisible que le cours des planètes. Conviction qui interdit de se représenter une fin de l'histoire, programmée par la raison, ou déterminée par des causes nécessaires, qui la rendaient certaine dès le commencement : « La fin de l'histoire ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu'il leur semble saugrenu de la situer en 1830 : intelligence insuffisante des nécessités de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait déjà eu lieu avant que l'histoire ne commence » [L'institution imaginaire de la société, p. 259-260 : ce qui revient à dire que le temps est aboli].

Du marxisme à l'imaginaire

Nous n'avons pas suivi, pour aborder ce livre, la méthode critique qui aurait pu consister à le couvrir de fleurs, dans un tout premier temps, avant de l'accabler d'objections insidieuses. Nous avons préféré déclarer tout d'abord ce qui nous décevait, dans son parti-pris de traiter séparément des textes politiques connus depuis longtemps, et des fragments philosophiques exhumés depuis peu, en feignant d'ignorer, à la manière de l'époché husserlienne, les rapports indéniables qui se nouaient entre eux, et qui, en fin de parcours, devaient bien reparaître. Mettre entre parenthèses les rapports qui unissent, chez un penseur qui n'est nullement schizophrène, la passion du logos et celle de la polis, pouvait certes avoir une fonction heuristique, si cela permettait d'aborder chaque texte sans se préoccuper d'autre chose que de lui, et surtout pas des positions à venir, qui infléchiraient son sens, ou le démentiraient. C'est à bon droit que nous devons nous interdire de

projeter sur un texte notre connaissance de textes ultérieurs, ce qui reviendrait à importer dans notre propre lecture les idées toutes faites que nous impose une tradition héritée... Mais nous avons affaire à des textes écrits à une même époque, et par le même auteur, qui ne s'adressait pas de la même façon à des publics divers, formés de philosophes, ou bien de militants : en s'adressant aux uns, il parlait de Kant, de Hegel et de Frege, mais s'il parlait aux autres, il se référait à Marx, à des penseurs marxistes, par exemple à Trotski. C'est justement ce que nous permet de comprendre cet autre inédit, qui exposait en style hégélien les positions de Socialisme ou Barbarie : dès la première phrase, l'en-soi et le pour-soi (la classe en-soi et la classe pour-soi) s'y trouvent introduits à partir de Trotski, et nullement de Hegel. Il ne s'agit pas d'un artifice oratoire, conforme à ce que Leo Strauss appelle un "art d'écrire" : c'est plutôt un indice du rapport intime qui noue, dans la pensée d'un philosophe-militant, la méthode philosophique et le contenu politique.

Maintenant que c'est dit, plus rien ne nous empêche d'exprimer notre admiration pour ce livre appelé à devenir un ouvrage de référence, tant il est riche d'informations, d'aperçus stimulants, et d'analyses approfondies - dont la plus remarquable est fournie par un excursus qui occupe un peu plus de cent pages [OPC, p. 307-420], où il met en parallèle les parcours respectifs des fondateurs de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis et Lefort, dont il montre à merveille

« à quel point ceux-ci peuvent se montrer étonnamment proches sur un certain nombre de problèmes (l'analyse du phénomène bureaucratique, la volonté de ne jamais céder sur l'exigence démocratique notamment), tout en divergeant de manière importante sur ces mêmes questions, les croisements de leurs itinéraires étant inséparables de leurs points de rupture, les rencontres entre leurs pensées ne se métamorphosant jamais en recoupements purs et simples. » [OPC, p. 308]. C'est bien, nous semble-t-il, ce qui ressort d'une étude minutieuse où il parcourt des textes qui s'échelonnent sur une trentaine d'années.

Mais procédons par ordre : la deuxième partie de l'ouvrage, « Les antinomies du marxisme », et la troisième partie, « Chaos et institution », vont nous ramener sur un terrain familier, où Nicolas Poirier nous a déjà conduits dans son précédent livre, à une date où il était en droit de dire que la pensée de Castoriadis n'avait

« encore fait l'objet d'aucune étude systématique, ni d'un véritable travail de réflexion critique » et qu' « aucune analyse de fond ne lui a été consacrée » : si la situation est désormais tout autre, c'est bien dans le sillage de ce livre pionnier que des travaux sérieux ont trouvé leur public [Castoriadis L'imaginaire radical, PUF, collection Philosophies, Paris, 2004, p. 7]. Nous en parlerons donc de manière plus rapide, mais il ne s'agit pas d'une amplification de l'ouvrage antérieur : il ne se borne pas à nous montrer comment Castoriadis a pu, à partir du marxisme, critiquer tout d'abord la bureaucratie stalinienne, la nature de classe du régime soviétique, et la politique des partis communistes ; puis comment il a dû remettre en cause la théorie marxiste, et les postulats qui la fondent dans les écrits de Marx, avant de découvrir les "significations imaginaires sociales", le "social-historique", et l'auto-création des sociétés humaines. Ces questions donnent lieu à de nouvelles enquêtes, parmi lesquelles on pourra commenter celles qui se rapportent à l'interprétation du marxisme, et à la nostalgie qui entraîne maint auteur à la recherche du "vrai Marx" qu'il voudrait remettre à la place du marxisme, qui est, pour Michel Henry, « la somme des contresens qui ont été faits sur la pensée de Marx », Marx étant, selon lui, « un penseur de la subjectivité condamnant par avance toutes les réductions scientistes de son oeuvre », cependant que « Louis Althusser au contraire fait de Marx un penseur de l'objectivité ridiculisant d'emblée les illusions des idéologues humanistes ». Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de lectures qui prétendent « retrouver le noyau originel du marxisme, moyennant sa "surinterprétation" (...) selon des schèmes interprétatifs plus ou moins inattendus pour qui se réclame du marxisme orthodoxe », et qui nous reconduisent au traitement théologique des dogmes religieux, qui prétend remonter aux sources, et à l'intégrité d'une foi orthodoxe (reprenons ce terme éloquent), recouverte et corrompue par les traditions successives. Mais on peut aboutir au même résultat quand on "sous-interprète", comme Rubel et Janover, en croyant qu'on ne fait que « redonner la parole à Marx ». Prétention dérisoire, quand on a compris que la question n'est pas d'identifier "ce que Marx a vraiment dit", mais de juger si ce qu'il a pu dire est vrai : rompre avec le marxisme, c'est aussi rompre avec une exégèse pieuse, qui a fait du Capital une nouvelle Bible, sans se préoccuper du rapport effectif de cette oeuvre avec « ce qui existe, notamment l'économie capitaliste et les lois de son évolution » [OPC, p. 220-234].

Beaucoup plus difficile est la reconstruction du travail qu'accomplit Castoriadis dans les années 60, où il introduit très tôt l'imaginaire social, formule emblématique qui marque la rupture avec toutes les théories déterministes - hégéliennes, marxistes, ou encore structuralistes - mais dont le concept reste encore indéfini. L'imaginaire reste un signifiant flottant, dans la plupart des textes, inédits ou publiés pendant cette période où le structuralisme était partout présent. Castoriadis lui-même ne s'en est expliqué qu'à partir de 1972, dans l'Introduction générale où il entreprend de retracer son parcours : « Loin d’incarner le déroulement "rationnel" hegelo-marxiste, l’histoire est, à l’intérieur de limites amples, création immotivée. Loin de représenter une machine fonctionnelle (quelle que soit la définition, du reste impossible, de la fin à laquelle cette fonctionnalité serait asservie), ou une combinatoire logique ("structurale"), l’organisation de toute société excède de loin ce que la fonctionnalité ou la logique du symbolisme (par ailleurs toujours essentiellement indéterminée) peuvent exiger. Toute société présente, dans toutes ses manifestations, un foisonnement sans fin d’éléments qui n’ont rien à faire ni avec le réel, ni avec le rationnel, ni avec le symbolique, et qui relèvent de ce que j’ai appelé l’imaginé ou imaginaire second. (...). Soulignons en passant que le terme imaginaire n’a, dans cette utilisation, rien à voir avec le sens qui lui est couramment attribué, de "fictif" ou même de "spéculaire". Il est ce dans quoi s’originent les schèmes et les figures qui sont conditions dernières du représentable et du pensable, ce qui donc aussi les bouleverse lors d’un changement historique. (...). Significations qui, à partir de leur institution mènent une vie indépendante, créations de la société instituante auxquelles celle-ci s’asservit aussitôt qu’elle s’est instituée. Il devenait dès lors clair que l’aliénation, au sens social-historique, n’était rien d’autre que cela : l’autonomisation des significations imaginaires dans et par l’institution, ou, autre façon de dire la même chose, l’indépendance de l’institué relativement au social instituant. » [La société bureaucratique, p. 50]

Texte qu'il nous aurait plu de citer en entier, mais qui reste assez long, en dépit des coupures : il présente à la fois une idée du grand livre qui allait paraître en 1975, une définition de l'imaginaire qui ne rentre plus dans les schémas habituels, puisqu'il met en oeuvre des significations, et ne se réduit pas à une imagerie, ni à une fonction de la "conscience imageante". Mais il rappelle aussi quelques-uns des problèmes à partir desquels la notion est apparue. C'est bien "l’aliénation, au sens social-historique", qui exprimait la domination de ces significations imaginaires sur des hommes qui croyaient devoir se soumettre aux lois de la nature, à la volonté divine, à la fatalité, à des puissances ressenties comme étrangères. C'est justement l'objet d'un des textes inédits, qui examine "la vue théologique de l'aliénation", et qui l'impute, en fait, à des penseurs modernes, qu'on pouvait croire athées, comme Sartre, Merleau-Ponty, Lévi-Strauss et Lacan : « Il ne faut pas se leurrer, la philosophie la plus moderne n'a pas fini de réchauffer la preuve ontologique. Le vieil Anselme ou Descartes se servaient de l'idée d'être infiniment parfait pour prouver l'existence de Dieu. On s'en sert aujourd'hui (...) pour prouver l'inexistence de l'homme, que l'homme est manque à être. »

[HC, p. 155]

C'est là, bien entendu, un des thèmes qui vont être repris plus tard, sous une forme épurée, dans la seconde partie de L'institution imaginaire [p. 275-276], lorsque Castoriadis se demande

« pourquoi, selon Kant et selon Heidegger (et en fait selon toute la philosophie) l'homme est-il un "être fini" ? », ce qui l'amène à souligner « l'étrangeté de cette expression, visiblement privée de sens - l'homme n'est pas un nombre, et je ne sais pas ce que fini veut dire hors les mathématiques ou le mathématisable - et qui n'en acquiert que par référence à et en opposition avec le phantasme théologique et sa traduction en thèse philosophique sur l'infinité de Dieu » : « L'homme est un être fini non pas en fonction de ces "banalités" que sont sa mortalité, son ancrage "spatio-temporel", etc. ; philosophiquement parlant et en bref l'homme est un être fini parce qu'il ne peut rien créer. Mais créer quoi ? Créer un milligramme de matière, c'est de cela qu'il s'agit en fait. Lorsque l'homme crée des institutions, des poèmes de la musique,des outils, des langues - ou bien des monstruosités, des camps de concentration, etc. - il ne crée Rien (...) La "finitude" de l'homme veut dire cela et uniquement cela : qu'il ne peut pas faire exister un électron à partir de rien. Tout le reste, qu'il fait être à partir de rien, ne compte pas : la norme de l'être, pour ces philosophes non matérialistes, c'est un grain de matière ». Nous ne retrouvons plus, dans l'ouvrage achevé, la trace des polémiques où l'idée s'est formée, plus la moindre allusion à Merleau ou à Lacan, bien qu'on puisse retracer, grâce aux inédits, le chemin parcouru à partir de sa première formulation, et les remaniements qu'elle a dû traverser

[HC, p. 153-169, commenté dans OPC, p. 280-305].

 

L'ontologie du chaos

Dans son dernier chapitre, "L'institution démocratique", Nicolas Poirier développe une idée capitale, quoique fort méconnue, qui concerne à la fois la pensée politique et la philosophie d'un Grec moderne qui n'était nullement un penseur nostalgique, et qui s'est tourné assez tard vers la Grèce classique, avec autant de droit, et pas plus de raison, que chacun d'entre nous, s'il fait le même choix : cette expérience grecque doit être dégagée de l'interprétation qui s'est imposée depuis près de 25 siècles, et qui comprend la Grèce à partir de Platon, et de toute une philosophie occidentale, dont Whitehead a pu dire qu'elle se réduisait à une série de notes marginales sur le corpus platonicien. Platon, assurément, est un grand philosophe, doublé d'un grand artiste, ce qui fait encore plus obstacle à notre accès à l'aventure grecque, quand elle passe par lui. Certes, il ne le rend pas tout à fait impossible : il écrit des dialogues, et donne la parole aux adversaires qu'il cherche à discréditer, Protagoras, Gorgias, Calliclès ou Thrasymaque. Nous pouvons retrouver, en lisant ces dialogues, quelque chose de l'esprit qui animait encore la cité démocratique, et que nous retrouvons, de façon plus directe, dans l'oeuvre des poètes et celle des historiens : d'Homère à Thucydide, en passant par Hésiode, Eschyle, Sophocle et Euripide, Hérodote et Sapho. Sans oublier, bien sûr, les premiers philosophes dont nous n'avons parfois que d'infimes fragments : nous avons, aujourd'hui, accès aux commentaires qu'en a fait Castoriadis, dans Figures du pensable, et dans les trois volumes de Ce qui fait la Grèce. Cette Grèce est bien loin de la bienheureuse innocence que lui ont attribuée tant de pieux humanistes, pour qui elle incarnait le sens de la mesure, et la sérénité dont peut jouir le sage qui contemple un cosmos, un monde hiérarchisé où tout est à sa place, celle où la nature (phusis) a placé chaque chose. Mais la pensée des Grecs n'a conçu le cosmos qu'à partir d'un chaos primordial, mis en scène par

Hésiode, dans sa Théogonie, un poème mythologique qui rapporte, ou invente, des légendes au sujet de l'origine et de l'enfantement des dieux. Il y déclare que

le premier de tous les êtres fut le Chaos, puis la Terre au large sein,

et le Chaos, ce n'est pas seulement le désordre et la confusion, c'est l'ouverture, la béance d'un espace vide (Castoriadis dira "l'Abîme, le Sans-Fond"). Aristote va prendre ce vers d'Hésiode au sérieux, et le traiter comme une thèse philosophique, qu'il soumet à l'épreuve d'une réfutation par l'absurde. Hésiode a, selon lui, prétendu que le lieu (topos), l'espace vide, existait avant toute autre chose, et indépendamment de toute autre réalité : l'espace serait alors la première réalité, celle dont dépendrait l'existence même des autres choses : « Mais s'il en est ainsi, lui objecte Aristote, la puissance du lieu est prodigieuse et prime tout ; car ce sans quoi nulle autre chose n'existe et qui existe sans les autres choses est premier nécessairement ; en effet, le lieu n'est pas supprimé quand ce qui est en lui est détruit. » [Aristote, Physique, livre IV]

C'est l'ontologie du Chaos, irrecevable dans ce que Castoriadis définit comme logique ensembliste-identitaire, pour laquelle toute chose doit être ce qu'elle est, seulement ce qu'elle est, sans jamais se confondre avec ce qu'elle n'est pas. Ce qui exclut, aussi bien, la pensée d'Héraclite, pour qui « tout s'écoule et rien ne demeure » (ne résiste, ou ne persiste, ou ne subsiste pas identique à lui-même). Si nous pouvons juger que cette ontologie est, plus que celle de Platon, fidèle à l'expérience grecque, ce n'est pas seulement à partir de raisons d'ordre philosophique : « c'est en effet parce qu'ils reconnaissent, sans le recouvrir, l'existence de l'abîme comme ce sur quoi émerge un monde humain que les Grecs vont créer l'activité philosophique - mise en question de la vérité instituée par la tradition -, et l'activité politique - mise en question des lois établies -, se donnant ainsi pour tâche l'institution d'un dire et d'un faire qui reconnaissent explicitement l'absence de fondements assurés »

[OPC, p. 435-436].

Car la philosophie n'est elle-même apparue, et n'a pu instaurer sa rationalité, qu'à partir de cette expérience, celle de la polis, où les magistrats doivent rendre compte, logon didonai, de la manière dont ils ont géré les affaires, et où chaque citoyen - qu'il soit ou non "expert", "compétent" ou "habile" - s'exprime librement sur la place publique, ce que les Athéniens appellent "iségoria", complément rigoureux de cette "isonomia" qui définit pour eux le seul régime où les hommes sont vraiment libres. Telle n'est pas, on le sait, la pensée de Platon, qui interpelle Protagoras, par le truchement de Socrate, sur cette absurdité : dans tout autre domaine, on se fie à l'homme de l'art, on s'adresse à un architecte, si on veut construire un bâtiment, mais s'il s'agit de régir la chose publique, n'importe qui peut donner son avis, et la voix des plus sages ne compte pas plus que celle des ignorants... Mais le même Platon, qui est antidémocrate, ne peut philosopher que parce qu'il a reçu quelque chose de la démocratie athénienne. Il fait dire à Socrate, quand celui-ci va débattre avec Calliclès, qu'il est tout aussi prêt à réfuter son interlocuteur qu'à être réfuté par lui, et sera satisfait, même s'il est réfuté, puisqu'il aura appris ce qu'il ne savait pas. Contrairement à la thèse de Leo Strauss, la sagesse n'est pas bannie de la cité, la pensée philosophique n'a pu s'épanouir que grâce à celle-ci : elle est d'ailleurs absente des cités où prédomine une oligarchie, et ne survivrait pas dans une cité régie par les Lois de Platon (Karl Popper, sur ce point, est bien du même avis). Ce qui implique, aussi bien, que la philosophie demeure une recherche, et ne constitue pas un savoir souverain qui dicterait ses normes à l'activité politique : « La démocratie est, autant dire, reconnaissance de ce que l'institution de la société est toujours auto-institution, que la loi ne nous est donnée par personne, qu'elle est faite par nous. Elle rend ce fait ouvert : elle est auto-institution explicite, puisque rien ne limite le pouvoir légiférant du peuple - et que toute limite qui serait imposée à ce pouvoir résulterait encore d'un acte du pouvoir »

[Castoriadis, cité dans OPC, p. 440].

Cela n'implique pas qu'il n'y ait pas de limites, mais seulement que ces limites ne soient pas imposées par une autorité qui n'émane pas du peuple, comme un conseil des sages, ou un tribunal suprême, qui serait souverain à la place du peuple : l'autonomie d'une cité démocratique n'est limitée que auto-limitation, elle ne peut être fondée sur des prescriptions intangibles, et gravées dans le marbre. C'est encore là un point qui oppose Castoriadis à toute pensée de type platonicien : Platon a occulté

« ce fait central de l'auto-institution dans sa volonté d'établir le modèle de la cité juste, qui soit comme l'incarnation d'une justice parfaite, où chaque être et chaque classe d'être accomplit, selon sa nature (phusis), la fonction qui lui a été attribuée. » Modèle des utopies, le platonisme cherche « à abolir le devenir, puisque l'histoire est ce qui condamne par principe l'utopie d'une cité parfaitement ordonnée selon la theoria - de là l'impérieuse nécessité de confier le gouvernement de la cité aux philosophes, les seuls à détenir la connaissance de l'être en soi de la justice. »

[OPC, p. 447]. On comprendra, bien sûr, que le mot "platonisme", tout aussi bien d'ailleurs que le mot "philosophie", ne s'applique pas seulement à des doctrines qui auraient adopté les "idées" de Platon : ces mots peuvent s'appliquer à tout système qui, prétenant détenir la "science" politique, aspire à exercer un pouvoir absolu, celui-là même qu'on nomme totalitaire.

Pour la philosophie, et pour l'ontologie, il est tout aussi clair que ces mots peuvent prendre des sens contradictoires, s'il s'agit de penser l'être et tous les étants comme déterminés par des lois rigoureuses, accessibles au savoir de spécialistes qui établiraient les règles d'une gouvernance "éclairée", ou s'il faut reconnaître que l'être est un magma, que toute société s'auto-altère à tout moment, et que l'action lucide ne peut s'autoriser d'aucune omniscience. Il n'est donc pas question, dans cette alternative, de viser l'instauration d'une société parfaite, qui aurait, une fois pour toutes, adopté de "bonnes" institutions, il s'agit de créer un rapport dynamique entre la société et ses institutions, qui rende les sociétés - et chacun de ses membres - aptes à remettre en cause les lois qui les régissent, sans les traiter comme des règles intangibles :

« La politique est désormais lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions ; pour l’instauration d’un état de choses dans lequel l’homme social peut et veut regarder les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives, donc peut et veut les transformer chaque fois qu’il en a le besoin ou le désir. »

[Castoriadis, cité dans OPC, p. 490].

Castoriadis dirait bientôt la même chose, à l'égard d'une théorie qui prétend décider « si, en faisant ceci ou cela, le prolétariat agit sous l'empire de simples "représentations", ou sous la contrainte de son être. A quel moment peut-on encore parler d'autonomie ou de créativité du prolétariat ? A aucun, et moins que jamais au moment de la révolution puisque c'est précisément pour lui le moment de la nécessité ontologique absolue, où l'histoire le contraint enfin de manifester son être - que jusqu'alors il ignore, mais que d'autres connaissent pour lui » [L'expérience du mouvement ouvrier 1, p. 18]. Même s'il continue de monter en épingle - sans aucune référence au contexte de cette phrase - le "maléfice de l'existence à plusieurs", il retrouve Merleau dans ce "désert du scepticisme politique" où seront exilés tous ceux qui se refusent à faire de l'histoire une marche triomphale vers l'avenir radieux promis par des prophètes.

 

Rapide digression

Cette histoire de maléfice constitue, à nos yeux, une fausse querelle : penser, comme Merleau, que l'existence humaine est vouée au conflit, n'implique pas que ce conflit soit sans issue, ni que les hommes soient voués à la solitude. Dans un article où il commente la fameuse réplique où Garcin, dans Huis clos, déclare, comme chacun sait, que « L'enfer c'est les autres », Merleau-Ponty observe que « Si les autres sont l'instrument de notre supplice, c'est parce qu'ils sont d'abord indispensables à notre salut. Nous sommes mêlés à eux de telle façon qu'il nous faut, tant bien que mal, établir l'ordre dans ce chaos ». Et c'est encore lui qui, à partir de Hegel, soutient que les rivaux ne peuvent s'affronter que parce qu'ils sont pareils, et qu'ils aspirent à la même satisfaction : « La conscience du conflit n'est possible que par celle d'une relation réciproque et d'une humanité qui nous est commune (...) et cet autre en qui je voyais d'abord mon rival, il n'est mon rival que parce qu'il est moi-même » [Sens et non-sens, Nagel, 1948, p. 74 et 118]. Qui peut croire que Merleau, dans la phrase où il mentionne "l'existence à plusieurs", voulait dire autre chose que cette banalité : l'existence des hommes n'est jamais solitaire, ce qui peut, quelquefois, devenir infernal ?

 

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23 novembre 2010 2 23 /11 /novembre /2010 18:46

Sartre, la guerre et le potlatch

"La guerre moderne est un potlatch : celui qui peut le mieux supporter la destruction de ses biens est vainqueur." [Carnets de la drôle de guerre, repris dans Les mots et autres écrits autobiographiques, Paris, 2010, que nous citerons désormais 2010 : ici, p. 247]

Première apparition, dans les écrits de Sartre, d'une réflexion sur le don agonistique, clairement inspirée par la lecture de Mauss, bien qu'elle se développe dans le cadre d'une "théorie de la guerre", où Sartre veut penser la singularité de la guerre "moderne", celle qui commence alors, et qui est déjà perçue comme une "drôle de guerre", une "guerre introuvable", par opposition à la "grande guerre" de 14-18 [2010, p. 251]. Cette guerre moderne devrait être pensée sur le modèle d'affrontements archaïques, comparables aux tournois, ou à la lutte des Horaces et des Curiaces : "On pourrait même concevoir une guerre où chaque adversaire détruirait de ses propres mains ses hommes et ses richesses. Au bout de ce massacre, l'un dirait : Je n'y tiens plus. Et l'autre : Je peux tenir encore. Celui-là serait vainqueur. Il faut donc aborder cette idée nue de destruction, encore que la guerre soit plus complexe puisqu'elle est lutte pour la destruction." [2010, p. 247 : quelques lignes plus haut, Sartre posait en principe que "le but de la guerre est de détruire."].

Théorie hasardeuse, que Sartre désavoue quelques pages plus loin, où il reconnaît "qu'il y a des contradictions dans ce que j'ai pensé sur l'être-en-guerre, tel jour ou tel autre", dans des pensées qu'il consigne "comme elles [lui] viennent" : "Mais cela m'est égal. Ce n'est pas une théorie de la guerre que je veux faire, ce sont des découvertes. A vrai dire, jusqu'ici je n'ai rien découvert du tout" [2010, p. 269].

Renonce-t-il, alors, au thème du potlatch, qu'il vient d'appliquer aux guerres du dix-neuvième siècle ? Guerres modernes, elles aussi, mais tout autrement que celle de 39 : "La vie nationale n'était pas affectée par la guerre, la guerre était comptée aux frais de représentations, c'était l'obligation luxueuse et publicitaire d'une nation puissante. Les particuliers y contribuaient financièrement. C'était pour eux une charge chronique : l'impôt de prestige (...) C'était quelque chose comme un sous-produit luxueux et brillant d'une société organisée." [2010, p. 260, annoté à la p. 1417 : "C'est toujours l'idée du potlatch - note Juliette Simont -, qui condense en un même geste le don, l'agression, la destruction."].

Sartre, nous semble-t-il, n'a donc pas renoncé à poser en principe l'idée que toute guerre vise la destruction. Les principes, il est vrai, ne se démontrent pas. Mais ils se justifient de façon indirecte, par la réfutation des thèses qui s'y opposent. Sartre a pris soin, bien entendu, de procéder à une telle réfutation : "Qu'on ne s'y trompe pas : ceux mêmes qui prétendent mener une guerre défensive ne visent qu'à la destruction. Il est possible à un homme de se défendre sans détruire. Il peut saisir les bras de son adversaire et le paralyser sans lui faire de mal. Mais qu'on ne juge pas la défense en guerre sur cette analogie trompeuse. La défense vise à détruire les moyens de destruction employés par l'adversaire. Ainsi destruction partout." [2010, p. 247].

Toute guerre, il est vrai, s'accompagne de destructions : s'ensuit-il que la guerre, offensive ou défensive, a pour objet la destruction ? Si la défense "vise à détruire les moyens de destruction employés par l'adversaire", il est clair que la destruction n'est elle-même qu'un moyen au service d'une fin, et que la destruction n'est nullement son but. Quant aux guerres de conquête, elles visent à s'emparer des biens de l'ennemi, et à l'assujettir, pour en faire un esclave, ou du moins un vassal. La destruction n'est donc pas leur finalité, et ne définit pas l'essence de la guerre. Bien que la guerre de 39 ait été, dès l'abord, une guerre d'extermination - ce que Sartre ignorait, mais que nous savons bien, simplement parce que nous sommes venus après -, cela définit bien l'horreur de cette guerre, mais ne transforme pas la nature de la guerre, telle que Montesquieu l'avait bien définie : " La conquête est une acquisition ; l'esprit d'acquisition porte avec lui l'esprit de conservation et d'usage, et non pas celui de destruction." [Esprit des lois, livre X, chapitre III].

Mais l'argument de Sartre avait un grand mérite, celui de dissocier le cas du combat singulier, qui peut prendre la forme d'une lutte à mains nues, et celui de la guerre, qui met en oeuvre tout un monde d'ustensiles (au sens heideggerien) et qui doit donc détruire, non seulement les armes, mais tout équipement utile à l'ennemi. Rien de tel, toutefois, n'apparaît dans l'usage que Sartre va faire, par la suite, du terme de "potlatch", qu'il emprunte, ou arrache, à l'anthropologie, où il permet de saisir un "fait social total". Sartre se l'approprie comme un "outil" qu'il emploie dans ses propres recherches, comme ceux qu'il trouve chez Husserl et Heidegger, et qu'il détourne de leur usage initial [2010, p. 1053]. Le potlatch, qu'il transpose dans sa "psychanalyse existentielle", sert à démasquer l'illusion qui sous-tend la "générosité", qu'il envisagera d'un point de vue moral, qui ne se réduit pas à la "science des moeurs".

 

Le don démystifié

Dans L'être et le néant, la "générosité" va être analysée dans le dernier chapitre, où Sartre étudie les rapports entre le "faire" et l' "avoir", autrement dit la "possession". Comme la consommation, ou l'usage d'un objet (qui entraîne son usure), le don est perçu comme une modalité de l'appropriation : on donne ce qu'on possède, fût-ce un "bien mal acquis". L'acte par lequel on dispose de son bien réaffirme et consacre la possession qui nous permet d'en disposer (jus fruendi, utendi et abutendi).

"Consommer, - nous dit Sartre - c'est anéantir et c'est manger : c'est détruire en s'incorporant. Si je roule sur ma bicyclette, je puis me dépiter d'en user les pneus, parce qu'il est difficile d'en trouver d'autres ; mais l'image de jouissance que je joue avec mon corps est celle d'une appropriation destructive, d'une création-destruction. La bicyclette en glissant, en me portant, par son mouvement même est créée et faite mienne ; mais cette création s'imprime profondément dans l'objet par l'usure légère et continue qu'elle lui communique et qui est comme la marque au fer rouge de l'esclave. L'objet est à moi parce que c'est moi qui l'ai usé ; l'usure du mien, c'est l'envers de ma vie."

Un lecteur ingénu pourrait certes objecter que l'usure des pneus, si elle inévitable, n'est pas voulue par le cycliste, qui aimerait mieux rouler sur des pneus inusables, et n'est donc pas le but de l'usage qu'il en fait. Sartre devait s'attendre à de telles réactions, puisqu'il rappelle, en note, l'exemple de Brummel, qui "mettait son élégance à n'avoir jamais que des vêtements déjà un peu usés. Il avait horreur du neuf : ce qui est neuf 'endimanche', parce qu'il n'est à personne." L'inusable est impersonnel, l'usure seule permet de s'approprier l'usage... Notre ingénu pourrait sûrement répliquer que les équipements collectifs sont généralement moins bien entretenus que ceux dont leurs propriétaires prennent soin, et que n'importe qui les dégrade ou les souille, mais on peut l'imputer au développement d'un individualisme, dont la devise est bien : "Après moi, le déluge".

En tout état de cause, c'est parce qu'il se réfère à l'appropriation, et non au seul usage, que Sartre croit pouvoir "comprendre le sens de certains sentiments ou comportements ordinairement considérés comme irréductibles : par exemple, la générosité. En effet, le don est une forme primitive de destruction. On sait que le potlatch, par exemple, comporte la destruction de quantités énormes de marchandises. Ces destructions sont défi à l'autre, elles l'enchaînent." [L'être et le néant, collection TEL, p. 655-656]

Sartre a bien retenu, de l'Essai sur le don, le caractère agonistique des "prestations et contre-prestations" qui s'engagent, d'après Mauss, "sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu'elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique". Mais il néglige le fait qu'il ne s'agit pas de "simples échanges de biens, de richesses et de produits au cours d'un marché passé entre les individus. D'abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s'obligent mutuellement, échangent et contractent ; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales : clans, tribus, familles, qui s'affrontent et s'opposent soit en groupes se faisant face sur le terrain même, soit par l'intermédiaire de leurs chefs, soit de ces deux façons à la fois. De plus, ce qu'ils échangent, ce n'est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent." [Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 150-151]

Dire que le potlatch "comporte la destruction de quantités énormes de marchandises", c'est ignorer le social, et la diversité de formes culturelles, où les biens mis en jeu ne sont pas des "marchandises". Nous ne prétendons pas que Sartre est solipsiste, mais qu'au moins dans ce texte, il réduit le social au "Mitsein", ou "être-avec", compris comme un rapport entre individus, qui se rencontrent et s'offrent au regard des autres, comme dans l'univers qu'il recrée dans Les Mots : "On me cache derrière un meuble, je retiens mon souffle, les femmes quittent la pièce ou feignent de m'oublier, je m'anéantis ; mon grand-père entre dans la pièce, las et morne, tel qu'il serait si je n'existais pas ; tout d'un coup, je sors de ma cachette, je lui fais la grâce de naître, il m'aperçoit, entre dans le jeu, change de visage et jette les bras au ciel : je le comble de ma présence. En un mot, je me donne ; je me donne toujours et partout, je donne tout : il suffit que je pousse une porte pour avoir, moi aussi, le sentiment de faire une apparition." [2010, p. 15-16]. Univers enfantin, où sa famille figure la Sainte Famille : le grand-père, Charles Schweitzer, "ressemblait tant à Dieu le Père qu'on le prenait souvent pour lui" ; "je fus sa 'merveille' parce qu'il souhaitait finir ses jours en vieillard émerveillé ; il prit le parti de me considérer comme une faveur singulière du destin, comme un don gratuit et toujours révocable ; qu'eût-il exigé de moi ? Je le comblais par ma seule présence. Il fut le Dieu d'Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Coeur du Fils (...) je dépendais de lui pour tout : il adorait en moi sa générosité."[2010, p. 10-11].

Générosité narcissique, que révèle, après coup, l'ironie du narrateur : "Dans notre famille, quelle débauche de générosité : mon grand-père me fait vivre et moi je fais son bonheur ; ma mère se dévoue à tous. Quand j'y pense, aujourd'hui, ce dévouement seul me semble vrai ; mais nous avions tendance à le passer sous silence. N'importe : notre vie n'est qu'une suite de cérémonies et nous consumons notre temps à nous accabler d'hommages" [2010, p. 16].

L'enfance est bien, pour Sartre, "l'univers du potlatch" [2010, p. 918]. Univers qui, pourtant, devient méconnaissable dans cette épiphanie, "qui fait d'Anne-Marie une image de la Vierge, et de Poulou une sorte de Christ, engendré ou annoncé par un Jean-Baptiste" [2010, p. 1320, note 32] : nous nous attendons presque à voir offrir l'encens, la myrrhe et l'or des Mages à ce nouveau messie, qui est "l'enfant du miracle". Dans ce monde enchanté, la destruction ne semble jouer aucun rôle, mais il faut déchanter, ce n'est qu'une illusion : "Dans ce monde en ordre il y a des pauvres. Il y a aussi des moutons à cinq pattes, des soeurs siamoises, des accidents de chemin de fer : ces anomalies ne sont la faute de personne. Les bons pauvres ne savent pas que leur office est d'exercer notre générosité ; ce sont des pauvres honteux, ils rasent les murs ; je m'élance, je leur glisse dans la main une pièce de deux sous et, surtout, je leur fais cadeau d'un beau sourire égalitaire"... Comme le narrateur, à l'époque où il écrit, a su démasquer ce "sourire égalitaire", il ne nous cache pas que le jeune Poulou "trouve qu'ils [les bons pauvres] ont l'air bête" et qu'il n'aime pas les toucher : "c'est une épreuve ; et puis il faut qu'ils m'aiment : cet amour embellira leur vie." [2010, p. 16-17]. C'est dans la "camera obscura" de l'idéologie que la charité semble un but providentiel, en vue duquel Dieu a permis qu'il y ait des pauvres, cette illusion d'optique inverse le rapport qui s'établit entre la misère réelle et les bons sentiments qu'elle inspire à ceux qui n'en souffrent pas eux-mêmes, mais qui en sont témoins. Sartre déclare ailleurs, dans une esquisse des Mots, qu'il ne savait alors "ni demander ni partager ni recevoir" : "Enfant je recevais tout de mon grand-père et je savais que je n'avais droit à rien, je devais mon bonheur à sa bonté ; cette dépendance m'égarait (...) accablé de présents, j'eus la rage de donner, cette rage m'a fait épique. La première fois que je vis de vrais enfants, sur la terrasse de Meudon, je leur fis cadeau de tous mes jouets : retrouvant le potlatch des indigènes" [sic] - potlatch où la distribution n'est guère discernable d'un abandon des biens qui sont ainsi livrés, dilapidés, sacrifiés à la "rage" épique de Poulou. [2010, p. 1193-1194].

"Donner c'est asservir"

Telle est l'idée du don que Sartre a codifiée dans L'être et le néant : "A ce niveau, il est indifférent que l'objet soit détruit ou donné à l'autre : de l'une ou l'autre manière, le potlatch est destruction et enchaînement de l'autre. Je détruis l'objet en le donnant aussi bien qu'en l'anéantissant ; je lui supprime la qualité de mien qui le constituait profondément dans son être, je l'ôte de ma vue, je le constitue - par rapport à ma table, à ma chambre, en absent ; moi seul lui conserverai l'être spectral et transparent des objets passés, parce que je suis celui par qui les êtres poursuivent une existence honoraire après leur anéantissement. Ainsi la générosité est avant tout fonction destructrice. La rage de donner qui prend à certains moments certaines gens est, avant tout, rage de détruire, elle vaut pour une attitude de forcené, un "amour" s'accompagnant de bris d'objet. Mais cette rage de détruire qu'il y a au fond de la générosité n'est pas autre chose qu'une rage de posséder. Tout ce que j'abandonne, tout ce que je donne, j'en jouis d'une manière supérieure par le don que j'en fais ; le don est une jouissance âpre et brève, presque sexuelle : donner, c'est jouir possessivement de l'objet qu'on donne, c'est un contact destructif appropriatif. Mais, en même temps, le don envoûte celui à qui l'on donne, il l'oblige à recréer, à maintenir à l'être par une création continuée ce moi dont je ne veux plus, dont je viens de posséder jusqu'à l'anéantissement et dont il ne reste finalement qu'une image. Donner, c'est asservir." [L'être et le néant, collection TEL, p. 655-656]

Comme nous l'avons vu, c'est son propre vécu qui autorise Sartre à identifier la "rage de donner", la "rage de détruire", et la "rage de posséder". Encore s'agit-il de son vécu d'enfant, qu'il pourra comparer à celui de Flaubert - mais c'est plus compliqué dans ses Carnets de la drôle de guerre, où il dit n'avoir aucun "sens de la propriété" : "je gaspille l'argent que je gagne. (...) j'aime le voir couler hors de mes doigts et s'évanouir. (...) "cet argent que je dépense, je le dépense à rien." [2010, p. 530-532]. Certes, il aime donner, mais il ne s'agit plus forcément d'une rage : "Et peut-être est-ce là la forme la plus primitive et la plus sacrée de la propriété : tous ces objets sont possessions données, il y a eu cérémonie de transfert et rapports de conscience à conscience." C'est plutôt l'invention d'un ordre juridique : la propriété n'est pas un rapport entre un homme et l'objet qu'il possède, c'est un rapport qui s'établit entre les êtres humains, quand ils s'accordent sur les droits qu'ils se concèdent, quant à la possession de tel ou tel objet, dont l'appartenance est fondée sur cet accord. [2010, p. 533].

Puis-je dire, toutefois, que le don par lequel j'ai renoncé à la possession d'une chose me permet d'établir mon emprise sur l'autre, à qui j'ai fait ce don ? "C'est un plaisir de donner à Wanda, qui ne remercie jamais, parce que le don s'inscrit dans l'objet donné. Elle songe à peine à la personne, mais l'objet lui devient, du coup, très précieux." [2010, p. 534]. Qu'elle remercie ou non, elle devient redevable, et cette obligation risque de lui peser : "Je suis, en donnant quelque chose à Wanda, en voyant les soins dont elle entoure mon cadeau - soins qui ne s'adressent pas du tout à l'objet parce qu'il vient de moi mais parce qu'il est beau - un peu comme ce gangster impuissant de Sanctuaire qui forçait un autre homme à coucher avec celle qu'il désirait." [2010, p. 535]. Nous ne savons pas ce qu'a ressenti Wanda, ni même sa soeur Olga, qui avait été l'objet d'attentions similaires, mais Sartre a mis en scène, dans un épisode bien connu du Sursis, la réaction d'Ivich aux bienfaits de Mathieu, qui l'installe chez lui, et lui donne de l'argent, juste avant de partir là où l'appelle un ordre de mobilisation. A peine est-il parti, bien qu'elle n'ait soufflé mot, sa conduite dit bien qu'elle refuse ses dons, qu'elle a bien perçus comme une forme d'emprise : "Elle l'entendit claquer la porte de l'antichambre ; alors elle défroissa le billet de mille francs et regarda la vignette ; puis elle le déchira en huit morceaux qu'elle jeta sur le tapis". [Oeuvres romanesques, p. 1089]

Une éthique du don ?

Le don peut asservir, ce n'est pas contestable, dans la mesure où il ne peut être rendu, comme c'est bien le cas dans le don "vertical", où le donataire est tellement démuni, et le donateur est tellement mieux pourvu, qu'il ne peut être offert "à charge de revanche". Comme fait social total, le don n'est efficace que s'il peut circuler, et si le donataire peut donner à son tour, ce qui peut être exclu, sous certaines conditions, mais qui n'est nullement exclu a priori par la nature du don - comme ce serait le cas dans une théologie où Dieu seul donnerait, sans qu'aucun don puisse lui être fait en retour.

Dans le monde réel, le don n'est pas exclu, mais reste limité dans un cadre social, où les partenaires ont affaire à leurs pairs, et où le don reçu n'humilie pas le donataire, qui pourra donner à son tour : comme la Table Ronde, où toutes les places sont des places d'honneur, le don requiert une certaine égalité, que Sartre a retrouvé dans la littérature, ou le don de paroles [étudié autrefois dans la Revue du MAUSS], qui n'est viable que si le public peut répondre, en toute liberté, au don que l'écrivain veut faire avec son oeuvre : "quel que soit le sujet, une sorte de légèreté essentielle doit paraître partout et rappeler que l'oeuvre n'est jamais une donnée naturelle, mais une exigence et un don. Et si l'on me donne ce monde avec ses injustices, ce n'est pas pour que je contemple celles-ci avec froideur, mais pour que je les anime de mon indignation et que je les dévoile et les crée avec leur nature d'injustices, c'est-à-dire d'abus-devant-être-supprimés. (...) Car puisque celui qui écrit reconnaît, par le fait même qu'il se donne la peine d'écrire, la liberté de ses lecteurs, et puisque celui qui lit, du seul fait qu'il ouvre le livre, reconnaît la liberté de l'écrivain, l'oeuvre d'art, de quelque côté qu'on la prenne, est un acte de confiance dans la liberté des hommes. (...) Ainsi, qu'il soit essayiste, pamphlétaire, satiriste ou romancier, qu'il parle seulement des passions individuelles ou qu'il s'attaque au régime de la société, l'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, n'a qu'un seul sujet, la liberté" [Qu'est-ce que la littérature ?, Situations II, p. 111-112]

Si l'on s'en tenait là, il serait décevant d'avoir sauvé le don dans le champ littéraire, en ne fondant qu'une morale professionnelle, réservée aux lettrés, écrivains ou lecteurs : une éthique du don serait bien dérisoire si elle ne pouvait valoir que pour des "happy few", ce n'est pas seulement pour l'oeuvre littéraire que doit s'établir une relation réciproque entre des hommes libres, qui s'adressent à des hommes libres, et qui doivent, pour cela, mettre en cause les rapports sociaux institués. La vraie morale se moque de la morale, ce qui veut dire, aussi, qu'elle devra accepter de se salir les mains, et de partir en guerre, comme le dira Sartre, par la bouche de Goetz : "Il y a cette guerre à faire, et je la ferai." [Le diable et le bon Dieu]

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