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20 novembre 2020 5 20 /11 /novembre /2020 07:44

Dans un texte inédit, qui vient d'être publié récemment dans la monumentale édition des "écrits politiques" de Cornelius Castoriadis (tome VII, Ecologie et politique, p. 385-393), j'aimerais discuter le passage suivant : "Je ne connais qu'une "essence" du social-historique : la création - soit, évidemment, quelque chose de radicalement hétérogène à tout ce que la philosophie a appelé "essence". Création, autocréation, auto-institution de la société. Non pas simple "indétermination" : l'indétermination n'est que privation de la détermination, parler simplement d'indétermination c'est rester prisonnier de l'ontologie héritée, asservie à l'idée de l'Etre comme déterminité (pleine, défectueuse ou à la limite nulle). (De même que le terme et l'idée d'"athée" est un terme et une idée théologique, expression de l'impérialisme de la religion. Je ne suis pas "athée", ce sont les croyants qui sont quelque chose de particulier et d'étrange, qui a besoin d'un nom spécifique : ils sont thées ou pro-thées.)" (page 386)

Je partirai de la parenthèse finale : pourquoi Castoriadis tient-il à préciser qu'il n'est pas un "athée", voulant dire par là qu'il n'éprouve pas le besoin de se définir par rapport à une notion qui aurait "quelque chose de particulier et d'étrange", et qui aurait besoin d'un "nom spécifique" - un nom qui existe, en fait, et qui est même courant : "théiste", ou "déiste" ?  Ne tomberait-il pas dans un nouvel académisme, une nouvelle forme de purisme lexical, comme celle qu'il avait lui-même critiquée, dans le cas du mot "socialisme", quand on cherche à le distinguer du "socialisme réellement existant" qui était celui de Brejnev, et à lui opposer son sens "originel" ? Dans l'usage courant, l'emploi du mot "athée" n'implique pas vraiment la présupposition d'une théologie ; son usage effectif implique même la négation de croyances qui ne sont pas forcément liées au théisme, comme l'existence des fantômes, vampires et autres morts-vivants, ou la croyance  des "astrologues" pour qui notre destin serait écrit dans la configuration des étoiles... tout ce qui était compris, dans l'idéologie des Lumières, sous le nom  de "superstition".

On pourrait supposer que cette parenthèse est là pour renforcer la critique d'un terme cher à Claude Lefort, "indétermination". Nous savons en effet que, dans sa recherche philosophique d'une essence de la démocratie, Lefort avait soutenu qu'elle se définit par  l'indétermination du pouvoir, ou de la place du pouvoir. C'était une façon d'interpréter ce qu'explique Jean-Pierre Vernant pour la démocratie athénienne : quand le démos athénien se rassemble dans l'ecclésia pour délibérer sur les affaires publiques, le pouvoir légitime n'est pas localisé dans la personne des magistrats, il demeure "en mésô", "au milieu". Autrement dit, le pouvoir n'est pas approprié par un homme, ni par un corps de magistrats, pas plus qu'il n'appartient à une famille, à une caste, ou une église (même si le mot "église" dérive d'ecclésia). Lefort ne le dit pas, mais on dirait bien mieux en définissant la démocratie comme un "communisme" du pouvoir, c'est-à-dire une société où le pouvoir ne peut être l'objet d'une appropriation, parce qu'il se constitue comme un bien commun, auquel tous participent, et qu'ils ne partagent pas. Le problème est alors de bien délimiter ce qui est participable, ce qui est partageable, et même ce qui peut être approprié en privé (le communisme du pouvoir n'étant pas forcément communisme intégral).

 Et bien sûr, avant tout, ce que vise Castoriadis, c'est la domination de "l'ontologie héritée", celle-là même qui définit des essences, qui définit la "création" comme l'apanage d'êtres surnaturels, créant à l'origine ce qu'on appelle "nature" et qui est "déterminé", réduisant par là-même l'indétermination à une incomplétude... A laquelle il oppose que c'est l'homme, la société humaine, qui s'auto-institue, qui se crée ou qui s'auto-crée, en créant la démocratie qui n'est pas une "essence", et qui n'est certes pas inventée par des philosophes, mais par ce qu'il appelle "collectif anonyme".  On ne saurait trop insister sur l'importance de ce texte, qui développe une réflexion sur les interprétations de la "société primitive" qui circulaient, à l'époque de sa rédaction, dans des milieux très proches de Castoriadis, y compris dans la revue "Libre", avec des textes de Pierre Clastres, pour qui les sociétés "préhistoriques" ignoraient toute division de la société en classes antagonistes : elles n'en étaient pas moins, selon Castoriadis, des sociétés hétéronomes, comme "toutes les sociétés connues"... et cela vise, incidemment, les théorisations de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ainsi que les travaux d'ethnologues marxistes sur les sociétés de la préhistoire. 

PS Dans le même volume VII, figure un bon échantillonnage de "correspondances", qui est souvent très instructif sur les échanges épistolaires de CC : certaines lettres nous apportent des informations épisodiques qui n'y auraient pas figuré si le destinataire était resté assez proche, par exemple certaines lettres à Claude Lefort, lorsque celui-ci enseignait au Brésil, nous apprennent,  que CC a rencontré Merleau-Ponty (on est en 1954), et que celui-ci avait apprécié un article de socialisme ou barbarie (en fait, le premier de la série "sur la dynamique du capitalisme"), mais qu'il ne lui a pas dit un mot sur un autre article du même numéro, concernant la polémique entre Lefort et Sartre... qu'il avait forcément lu, et qui n'est pas sans rapport avec le livre que Merleau publie l'année suivante, "Les Aventures de la Dialectique" - à la dernière page duquel il évoque "un marxiste de mes amis" qui n'est autre que CC. Dans une autre lettre, il signale à Lefort le livre de Lyotard sur la Phénoménologie, où Lefort est abondamment cité, y compris pour la "déshonorante réponse à Lefort" commise par Jean-Paul Sartre (c'est moi qui ajoute ce détail, il n'est pas signalé dans la lettre ; je l'ajoute surtout parce que les éditions ultérieures de ce livre atténueront la formulation de Lyotard, qui deviendra "la consternante Réponse à Lefort"...) Beaucoup de ces lettres sont d'ailleurs polémiques, et il arrive qu'on n'y mâche pas ses mots ! Je vous laisserai les découvrir par vous-mêmes.

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