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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 09:05

Selon Matthieu

 

 

1 L’évangile selon Matthieu permet de bien comprendre comment sont établis les « faits », réels ou supposés, qui font la trame du récit. Il fait rarement appel au témoignage de ceux qui auraient pu y assister, tout au plus laisse-t-il entendre que le narrateur était lui-même un apôtre, témoin privilégié d’un certain nombre de « faits » – de même que les autres évangélistes sont supposés avoir été, soit le compagnon de saint Pierre (Marc), soit celui de saint Paul (Luc), soit même « le disciple que Jésus aimait » (Jean l’évangéliste). Mais c’est un autre témoignage qui est invoqué pour les faits capitaux, ceux-là même qui fondent la vérité des dogmes. Ainsi, dès le début, le « livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham » est censé justifier la qualité de « Messie » attribuée à Jésus – puisque « Christ » n’est pas un nom de famille, mais la traduction grecque du mot qui définit, depuis Saül et David, le roi sacré qui a reçu l’onction sainte. Elle suppose, en principe, une filiation dynastique qui rattache Jésus, par son père Joseph, à la lignée royale qui est issue de David, et que confirme Paul dans l’épître aux Romains : « issu selon la chair de la lignée de David, établi, selon l’Esprit Saint, fils de Dieu avec puissance par sa Résurrection d’entre les morts » [Romains, I, 3-4, traduction œcuménique de la Bible, TOB : quels que soient ses mérites ou ses démérites, c’est toujours elle que nous citons ; remarquons toutefois qu’elle traduit par « lignée » le mot spermatos, semence, d’où l’on a tiré le mot « sperme »]

Il semble bien que Paul marque ainsi une différence entre le fait que Jésus soit Messie (par la semence de David) et qu’il soit devenu (« établi », dit la TOB), « fils de Dieu » à partir de sa résurrection. Et ce discours s’accorde avec celui que Pierre tient lorsque les disciples reçoivent l’Esprit saint : « Israélites, écoutez mes paroles : Jésus le Nazôréen, homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez, cet homme, selon le plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience, vous l’avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies ; mais Dieu l’a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n’était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir. » [Actes, 2, 22-23 : retenons-en ceci, Jésus était un homme, accrédité par Dieu, sa passion et sa mort faisaient partie d’un « plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience », comme sa résurrection, qui est l’œuvre de Dieu]

 

 

L’opération du Saint Esprit

 

Mais voici que Matthieu nous apprend que Jésus n’était pas le fils de Joseph : « Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu’ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint. Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement. » Mais l’Ange du Seigneur apparaît « en songe » à Joseph, et le rassure sur « ce qui a été engendré en elle », et qui vient de l’Esprit : « elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » [1, 18-21]

Comment Matthieu sait-il tout ça ? Il est bien évident qu’il n’a pas recueilli les confidences de Joseph, disparu bien avant que Jésus n’entreprenne une prédication, qui devait inquiéter « sa mère et ses frères », et qui aurait dû appeler une intervention de Joseph, si celui-ci n’était pas déjà mort [12, 46-48]. Contrairement à Luc, qui se réfère aux souvenirs que Marie retenait dans son cœur, en tê kardia autês [Lc, 2, 19 ; 2, 51], Matthieu n’invoque pour preuve qu’une prédiction d’Isaïe : « Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète : Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous. » [1, 22-23]

C’est ici que se pose une question de langue : nous lisons l’évangile en grec, comme la « Bible des Septante », et dans d’autres versions, faites à partir du grec, et d’abord, en latin, la Vulgate de saint Jérôme, qui traduit forcément parthénos par virgo…  mais la Bible hébraïque, toute remplie qu’elle soit de naissances miraculeuses, comme celles d’Isaac, de Samson ou de Samuel, a toujours ignoré la parthénogénèse. Le texte d’Isaïe mentionne une jeune femme, voire une jeune fille, si on s’en tient au sens large qui ne prend pas cette expression comme synonyme de vierge, comme le signalent, en note, les éditions qu’on peut qualifier de savantes [par exemple la TOB, Esaïe, première partie, 7, 14 : « voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel », avec la note suivante : « la jeune femme : probablement l’épouse du roi. L’ancienne version  grecque a traduit la jeune fille. Mt 1, 23, a appliqué cette prophétie à Marie, mère de Jésus ». Admirable litote : l’ancienne version  grecque a traduit parthénos, qui est sans équivoque, ce qui n’est pas vraiment le cas de jeune fille …]    

C’est donc pour justifier une traduction fautive, celle d’un mot hébreu qu’il a dû lire en grec, que Matthieu imagine l’action de l’Esprit Saint, et le petit roman où apparaîtront les Mages, le roi Hérode et les docteurs de la Loi, grâce auxquels on apprend que le Messie devait naître à Bethléem – puisque David y est né. Pour couronner le tout, il doit fuir en Egypte, et vivre à Nazareth… [2,6 ; 2, 15 ; 2, 23]

Le mot roman, bien sûr, n’est pas péjoratif, et l’on pourrait sans doute en employer bien d’autres, par exemple midrach, ou même parabole. Le récit de Matthieu, comme celui de Luc, nous semble être produit par le jeu de contraintes qui encadrent et stimulent l’invention narrative, en lui imposant le cadre où elle doit s’exercer. Tout se passe comme si les narrateurs avaient pris part à une épreuve, où il s’agit d’explorer le champ des possibles, dans une situation dont certains éléments nous sont déjà donnés : la vierge enfantera, le roi des juifs qui vient de naître doit être né à Bethléem, il sera appelé Nazôréen, etc. Ces contraintes autorisent des versions divergentes, comme celle de l’apocryphe qui reste omniprésent dans l’imagerie pieuse, où on voit l’enfant Jésus naître dans une étable, entre l’âne et le bœuf, dont Luc ne nous dit rien, bien qu’il parle lui aussi de l’étable où se réfugient ses parents, faute d’avoir trouvé meilleur  logis à Bethléem. Matthieu dit seulement qu’une étoile a guidé les Mages, et s’arrête au-dessus de la maison où est l’enfant. Luc nous dit que Joseph, qui habitait Nazareth, a dû se rendre à Bethléem, dont il était issu, pour y être recensé. Mais il ignore Hérode, aussi bien que les Mages, le massacre des Innocents, et la fuite en Egypte. Ces diverses versions ne peuvent pas correspondre à la diversité de témoignages discordants, elles expriment plutôt les potentialités d’une invention narrative qui se fraie son chemin à partir de contraintes, dont la Bible fournit quelques autres exemples : ainsi, comment sortir de l’impasse où se trouve Abraham lorsque Dieu, qui vient de lui promettre une postérité innombrable, lui ordonne de sacrifier l’héritier de cette promesse ?

Si ces récits étaient, au sens propre du terme, des témoignages où l’on « dépose » sous serment, il nous faudrait choisir entre Luc et Matthieu, ou les exclure tous deux. Peut-on admettre qu’ils aient eu un autre statut, dans la communauté où ils ont été produits ? Ces récits où s’inventent plusieurs issues possibles à la situation qui est posée au départ, loin de nous présenter des faits incontestables, ne jouent-ils pas plutôt une fonction critique, qui est de mettre à l’épreuve les données initiales ? Dans le récit de Luc, c’est Marie elle-même qui objecte à la promesse que vient de lui faire l’ange : « Comment cela se fera-t-il puisque je n’ai pas de relations conjugales ? » (ou, littéralement, je ne connais pas d’homme) - à quoi l’ange répond « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint et sera appelé fils de Dieu. Et voici que Elisabeth, ta parente, est-elle aussi enceinte d’un fils dans sa vieillesse et elle en est à son sixième mois, elle qu’on appelait la stérile, car rien n’est impossible à Dieu. » [Lc, 1, 34-35]  Cette réponse est double, l’ange annonce à Marie qu’elle recevra l’Esprit Saint, ce qui, pour un Juif pieux, ne veut sûrement pas dire qu’il va la féconder, mais peut la conduire à se trouver un mari, puis il ajoute comme une « preuve à l’appui » que sa parente Elisabeth, qui passait pour stérile, va enfanter un fils, qui sera Jean-Baptiste… Rien n’est impossible à Dieu, mais cette naissance miraculeuse reste conforme à la tradition hébraïque, Jean est le fils de Zacharie, comme Isaac était bien le fils d’Abraham. Pour ce qui est de Jésus, la suite du récit nous apprend que Joseph « monta de la ville de Nazareth en Galilée à la ville de David qui s’appelle Bethléem en Judée, parce qu’il était de la famille et de la descendance de David, pour se faire recenser avec Marie son épouse, qui était enceinte. »[Lc, 2, 4-5]

Joseph, dans ce récit, n’a pas eu à se demander s’il devait répudier Marie, rien n’interdit de croire qu’il est réellement le père de Jésus. L’Esprit Saint, il est vrai, a visité Marie, qui va prophétiser, en des termes qui s’inspirent de Samuel, et des Psaumes qui sont attribués à David [Luc, 1, 46-55], mais il faut, maintenant, revenir à Matthieu, dans le récit duquel l’Esprit opère encore.

Il apparaît d’abord dans le baptême de Jésus : « Dès qu’il fut baptisé, Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir vers lui. Et voici qu’une voix venant des cieux disait : celui-ci est mon fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » [3, 16] Quelque réalité qu’on accorde à cette vision, il nous paraît bien abusif d’en faire une figure de la Sainte Trinité, telle que la définit le Symbole de Nicée, où le Fils est « engendré, non créé, consubstantiel au Père, par qui tout a été créé : genitum, non factum, consubstantialem Patri, per quem omnia facta sunt », comme dit le Credo. Car il ne s’agit plus de l’homme qui a vu l’Esprit de Dieu descendre vers lui comme une colombe, mais d’une figure théologique, celle du Verbe, ou Logos, ou Dabar, qu’on peut certes tirer du prologue de Jean, mais qui est absente du récit de Matthieu.   

Puis, aussitôt après, « Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable, peirasthênai hupo tou diabolou. » Etre tenté, c’est-à-dire mis à l’épreuve, comme un métal précieux dont il faut s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un alliage trafiqué. Comme dans le récit des épreuves de Job, le diable agit comme un auxiliaire de l’Esprit, celui qui va jauger la sainteté du Saint, à qui Dieu va confier une si grande mission.

 

 

2 La prédication de Jésus, telle que la présente Matthieu, apparaît dès l’abord comme le discours d’une secte dissidente : elle annonce d’emblée une persécution, comparable à celles qu’ont subies les prophètes. Il ne s’agit donc pas de la persécution qu’on pourrait redouter de la part des Romains, mais de celle qu’il faut attendre des autorités religieuses établies dans le peuple juif : « Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. » [5, 11-12] Après quoi il faut bien rassurer l’auditoire : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger mais accomplir. (…) Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux. Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » [5, 17-20]

 

 

La subversion chrétienne

 

Que faut-il en penser ? Les scribes et les Pharisiens transgressent-ils la Loi ? Jésus commence alors un inventaire des commandements de Moïse, ceux-là même qu’il ne prétend pas abroger, mais précise en quel sens il faut les accomplir. Or il propose une surenchère constante. Quand la Loi ne prescrit que d’accomplir un acte, ou de s’abstenir de telle ou telle transgression, il réclame un état d’esprit, qui doit exclure d’avance l’intention ou la tentation, qui pourrait nous conduire à cette transgression : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal. Et moi je vous le dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal. (…) Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Et moi je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle. » [5,21-28] Raisonnement qui trouve sa justification dans l’argument perfectionniste qui va clore cet inventaire : « Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre père céleste est parfait. » [5, 46-48]

Perfection toute relative, qui reste motivée par la récompense attendue : Jésus est encore loin de la perfection spinoziste, pour qui « la béatitude (disons mieux : le contentement) n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même »…

Et pourtant il s’agit d’une perfection inhumaine, comme l’ont, parmi d’autres, remarqué Nietzsche, Hegel [L’esprit du christianisme et son destin], et des psychanalystes, comme Castoriadis [La montée de l’insignifiance, p. 217] ; Nietzsche parle de castratisme pour le passage où il est dit : « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. » [5, 29, ou bien encore Mc, 9, 43-45].        

 Mais surtout, il faut bien l’admettre, cette surenchère aboutit à  l’abrogation de la Loi sur des points capitaux, qui mettent en jeu la notion même de sacré, ce qu’il y a de commun à toutes les religions, comme dans le serment (sacramentum) ou dans le sacrifice.

Revenons en arrière : « celui qui dira à son frère : Imbécile sera justiciable du Sanhédrin ; celui qui dira : Fou sera passible de la géhenne du feu. Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande. » [5, 22-24] Ce n’est là, dira-t-on, qu’une réminiscence d’Isaïe, « je veux la miséricorde, et non le sacrifice » : pour critiquer le sacrifice, les prophètes n’ont pas attendu le Messie, mais celui-ci s’inscrit clairement dans leur sillage.

C’est encore plus clair dans le cas du serment : « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments. Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le trône de Dieu, ni par la terre parce que c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c’est la Ville du grand Roi. Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Quand vous parlez, dites Oui ou Non : tout le reste vient du Malin. » [5, 34-37] Si on oublie les Quakers, dont l’exemple étonnait le jeune Voltaire, quand il rédigeait ses Lettres philosophiques, quelle église chrétienne se conforme-t-elle, de nos jours, aux enseignements du Christ, en renonçant à cet usage sacrilège, qui est certes prescrit dans la Loi de Moïse ?

Jésus va même plus loin, quand il déclare ceci « Vous avez appris qu’il a été dit Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi » [5, 43], ce qui est, à la lettre, une citation falsifiée, comme la TOB le signale, de façon très discrète, en réservant ses italiques aux quelques mots qui n’ont pas été ajoutés : il est bien évident que la Loi de Moïse n’a nullement prescrit la haine des ennemis. Mais on peut alléguer les massacres ordonnés par Moïse lui-même contre ceux qui avaient adoré le Veau d’or, ou ceux que Josué accomplira plus tard sur la terre de Canaan : cela montre plutôt, comme le dit Jean Soler, que la religion mosaïque était encore à l’état d’une monolâtrie, pour laquelle Dieu n’était que « le Dieu de tes pères », et pour qui « ton prochain » se limitait à la communauté des frères, en excluant tous ceux qui refusaient sa Loi [Jean Soler, L’invention du monothéisme, éditions de Fallois, 2002]. Mais il faut bien admettre que le monothéisme, quelle que soit l’époque où il a commencé, abroge cette loi, ne serait-ce qu’en lui donnant un autre sens.

 

 

Heureux les pauvres

 

Bien que Jésus déclare être seulement venu pour accomplir la Loi, il est clair à nos yeux qu’il l’abroge vraiment, et c’est bien ce que perçoivent ses auditeurs : « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement ; car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes. » [7, 28] Il parlait comme un maître, et n’avait pas besoin de recourir à des pirouettes dialectiques, comme aurait pu le faire un scribe qui aurait imaginé de dire que la Loi était en même temps accomplie et révolue. C’est pourquoi nous parlons de subversion chrétienne, tout en évitant le mot de révolution, et sans nous rallier à l’insinuation subtile qui voudrait faire du christianisme « le bolchevisme de l’antiquité ». [Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, Paris, 1979] Pour nous en expliquer, il nous faut revenir sur les Béatitudes, dont nous n’avons cité que le passage où elles parlent de la persécution.

Voici les premiers mots du sermon sur la montagne : « Heureux les pauvres de cœur [plus littéralement, les pauvres en esprit, tô pneumati] : le Royaume des cieux est à eux. » 

Qu’est-ce que ça veut dire ? On va l’examiner, mais on peut remarquer que la question ne se poserait pas chez Luc, où l’on peut lire : « Heureux, vous, les pauvres, le Royaume des cieux est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez. » [Lc, 6, 20-21]

Mais pour donner un sens à des expressions telles que « pauvres de cœur », ou « pauvres en esprit », il suffit de se reporter au fameux épisode que Camus mentionne dans La Chute, l’épisode où Jésus est interrogé par un jeune homme riche, et qui est rapporté de façon concordante dans les trois Synoptiques (Mt 19, 16-26, Mc, 10, 17-27, et Lc, 18, 18-27), à un seul détail près, que l’on trouve chez Marc, et qu’il nous faut citer : « Comme il se mettait en route, quelqu’un vint en courant et  se jeta à genoux devant lui ; il lui demandait : Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? Jésus lui dit : Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul. Tu connais les commandements : Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne porteras pas de tort à personne, honore ton père et ta mère. L’homme lui dit : Maître, tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse. Jésus le regarda, et se prit à l’aimer [littéralement, « il l’aima », egapesen auton ; il est, nous semble-t-il, important de savoir que le jugement de Jésus n’est pas motivé par un sentiment de haine, fût-ce la haine des riches : Jésus aime ce jeune homme, dont il va déclarer qu’il aura bien du mal à gagner la vie éternelle, mais qu’il n’exclut pas par avance] ; il lui dit : Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, suis-moi. Mais à cette parole, il s’assombrit et il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples : Qu’il sera difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète : Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. Ils étaient de plus en plus impressionnés ; ils se disaient entre eux : Alors qui peut être sauvé ? fixant sur eux son regard, Jésus dit : Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. »

Les disciples ne sont pas des pauvres en esprit, ils rêvent de richesses, même s’ils n’en ont pas. Les pauvres en esprit, si tant est qu’ils existent, sont donc ceux qui ont donné leurs richesses aux pauvres, desquels on peut penser qu’ils en feront l’usage qui est décrit dans les Actes, 4, 32-37, c’est ce qu’on peut nommer communisme chrétien.

Mais il est clair qu’aucun bolchevik, aucun marxiste russe ou anarchiste espagnol, n’a pu se reconnaître dans un tel communisme, où il ne s’agit pas de gérer la production, mais seulement de vivoter grâce aux miettes tombées de la table des riches : car les premiers chrétiens ne se souciaient nullement de la production, ils attendaient le retour imminent du Messie, et ne cherchaient pas à changer la société, pour le peu de temps où ils croyaient devoir l’attendre. Mais déjà celles ou ceux qui commençaient à lire les épîtres de Paul s’accommodaient en douce des institutions existantes, celles ou ceux, par exemple, qui allaient lire ces bons conseils : « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Eglise, lui le sauveur de son corps (…) Enfants, c’est votre devoir devant le Seigneur d’obéir à vos parents, car cela est juste (…) Esclaves, obéissez à vos maîtres d’ici-bas avec crainte et tremblement, d’un cœur simple, comme au Christ, non parce que l’on vous surveille, comme si vous cherchiez à plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ qui s’empressent de faire la volonté de Dieu. » [Ephésiens, 5, 22-6, 6]      

 

Le christianisme raisonnable

 

Ils seront bientôt mûrs pour une autre lecture des dernières instructions qu’ils trouveront dans le sermon sur la montagne, instructions raisonnables, qui enchanteront Voltaire, comme celle qu’on appellera règle d’or - car elle a le double mérite de ne pas être un commandement arbitraire, comme celui qui ordonne d’observer le sabbat, tout en faisant appel à un jugement réfléchi, où s’exprime un sujet, qui obéit à la loi, mais comme à une règle, à laquelle sa raison lui enjoint de se plier : ce que tu ne veux pas que les autres te fassent, commence toi-même par ne pas le leur faire, « car c’est de la façon dont vous jugez les autres qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous. » [7, 2] Tout ceci est rendu possible par l’isolement volontaire de ce même sujet, qui ne cherche plus les louanges de la foule, mais qui délibère à huis clos, dans son for intérieur, son forum intérieur, où sa main gauche ignore ce que fait sa main droite, et où seul Dieu lui-même peut pénétrer à l’intérieur de sa conscience… Une conscience éclairée, qui dispose de la règle d’or où Voltaire croira trouver l’écho des Entretiens de Confucius, et qui peut s’accorder à l’esprit des Lumières, et même à celui de la morale utilitariste, du moins s’il faut en croire le doux John Stuart Mill - dont nous savons pourtant qu’il n’a pas convaincu le bolchevik intraitable qui écrit, en 1938, Leur morale et la nôtre, lui qui professe encore une morale rustique dont l’objet n’est pas de faire coexister des consciences individuelles, car il reste holiste : il ne croit aux individus que comme immergés dans des nations ou des classes, hors desquelles leur action se réglerait seulement sur des critères abstraits.

Jésus aurait sans doute pu comprendre Trotsky mieux que Voltaire ou Mill. D’ailleurs sa règle d’or n’a pas le même sens que celle qui met en ordre un monde libéral, auquel elle sert comme un code de la route. La règle évangélique n’est pas un catalogue des infractions qu’il faut se garder de commettre, elle prescrit, au contraire, des actions qu’il faut accomplir : « tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » [7, 12], ce qui sous-entend que ces hommes ne soient pas perçus comme des obstacles sur lesquels on doit éviter de se cogner, mais comme des partenaires qui peuvent nous faire du bien, et envers qui l’on peut agir de même sorte. C’est d’ailleurs ce qu’indique une phrase de la prière que Jésus dicte à ses disciples, et qui, soit dit en passant, n’est pas plus conforme à l’esprit religieux ordinaire que ce qu’il a prescrit au sujet du serment : si votre Père céleste sait beaucoup mieux que vous ce qu’il faut attendre de lui, il faut lui demander ce qu’il veut vous donner, donc que son règne arrive, et que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Et notamment ceci : « pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous » [6, 12, à rapprocher de Luc, 11, 4] – phrase qui, à la lettre, demande à Dieu que nos dettes, opheilomata, nous soient remises comme celles que nous-mêmes avons remises à nos propres débiteurs (dans le Pater latin, appris au catéchisme, dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris). Phrase qui, clairement, rappelle que personne n’est, de son propre chef, possesseur d’autre chose que ce qu’il a reçu, et qui lui est concédé, mais à titre précaire.

 

 

3 Puisqu’on a rencontré la question des richesses, dont chacun sait qu’elle est un thème récurrent, nous allons en faire une étude thématique. Ce sera l’occasion de nous demander s’il existe quoi que ce soit qu’on puisse appeler « politique évangélique », quel que soit le sens auquel nous choisissons d’entendre le terme « politique » : au sens propre du mot, celui qui se rattache aux mots polis (cité) et politès (citoyen), il est trop clair que les écritures chrétiennes l’ignorent tout à fait.

Le mot polis n’y est employé qu’au sens de ville, de bourgade ou même de village, quant au mot politès, il sert à désigner les habitants de ces villes ou de ces villages… Une seule exception, lorsque Paul se réclame, auprès d’un officier romain, de sa politeia (sa citoyenneté), c’est-à-dire d’un statut qui devrait lui permettre d’échapper au fouet, à la crucifixion, et sûrement aussi à la lapidation dont les Juifs le menacent : car de quel droit ceux-ci pourraient-ils lapider un citoyen romain, eux qui sont seulement des sujets de l’empire ? [Actes, 22, 25-29] Les droits des citoyens, entendus de la sorte, n’ont rien à voir avec ceux qu’exerçaient les Grecs, et même les Romains, avant que Jules César, et son neveu Octave, ne les aient abolis pour instaurer l’empire. Ce qui en reste ressemble au privilège qu’avaient jadis les gentilshommes, s’il leur arrivait d’encourir la peine de mort, de n’être pas roués, pendus ou écartelés, mais proprement décapités : celui-là même d’ailleurs que Paul finira par obtenir des Romains.   

Parlerons-nous de politique en un sens plus ou moins marxiste, qui en fait un attribut de la lutte des classes ? On s’y laisserait prendre, si on ne remarquait pas la forte différence qui démarque l’opposition entre « pauvres » et « riches », et les oppositions entre esclaves, hommes libres, serfs, vilains et seigneurs féodaux, travailleurs salariés et bourgeois capitalistes, dans la vision marxiste de la lutte des classes, qui est censée aboutir à la création d’une société homogène, où elles doivent disparaître. Or les pauvres, dans l’évangile, ne sont ni des esclaves, ni des travailleurs salariés, il s’agit toujours de mendiants, qui ne peuvent pas lutter pour changer leur condition : déclencher une grève, ou se lancer dans une révolte à main armée. Même s’il existe des mendiants agressifs, qui pourraient devenir voleurs de grand chemin, il n’en est pas question dans les écritures chrétiennes, sauf à les reconnaître dans la figure des deux larrons crucifiés, dont les croix encadrent celle du Roi des Juifs.

Et naturellement, le Royaume des Cieux ne saurait se confondre avec l’utopie d’une société sans classes : « Jésus était à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux et, pendant qu’il était à table, une femme vint, avec un flacon d’albâtre contenant un flacon de nard, pur et très coûteux. Elle brisa le flacon d’albâtre et lui versa le parfum sur la tête. Quelques-uns se disaient entre eux avec indignation : à quoi bon perdre ainsi ce parfum ? on aurait bien pu vendre ce parfum-là plus de trois cents pièces d’argent et les donner aux pauvres ! Et ils s’irritaient contre elle. Mais Jésus dit : Laissez-la, pourquoi la tracasser ? C’est une bonne œuvre qu’elle vient d’accomplir à mon égard. Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien. Mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. » [Mc, 14, 3-8, Mt, 26, 6-13, Jn, 12, 1-8]  Et voilà pour les pauvres, dont la raison d’être est d’offrir aux gens de bien l’occasion de faire du bien. 

Même s’il ne dit rien sur le sort des esclaves, Jésus n’ignore pas le travail salarié, mentionné dans la parabole des ouvriers de la onzième heure. S’agissant d’une parabole, elle comporte bien sûr un sens allégorique, que nous laisserons de côté, pour nous intéresser à son sens littéral : « Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne. Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail, et il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste. » [Mt, 20, 1-4]  On aura remarqué qu’il convient d’une somme fixe avec les ouvriers de la première heure, et promet aux suivants, comme à ceux qu’il embauchera par la suite, de donner ce qui est juste, sans préciser comment il va le calculer. C’est encore ce qu’il offre aux ouvriers qu’il embauche à la onzième heure, une heure à peine avant la fin de la journée : « Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers. Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent. Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage ; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent. » [20, 8-10] Ce qui ne va pas sans murmures, auxquels répond le maître : « Mon ami, je ne te fais pas de tort : n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent ? Emporte ce qui est à toi et va-t-en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » [20, 13-15] La justification peut sembler arbitraire, mais elle laisse penser que, longtemps avant le socialisme utopique, ce maître avait déjà formulé le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » - au lieu de respecter l’arithmétique marchande, qui ordonne de donner « à chacun selon son travail ».     

Tout aussi arbitraire, et tout aussi capable d’avoir inspiré le socialisme utopique, est la leçon de la parabole des talents, bien qu’elle ne se soucie que des capacités et rejette tout sentiment égalitaire : « Il en va comme d’un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens. A l’un il remit cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités [hekasto kata tèn idian dynamin] ; puis il partit. Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla les faire valoir et en gagna cinq autres. Celui des deux talents en gagna deux autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l’argent de son maître… » [25, 14-18] La suite est bien connue, nous citerons seulement la conclusion du maître : « Mauvais serviteur, timoré ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je ramasse où je n’ai rien répandu. Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers : à mon retour, j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt… » [25, 26-28]          

Arrêtons, sans conclure, tout en observant que les évangiles ignorent les interdits que la théologie scolastique porterait, bien plus tard, contre l’idée que la valeur monétaire puisse produire une survaleur, comme celle que rapporte le prêt à intérêt…

 

4 [épilogue] Nous avons évoqué, il y a plus de vingt ans, un extrait d’Isaïe, dont Renan a pu dire qu’il marquait le début d’une ère nouvelle dans l'histoire de la religion : « Le jour où il écrivit cette page admirable (vers 740 avant J.-C.), Isaïe fut le véritable fondateur du christianisme » : « Entendez la parole de Yahvé, chefs de Sodome, écoutez l'ordre de votre Dieu, peuple de Gomorrhe ! Que m'importent vos innombrables sacrifices ? dit Yahvé. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Le sang des taureaux et des boucs me répugne. (...) Vos mains sont pleines de sang, lavez-vous purifiez-vous, Otez votre méchanceté de ma vue. Cessez de faire le mal ! Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, secourez l'opprimé, soyez juste pour l'orphelin, plaidez pour la veuve. » [Isaïe, I, 10-17 : il ne s’agit pas de la TOB, mais de la traduction citée dans cet article]

Le christianisme est donc plus ancien que le Christ, il commence avec une innovation que Renan glorifiait fort éloquemment : « Il fut décidé, ce jour-là, que, des deux fonctions surnaturelles qui se disputaient le respect des tribus antiques, le sacrificateur héréditaire et le sorcier libre inspiré, qu'on croyait dépositaire des secrets divins, c'était le second qui déciderait de l'avenir de la religion. Le sorcier des tribus sémitiques, le nabi, devint le « prophète », tribun sacré voué au progrès de l'équité sociale, et, tandis que le sacrificateur (le prêtre) continua de vanter l'efficacité des tueries dont il profitait, le prophète osa proclamer que le vrai Dieu se soucie bien plus de la justice et de la pitié que de tous les bœufs du monde. » [La Loi et le Messie, Revue du MAUSS semestrielle, n° 2, 1993, p. 142. Cet article a été l’objet d’une critique, qui avait bien saisi son objet, dans une note du livre de Charles Champetier, Homo consumans, 1994, p. 126-127]

C’est pourquoi nous ne relisons pas sans malaise, dans les récits de la Passion, les commentaires théologiques qui présentent Jésus comme l’Agneau de Dieu, voué au sacrifice, et qui ne sera pas, tel le jeune Isaac, remplacé juste à temps par un bélier qui se présente à point nommé – comme Eriphile dans l’Iphigénie de Racine…

 

Le sang de l’Alliance

 

Et tout d’abord ceci, qui est passé dans le rituel eucharistique : « Pendant le repas, Jésus prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit ;  puis, le donnant aux disciples, il dit : Prenez, mangez, ceci est mon corps. Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant : Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés. » [Mt 26, 26-28 ; Mc 14, 22-24 ; Lc, 22, 19-20] – et qu’on retrouve chez Paul, bien qu’il n’ait pas été un témoin oculaire. Mais c’est le Christ ressuscité qui le lui a dit sur le chemin de Damas : « En effet, voici ce que moi j’ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ;  faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. » [première épître aux Corinthiens, 11, 23-25].

On voudrait croire qu’il s’agit d’interpolations, tellement cela s’oppose à tout ce qui précède dans le récit des Synoptiques : Jésus, depuis longtemps, annonce à ses disciples qu’il sera mis à mort, mais cela s’explique bien assez par la haine qu’ont pour lui les scribes et les pharisiens, qui ont déjà tenté de le lapider. Mais ce qu’il annonce n’est pas un sacrifice, c’est un assassinat comme celui qu’évoque la parabole des vignerons infidèles, qui vont être punis quand « le maître de la vigne (…) fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu. » [Mt, 21, 40-41] 

Et l’on voudrait pouvoir se rallier à la thèse de René Girard, qui interprète le christianisme comme une démystification des pratiques sacrificielles, la révélation de l’innocence des victimes, transformées en boucs émissaires par un mécanisme inconscient, dont la fonction serait de réduire la violence, en lui opposant un contre-feu efficace, qui lui interdit de se propager sans limites. Thèse qui reconnaît l’utilité sociale des pratiques sacrificielles, qui font la part du feu, tout en s’efforçant de les rendre inutiles, par la conscience de ce qui produit la violence, c’est-à-dire des rivalités mimétiques qui s’imposent au désir humain, et que l’on croit éliminer en chassant des sorcières, des monstres supposés, ou des transgresseurs exemplaires.

Dans le cas de Jésus, qui transgresse la Loi, notamment celle qui sanctifie le sabbat, on comprend aisément qu’il soit jugé coupable, tout aussi bien que l’Antigone de Sophocle, alors même que notre conscience historique nous dispose à penser qu’il apporte une nouvelle Loi, plus humaine, et qu’il va être encore une victime innocente. Une de plus, qui ne sera pas la dernière. Comme tant de prophètes qui l’ont précédé, il succombe à des préjugés conservateurs, pour qui l’ordre social doit rester immuable. Cette thèse est plausible, dans la mesure où elle se limite au dynamisme d’une société, qui pratique une sorte d’homéopathie des pulsions agressives, sans savoir ce qu’elle fait, ni pourquoi elle le fait. Si elle en était consciente, elle deviendrait machiavélique, en pratiquant « la technique du bouc émissaire », suivant une formule employée par Raymond Aron, dans une préface au Prince de Machiavel. Mais dans le cas qui intéresse René Girard, il ne s’agit justement pas d’une technique, mais d’un processus inconscient, dont les acteurs eux-mêmes doivent être pardonnés, car « ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Nous pouvons bien juger que c’est un sacrifice, et donc un acte essentiellement religieux, mais ceux qui l’accomplissent s’imaginent accomplir une œuvre de justice, et punir des coupables, même si des mal-pensants les jugent innocents. Il nous faut donc choisir, entre l’idée que la crucifixion est l’accomplissement d’un sacrifice rédempteur, qui doit effacer tous les péchés des hommes, en commençant par la souillure originelle, et celle qui la réduit au phénomène social qui restaure la cohésion d’une société divisée, grâce à  l’expulsion, ou à l’élimination d’un bouc émissaire. Dans un cas, il s’agit d’un dogme religieux, dans l’autre il peut s’agir d’une hypothèse scientifique, qu’il faut encore tester, selon des procédures qui restent à définir. René Girard nous semble s’être dispensé de choisir, et présenter sa thèse comme une vérité scientifique, en même temps qu’il la professe comme un dogme, aussi nécessaire comme dogme qu’il le serait comme vérité scientifique.

Au terme d’un débat qui l’avait opposé à Cornelius Castoriadis, celui-ci déclarait : « j’ai lu Girard et je respecte ses croyances. Mais il y a chez lui une double croyance fondamentale, la croyance en Dieu et la croyance en la Science. Comment il les concilie, je ne le sais pas, c’est une autre histoire. A partir de là, et à partir du moment où il parle de déterminisme et d’évolution, il n’y a plus de place ni pour la contingence ni pour la métacontingence, sinon une place contingente, accidentelle. Au sens où Hegel (…) affirme que tout ce qui est réel est rationnel, que tout ce qui est rationnel est réel, et, ajoute-t-il, ce qui n’est pas rationnel dans le réel est accident, illusion, erreur, etc. Or la totalité de l’histoire est glissée dans cet ajout, dans cette petite phrase. De cette façon contingente, Girard reconnaît la contingence. » Et nécessairement, Girard lui-même concluait : « J’ai longtemps cru à la contingence, et les trois quarts de mes recherches ont été faites dans cet esprit. Mais la chose vraie que vous dites à mon sujet, c’est que je suis chrétien, je crois en Dieu et en la Science. » [Colloque de Cerisy : L’auto-organisation. De la physique au politique Sous la direction de Paul Dumouchel et de Jean-Pierre Dupuy, p. 299-301]

 

 

Par ordre alphabétique, quelques-uns des ouvrages qui ont accompagné mes lectures bibliques, même si leur impact n’est pas toujours visible :

 

CARMIGNAC Jean, La naissance des évangiles synoptiques, Paris 2007

DUBOURG Bernard, L’invention de Jésus, I et II, Gallimard 1987 et1989

FRYE Northrop, Le grand code, Seuil 1984 

GRIMAL Pierre (traducteur), Romans grecs et latins, Gallimard 1958

KAUTSKY Karl, Origenes y fundamentos del cristianismo (je n’ai pu lire ce livre qu’en version espagnole), Mexico, Editorial Diogenes, 1973

MACCOBY Hyam, Paul et l’invention du christianisme, Lieu commun, 1987

RENAN Ernest, Œuvres complètes, Plon, 1961

ROUGIER Louis, Celse, Contre les chrétiens,  Le Labyrinthe, 1997

TOLSTOÏ Léon, Abrégé de l’Evangile, Klincksieck 1969

TOURNIER Michel, Les Météores, Gallimard 1975 (un roman sur les jumeaux, où il sera question de saint Thomas Didyme, doublement bien nommé)

TRESMONTANT Claude, Le prophétisme hébreu, 1987 ; Le Christ hébreu, 1989 ; Les Evangiles (traductions) 2007

 

VOLTAIRE, Mélanges, Gallimard, 1961

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5 février 2014 3 05 /02 /février /2014 18:01

JEAN-JACQUES ROUSSEAU OBJECTEUR DE CROISSANCE

 

 

Rousseau est devenu l’ancêtre totémique d’une révolution qui, à tort ou à raison, s’est réclamée de lui, et d’autres précurseurs supposés, comme Voltaire et Diderot, avec lesquels, pourtant, il ne s’entendait guère, et pas seulement pour des querelles d’amour-propre. On le célèbre aussi comme ancêtre du romantisme, et de l’écologie – on ne prête qu’aux riches… Mais Bergson a bien montré « que l’aspect romantique du classicisme ne s’est dégagé que par l’effet rétroactif du romantisme une fois apparu », et que c’est seulement après son apparition qu’on a pu retrouver des thèmes romantiques chez les auteurs classiques : sans l’irruption du romantisme, « non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois », parce que le romantisme « a opéré rétroactivement sur le classicisme » : « Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents. » [Bergson, Œuvres, édition du centenaire, PUF 1959, p. 1265]

Nous devons tenir compte de cette mise en garde, et d’abord écarter des anachronismes flagrants : Rousseau n’a jamais cru qu’il fallait « sauver la planète », il se souciait plutôt du sort des êtres humains, qui contribuent eux-mêmes à leur propre infortune. Son époque a, bien sûr, connu des catastrophes, comme le tremblement de terre qui a dévasté Lisbonne, et secoué Voltaire comme les tsunamis qui ont pu ébranler la foi de nos progressistes. Mais quand Voltaire incrimine la Providence, Rousseau est là pour lui  rappeler que « La plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » (Lettre sur la providence, 18 août 1756)

 

 

Rousseau et les Lumières

 

Pour comprendre Rousseau, et retrouver chez lui ce qui peut, aujourd’hui, appeler l’attention des « objecteurs de croissance », il nous faut tout d’abord élucider son rapport avec les Lumières, et la « philosophie de la Révolution française » qui l’a rangé au premier rang de ses initiateurs, ceux que désigne nommément l’auteur des Misérables, avec la chanson de Gavroche : « c’est la faute à Voltaire, […] c’est la faute à Rousseau. » Mais Hugo accomplit, comme d’autres après lui, une réconciliation posthume plus difficile encore que celles qu’on a pu, dans les années qui ont suivi Mai 68, follement souhaiter entre Marx et Bakounine, ou entre Sartre et Camus, sans parler des années, déjà moins romantiques, qui ont vu naître un courant « libéral-libertaire »…

Sans nous attarder sur l’histoire des idées, et sans vouloir non plus faire parler les morts, nous pouvons, par exemple, et sans anachronisme, nous demander ce qu’aurait pu penser Rousseau d’un texte rédigé dans l’esprit des Lumières, onze ans après sa mort, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Citons-la et relisons-la, sans omettre le préambule, et qu’on nous permette d’y insérer quelques notes, sous la forme de parenthèses entre crochets :

 

« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale [qu’aurait pensé Rousseau de ces « représentants », dont nous sommes habitués à célébrer l’audace ? Ils n’étaient nullement les élus de la « Nation », mais ceux des « ordres » ou « états » représentés au sein des « Etats généraux » : le clergé, la noblesse et le tiers-état. Sous l’impulsion de ce dernier, rejoint par une partie des nobles et du clergé, ils se sont constitués en représentants du peuple, sans que leurs mandants aient pu être consultés. Sans doute dira-t-on : c’est justement le propre des situations révolutionnaires, qui autorisent des actions inconcevables dans le droit préexistant, et qui sont, à leur tour, créatrices de droit. Elles l’ont été, en fait, grâce à d’autres initiatives, celle des « Parisiens » qui ont pris la Bastille, puis de ceux qui, en octobre, ont marché sur Versailles, et ramené « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » : initiatives auxquelles, instruit par l’expérience, Louis XVI a donc cessé d’opposer son veto. Nous savons en tout cas que Rousseau ne voyait, dans les élus du peuple, que des commissaires mandatés et liés par leur mandat, et jamais des représentants aptes à décider autre chose que ce pour quoi ils ont été précisément mandatés par le peuple, cf. Contrat social, livre III, chapitre XV], considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, [Si on accepte la définition des lois proposée par Montesquieu : « Les lois, dans leur acception la plus étendue, sont des rapports nécessaires qui dérivent constamment de la nature des choses », il s’ensuit, en effet, que les lois du monde social, comme celles du monde physique, ne traduisent pas une volonté humaine, celle d’un législateur ou d’une assemblée populaire, et que les bons législateurs sont ceux qui reconnaissent les exigences de la nature, ignorées ou méconnues par de mauvais législateurs, que ce soit un despote, ou le peuple ignorant. Même si on parle d’un pouvoir législatif, il ne crée pas plus les lois de la société que Galilée ou Newton n’ont pu instituer la loi de la chute des corps, ou celle de la conservation du mouvement. Les juristes sont des savants, ils ne font qu’énoncer ce qui dérive de la « nature des choses ». Telle n’est pas, selon nous, la pensée de Rousseau, qui n’accorde aucun privilège aux savants qui étudient la « nature des choses »] afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. - En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, [Ce n’est pas une clause de style, mais l’expression d’une philosophie déiste, plus ou moins voltairienne, qui avait déjà inspiré la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, pour qui les droits de l’homme étaient garantis par « le Dieu de la nature »] les droits suivants de l'homme et du citoyen.

 

 

Article 1er

 

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. [Rousseau avait écrit que « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » : même s’il s’agit d’une formulation littéraire, elle ne comporte aucune exagération rhétorique : en disant que l’homme est libre, Rousseau rappelle la supposition d’un état de nature, antérieur aux institutions et aux lois de l’état civil, tel que l’avaient conçu, à la suite de Hobbes, la plupart des penseurs qui incarnent les Lumières. Dans cet état de nature, l’homme est indépendant. Quand les hommes se lient entre eux par un contrat ou pacte, ils se donnent des « fers », fussent-ils des fers aimables, comme ceux des amants. Ils ne « demeurent » pas libres, mais deviennent dépendants. Une dépendance qui peut être légitime, s’ils n’obéissent pas aux caprices d’un maître, mais à l’autorité impersonnelle d’une loi, qui est la même pour tous – et qui va définir la liberté « civile », celle du citoyen, qui n’a plus rien à voir avec la liberté naturelle.]

 

Article 2

 

Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. [En parlant d’une « association politique », par opposition aux « sociétés naturelles », les Constituants de 1789 se réfèrent bien aux théories du Contrat social, mais ils les rendent vaines et même incohérentes en postulant que ce contrat ne fait que conserver des « droits naturels et imprescriptibles » qui auraient existé de toute éternité, y compris dans la fiction d’un état de nature, où seule l’ignorance expliquerait qu’ils n’aient pas eu force de loi. Ils ont oublié eux-mêmes que l’état de nature avait été conçu par Hobbes contre le zôon politikon d’Aristote, pour qui l’homme était, par nature, un être qui ne peut s’épanouir, et développer sa nature, que dans la vie en société : Aristote, comme Hobbes et Rousseau, s’opposaient entre eux de manière cohérente, mais les représentants du peuple français semblent avoir été moins soucieux de logique]

                                                                                           

Article 3

 

Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. [Relevons seulement que c’est le « principe » de la souveraineté qui « réside » dans la nation, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire que le pouvoir souverain soit exercé directement par « le peuple en personne », comme le dit Rousseau dans une phrase où il condamne toute délégation à des représentants.]

 

Article 4

 

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. [Il est clair qu’il ne s’agit plus de la liberté naturelle, et que les hommes en société ne demeurent pas libres au sens où ils étaient supposés être libres dans l’état de nature. Quant à la liberté civile, il est encore plus clair qu’elle est ici conçue dans le cadre d’un calcul utilitariste, auquel Rousseau lui-même sacrifie quelquefois, mais dont il ne fait pas le critère des lois justes]

 

Article 5

 

La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.

 

Article 6

 

La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants [n’insistons pas], à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

 

Article 7

 

Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance.

 

Article 8

 

La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

 

Article 9

 

Tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.

 

Article 10

 

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre établi par la loi.

 

Article 11

 

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. [comme les articles 6, 7, 8, 9 et 10, cet article est porteur d’un projet d’émancipation qui va bien au-delà de ce que Marx appelle « les droits du propriétaire privé », et il serait encore meilleur s’il précisait que la libre communication des pensées et des opinions est tout aussi précieuse pour la communauté que pour l’individu qui communique ses opinions]

 

Article 12

 

La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

 

Article 13

 

Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

 

Article 14

 

Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants [que ferait-on sans eux ?], la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.

 

Article 15

 

La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

 

Article 16

 

Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution.

 

Article 17

 

La propriété est un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous condition d'une juste et préalable indemnité. [Des esprits ingénus, en lisant que « nul ne peut en être privé », pourraient croire qu’il est question de partager les richesses, mais cet article ne concerne que la propriété de ceux qui ont déjà marqué leur territoire, et enclos leur domaine. Et les Constituants ne sont pas ingénus, quand ils commettent une confusion entre le droit de propriété qui est reconnu à tous, et la réalité matérielle des biens que quelques citoyens sont seuls à posséder : formellement, tout individu a le droit d’acquérir toute sorte de biens, d’en jouir et de les aliéner, ce qui le « prive » alors du bien dont il dispose, mais ne le prive pas du droit inaliénable, inviolable et sacré qui l’autorise toujours à acheter ou à vendre. Mais le législateur se soucie seulement de préserver la répartition actuelle des propriétés, dont « nul ne peut être privé » sans indemnité préalable, ce qui, en 1789, concerne aussi le rachat des droits féodaux, mais sûrement pas le droit des miséreux qui ne possédaient que leur corps, et l’emploi de leurs forces]

 

 

 

Rousseau, l’état de nature et l’imaginaire social

 

Rousseau n’a certes pas prétendu abolir le droit de propriété, à partir du moment où il s’est établi. Mais on sait ce qu’il dit des conditions dans lesquelles il est apparu, et donc du fait qu’il n’est nullement naturel :

« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain : il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. Reprenons donc les choses de plus haut, et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d’événements et de connaissances dans leur ordre le plus naturel. » (Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, seconde partie)

Il nous faut insister sur le fait que Rousseau, bien qu’il théâtralise le moment dramatique où il fait entrer en scène « le vrai fondateur de la société civile », s’empresse d’expliquer que c’est une fiction, comme l’est, partout ailleurs, le schéma temporel d’une société qui émerge soudain d’un état présocial – et notamment quand il célèbre, chez l’homme qui est sorti de l’état de nature, « l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » (Contrat social, livre I, chapitre VIII). Dans l’un et l’autre cas, même s’il vante ici ce qu’il déplore là, il feint d’attribuer un caractère soudain à un changement qui n’a pu s’effectuer que de manière lente, par gradations imperceptibles, et qui est passé inaperçu pour ceux-là même qui en ont été victimes, bénéficiaires, témoins, ou acteurs mystifiés.      

Il faut, évidemment, sous-entendre dans le Contrat les précisions que nous apportait le Discours – ou alors il faudrait croire qu’un Rousseau amnésique aurait pu régresser jusqu’aux abstractions creuses qui faisaient du pacte social la création miraculeuse d’une société juste et rationnelle par des individus sauvages et bornés, qui n’auraient pas encore disposé du langage, mais qui l’auraient acquis dans cet « instant heureux » : il nous faudrait conclure que le Contrat social n’est qu’une épave informe, ou surnagent quelques vestiges d’une pensée géniale, celle qui s’épanouit dans le second Discours. Nous aimons mieux penser que l’auteur du Contrat reste toujours conscient du fait que le social s’inscrit dans la durée, et que la création, autrement dit l’institution, des formes symboliques qui structurent une société, n’est pas l’affaire d’un « instant », heureux ou malheureux. C’est ainsi, pour rappeler le schéma bergsonien, qu’il deviendra pour nous le précurseur d’une autre pensée, mais seulement après qu’elle soit apparue, sans quoi, comme dit Bergson dans le cas du romantisme, « non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois ».

On l’aura soupçonné, nous faisons signe vers une pensée contemporaine qui entreprend de saisir ensemble le social et l’histoire comme social-historique, « presque toujours disloqué entre une société, référée à autre chose qu'elle-même et généralement à une norme, fin ou télos fondés ailleurs ; et une histoire qui survient à cette société comme perturbation relative à cette norme, ou comme développement, organique ou dialectique, vers cette norme, fin ou télos » [Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p. 251]. Une pensée pour laquelle les institutions sociales et politiques s’inscrivent dans l’imaginaire institué, dont les créations nous apparaissent après coup, mais qui supposent un imaginaire instituant, sans lequel elles ne seraient pas intelligibles.    

Dans le second Discours, l’arbitraire d’un acte qui va instituer la propriété foncière, en même temps qu’il fonde la société civile, est rendu manifeste par la soudaineté que lui prête un récit, qui peut jouer le rôle d’un mythe, mais le commentaire de Rousseau montre que cet acte imprévu est préparé depuis longtemps, par une suite d’actes qui n’ont pas forcément été prémédités, mais qui ont rendu possible cette dernière usurpation : descendant de celui qui a labouré le sol, et qui a semé les germes d’une plante dont il recueillerait les fruits, l’occupant passager, devenu permanent, est tôt ou tard conduit à s’approprier la terre. Cette dernière usurpation s’imposera alors comme la suite nécessaire des actes contingents qui se sont accomplis dans la longue durée. Mais faire de son auteur « le véritable fondateur de la société civile » revient à effacer le long cheminement qui a rendu possible sa mutation soudaine en « héros fondateur ».

C’est ici, avouons-le, qu’il faut se demander si Rousseau est allé jusqu’au bout de la réflexion qu’appelait sa découverte, car le Contrat social reprend à Machiavel, à Plutarque et à Tite-Live le mythe suranné du « législateur » primitif, et ne le soumet pas à l’examen critique que Rousseau avait fait de son propre récit. Lui qui avait si bien vu l’interminable suite de luttes meurtrières qu’allait provoquer l’appropriation du sol, croyait-il impeccables les institutions de Lycurgue, ou la législation de Numa Pompilius ? Mais peut-être faut-il incriminer ici l’image composite qui a toujours été celle d’un « état de nature », défini à la fois de façon négative, par une soustraction qu’effectue déjà Hobbes, en ôtant aux hommes réels tous les attributs qu’ils doivent à la vie sociale, et par référence à une autre humanité, celle des peuples sauvages que les Européens découvrent au Nouveau Monde : les Cannibales de Montaigne, diabolisés dans le Caliban de Shakespeare, ou ceux que Bougainville rencontre à Tahiti, et que Diderot transfigure dans son Supplément au Voyage de Bougainville. Dès lors, selon les goûts, la notion d’état de nature pourra représenter un état primitif, l’innocence édénique, et symétriquement la chute originelle, ou proposer une utopie, s’agissant d’un état « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes, pour bien juger de notre état présent », comme le dit Rousseau dans l’introduction du Discours.

 

 

La simplicité volontaire    

 

Sans remonter si loin, Rousseau a pris modèle sur les grandes figures exaltées par Plutarque dans ses Vies parallèles : elles hantent tous ses écrits, depuis le premier Discours (« sur les sciences et les arts ») et lui fournissent son idée de la vertu, qui est spartiate ou romaine, et tout d’abord guerrière. Elle est fort éloignée de la douceur évangélique, aussi bien que de l’urbanité athénienne :

« L’embarras de mes adversaires est visible toutes les fois qu’il faut parler de Sparte. Que ne donneraient-ils point pour que cette fatale Sparte n’eût jamais existé ! et eux qui prétendent que les grandes actions ne sont bonnes qu’à être célébrées, à quel prix ne voudraient-ils point que les siennes ne l’eussent jamais été ! C’est une terrible chose qu’au milieu de cette fameuse Grèce qui ne devait, dit-on, sa vertu qu’à la philosophie, l’État où la vertu a été la plus pure et a duré le plus longtemps ait été précisément celui où il n’y avait point de philosophes ! » (Dernière réponse à Monsieur Bordes)

Rousseau, pourra-t-on dire, était mal informé, il ignorait que Sparte, à l’époque où vivaient Alcibiade et Socrate, n’était plus tout à fait celle qu’il admirait dans la Vie de Lycurgue. Mais cette erreur de fait n’ôte rien à la rigueur de son raisonnement : le progrès des sciences et des arts, en habituant les hommes au confort et au luxe, les rend plus dépendants et sape leur vertu, qui est toujours, pour Rousseau, celle qu’ont illustrée les combattants des Thermopyles, ces citoyens-soldats qui ont donné leur vie pour obéir aux lois… Dire qu’on prend Rousseau pour un théoricien de l’individualisme !   

A tort ou à raison, Rousseau fait des Spartiates un modèle de « simplicité volontaire », qui n’a pas pour objet de « sauver la planète », mais de préserver une forme d’excellence, qui correspond au sens qu’il donne au mot vertu. Il la retrouve aussi dans sa Suisse natale, chez les montagnards du Valais, tels que les évoque la Nouvelle Héloïse, où Rousseau célèbre leur « zèle hospitalier ». Comme dans l’Eldorado de Candide, les voyageurs sont bien reçus sans rien débourser : « En effet, à quoi dépenser de l'argent dans un pays où les maîtres ne reçoivent point le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs soins, et où l'on ne trouve aucun mendiant ? Cependant l'argent est fort rare dans le Haut-Valais ; mais c'est pour cela que les habitants sont à leur aise ; car les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres : ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter. » Marx aurait pu le citer comme un échantillon de ce qu’il appelait socialisme féodal, mais il est probable qu’Orwell y aurait retrouvé une persistance de la common decency dans un monde où prévaut la morale marchande. L’archaïsme, en ce cas, peut être novateur

 

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3 janvier 2014 5 03 /01 /janvier /2014 14:27

L’ASIE DE GOBINEAU

 

 

L’Asie de Gobineau correspond, peu ou prou, à l’Asie musulmane, étendue aux Balkans, sans exclure la Grèce. Gobineau en rêvait depuis l’adolescence, quand il courtisait la jeune Amélie Laigneau : « Toutes ses aspirations étaient tournées vers l’Orient, rapporte celle-ci. Il ne rêvait que mosquées et minarets, se disait musulman, prêt à faire son pèlerinage à La Mecque. […] Il traduisait des ouvrages persans, ceux du poète Ferdousi, je crois, dont il nous entretenait sans cesse. Il apprenait aussi l’arabe. [cité par Jean Boissel dans Gobineau, l’Orient et l’Iran, Klincksieck 1973, p. 42]». C’est là une passion qui ne l’a pas quitté, et qui va s’épanouir dans sa maturité, quand ses fonctions de diplomate le feront voyager en Orient et en Grèce, mais qui restait active à l’âge de vingt ans, quand il persistait à étudier le persan, aussi bien que l’arabe, sans aucune motivation utilitaire, alors même qu’il se voyait contraint en même temps à des besognes aussi obscures que mal rétribuées : « Non seulement j’ai beaucoup travaillé au persan, écrit-il en 1836 à son père, j’ai fait la moitié de ma traduction des Mongols [une histoire des Mongols], mais j’ai commencé et fait des progrès dans l’arabe vulgaire. » Jean Boissel, qui le cite, demande à ce propos : « Pourquoi Gobineau aurait-il fait gratuitement cette confidence, n’imaginant pas, à l’époque où il écrivait, qu’elle ne devrait un jour servir qu’à justifier une prétendue initiation aux études orientales ? [op.cit., p. 58] ».   

Voilà qui peut surprendre, de la part d’un auteur qui passe pour avoir inventé le racisme, dans son fameux Essai sur l’inégalité des races humaines, qui n’a été fameux que bien après sa mort, n’ayant guère été lu au dix-neuvième siècle.

 

Un Essai sur la décadence

Au début de Race et Histoire, Lévi-Strauss nous rappelle que « Gobineau, dont l’histoire a fait le père des théories racistes, ne concevait pourtant pas ‘l’inégalité des races humaines’ de manière quantitative, mais qualitative : pour lui, les grandes races qui contribuèrent à la formation de l’humanité actuelle sans qu’on puisse les dire primitives – blanche, jaune, noire – n’étaient pas tant inégales en valeur absolue que diverses dans leurs aptitudes particulières. La tare de la dégénérescence s’attachait pour lui au phénomène du métissage, plutôt qu’à la position de chaque race dans une échelle de valeurs commune à toutes ; elle était donc destinée à frapper l’humanité tout entière, condamnée, sans distinction de race, à un métissage de plus en plus poussé. » Lévi-Strauss savait bien que Gobineau n’était, pas plus que Nietzsche ou Schopenhauer, un précurseur du racisme nazi, et ne prônait aucun « nettoyage ethnique ». Pourtant, ajoute Lévi-Strauss, « le péché originel de l’anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (…) et les productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Il a suffi à Gobineau de l’avoir commis pour se trouver enfermé dans le cercle infernal qui conduit, d’une erreur intellectuelle n’excluant pas la bonne foi, à la légitimation involontaire de toutes les tentatives de discrimination et d’oppression. [Anthropologie structurale Deux, p. 377-378] »

Il nous renvoie d’ailleurs, dans La Pensée sauvage, aux obsessions intimes qui ont travaillé Gobineau, témoin de l’inconduite d’une mère qui trompait son mari absent, rendant ainsi douteuse la pureté d’un sang qui se voulait « sang bleu » - contre toute apparence : la famille Gobineau, appartenant à la bourgeoisie bordelaise, n’était pas issue des Vikings, ni de cet « Ottar Jarl », invoqué comme ancêtre par le « Comte de Gobineau ». Fantasme qui rejoint la version féodale d’une histoire de France réduite aux rapports, et à l’antagonisme, entre une race nordique de conquérants (les Francs, et les Normands) et une race conquise, déjà bien métissée, puisque « gallo-romaine », qui redresse la tête en 1789. D’où ce que Lévi-Strauss appelle anti-histoire : « L’anti-histoire de la Révolution française imaginée par Gobineau est contradictoire sur le plan où la Révolution française avait été pensée avant lui ; elle devient logiquement concevable (ce qui ne signifie pas qu’elle soit vraie) si l’on se situe sur un nouveau plan, que Gobineau a d’ailleurs maladroitement choisi ; c’est-à-dire à la condition de passer d’une histoire de rang ‘annuel’ ou ‘séculaire’ (et aussi politique, sociale, et idéologique) à une histoire de plan ‘millénaire’ ou ‘pluri-millénaire’ (et aussi culturelle et anthropologique) ; procédé dont Gobineau n’est pas l’inventeur, et qu’on pourrait appeler : ‘transformation de Boulainvilliers’. [repris dans Œuvres, p. 340 ; sur Boulainvilliers, on pourra lire, entre autres, Le Siècle de Louis XV, de Pierre Gaxotte, et les leçons de Michel Foucault, recueillies dans « Il faut défendre la société »] ».

Lévi-Strauss nous ramène à l’objet véritable d’un Essai qui est bien moins défini par son titre que par les questions qu’appelle sa première phrase : « La chute des civilisations est le plus frappant et en même temps le plus obscur de tous les phénomènes de l’histoire. [Œuvres I, 1983, p. 141] », qui anticipe sans doute celle de Valéry : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles [Variété 1] ». Mais elle rappelle, d’abord, Montesquieu et Gibbon, ou même Ibn Khaldoun, dont Jean Boissel rappelle qu’il « divise les sociétés humaines en deux types, aussi distincts par leurs aptitudes physiques et morales que par leur mode d’existence : les nomades et les citadins » : les premiers ont été des bâtisseurs d’empires, qui ont ensuite décliné, à cause de l’incurie des citadins décadents. « Quand Ibn Khaldoun note que la rudesse de la vie morale des nomades est antérieure et supérieure à l’opulence corruptrice de la vie citadine, Gobineau l’approuve et le comprend. [Boissel, op.cit., p. 171] ». Les nomades sont pour lui ce que furent, pour Montesquieu, les Germains décrits par Tacite : « Le point caractéristique des nomades n’est donc pas d’errer, mais de tenir fermement à la vie de tribu ; d’être aussi étroitement unis entre eux, aussi homogènes que les Farsis des villes, ou les Tadjiks, le sont peu. [Trois ans en Asie, repris dans Œuvres II, 1983, p. 240]. »

Gobineau propose donc une philosophie de l’histoire, diamétralement opposée à toutes celles qui, depuis le siècle des Lumières, veulent penser l’histoire en termes de progrès – alors qu’il n’y voit qu’un déclin irrémédiable, effet inattendu des guerres de  conquête, comme celle qu’évoque un vers fameux d’Horace : Graecia capta ferum victorem cepit, la Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur, que Gobineau étend à l’histoire universelle, pour la faire aboutir au règne du dernier homme, que dépeindra bientôt l’auteur de Zarathoustra : « Quand la Grèce eut conquis l’Asie mineure, l’Asie mineure l’étouffa. Quand Rome eut conquis l’Asie mineure avec la Grèce, elle fut elle-même noyée dans ce succès corrupteur. Quand nous, Européens, serons les maîtres de l’Asie, nous aurons là, comme les jeunes gens de bonne maison, un intendant, qui nous inculquera les vices dont nous manquons encore et qui nous mettra sur la paille. [lettre à son ami Tocqueville, 15 janvier 1856, p. 256-257 dans le tome IX des Œuvres complètes de Tocqueville, auquel renvoient aussi les citations qui suivent]»

Cette conclusion fataliste s’applique évidemment aux puissantes nations de l’Occident moderne, qui auraient tort de se croire préservées du déclin qui affecte les races asiatiques : « De race persane, il n’en existe pas plus, dans le sens scientifique du mot [sic], qu’il n’y a de race française, et de toutes les nations de l’Europe, nous sommes assurément celle chez qui le type est le plus effacé. C’est même cet effacement-là que nous prenons, au physique comme au moral, pour notre type. De même chez les Persans. (…) J’ai vu, dans le sud, des villages peuplés de gens semblables, trait pour trait, aux types de Persépolis ; j’ai vu, dans le nord, des physionomies tout allemandes, mais dans les villes, même les moindres, de parfaits Européens, quant au teint, à la taille, aux allures, aux formes du visage et du corps et quand je dis européen, j’entends surtout les gens de nos grandes villes les plus mélangées. Ces gens-là n’ont et ne peuvent avoir aucun préjugé de race. (…) Les Ilats, ou nomades, se croient à la vérité plus nobles que les citadins et ils fondent, en grande partie, leur orgueil sur ce que, de toute antiquité, les maîtres de la Perse sont sortis de leur tentes. Ils ont raison. Mais ils ne sont pas plus purs de sang que les autres, à peu d’exceptions près, et, quand ils sont au service, ils laissent très bien reposer ces prétentions qui feraient rire. [p. 250-251] » Gobineau, naturellement, n’en vient pas à penser que toute prétention de supériorité raciale devrait aussi bien faire rire – ou pleurer si l’on pense aux effets sociaux qui résultent de ces risibles prétentions. Ce qu’il dit des nomades, et qui nous rappelle Ibn Khaldoun, constitue cependant le « noyau rationnel », pour parler comme Marx, qu’il faudrait extraire de sa « gangue mystique ». 

 

Racisme, exotisme, colonialisme

Ce « noyau rationnel », plus facile à extraire des œuvres littéraires, Trois ans en Asie, ou les Nouvelles asiatiques, nous semble consister dans la forme « exotique » d’une présentation des différences culturelles, au-delà du décor, des costumes, et de tout ce qui n’est qu’apparence extérieure, qui s’attache à montrer la différence des manières de penser, ou des sensibilités qui s’expriment dans les rapports entre hommes et femmes, adultes et enfants, maîtres et serviteurs, et à se placer au point de vue des acteurs. Comme le dit Jean Boissel, « Gobineau a vécu en sympathie avec les modèles des personnages qu’il met en scène ; il s’est imprégné des années durant du monde étranger où il a vécu, à un point tel qu’il porte sur les gens et les choses le regard même d’un Oriental et que lui, narrateur européen, il trouve le ton juste et vrai d’un narrateur asiatique… » [Notice des Nouvelles asiatiques, Œuvres III, p. 1189]. Et c’est un choix conscient, par lequel Gobineau entend se démarquer du « commun des observateurs » : « Les uns, considérant les peuples de l’aurore comme des singularités rares oubliées dans quelques recoins perdus du monde, ne voient en eux que des sauvages avilis s’ils se soumettent à la rapine européenne, sanguinaires s’ils y résistent. (…) D’autres, non moins frivoles, se croient plus de droits à trancher la question. Ils ont visité les contrées dont ils parlent. (…) Ils ont encore observé, et le moyen de ne pas le voir ? que les Européens habitant ces climats ne sont pas le plus souvent des hommes propres à honorer le christianisme, ni à donner aux natifs une haute idée de notre civilisation. Mais par une préoccupation singulière, ils ne relèvent les effets de ces vérités que dans les rapports de ces Européens entre eux (…) et ne s’avisent pas de rechercher si ces vices, outre la mauvaise impression qui en est la suite, n’iraient pas jusqu’à faire souffrir directement les indigènes… [Œuvres II, p. 225] »

Après cette critique d’un regard exotique qu’on serait en droit de juger colonialiste, Gobineau s’explique sur sa propre méthode, où il met entre parenthèses ses propres conceptions sur les races humaines : « j’ai tâché de répudier complètement toute idée vraie ou fausse de supériorité sur les peuples que j’étudiais. J’ai voulu me placer, autant que possible, à leurs différents points de vue, avant de prononcer un jugement sur leurs façons d’être et de sentir… [Œuvres II, p. 226]»   

Sans doute faudra-t-il, quand on l’aura bien lu, revoir la conception qui fait de Gobineau un idéologue raciste : son racisme, en tout cas, n’implique aucunement qu’il prenne parti pour des trafiquants européens, quand ils s’en prennent à des Orientaux « arriérés ».     

 

(à suivre)

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15 décembre 2013 7 15 /12 /décembre /2013 17:54

 

Chapitre 5 : Une nouvelle gauche

 

Dans l'épilogue des Aventures, Merleau-Ponty annonce la naissance d'une "nouvelle gauche", rendue inévitable par les conditions mêmes dans lesquelles elle surgit, parmi tous les blocages d'une société confrontée au grand schisme Est-Ouest, et aux guerres coloniales, qui imposent un retour aux choses elles-mêmes, et la mise à distance des schémas convenus : « L'article premier de cette nouvelle gauche devrait être que la rivalité des Etats-Unis et de l'URSS n'est pas celle de la "libre entreprise" et du marxisme » [Œuvres, p. 615], et n'implique donc pas qu'elle doive souscrire aux solidarités automatiques qui entraînent la droite dans le camp "occidental", et la gauche dans celui des "pays socialistes". Cette idée vaut d'abord sur le plan théorique, et requiert que l'on pose un regard ingénu sur la nature des pays occidentaux, "monde libre" qui inclut l'Espagne de Franco, les monarchies pétrolières du Moyen-Orient, et ce qui reste encore des empires coloniaux, comme sur la nature des "pays socialistes" : « Si nous voulons sortir de nos rêveries, il faut regarder cet autre chose qu'ils [les Etats-Unis et l'URSS] cachent et nous mettre à leur égard en état de doute méthodique. (...) Une gauche non communiste se donne donc pour tâche constante d'éluder l'inimitié des antagonistes, de désamorcer les pièges que l'un prépare à l'autre, de déjouer la complicité de leurs pessimismes. Il ne s'agit pas là d'une variété d'opportunisme, de juste milieu ou de pacifisme. L'a-communisme, condition stricte de la connaissance de l'URSS parce qu'il confronte avec son idéologie ce que nous savons de sa réalité, est du même coup, et sans paradoxe, condition d'une critique moderne du capitalisme, parce qu'il repose seul en termes modernes les problèmes de Marx. » [Œuvres, p. 615]

Cette "gauche non communiste" n'est donc pas, comme la gauche parlementaire, conduite par Ramadier, Mollet ou Jules Moch, une gauche anticommuniste - celle qui a cru défendre l'ordre "républicain" au sein d'une coalition qui s'était donné le nom de "troisième force", depuis 1947, puisqu'elle se mesurait à deux oppositions, celle du RPF, et celle des communistes. Depuis que le "soutien oppositionnel" du PCF, décrit par Merleau en 1945, a débouché sur une rupture au sommet, il n'y a plus de gauche : les socialistes siègent, de 1947 à 1951, dans des gouvernements d'alliance avec la droite, puis s'en retirent quand les débris du RPF vont rejoindre la droite classique, qui exerce dès lors un pouvoir sans partage, avec Pinay, Laniel - ceux qu'on appelait drôlement les "modérés", et qui s'appelaient eux-mêmes les "indépendants" -, jusqu'à ce que la défaite de Dien Bien Phu rende inévitable l'appel à Mendès-France, qui sera soutenu, mais pas pour très longtemps, par une majorité composite, incluant une partie des élus de la droite, et une gauche qui reste encore désunie, bien que les communistes votent l'investiture.

Relativisons donc cette "nouvelle gauche", qu'appelle de ses vœux un penseur qui choisit d'être "acommuniste", dans un contexte qui reste défini par la guerre froide, et qui appelle certains choix conjoncturels, qui ne sont nullement des choix fondamentaux : Merleau n'ayant alors, mais bien à son insu, plus que six ans à vivre, il serait vain de voir, dans ses derniers écrits, l'état "définitif" d'un parcours qui demeure inachevé. 

 

La crise de la Quatrième République

 

L'épisode révèle la crise d'un régime où les partis de droite pouvaient faire la loi, en imposant ce qu'on appelait le "décompte" : tant que durait la guerre froide, la droite récusait la légitimité d'une majorité gouvernementale qui aurait dû compter sur les voix communistes, ce qui suffisait pour suspecter Mendès France, puisqu'il les obtenait, même s'il était majoritaire sans elles. Dans les quelques années qui vont mener au 13 mai 1958, la pratique du décompte des voix communistes devait saper l'autorité des gouvernements successifs, dont les gaullistes, alors, dénonçaient la faiblesse, tout en faisant de leur mieux pour les affaiblir.

Ce que rappelle Merleau, dans un article de juin 1958, où il souligne l'idée « qu'aucune politique libérale ne sera possible outre-mer tant que les gouvernements qui seraient disposés à la faire seront privés de l'appui des Français qui envoient au Parlement cent quarante députés communistes. C'est assez clair cette fois, le fameux décompte des voix communistes ampute la France d'un certain nombre de citoyens, qui sont ce qu'ils sont, mais certainement pas ultras, couvre d'avance les opérations de la droite, annonce le parti pris de capituler [devant le coup de force du 13 mai 1958], est le premier acte du chantage à la guerre civile. Mendès France a décompté les voix communistes au moment d'aller négocier avec la Russie et la Chine ; il avait raison de le faire alors, si négocier n'est pas capituler. L'inventeur du "système" reste le général de Gaulle, avec le thème des "séparatistes". Les chantages d'une droite minoritaire et sa toute-puissance, les procès d'intentions, le soupçon généralisé, bref la politique paranoïaque, la paralysie des gouvernements libéraux, la dégradation des pouvoirs, continueront tant que la masse des électeurs communistes restera en France comme un corps étranger. » [S, p. 422]

Dans cet article comme dans l'interview qui va suivre, "politique libérale" est l'expression qu'on employait à cette époque, pour désigner la recherche d'une solution négociée, par opposition aux chimères entretenues alors par les ultras d'Alger, et par les officiers "activistes" qui les appuyaient en 1958 - et dont Merleau-Ponty définit l'aventure comme « un fascisme au sens le plus précis du mot - reprise et imitation extérieure des procédés de la lutte révolutionnaire, mimétisme du pathos révolutionnaire, sous-estimation du visible au profit de l’occulte, identification à distance des adversaires entre eux et du contre-bolchevisme avec ses adversaires. » [S, p. 426]. Il ajoute, bien sûr, « que l'entreprise du général de Gaulle est sans rapport avec cet état d'esprit. Le collège unique, qui est pour les fascistes une trahison, a été son premier mot en Algérie ; l'évacuation de la Tunisie, qui était un "abandon", son premier acte. Le général de Gaulle n'a de commun avec les officiers fascistes que la polémique contre le "système" ; cela l'a conduit, ces dernières années, à refuser de prendre parti quand des républicains essayaient d'arracher la République au néant politique - plus récemment à refuser de désavouer le mouvement d'Alger : si le "système" est le Mal, tout ce qui tend à le détruire était relativement justifié.

Mais ce que le général de Gaulle veut mettre à la place de la IVe République n'a rien à voir avec le nihilisme agressif des colonels. (...) La métaphysique de l'arbitre et du peuple, l'un en deçà, l'autre au-delà des partis, c'est tout autre chose que l'activisme fasciste. » [S, p. 426-427]

Merleau-Ponty s'interroge sur « les convictions du général de Gaulle en politique intérieure (beaucoup moins personnelles et originales que lui-même) », convictions issues d'une culture monarchiste, et qui risquent de l’aveugler : « Car, enfin, voit-il et dit-il exactement pourquoi la IVe République était incapable d'une politique de réformes comme celle qu'il entreprend ? Il croit que la politique française manque de continuité. Est-ce la continuité qui a manqué à la IVe République ? Les gouvernements qui se succédaient n'ont-ils pas fait, à une exception près, la même politique ? » Or l'unique exception, qui a marqué son époque, c'est le moment où Mendès France avait interrompu « cette continuité dans l'inaction », dont Merleau ne croit pas qu'on y porte remède par une révision de la constitution, qui donnerait sans doute plus de stabilité au "pouvoir exécutif", mais sans le délivrer de son immobilisme : « Je crains qu’entre la méditation secrète de l'arbitre et la sourde réponse du référendum, la politique française ne manque d'air autant ou plus qu'auparavant, et que la France, sous ce régime, ne continue d'être ce qu'elle est : un pays avancé dans la connaissance et retardataire dans la pratique sociale, politique et économique. » [S, p. 427-428]

 

Le "système" des partis

Comme les ultras d'Alger, le général de Gaulle met en cause le "Système", qu'il identifie au "pouvoir exclusif des partis". Mais son remède n'est pas le pouvoir personnel, et encore moins la dictature d'un parti, il veut se donner une fonction d'arbitrage, afin de "rassembler", et de faire l'union par-dessus les partis, « ce qui sous-entend à la fois qu'une opposition entre les partis ne répond à rien dans les choses, qu'elle est par elle-même cause de paralysie, et qu'il suffit de l'abolir pour que tout soit sauvé. Or, l'opposition d'une politique de droite et d'une politique de gauche est si peu une illusion que, jusqu'ici, le général de Gaulle a repris la politique même des gouvernements dits de gauche : indépendance de la Tunisie, élections au collège unique, réformes et équipement en Algérie - politique que la droite n'a jamais acceptée que dans la mesure où elle restait verbale. Ce que le général de Gaulle ne s'avoue pas ou ne dit pas aux Français, c'est que, si solutions il y a, toutes les solutions sont libérales. » [S, p. 428-429]

Il est bien vrai que le pouvoir d'une gauche parlementaire n'a pas pu faire cette politique libérale, il n'a pu que la parler : « Encore faut-il dire pourquoi, et ce n'est pas très mystérieux. Il ne pouvait faire une politique libérale parce que, les voix communistes étant exclues, il devait acheter celles de la droite au prix d'un contrôle quotidien qui anéantissait la fonction gouvernementale. Le parti des indépendants [c'est-à-dire le parti de Laniel et Pinay, ancêtre direct de ce qui allait être plus tard la droite giscardienne] annonçait qu'il retirerait ses ministres si les aérodromes de Tunisie étaient évacués. Comme tout le monde l'a remarqué, il accepte aujourd'hui ce qu'il refusait hier. La droite parlementaire ne se battait donc pas sur des positions réelles, elle se battait contre l'abandon qui, comme un spectre, apparaît et disparaît sans loi. Il ne restait au gouvernement que la voie oblique, mais elle aggravait la méfiance et réduisait encore la marge de l'action. » - ce qu'illustre Merleau en évoquant les acrobaties d'Edgar Faure, puis celles de Guy Mollet, qui allait, à peine élu sur un programme de "politique libérale", intensifier la guerre, rappeler le contingent, et se faire attribuer des "pouvoirs spéciaux", qui allaient rendre possible l'emploi de la torture pendant ce qu'on appelle la "bataille d'Alger". Toutes ces palinodies faisaient « penser à tous, Français et musulmans, que les positions officielles du gouvernement pouvaient toujours être tournées, il a confirmé les uns dans la névrose d'abandon, les autres dans l'intransigeance. (...) L'anéantissement de la fonction gouvernementale est venu de ce que, à la fois rigide et faible, le gouvernement pouvait persévérer dans la guerre, quitte à capituler à la fin, mais en aucun cas animer une action politique ou diplomatique sérieuse. » [S, p. 429-430]

Il est donc permis de conclure que ce n'est pas la faiblesse des institutions, ni la "division des Français", déchirés entre les partis "de droite" et "de gauche", « qui ont empêché les gouvernements de pratiquer une politique libérale, c'est l'existence d'une droite sans idées devenue l'arbitre de la politique française par le subterfuge de la déduction des voix communistes. En mettant en cause le régime des partis, le général de Gaulle reporte au passif de la démocratie ce qui est à mettre au passif de la droite. Or, il ne s'agit pas ici d'une vaine recherche des responsabilités passées. Comme le nouveau régime qu'on prépare sera fondé sur cette appréciation, je n'en attends, pour ma part, rien de bon. C'est une démocratie faussée que le coup d'État légal a jugée, ce n'est pas la démocratie, et le remède serait à chercher à l'opposé du côté où on le cherche. » [S, p. 430]

 

 

Perspectives

 

Pour l'avenir immédiat, Merleau estime alors que c'est « hors de la droite et hors du parti communiste que l'on peut poser les vraies questions, avec l'espoir qu'ils finiront, et le pays avec eux, par s’y intéresser. Quand les forces existantes sont confuses, il faut d'abord parler juste sans chercher l'incidence immédiate. (...) Le point culminant du régime a été sans doute atteint lorsque les communistes votaient pour le gouvernement Pflimlin, pour l’obliger à les avoir avec lui, que les indépendants votaient aussi pour lui, de peur d'un Front populaire, cependant que M. Pflimlin se préparait tout doucement à s'en aller. C'est peut-être là du sublime parlementaire, je doute que la nation l'ait goûté. » [S, p. 433-434]

Il n'est donc pas question de ressusciter la Quatrième République, où l'épisode mendésiste reste comme une exception exemplaire, à partir de laquelle il est possible d'imaginer autre chose : « Si le gouvernement Mendès France a pu un moment, comme aucun autre gouvernement ne l'a fait depuis 1944, tirer la vie politique française de l'angoisse et de l'ennui, c'est parce qu'il concevait le gouvernement comme une initiative qui rallie, l'action comme un mouvement qui ne peut être harcelé instant par instant, mais qui se ménage des rendez-vous avec la nation, organise sa propre pédagogie, démontre à mesure qu'il se développe. C'est cela un pouvoir vivant et non pas la fulguration sur le Sinaï. Mais Mendès France agissait ainsi d'instinct, je dirai : parce qu'il est bien né ; il n'a jamais cherché à mettre sa pratique en théorie. La question est de trouver des institutions qui implantent dans les mœurs cette pratique de la liberté. »

Parenthèse philosophique : la "pratique" de Mendès, qui "agissait d'instinct", parce que, comme le Cid, c'est une "âme bien née", fait sans doute allusion à ce que dit Socrate à la fin duMénon, dialogue platonicien qui a pour thème l'excellence des hommes politiques - traduction préférable, pour le grec arétè, lui-même proche parent de l'adjectif aristos, à celle de "vertu", à moins de la comprendre au sens que Montesquieu emprunte à Machiavel. Socrate et Ménon s'étaient d'abord demandé si l'excellence est un don de la nature, un acquis de l'éducation, ou encore une faveur accordée par les dieux. Socrate rappelle enfin que les grands dirigeants de la démocratie athénienne n'ont jamais transmis leur excellence à leurs propres enfants, ce qui semble indiquer qu'ils ont bénéficié d'une faveur comparable à l'inspiration du poète par la Muse, - à laquelle pourtant Socrate ne croit guère... ce qui nous avertit du fait que le Ménonpourrait bien être un dialogue "aporétique", qui n'énonce pas lui-même une solution, même si le lecteur peut trouver par lui-même la réponse qu'appellent les données du problème, comme peut faire le lecteur d'un roman policier. La question reste bien, comme le dit Merleau, de « trouver des institutions qui implantent dans les mœurs cette pratique de la liberté. »

En tout état de cause, Merleau ne s'attend pas à voir réédité le rôle de Mendès, parl'homme providentiel sur qui François Mauriac va transférer la foi qu'il avait naguère accordée à "PMF" : « Cette communication de l'homme d'État et de la nation, qui fait qu'elle ne subit plus un destin et qu'elle se retrouve dans ce qu'on fait en son nom, voilà, je le crains bien, ce que le général de Gaulle n’a jamais connu ni senti, sauf dans les "grandes circonstances" de 1940 et de 1944. (...) Il en faudrait beaucoup pour m’ôter le respect que je porte au général de Gaulle. Mais nous lui devons autre chose et mieux que de la dévotion : nous lui devons notre avis. Il est trop jeune pour être notre père, et nous avons passé l'âge de jouer les enfants. » [S, p. 434]

 

Le "dégel" communiste

 

On a noté, plus haut, que Merleau-Ponty ne croyait pas possible la renaissance d'une démocratie déjà bien anémiée, sous la Quatrième République, « tant que la masse des électeurs communistes restera en France comme un corps étranger. » Précisons, maintenant, qu'il estimait aussi qu'elle resterait encore un tel corps étranger, « tant que le parti communiste ne se présentera pas pour ce qu'il est : un parti ouvrier qui pèse de tout son poids dans ce qu'il croit être le sens ouvrier, - et il a raison - mais qui n'a rien de commun, ni en théorie ni en pratique, avec le marxisme révolutionnaire, et au surplus n'est nullement chargé d'établir une démocratie populaire en France. »

Aussi souhaite-t-il que les communistes français suivent les conseils que Bernstein, autrefois, adressait à la social-démocratie allemande, et osent se montrer tels qu'ils sont devenus : « Puisqu'en fait le communisme est rallié à des réformes et à des compromis, le point d'honneur du bolchevisme verbal ne sert qu'à soutenir la propagande de droite. Il y a dans le parti communiste une tendance au réformisme et au "programme". Elle chemine, elle l'emportera un jour. Tant que le parti communiste n'aura pas fait sa mutation, il n'y aura pas de démocratie en France. » [S, p. 422-423]

Mais il avait, déjà, quelques bonnes raisons d'attendre et voir venir un dégel assez proche : celles-ci, notamment, pouvaient se fonder sur l'évolution de l'URSS elle-même, qui rendait concevable l'entrée dans une période où la politique ne se réduirait plus, « comme depuis dix ans, à choisir entre l'URSS et le reste. » :

« La coexistence comme simple fait n'a jamais été exclue par le marxisme, mais quand elle devient un principe, elle ne peut laisser intacts les deux régimes, il faut que leur contradiction cesse d'être un antagonisme, que chacun admette l'existence de l'autre et, dans cette mesure, une sorte de pluralisme. (...) Malenkov disait - un peu trop tôt, mais ses successeurs ont repris la thèse - que la bombe atomique menaçait la civilisation socialiste aussi bien que l'autre. La révolution est-elle désormais subordonnée à cette préalable condition d'existence de ne pas risquer la guerre atomique ? (...) Ce n'est pas seulement dans quelques faits sensationnels, c'est dans les contacts du régime avec le dehors et dans son évolution qu'il faut chercher l'origine de la nouvelle politique soviétique. » [Œuvres, p. 376-377]

En bref, les dirigeants soviétiques ne croient pas, comme Mao, que la bombe atomique soit un "tigre de papier", et sont mûrs pour ce que les dirigeants chinois vont qualifier de "révisionnisme moderne"... Ces réflexions remontent à l'année qui précède le grand chambardement du monde communiste, en 1956, où le Rapport Khrouchtchev, suivi par des révoltes en "pays satellites", en Pologne, en Hongrie - et, dans ce dernier cas, prendre la forme d'une vraie révolution, avec l'apparition de "Conseils ouvriers", à laquelle est sensible la revue qu'animaient Lefort et Castoriadis, "Socialisme ou barbarie".

Merleau-Ponty, pourtant, s'attache moins au rôle des Conseils ouvriers qu'au sens de la rupture qui affecte la conscience des militants communistes, à commencer par celle des dirigeants hongrois :

« Ainsi, des communistes disciplinés - disciplinés jusqu'aux plus pénibles autocritiques et aux pires invectives, je pense par exemple à Lukács - ont fait confiance à Nagy qui devait, acceptant le coude à coude avec des anticommunistes, saisir le tribunal "bourgeois" de l'ONU, consentir aux élections libres, dénoncer le pacte de Varsovie. Ceux qui ont suivi Nagy ont solennellement désavoué le principe qui veut qu'on ne fasse jamais appel au dehors dans les luttes entre communistes. Ceci veut dire qu'il n'y a plus de solidarité prolétarienne et littéralement plus de communisme quand un pouvoir "communiste" a tout son prolétariat contre lui et l'écrase par les moyens militaires. L'appel à l'ONU est la réponse juste, correcte, à l'intervention militaire : l'une et l'autre datent une crise du communisme qui va jusqu'au cœur du système. Ces communistes hongrois n'ont pas risqué leur honneur politique et leur vie sur un malentendu ou dans un traquenard. Ils n'étaient pas des étourneaux ou des malchanceux. Nous n'avons pas le droit moral de les saluer si nous passons sous silence leur décision, qui entérinait la fin du pacte communiste, détruit par l'intervention militaire. » [Œuvres, p. 392-393]

Réflexions que Merleau ne retrouve nulle part dans les protestations "de gauche" publiées dans la presse, et malheureusement pas dans les textes de Sartre : « On parle des "erreurs" de Khrouchtchev, qui a lancé la déstalinisation d'une manière trop voyante, de la "faute" de Geroe qui a appelé les Russes. (...) En somme, les insurgés de Budapest sont morts dans un cas douteux : nous autres, qui ne sommes pas morts, nous pouvons, grâce à Dieu, faire la part des maladresses, des erreurs, des fautes, de l'inégal développement, et garder à peu près intacte notre confiance dans le "socialisme" soviétique... L’insurrection des communistes hongrois veut dire que le stalinisme a atteint jusqu'à l'essence socialiste du régime, que la déstalinisation n'est pas, dans le système, une retouche ou un changement tactique, mais une transformation radicale, où il risque sa vie, et qu'il est pourtant tenu d'accomplir s'il doit redevenir honorable. Revenir sur la déstalinisation, en montrer tout le sens sans rien réserver, c'est le seul hommage de la gauche qui soit acceptable pour les insurgés. Nous savons qu'il est trop tôt pour dire en historien ce qu’elle est. On ne peut pas démontrer comme un théorème que la répression de Budapest est la maladie sénile du communisme. » [Œuvres, p. 393-394]

Bien que Sartre ne soit pas nommé dans ce texte, c'est bien lui qui est visé, lui qui a expliqué la révolte hongroise comme un effet des imprudences de Khrouchtchev, trop prompt à dénoncer les crimes de Staline : « Ce n'est pas Khrouchtchev qui est frivole, ce sont nos intellectuels qui ne lisent pas les textes, ou s'en tiennent à ceux de la presse quotidienne. S'ils consultaient les documents publiés par le parti communiste français - ou au moins la remarquable analyse qu'en donne Claude Lefort - ils verraient qu'on peut parler, aujourd'hui, d'une véritable critique du régime. Non seulement dans le discours de Khrouchtchev, mais dans ceux de Boulganine, de Souslov, de Malenkov, la description de la vie économique et politique de l'URSS est telle qu'elle met en question les deux principes fondamentaux du système : celui de la dictature du prolétariat et celui de la planification autoritaire, qui est la forme moderne du premier. » [Œuvres, p. 394 : la "remarquable analyse" de Claude Lefort, "Le totalitarisme sans Staline" est reprise dans 1978, p. 155-235]

Reste à considérer la différence entre les communistes russes, tchèques, hongrois ou polonais, et les militants des partis européens : les premiers savaient bien de quoi il retournait, le rapport confirmait une expérience muette. Les communistes français, espagnols, ou italiens, pour ne rien dire de leurs compagnons de route, n'étaient guère préparés à ces révélations : « On comprend que la franchise du XXe Congrès ait fait sursauter les partis d'Occident. Quand Souslov ironise sur les dossiers qui ne produisent pas de lait, les militants sont tout au plaisir de voir l'officiel rejoindre le réel, et le régime y gagne aussitôt. Il manque aux militants d'Occident, pour goûter cet humour supérieur, un sens du relatif qui ne s'acquiert que par la vie communiste. Il faut qu'ils se bouchent les oreilles ou, s'ils écoutent, les sarcasmes du XXe Congrès réveillent en eux des questions, des souvenirs, des révoltes surmontées, et aussitôt ils passent la mesure. » [Œuvres, p. 399]

Le meilleur exemple est fourni par Togliatti : « En un sens, les thèses du XXe Congrès allaient au-devant de ses pensées et de ses vœux. Mais, justement parce qu'elles justifiaient quelques-uns de ses doutes anciens, il ne pouvait savoir gré aux dirigeants russes de les reprendre à leur compte aujourd'hui, après les avoir autrefois réprimés. » Mais il ne s'en tient pas au mouvement d'humeur, il voit bien que Khrouchtchev rejette sur Staline des fautes dont tout l'Appareil est responsable, et dédouane celui-ci en traitant Staline comme un bouc émissaire : « On se limite en substance à dénoncer, comme étant la cause de tous les maux, les défauts personnels de Staline. On reste dans le domaine du culte de la personnalité. Tout d'abord tout le bien était dû aux qualités positives surhumaines d'un homme. Actuellement, tous les maux sont dus aux défauts exceptionnels et même ahurissants de ce même homme. Dans un cas aussi bien que dans l'autre, nous sommes en dehors du critère de jugement qui est propre au marxisme. Les véritables problèmes échappent... ces problèmes qui touchent aux moyens et aux raisons qui portèrent la société soviétique à s'éloigner sur certains points de la voie démocratique et légale qu'elle s'était tracée, et même à certaines formes de dégénérescence. » [Œuvres, p. 399-400]

Position intenable pour le Parti français, et tout autant pour l'équipe des Temps modernes, dont la posture, alors, est décrite par Lefort dans "La méthode des intellectuels progressistes" [1978, p. 236-268] : il n'en reste pas moins, comme on devait le voir, que le PC n'avait aucun autre avenir que celui dans lequel il allait s'engager, et qui aboutirait à l'union de la gauche (pour quelle politique, c'est un autre problème).

 Merleau-Ponty conclut en proposant « un critère de la gauche : il n'est pas si difficile à trouver. Est homme de gauche celui qui souhaite le succès de la déstalinisation - une déstalinisation sans cran d'arrêt, conséquente - et étendue, par-delà les frontières du communisme, à toute la gauche qu'il a gelée » : critère conjoncturel, il ne s'agit pas d'une "essence" de la gauche, mais de ce qui lui incombe, ici et maintenant, quand c'est la droite qui se trouve avantagée par la perpétuation des errements staliniens. [Œuvres, p. 408]

 

Devant les guerres coloniales

 

En 1946, les Temps modernes publiaient "SOS Indochine", premier éditorial qu'ils consacraient à une guerre coloniale, et Merleau y revient au bout de quelques mois, parce que ce premier texte lui paraît "incomplet" :

« il ne définissait pas une politique, il disait dans quels sentiments on doit en chercher une. Il disait qu'à priori nous avions tort si, après quatre-vingts ans, nous étions encore haïs comme des ennemis, et qu'une reconquête militaire serait à la lettre notre honte. Qu'un garçon de nos amis, qui vient de servir en Indochine, nous écrive aujourd'hui : les soldats de là-bas sont des victimes et il est plus dur de mourir que de rédiger des protestations, nous le trouvons naturel. (...) Mais qu'une protestation morale pût provoquer, chez un chrétien comme François Mauriac, "une véritable stupeur", c'est ce qui à notre tour nous laisse stupéfaits. » [S, p. 402]

Excellente occasion pour "compléter" l'article, en répondant aux reproches de Mauriac : « Dans l'affaire d'Indochine, nous n'avons pas opposé à la colonisation des arguments de principe tels que l'égalité des hommes ou le droit qu'ils ont de disposer d’eux-mêmes. Nous avons fait cette constatation très concrète qu'après quatre-vingts ans nous restions en Indochine des "autorités occupantes" mal tolérées, que c'était un échec et qu'une solution militaire en serait la confirmation. Nous voulons bien qu'on distingue entre la morale pure et l'appliquée. Encore faut-il qu'il y ait entre elles quelque rapport. Quand elle n'est que généralités verbales, la morale pure devient alibi et ruse. Il faut alors la prendre au mot. Il faut dire, et nous répétons : faisons la paix ou allons-nous-en ».

François Mauriac s'indigne à l'idée qu'on ose identifier « le visage des Français en Indochine », et celui des Allemands dans la France occupée ; les Allemands, dit-il, pillaient l'Europe, alors que les Français ont établi en Indochine une « civilisation bienfaisante » :

« Nous répondons que, si les Allemands étaient restés trois quarts de siècle en France, ils auraient bien fini par y construire des usines où des Français auraient travaillé, des routes et des ponts dont nous nous serions servis, - et même par distribuer du soufre et du sulfate aux propriétaires pour soigner les vignes héréditaires. Cela n'aurait pas fait pardonner les otages exécutés. Si les Italiens avaient pu rester en Abyssinie, ils auraient équipé le pays. François Mauriac a été bien frivole quand il a condamné l'entreprise éthiopienne. Il n'avait qu'à attendre l'heure des ponts et des routes. Que disons-nous ? Les routes stratégiques du moins étaient déjà inaugurées. La politique française en Indochine, non seulement n'a pas libéré les paysans de l'usure, mais n'a pas même toléré la formation d'une bourgeoisie industrielle. Voilà pourquoi nous restons là-bas puissance occupante. On nous juge sur ce que nous avons fait et sur ce que nous n'avons pas fait. »

La violence coloniale n'est, pour François Mauriac, comme celle des Croisades, que "la corruption d'une grande idée" : « Mais l'idée, elle est dans l'esprit de François Mauriac ou dans nos manuels d'histoire. Les Vietnamiens, eux, en ont surtout vu la "corruption". Il est exactement scandaleux qu'un chrétien se montre à ce point incapable de se quitter lui-même et ses "idées", et refuse de se voir, même un instant par les yeux d'autrui. » [S, 402-404]

Naturellement, Mauriac pense que la "grande idée" exige que la France, une fois victorieuse, éradique la "corruption", et mette en oeuvre une tutelle bienfaisante : « soyons vainqueurs aujourd'hui, nous serons justes demain » - ce qui, répond Merleau, « revient à faire une croix sur les réformes. » :

« La logique du colonialisme exige qu'on élimine les "intrus". Ce n'est pas à l'heure de son triomphe qu'il se réformera. Être pour une solution militaire, c'est entériner la politique française en Indochine depuis quatre-vingts ans. Qu'un ministre dépassé par les événements se rallie à cette politique, ce n'est pas surprenant. Mais, à l'heure où presque toute la presse fait chorus, des écrivains indépendants ne font pas leur métier s'ils facilitent l'opération. » [S, 405]

Merleau-Ponty en vient aux arrière-pensées qui conduisent l'argumentation de Mauriac, et qui joueront un rôle dans d'autres polémiques, que motiveront d'autres conflits coloniaux, même quand les "rebelles", en Afrique du Nord, ne seront nullement liés au communisme : « D'où vient ce ton frauduleux, qu'il [Mauriac] n'a jamais eu quand il s'agissait de morale ou de religion, et qu'il avait perdu depuis longtemps en politique ? Comme le sujet du psychanalyste, il nous donne incidemment la réponse. Sur la fin de son article, et comme s'il passait aux à-côtés du problème, notre auteur demande : "Est-il vrai ou non qu'à la France défaillante une autre puissance (celle même dont l'esprit anime le Viet-Minh) se substituerait ? » Nous y voilà. (...) Il suffit que Ho-Chi-Minh soit communiste et François Mauriac a compris. Ce n'est là qu'un tentacule de l’URSS. Exemple éclatant de ce nominalisme politique qui fausse la vie publique française. Qu'il s'agisse de l’Indochine ou d'autre chose, chacun choisit une position selon qu'elle affaiblit ou renforce l’URSS, et s'arrange comme il peut avec ses idées. Voilà pourquoi il n'y a plus de problèmes politiques ni de véritable discussion politique. (...) Dans une affaire comme celle d'Indochine, où il est pourtant clair qu'on ne résoudra aucun problème en pourchassant le fantôme de l'URSS, l'anticommunisme s'en tient à la conception du préfet de police selon laquelle tous les problèmes sont créés par quelques meneurs. » [S, p. 406-407]

 

 

La guerre d'Algérie et l'irruption du Tiers-Mondisme

 

Sur la guerre d'Algérie, les textes de Merleau vont s'interrompre en 1958, et ce qu'il dit alors, comme il le dit lui-même, « n'est peut-être plus une solution, même si c'en était une il y a deux ans et demi. Rien ne prouve qu'un problème donné soit soluble à n'importe quelle date, et il serait abusif de nous reprocher de n'avoir pas de solution quand on a laissé pourrir le problème. Je ne vois que des vérités partielles :

1o Je suis inconditionnellement contre la répression et en particulier la torture. (...) 2oMais il me paraît impossible de déduire, de ce jugement sur la torture, une politique en Algérie. Il ne suffit pas de savoir ce qu'on pense de la torture pour savoir ce qu'on pense de l'Algérie. La politique n'est pas le contraire de la morale, elle ne se réduit jamais à la morale. »[S, p. 408]

Ainsi récuse-t-il l'attitude morale qu'il attribue à « ceux qui pensent que, par principe, les hommes blancs n'avaient rien à faire dans le reste du monde, qu'ils ont eu tort d'y aller, que leur seul devoir et leur seul rôle à présent est de s'en retirer, que les pays d'outre-mer laissés à eux-mêmes rencontreront de grandes difficultés, mais que nous n'avons pas à nous en occuper, que c'est à eux d'y faire face et d'user comme ils voudront d'une liberté totale qu'il faut d'abord leur reconnaître. »

Sentiment que, sans doute, il attribue à Sartre, bien qu'il n'éprouve aucun besoin de le nommer, et où il voit un vestige d'une attitude autrefois révolutionnaire : « Or l'attitude révolutionnaire était une politique : on pensait qu'il y avait vraiment dans le monde une force historique mûre, prête à recueillir l'héritage humain, les pays coloniaux et les prolétariats des pays avancés ne faisaient qu’un dans cette lutte, et la politique révolutionnaire était de combiner l'action des uns et des autres.

Aujourd'hui, il est assez clair que le prolétariat n'est pas au pouvoir dans les pays mêmes où la bourgeoisie l'a perdu ; l'idée même d'un pouvoir prolétarien est devenue problématique. Beaucoup d'hommes, qui ne croient plus que l’URSS en soit un, justement parce qu'ils ne le croient plus, reportent sur les pays colonisés l’idéologie révolutionnaire. Précisément parce qu'ils ne peuvent plus être communistes, ils n'envisagent pas de compromis en politique coloniale. »

Il s'agit bien de l'idéologie qui va trouver son manifeste dans les écrits de Frantz Fanon, et dans la préface que Sartre va écrire pour Les Damnés de la terre. Merleau l'analyse en termes quasi-freudiens comme un transfert d'investissement affectif, qui projette sur la misère du Tiers-Monde l'espoir que les marxistes fondaient sur la vocation du prolétariat : « S'il n'y a pas de "classe universelle" et d'exercice du pouvoir par cette classe, l'esprit révolutionnaire redevient morale pure ou radicalisme moral. La politique révolutionnaire, c'était un faire, un réalisme, la naissance d'une force. La gauche non communiste souvent n'en garde que les négations. Ce phénomène est un chapitre de la grande décadence de l'idée de révolution. » [S, p. 409]

Cette analyse de l'engagement tiers-mondiste développe ainsi les critiques portées, à la fin des Aventures de la Dialectique, sur la conception sartrienne de l'engagement, "action à distance, politique par procuration, une manière de nous mettre en règle avec le monde plutôt que d'y entrer" [Œuvres, p. 586] - ce qui fait dire à Myriam Revault d'Allonnes que la liberté, chez Sartre, "ne se fait jamais chair parce qu'elle est toujours "égale à elle-même". Elle est l'attestation d'un pouvoir de choisir qui reste inentamé, indemne, intact, après comme avantl'action." [Merleau-Ponty La chair du politique, p. 86]

Cette critique de l'engagement sartrien n'empêche pas Merleau de prendre position sur la guerre d'Algérie, comme sur l'avenir des territoires d'outre-mer, et de préconiser leur accession progressive à l'indépendance : « Je souhaite immédiatement des régimes d'autonomie interne ou de fédéralisme, comme transition vers l'indépendance, avec des délais et des étapes prévus. Puisqu'il n'y a pas de solution technique et économique à court terme, il faut que ces pays reçoivent les moyens d'une expression politique afin que leurs affaires deviennent vraiment leurs et que leurs représentants obtiennent de la France le maximum de ce qu'elle peut faire dans le sens de l'économie de don ». [S, p. 416]

Ces deux phrases sont précédées, dans la même interview, par celle qu'on va lire, et qui est seule retenue dans le compte-rendu qu'Olivier Todd fait de Signes, en 1961, dans France-Observateur : "Je ne souhaite pas que l'Algérie, l’Afrique noire et Madagascar deviennent sans délai des pays indépendants parce que l'indépendance politique, qui ne résout pas les problèmes du développement accéléré, leur donnerait par contre les moyens d'une agitation permanente à l'échelle mondiale, aggraverait la tension entre l'URSS et l’Amérique sans que ni l'une ni l'autre ne puissent apporter une solution aux problèmes du sous-développement tant qu'elles poursuivront leur effort d'armement." [on lira dans P2, p. 309, la réponse de Merleau : "S'il passe sous silence ces phrases, c'est qu'elles traduisent une attitude dont il ne veut rien savoir, qu'il se fait un devoir de déshonorer »]

A cette date, Merleau ne pouvait pas savoir comment allait finir la guerre d'Algérie, mais il pouvait quand même imaginer et craindre, comme le craignait Camus, que l'indépendance des anciennes colonies puisse prendre la forme d'une évacuation, et s'accomplir dans une véritable panique. Et il espérait que, lorsqu'elles auraient accédé à l'indépendance, la France puisse « encore y faire quelque chose de bon » : « J'aime mieux, concluait-il, être d’un pays qui fait quelque chose dans l'histoire que d'un pays qui la subit. Tout au fond, ce qui me gêne chez ceux de mes semblables qui parlent trop facilement d'indépendance, c'est que les devoirs qu'ils nous proposent sont toujours des abstentions. »

Idée dont le sens est aussitôt renforcé par quelques mots où il explique ce qu'il appréciait dans l'action de Mendès-France : « J'ai vu des gens qui faisaient grand honneur à Mendès-France d'avoir signé les Accords de Genève. À Genève, il a fait ce qu'il a pu. Ce qui l'honore, ce n'est pas Genève, c'est Tunis, les Accords de Carthage, qui n'ont rien à voir avec la politique française au Maroc. D'un côté, une initiative ; de l'autre, un mélange de faiblesse et de rouerie. » [S, p. 418 : la politique française au Maroc est celle qu'y ont menée Laniel, puis Edgar Faure]

Ce n'est pas sartrien, encore moins "tiers-mondiste", mais il paraît probable que, depuis bien longtemps, Olivier Todd n'y voit plus « des positions subtilement réctionnaires ».

Laissons une dernière fois la parole à Merleau, dans un extrait de ce qu'une mort prématurée a transformée en un "testament politique", la préface de Signes, en 1960 :

« À toutes les échelles, d'immenses problèmes apparaissent : ce ne sont pas seulement des techniques qu'il y a à trouver, mais des formes politiques, des mobiles, un esprit, des raisons de vivre... C'est alors qu'une armée longtemps isolée du monde dans la guerre coloniale, et qui y a appris la lutte sociale, retombe de tout son poids sur l'État dont elle est censée dépendre et fait refluer sur un temps qui allait s'en libérer l'idéologie de la guerre froide. Quelqu'un qui a su, il y a vingt ans, juger les "élites" (et notamment les élites militaires) croit maintenant bâtir un pouvoir durable en s'isolant au sommet de l'Etat, et ne le délivre des harcèlements d'assemblée que pour l'exposer aux factions. Lui qui a dit qu'on ne se substitue pas à un peuple, (...) il sépare l'ambition nationale et ce qu'il appelle le niveau de vie, - comme si aucune nation mûre pouvait accepter ces dilemmes, comme si l'économie dans la société réelle pouvait jamais être subalterne à la façon de l'Intendance dans la société factice de l'armée, comme si le pain et le vin et le travail étaient de soi choses moins graves, choses moins saintes que les livres d'histoire. » [Œuvres, p. 1550-1551]

 

 

Pour conclure

 

Nous avons, par principe, évité de lier les options politiques défendues par nos philosophes, Sartre, Camus, Merleau-Ponty, et les orientations fondamentales de leurs philosophies, même quand ils ont eux-mêmes supposé de tels liens. C'était le cas dans Les Aventures de la Dialectique, quand la méconnaissance, réelle ou supposée, d'une "socialité" irréductible à la communication des consciences avait été imputée à la philosophie sartrienne du cogito, comme si le cogito impliquait l'insularité de la conscience, et contraignait la réflexion à reconstruire la société à partir d'un isolement primitif, comme Robinson doit le faire avec Vendredi. Il est trop facile, et profondément faux, de ramener la pensée de Sartre au "solipsisme" qu'on croit pouvoir tirer de « L'enfer c'est les autres ».

Même si Sartre ne l'avait pas expliqué, il est clair que "les autres" n'empoisonneraient pas notre propre existence s'ils n'étaient pas, d'abord, « ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous. Nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger » ["Commentaire parlé", dans Théâtre complet, 2005, p. 137 ; Un théâtre de situations, 1992, p. 282].

Il est bien vrai que Sartre présente le conflit comme « le sens originel de l'être-pour-autrui » : « Pendant que je tente de me libérer de l'emprise d'autrui, autrui tente de se libérer de la mienne, pendant que je cherche à asservir autrui, autrui cherche à m'asservir » [L'être et le néant, p. 413 dans la collection TEL]. Mais l'emprise d'autrui n'est pas violence pure, elle se sert de l'amour, et de l'estime qu'on éprouve pour lui, et il ne s'agit même pas d'un thème sartrien : c'est l'héritage commun d'une génération où comptent aussi Bataille, Caillois, Lacan, Queneau et bien sûr Merleau-Ponty, auditeurs assidus d'Alexandre Kojève... C'est Merleau, justement, qui avait retrouvé dans Huis clos les thèses de Kojève : « Si les autres sont l'instrument de notre supplice, c'est parce qu'ils sont d'abord indispensables à notre salut. Nous sommes mêlés à eux de telle façon qu'il nous faut, tant bien que mal, établir l'ordre dans ce chaos ». Et c'est encore lui qui, à partir de Hegel, soutient que les rivaux ne peuvent s'affronter que parce qu'ils sont pareils, et qu'ils aspirent à la même satisfaction - thèse qu'il retrouve encore chez Machiavel : « La conscience du conflit n'est possible que par celle d'une relation réciproque et d'une humanité qui nous est commune (...) et cet autre en qui je voyais d'abord mon rival, il n'est mon rival que parce qu'il est moi-même » [SNS, p. 74 et 118].

Ce que Merleau-Ponty, en 1955, impute à la philosophie sartrienne du cogito s'explique beaucoup mieux par l'impression durable que lui avait laissée une conversation, "dans les années d'avant la guerre", où Sartre lui avait dit : « Au fond, entre une catastrophe dans laquelle meurent dix ou quinze personnes et une catastrophe dans laquelle meurent 300 ou 3000 personnes, il n'y a pas tellement de différence. Il y a la différence des nombres, bien sûr, mais chaque individu mourant, c'est un monde qui meurt en un sens, et qu'il y en ait 3000 ou qu'il y en ait 300, le scandale n'est pas plus grand. Quant au scandale, il est le même. »

Cette pensée, ajoute Merleau-Ponty, « m'avait beaucoup frappé ». Elle le frappait surtout « rétrospectivement », parce qu'elle lui semblait montrer à quel point « Sartre était très loin du point de vue je dirais politique et historique, du point de vue des chefs de gouvernement. Du point de vue de quelqu'un qui a une autorité quelle qu'elle soit sur les hommes, il y a une différence totale entre un accident dans lequel meurent dix personnes et un accident dans lequel meurent mille personnes. (...) Du point de vue du philosophe, qui considère chaque conscience comme étant un tout, il n'y a pas de différence absolue entre la mort d'une personne et la mort de cent personnes. » [P2, p. 258] C'est bien, nous semble-t-il, ce qui était en cause dans la question de savoir si une société doit être jugée à partir du regard que porte sur elle, « prisonnier politique ou simplement manoeuvre au dernier échelon », le « plus défavorisé » des hommes qui lui doivent leurs peines ou leurs joies : « Mais c'est ainsi : l'homme politique est celui qui parle de la mort des autres comme d'un élément dans une statistique. Il est peut-être plus immoral encore de fonder sur la morale une révolution qui est une politique. » [Œuvres, p. 550]

Peut-être s'ensuit-il qu'on ne peut pas déduire philosophiquement une option politique, et la préface de Signes insiste justement sur le caractère « disparate » des recherches philosophiques et des interventions politiques rassemblées dans ce même ouvrage : « En philosophie, le chemin peut être difficile, on est sûr que chaque pas en rend possibles d'autres. En politique, on a l'accablante impression d'une percée toujours à refaire. (...) Maurras disait qu'il avait connu en politique des évidences, en philosophie pure jamais. C'est qu'il ne regardait qu'à l'histoire révolue, et rêvait d'une philosophie elle aussi établie. Si on les prend en train de se faire, on verra que la philosophie trouve dans l'instant du commencement ses plus sûres évidences et que l'histoire à l'état naissant est songe ou cauchemar. » [Œuvres, p. 1549]

Plus significative est l'opposition que Merleau introduit dans ce texte, entre deux "styles" suivant lesquels on aborde la politique, et la philosophie. Si une philosophie devait prendre la forme d'une architecture monumentale, comme les "palais fort superbes et fort magnifiques" auxquels Descartes [Discours de la méthode, première partie] comparait les systèmes moraux bâtis par les Anciens, et qui, ajoutait-il, n'ont pas d'autres assises que le sable et la boue, le scepticisme semblerait inévitable, - alors que, d'autre part, la science positive pourrait établir des certitudes factuelles sur la réalité des sociétés humaines, si on admet, dès l'abord, que l'histoire se répète, que la nature humaine est donnée une fois pour toutes, certitudes acceptées comme si elles n'exprimaient pas une métaphysique, d'autant plus aveuglante qu'elle reste implicite... D'où il ressort aussitôt qu'une philosophie garde toujours la tâche d'une élucidation de ce savoir muet, et peut-être confus, sur lequel est bâtie la "science politique".

Tâche qu'avait entreprise Merleau-Ponty, en rupture - dit Claude Lefort – « avec l'ensemble des tendances philosophiques qui se partageaient l'enseignement officiel » : « il fit mieux qu'introduire la phénoménologie husserlienne, il en donna d'emblée une interprétation, en tira des conséquences telles que l'entreprise philosophique perdit avec elle tout de son assurance, et qu'apparurent soudain comme figures complices d'une même tradition des écoles de pensée dont les oppositions garantissaient jusqu'alors le bon exercice du discours universitaire. » [Sur une colonne absente, p. 3]

L'examen de cette oeuvre excède, évidemment, l'objet que s'est donné notre propre travail - qui était de rétablir les positions politiques effectivement défendues par Merleau, trop souvent déformées par ce qu'en a dit Sartre.

 

 

 

Repères bibliographiques

 

 

ARON Raymond, Mémoires, Julliard, 1983

Chroniques de guerre, La France libre 1940-1945, Plon 1990

- "Millénarisme ou sagesse", Polémiques, Gallimard, 1955

L'opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955

BEAUVOIR Hélène de, Souvenirs, Séguier 1987

BEAUVOIR Simone de, Privilèges, Gallimard 1955 - et bien sûr Mémoires d'une jeune fille rangéeCahiers de jeunesseLa force de l'âgeLa force des chosesLa cérémonie des adieux (suivi des Entretiens avec Sartre), toujours chez Gallimard.

BOSCHETTI Anna : Sartre et les Temps Modernes, Paris, Minuit, 1985.

BURNIER Michel-Antoine : Les existentialistes et la politique, Gallimard, collection Idées, 1966

CASTORIADIS Cornelius : Les carrefours du labyrinthe 1

L'expérience du mouvement ouvrier, tome 1

COPFERMANN Emile : David Rousset, une vie dans le siècle, Plon, 1991

DESANTI Dominique : Ce que le siècle m'a dit, Plon, 1997

GANDILLAC Maurice de : Le Siècle traversé, Albin Michel, 1998

HYPPOLITE Jean : Figures de la pensée philosophique, tome II, PUF, 1971.

LACOIN Elisabeth : Correspondance et carnets de Elisabeth Lacoin, Zaza 1907-1929, Amie de Simone de Beauvoir, L'Harmattan, 2005

LEFORT Claude : Eléments d'une critique de la bureaucratie, Droz, 1971, Gallimard, 1978

Les formes de l'histoire, Gallimard, 1978

Sur une colonne absente, Gallimard, 1978

Le Temps présent, Belin, 2007

MERLEAU-PONTY Maurice : Les Aventures de la Dialectique, Gallimard, 1955

- Humanisme et Terreur, Gallimard,1948

Parcours 1935-1951 et Parcours Deux 1951-1961, Verdier, 1997 et 2000

Sens et Non-Sens, Nagel, 1948

Signes, Gallimard, 1960

Œuvres, Gallimard, collection Quarto, 2010

ONFRAY Michel : L'ordre libertaire, Grasset, 2012

POIRIER Nicolas : L'ontologie politique de Castoriadis, Payot, 2011

REVAULT D'ALLONNES Myriam : Merleau-Ponty La Chair du politique, Michalon, 2001

SARTRE Jean-Paul : Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, Pléiade, 2010 - et bien sûr Situations IVSituations VSituations VISituations VII, toujours chez Gallimard

SICHERE Bernard : Merleau-Ponty ou le corps de la philosophie (avec une préface de JT Desanti), Grasset 1982

 

WHITESIDE, Kerry, 1988. Merleau-Ponty and the Foundation of an Existential Politics, Princeton University Press.

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15 décembre 2013 7 15 /12 /décembre /2013 17:47

Chapitre 3

 

La rupture avec Sartre

 

Il est beau que les Temps modernes aient eux-mêmes publié, un demi-siècle après "Merleau-Ponty vivant", et sous le même titre, un commentaire critique de l'article de Sartre [dans leur numéro d'avril-juillet 2010, également disponible sur Internet]. Son auteur, Pierre Campion, signale bien que Sartre fabulait sur Merleau comme sur le marxisme : de même qu' « il raconte le marxisme tel qu'il le recompose dans sa philosophie à lui, de même ici lisant les textes de Signes, évoquant la mort de la mère de Merleau-Ponty et s'enfonçant dans l'aventure supposée de son ami, Sartre raconte, comme si c'était la sienne, la folie d'un Merleau-Ponty séparé de sa mère et de Sartre, séparé de tout et de tous. » Et de citer une page où Sartre prétend que Merleau « ne fait rien que s'approfondir : il se laisse couler vivant, sans interrompre ses entreprises, dans le seul et dérisoire abîme qui lui soit accessible, pour chercher en soi-même la porte qui s'ouvre sur la nuit de ce qui n'est pas encore soi. » [2010, 1082] - mais Claude Lefort avait justement remarqué que Sartre recourt à une « analyse existentielle dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est assez arbitraire pour rendre vaine la discussion. » [Sur une colonne absente, 105-106]

Ainsi commence une étrange reconstruction de la dernière philosophie de Merleau, finalement réduite, dans les termes qu'emploie Sartre pour la décrire, à une "ontologie verbeuse", comme dit Pierre Campion, « grevée de formules religieuses et de fascination pour la mort. »

 

 

Storytelling, encore...

 

Comment accréditer l'idée d'une "brouille qui n'a pas eu lieu", si ce n'est en montrant qu'elle n'avait pas d'objet, de sorte qu'elle ne pouvait pas avoir eu lieu ? Il n'y aurait pas eu de querelle politique, puisque Merleau-Ponty - s'il faut se fier à Sartre - s'était déjà retiré du débat politique, et que "ce fut sa chance", lui évitant de finir comme Raymond Aron : « la rumination de sa vie, en le rapprochant de ses origines, le détournait lentement de la politique quotidienne. Ce fut sa chance ; quand on quitte la zone marginale du parti communiste, il faut bien aller quelque part ; on marche quelque temps et puis on se retrouve à droite ; Merleau ne trahit jamais : débouté, il se réfugia dans sa vie profonde. » [2010, p. 1083]

Dès lors, puisque Merleau aurait cessé de commenter la politique, il faudrait croire qu'il ferait mieux de se taire, lorsqu'à l'occasion du conflit qui avait éclaté entre Sartre et Lefort, dans le numéro d'avril 1953, il déclare vouloir publier un article, où il exposerait sa propre position. Violent refus de Sartre, qui veut bien que Merleau continue de publier des essais philosophiques, mais n'admet pas qu'il puisse remettre en question la nouvelle ligne des Temps modernes, celle qu'il a fixée dans Les Communistes et la paix... C'est ce que l'on n'a su que bien longtemps après, quand les "lettres de la rupture" ont été publiées dans le Magazine littéraire [avril 1994, n° 320], avant d'être reprises dans Parcours deux.

 

 

La classe et le parti

 

Avant de lire ces lettres, il faut se rappeler ce qui avait servi d'occasion à la brouille, et qu'il faut, croyons-nous, regarder d'un autre oeil que s'il n'existait plus aucune autre version que celle de Sartre. Nous aimons mieux relire celle de Castoriadis, qui replace les querelles de 1952 (y compris la querelle entre Sartre et Camus) dans le cadre des rapports qui se sont dégradés, depuis 1947, entre la classe ouvrière et le parti qui aspire à la diriger. "Décollement" progressif, qui est dans l'ordre des choses : la SFIO avait autrefois prétendu porter la parole de toute la classe ouvrière, en formant un "parti socialiste unifié" ; la scission de 1920 avait mis fin à cette unification, et fait entrer en lice un nouveau prétendant, dont l'audience culmine en 1945. Mais aucun parti n'est, par droit divin ou par un décret de l'Histoire, le parti d'une classe, et sa seule expression : le parti de la classe. De même était-il donc « dans l'ordre des choses que Ridgway vienne en 1952 à Paris, que les staliniens appellent la population à le conspuer, que le Gouvernement interdise la manifestation, que les ouvriers ne s'y rendent pas, que Pinay, fort de cette nouvelle déconfiture du PC, fasse arrêter Duclos, que le Bureau Politique cafouille sur l'attitude à suivre, que la grève de protestation soit un échec, et que la presse bourgeoise titre "Victoire ouvrière". L'Histoire n'est généralement pas comparable à un syllogisme, mais cette fois-ci il n'y avait rien dans la conclusion qui ne fût déjà dans les prémisses. » [EMO, p. 183 ; désormais repris dans Ecrits politiques, tome 1, p. 57-58]

Le seul "inattendu", selon Castoriadis, consiste dans la série d'articles de Sartre, pour qui l'échec de la grève du 4 juin n'est évidemment pas une "victoire ouvrière", mais qui n'y voit pas davantage une défaite, explicable à partir d'un rapport de force, de fautes tactiques ou d'erreurs stratégiques : « On n'attendait rien, il ne se produisit rien et sur ce rien, M. Pinay bâtit sa gloire » - citation qui appelle le commentaire suivant : « le 4 juin, qu'était-ce, sinon un trou dans l'Histoire ? Et précisément, ce trou, ce rien, lui a fait peur. Pourquoi ? Parce que la classe ouvrière a désavoué le PC ? Non, la classe ouvrière n'a rien fait de tel, pour une raison simple : "le 4 juin... il n'y avait pas de classe ouvrière". Selon Sartre, en effet, "elle (la classe ouvrière) ne peut le désavouer (Duclos) sans se désavouer elle-même. » Et dans ce cas, il n'y a plus de classe ouvrière, il n'y a que des "individus". « Si la classe ouvrière veut se détacher du Parti, elle ne dispose que d'un moyen : tomber en poussière. » Et cela, parce que « l'unité de la classe ouvrière c'est son rapport historique et mouvant avec la collectivité, en tant que ce rapport est réalisé par un acte synthétique d'unification qui par nécessité se distingue de la masse comme l'action pure de la passion. » Cette "action pure", c'est le Parti ; « le Parti est le mouvement même qui unit les ouvriers en les entraînant vers la prise du pouvoir. » [EMO, p. 185-186, Ecrits politiques, tome 1, p. 59 ]

Sur la question de fond, nous reviendrons plus loin. Remarquons, pour l'instant, qu'il est compréhensible que l'argument de Sartre ait surpris Claude Lefort, et sans doute Merleau, qui en a parlé à Sartre, de sorte que celui-ci propose à Lefort d'exposer ses critiques, dans un article qui allait paraître en avril 1953, suivi d'une réponse où Sartre conclurait que « Lefort veut s'ancrer dans la bourgeoisie intellectuelle » - faisant ainsi un usage fort discutable de sa fameuse « psychanalyse existentielle ». Il est temps de lire les lettres que Sartre et Merleau vont bientôt échanger, après plusieurs conversations téléphoniques.

 

La brouille qui a bien eu lieu

 

La lecture de ces lettres nous rappelle le récit que Sartre fait d’une autre querelle - entre Merleau-Ponty, courtois et ferme, et Camus, révolté. Mais dans cette occasion, si on peut croire que Merleau reste égal à lui-même, Sartre n'a pas pris la place du révolté, car il agit comme un patron de droit divin, qui veut se séparer d'un "collaborateur", et lui interdire de s'expliquer sur le conflit, - ou comme le Kaiser, quand il renvoie Bismarck. Ainsi déploie-t-il une logique délirante, qui reconnaît à Merleau le droit de s'enfermer dans une tour d'ivoire, pour mieux lui refuser son droit à la parole : « que tu te retires de la politique (enfin de ce que nous, intellectuels, appelons politique), c'est un acte à la fois légitime et injustifiable. Je veux dire : il est légitime si tu ne cherches pas à le justifier. Il est légitime s'il demeure une décision subjective qui n'engage que toi et que nul n'a le droit de te reprocher. Et tu prouveras en effet que tu as raison en ce qui te concerne si le résultat de cette retraite est, comme je le souhaite, crois-moi, de tout mon coeur, un livre sur "la prose du monde" qui soit aussi neuf et aussi riche que La Perception, ou Humanisme et Terreur. (...) Mais si, au nom de ce geste individuel, tu discutes l'attitude de ceux qui demeurent sur le terrain objectif de la politique et qui essaient, tant bien que mal, de se décider pour des motifs objectivement valables, tu deviens à ton tour justiciable d'une appréciation objective. (...) Un MRP peut critiquer mon appréciation de la guerre d'Indochine, un socialiste peut critiquer ma conception du PC. Mais nul n'a le droit de le faire au nom de l'épochè phénoménologique » [P2, p. 134-138]

 

 

Défense de Merleau

 

Merleau lui répond qu'il ne s'est pas retiré du débat politique, et que ses positions, autant que celles de Sartre, sont prises dans le champ des situations réelles, qu'elles s'enracinent dans l'expérience commune, et ne décollent pas, pour survoler ce monde, vers un observatoire où on voit tout de très haut : « Par une "mutation brusque", que tu dates de 1950, je me serais retiré de la politique pour faire de la philosophie, décision aussi peu contestable que celle de devenir alpiniste, mais qui, pas plus qu'elle, ne peut avoir de sens politique ni se donner comme exemplaire. (...) Je n'ai nullement renoncé, en 1950, à écrire sur la politique ; j'ai au contraire toujours pensé que La Prose du Monde aurait une seconde partie sur le catholicisme et une troisième sur la révolution. (...) J'ai décidé, depuis la guerre de Corée, et c'est tout autre chose, de ne plus écrire sur les événements à mesure qu'ils se présentent (...) L'engagement sur chaque événement pris à part devient, en période de tension, un système de mauvaise foi" - ce qui n'est nullement une règle absolue, mais qui s'impose dans certaines circonstances : "la plupart du temps, l'événement ne peut être apprécié que dans le tout d'une politique qui en change le sens, et il y aurait artifice et ruse à provoquer le jugement sur chaque point d'une politique au lieu de la considérer dans sa suite et dans son rapport avec celle de son adversaire : cela permettrait de faire avaler en détail ce qui ne serait pas accepté en gros ou au contraire de rendre odieux à coups de petits faits vrais ce qui, vu comme ensemble, est dans la logique de la lutte." [P2, p. 143-146, repris dans Œuvres, p. 634-635]

 Nous laissons de côté l'inventaire des griefs que les deux amis se renvoient tout au long de ces lettres, et qui ont lourdement grevé leur amitié. - Celle-ci a survécu, selon Merleau lui-même, qui ne semble pas avoir été rancunier : quelques années plus tard, dans une conférence, il rappelle avoir dû quitter Les Temps modernes, « en dépit de l'amitié qui me liait à Sartre et qui continue de me lier à lui. » [P2, p. 264]

Nous nous en tiendrons au différend politique, auquel Merleau revient à la fin de sa lettre : « Telles sont les pensées que je nourris et par lesquelles je voulais ici, non pas, s'il te plaît, justifier, mais expliciter ma conduite. (...) Je ne t'ai, bien entendu, jamais demandé d'accepter d'avance l'article que je prépare. Mais le refuser d'avance, faire taire quelqu'un qui a eu aussi ses lecteurs et qui a ainsi contribué à faire de la revue ce qu'elle est, lui retirer la parole au moment où on la change, parce qu'il n'est pas d'accord et pour n'avoir pas à le dire, l'empêcher de faire le point sur les questions mêmes qu'il y a autrefois traitées, voilà ce que j'appelle, moi, une "imperceptible pointe d'abus". Je ne me suis jamais cru, sur la direction de la revue, de ces "droits moraux" dont tu parlais souvent, et il y a encore un mois au téléphone. Par contre, je suis bien sûr de réclamer mon dû quand je désire y écrire encore une fois, ne serait-ce que pour que les lecteurs puissent apprécier sur pièces, et par-delà tous les on-dit, nos différences réelles. (...) Il te sera facile de réserver la ligne de la revue dans un chapeau, et même, pourquoi pas, de me mettre à la porte." [P2, p. 151-156, repris dans Œuvres, p. 639-643 : on nous pardonnera la longueur des citations, s'agissant de textes encore trop peu connus, et que nous avons coupés autant que possible]

 

 

Une question de pouvoir

 

Réduite à l'essentiel, "cette brouille qui n'a pas eu lieu" manifeste le fait que Sartre vient de prendre le pouvoir aux Temps modernes, par une classique "révolution de palais", où le Sultan s'est débarrassé d'un Vizir, sans le faire étrangler, mais en le contraignant à garder le silence. L'éviction de Merleau est d'autant plus facile, qu'il n'avait pas voulu être officiellement ce qu'il était en fait, et que les Temps modernes ont un seul directeur, celui-là même auquel avait écrit Camus. Merleau qui, dans sa lettre, se plaît à dire qu'il n'est pas un "homme révolté", va s'en aller sans bruit, et publiera plus tard, mais pas dans la revue, sa critique de Sartre ; il subira dès lors une exécution symbolique, par les soins du Castor, qui va régler son cas dans "Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme", article qui prendra place dans Privilèges, où il rejoint deux autres essais, "Faut-il brûler Sade ?" - qui donnera son titre à l'édition de poche -, et "La pensée de droite, aujourd'hui", qui donne tout son sens à l'exécution de Merleau.

Rétrospectivement, le parcours de Merleau-Ponty va devenir celui d'un nouveau renégat qui, après avoir ancré les Temps modernes à gauche, va quitter le navire, et s'installer à droite, obligeant ainsi Sartre à prendre la relève... L'article de Beauvoir accrédite cette fiction, en feignant d'ignorer le tournant politique pris par les Temps modernes, et de croire que c'est Merleau qui a changé, et s'est même effondré dans un état de pure confusion mentale : « Quand Merleau-Ponty découvrit à la lumière de la guerre de Corée qu'il avait jusqu'alors confondu Marx et Kant, il comprit qu'il devait renoncer à l'idée hégélienne de la fin de l'histoire et conclut à la nécessité de liquider la dialectique marxiste. » Alors qu'elle sait très bien que Merleau n'a jamais confondu la "fin de la préhistoire", selon Marx, et le mythe hégélien d'une "fin de l'histoire", un mythe qu’il avait constamment rejeté - comme Sartre, d’ailleurs, qui s’en expliquait dans sa Réponse à Camus : « Marx n'a jamais dit que l'histoire aurait une fin : comment l'eût-il pu ? Autant dire que l'homme, un jour, serait sans buts. Il a seulement parlé d'une fin de la préhistoire, c'est-à-dire d'un but qui serait atteint au sein de l'histoire elle-même et dépassé comme tous les buts. »

Marx écrit, en effet, dans son avant-propos à Critique de l’économie politique, que nous citons dans la traduction de Rubel (Economie I, p. 274) : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de la production (…) Avec ce système social c’est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt ». L’idée même de « fin » n’a pas le même sens que dans la formule hégélienne, où la fin de l’histoire est pensée comme accomplissement, épanouissement, ou aboutissement, d’une finalité inscrite dans l’essence historique de l’homme. C’est même pour cela que Sartre a pu parler du « finalisme honteux qui se cache sous toutes les dialectiques » : c’est une formule de sa Réponse à Lefort, même si elle est démentie, quelques pages plus loin, par l’idée que « Marx nous a fait retrouver le temps vrai de la dialectique » [Les Temps Modernes, avril 1953, p. 1575 et 1606, Situations VI, p. 12 et 59] – quand il s’est rappelé que Marx avait remis la dialectique « sur ses pieds ». C’est Marx lui-même qui voit dans la dialectique tout le contraire d’une théodicée historique : « un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire. » (Economie I, p. 558-559)

  Comprise de la sorte, la dialectique exclut toute fin de l’histoire, elle n’a plus rien de finaliste, puisqu’elle fait sienne le postulat d’Héraclite, « tout s’écoule et rien ne demeure » : y a-t-il encore un sens à dire que Merleau « liquide la dialectique marxiste », et qu’il « embarque Sartre dans son entreprise » [P, p. 203] ?

Quant au fond du problème, il n'est pas éclairé - dans le récit de Sartre - par le long paragraphe dont la première ligne déclare que « Merleau-Ponty prit un jour de l'humeur contre la dialectique et la maltraita », et qui s'achève sur la manière dont « Merleau reste fidèle à sa pensée spontanée, lente rumination trouée d'éclairs : c'est elle qu'il érige discrètement en méthode sous la forme d'une dialectique décapitée. » [2010, p. 1106-1108]

Cette phrase nous rappelle un texte plus ancien, La temporalité chez Faulkner, que Sartre décrivait, en termes comparables, comme une « temporalité décapitée », parce qu'elle n'est tendue vers aucun avenir, et se réduit donc à un éternel présent, qui n'est lui-même que la rumination d'un passé qui persiste, pour une conscience qui ne peut passer outre. Comme le temps authentique est celui d'un projet, qui aurait perdu la tête en perdant l'avenir, de même la « dialectique » pratiquée par Merleau serait décapitée parce qu'elle se réduit à la thèse et l'antithèse, et refuse la « synthèse », comme celle de Proudhon, telle que Marx la décrit. Observons toutefois que la dialectique hégélienne l'ignore tout autant, elle dont Marx cite la « formule sacramentelle : affirmation, négation et négation de la négation » [Misère de la philosophie, p. 75 dans l'édition de la Pléiade]. Et que le troisième terme est aussi ambigu que l'avenir visé dans le temps du projet : comme un projet peut toujours être modifié, abandonné, remplacé par un autre, et ne figure pas un avenir immuable, celui que promet une annonce prophétique, de même ce qu'exprime la "négation de la négation" reste indéterminable, tant que l'histoire réelle ne l'a pas fait surgir.

Ce n'est donc pas une "synthèse", dans laquelle se fondraient la thèse et l'antithèse, suivant un procédé qui appartient plutôt à la rhétorique scolaire, et que Sartre lui-même avait fort bien raillé, douze pages plus tôt : « Vers 1948, en effet, la Gauche non communiste avait élaboré un plan de dissertation qui devint classique : 1° Thèse : on remontrait l'abjection du gouvernement, ses torts envers les classes travailleuses, on donnait raison au PC ; 2° Antithèse : on mettait en lumière l'indignité du Bureau politique, ses erreurs. Il avait, lui aussi, lésé les intérêts des masses ; 3° Conclusion : on renvoyait l'un et l'autre dos à dos, on indiquait une voie moyenne et l'on ne manquait jamais de citer les pays scandinaves à l'appui. » [2010, p. 1094]

Mais cette rhétorique n'a pas grand chose à voir avec la dialectique de Hegel ou de Marx, ni avec celle de Platon, premier penseur chez qui ce mot est apparu, comme l'identité de l'être et du néant, que l'étranger d'Elée pose dans le Sophiste, et que Hegel reprend, au seuil de sa Logique. L'être ne se confond avec aucune des choses dont on dit qu'elles "sont", mais qui viennent à l'être, avant de cesser d'être, du moment qu'elles apparaissent et disparaissent, qu'elles naissent et périssent, et deviennent autre chose. Comme abstraction figée, identique à elle-même, l'être est donc identique à son opposé, le non-être, qui lui non plus ne peut paraître, ni périr. L'opposition ne pourra être dépassée que si on parvient à sortir de cette abstraction, autrement que par une opération logique. Avec ou sans synthèse, la dialectique n'est pas le "moteur de l'Histoire" [2010, p. 1107], et la synthèse n'est qu'un artifice oratoire, qu'il vaut mieux refuser, comme Merleau-Ponty l'avait fait bien avant, sans s'être fâché « un jour » contre la dialectique : comme nous l'avons vu, son article-programme de 1945 définissait une « politique d'attente sans illusion sur les résultats qu'on peut en espérer et sans l'honorer du nom de dialectique. »  [Œuvres, p. 151]

Mais puisqu'il faut, maintenant, discuter les problèmes que Merleau s'est vu obligé de traiter dans un livre, faute d'avoir pu s'en expliquer dans la revue d'où Sartre venait de le proscrire, nous ne pouvons le faire à partir du discours directorial de Sartre, il nous faut lire Les Aventures de la Dialectique.

 

 

 

Chapitre 4

 

Aventures de la Dialectique

 

Le titre de l'ouvrage est un bel oxymore : une aventure n'a pas de terme défini, qui puisse avoir été programmé par avance, et son parcours n'est pas tracé sur une carte. Sartre le savait bien, au temps de La Nausée : l'aventure racontée cesse d'être une aventure, puisqu'elle est racontée à partir de sa fin, ce qui est aussi vrai de la fiction romanesque, du chant épique et du conte populaire, que des récits produits par l'enquête historique, et bien évidemment de l'histoire hégélienne, où la "fin de l'histoire" est posée par avance. L'histoire des historiens paraît moins arbitraire, parce qu'elle se limite à des séquences finies, où la fin n'est pas postulée par la pensée, mais située dans le cadre d'une chronologie - laquelle peut, pourtant, fausser la perspective : la séquence historique ne sera pas saisie de la même façon, si elle commence en 1789 et s'achève, au gré des historiens de la Révolution, au lendemain de Thermidor, ou au 18 Brumaire, ou si elle s'attarde jusqu'au retour des Bourbons. Les objets mêmes auxquels se rapporte l'histoire, les nations et les classes, l'éthique calviniste et le capitalisme, le pouvoir despotique et la révolution sont des types idéaux produits par l'historien, qui les reconstruit à partir des documents, qui ne livrent par eux-mêmes que les faits et gestes de tel individu, de telle bande ou telle secte, aventure singulière qu'il va mettre en rapport avec d'autres où il va retrouver un même "style", et qu'il objective par ses opérations : « L'historien ne peut toucher du regard le passé sans lui trouver un sens, sans y mettre le relief de l'important et de l'accessoire, de l'essentiel et de l'accidentel, des esquisses et des accomplissements, des préparations et des décadences, et déjà ces vecteurs tracés dans l'ensemble compact des faits défigurent un réel où tout est réel au même titre et font cristalliser sur lui nos intérêts. » [Œuvres, p. 416-417]. Problème que Merleau envisage à partir des réponses classiques qu'ont voulu lui donner Max Weber et Lukács, tous les deux confrontés à la pensée de Marx : c'est là ce qui occupe les trois premiers chapitres d'un livre qui aboutit, nous le savons d'avance, à une discussion des positions de Sartre... ce qui va fortement peser sur la lecture, sauf pour des étudiants qui auront pu y chercher des pistes pour l'étude de Weber, ou celle de Lukács. Pour nous qui examinons la querelle qui oppose Sartre et Merleau depuis 1952, ce qui met en relief l'important et l'accessoire est précisément ce qui éclaire ce conflit, passablement biaisé par le récit de Sartre, qui feint de n'avoir pas interdit à Merleau de s'expliquer auprès des lecteurs de la revue : « il fit un livre sur la Dialectique et m'y prit à partie, vivement. Simone de Beauvoir lui répondit non moins vivement dans Les Temps modernes : ce fut la première et la dernière fois que nous nous querellâmes par écrit. » [2010, p. 1114] Cette querelle mineure, toute mandarinale, n'a rien à voir avec la nouvelle ligne adoptée par les Temps modernes, et qui a motivé le départ de Merleau : cette "brouille" n'est pas publique, donc elle n'a pas eu lieu, pas plus que ce qu'aurait pu penser Winston Smith, dans le roman d'Orwell, 1984, ou les lettres échangées entre Sartre et Merleau, qui n'auraient jamais existé, si elles avaient disparu, - comme le rapport Khrouchtchev, selon Maurice Thorez [Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste, Fayard, 1981, tome 2, p. 449] - mais qui ont refait surface en 1994...

 

 

Objet et sujet de la praxis historique

 

Ce conflit nous ramène, comme on pouvait s'y attendre, aux questions disputées entre Sartre et Lefort : la classe et le parti. Le prolétariat comme condition ouvrière, simple fait objectif que va transfigurer la conscience de classe, qui fait de cet objet un sujet historique, et le rôle du parti dans cette mutation, qui pose un vrai problème dans la pensée de Marx, et dans celle de Lukács, pour qui la révolution socialiste n'est pas le résultat nécessaire d'un processus naturel, régi par un déterminisme rigoureux. Elle ne peut s'accomplir sans l'action autonome de la classe ouvrière, dans laquelle se traduit la prise de conscience de ce que Marx appelle "le secret de son existence" - le fait qu'elle ne peut se libérer elle-même sans toucher à l'ensemble du système social, comme si elle devait jouer un rôle messianique, alors même, dit Marx, que "les prolétaires ne sont pas des dieux" et ne disposent pas d'un savoir absolu, grâce auquel ils sauraient tout ce qu'ils ont à faire : « Ce n'est pas le philosophe qui va chercher dans une conception du "règne de la liberté" les critères d'un jugement du capitalisme, c'est le capitalisme qui suscite une classe d'hommes qui ne peuvent se maintenir en vie sans nier la condition de marchandises qui leur est faite. Le prolétariat est la marchandise s'apercevant comme marchandise, du même coup se distinguant d'elle, récusant les lois "éternelles" de l'économie politique, découvrant sous les prétendues "choses" les "processus" qu'elles masquent ». [Œuvres, p. 450]

Merleau écrit ailleurs, mais à la même date, que le prolétariat, « qui n'a pas de biens, pas d'intérêts, presque aucun trait positif, est prêt, par là même, pour un rôle universel : il lui est comme naturel de n'être pas une secte, une bande, et de reprendre par la base la création de la société. Il est en soi révolution. Mais il ne le sait pas d'abord et ne connaît ni les moyens, ni les chemins, ni les épisodes, ni les institutions à travers lesquels s'exprimera ce que Marx appelait "le secret de son existence". C'est le parti qui transforme sa révolte en action positive et à longue échéance. » [Œuvres, p. 378]

Dans cet article de 1955, il donne un résumé des conceptions marxistes, et s'en tient aux solutions proposées par Lukács, sans rappeler ce qui pouvait faire problème. Les rôles respectifs du parti et de la classe semblent exprimer une harmonie préétablie : « le parti dépasse la révolte du prolétariat, il la réalise en la détruisant comme révolte immédiate, il est la négation de cette négation, ou encore : il en est la médiation, il fait que la classe qui nie devienne une classe qui fonde, et, finalement, une société sans classes. Ce langage philosophique est loin d'être superflu : il est comme la formule algébrique de la révolution, il en donne avec rigueur le contour abstrait, et se traduit dans la pratique de la manière la plus précise. Il y aura révolution si le parti éduque le prolétariat pendant que le prolétariat anime le parti. Un appareil autoritaire où le prolétariat ne vivrait pas, un parti docile à chaque remous du prolétariat sont également exclus. » [Œuvres, p. 378]

Revenant aux Aventures de la Dialectique, nous allons nous heurter à un texte de Marx [tiré de La Sainte Famille, une oeuvre de jeunesse] où l'émancipation de la classe ouvrière doit résulter d'une nécessité objective, et non de sa conscience et de sa volonté : « Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat tout entier peut quelquefois se proposer comme but, il s'agit de ce qu'il est, de ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être ». Mais alors, dit Merleau-Ponty, « même si le marxisme et sa philosophie de l'histoire ne sont rien d'autre que le "secret de l'existence" du prolétariat, c'est un secret que le prolétariat ne possède pas lui-même, et c'est le théoricien qui le déchiffre. N'est-ce pas avouer que, par personne interposée, c'est encore le théoricien qui donne son sens à l'histoire en donnant son sens à l'histoire du prolétariat ? (...) ne faut-il pas que, comme chez Hegel, le théoricien ou le philosophe reste le seul sujet authentique de l'histoire, et la subjectivité n'est-elle pas le dernier mot de cette philosophie ? » [Œuvres, p. 451-452]

Mais il ajoute que cette difficulté exprime « l'essentiel et le plus nouveau du marxisme » : « La difficulté n'existe que si le prolétariat doit être ou sujet, ou objet pour le théoricien », mais elle est dépassée par l'introduction d'un « mode nouveau d'existence historique et de sens : la praxis (...) c'est-à-dire moins qu'un sujet, et plus qu'un objet, une existence polarisée, une possibilité qui apparaît dans la situation du prolétaire, à la jointure des choses et de sa vie, bref - Lukács reprend ici le terme de Weber - une "possibilité objective". » [Œuvres, p. 452]

Cette idée de praxis, trop souvent confondue avec la "pratique", autrement dit "l'expérience et l'industrie", risque donc d'être obscure, et d'apparaître comme une solution verbale, qui ne servirait qu'à effacer le problème, sans répondre à des objections inévitables : « le prolétariat n'a d'unité qu'aux yeux d'un spectateur extérieur qui domine l'histoire, puisque, par hypothèse, les prolétaires, eux, peuvent se tromper, ce qui ramène l'alternative : ou bien ils sont sujets de l'histoire, et ainsi ils sont "des dieux", ou bien c'est le théoricien qui leur suppose une mission historique, et alors ils ne sont qu'objets de l'histoire. La réponse de Marx serait qu'il n'y a pas de dépassement théorique du dilemme : devant la conscience qui contemple, il faudra toujours que le théoricien commande ou obéisse, soit sujet ou objet, et que, corrélativement, le prolétariat obéisse ou commande, soit objet ou sujet. » [Œuvres, p. 454] Mais le dilemme qui oppose l'action spontanée de la classe ouvrière et le cynisme bureaucratique pratiqué sans vergogne par une "avant-garde" auto-proclamée, s'il reste insurmontable pour la conscience théorique, qui ne connaît pas de milieu entre « la consultation démocratique des prolétaires qui réduit la praxis prolétarienne à leurs pensées et à leurs sentiments du moment » et l'annexion de la praxis prolétarienne par un parti de révolutionnaires professionnels, sera dépassé dans la pratique militante, « parce que la praxis n'est pas assujettie au postulat de la conscience théorique, à la rivalité des consciences. » [Œuvres, p. 454]

 

 

La praxis et le parti

 

Cette idée de praxis est justement ce qui permettra de penser le rôle du parti, et des rapports qu'il va nouer avec la classe, qu'il n'aborde pas comme un pur objet passif : « Il y a une praxis prolétarienne qui fait que la classe existe avant d'être connue. Elle n'est pas fermée sur soi, elle ne [se] suffit pas, elle admet et même elle appelle une élaboration critique, des rectifications. Ces contrôles sont procurés par une praxis de degré supérieur, qui est, cette fois, la vie du prolétariat dans le Parti. Elle n'est pas un reflet de la première, elle n'est pas contenue dans elle en raccourci, elle entraîne la classe ouvrière au-delà de ce qu'elle est immédiatement, elle l'exprime, et, ici comme partout, l'expression est créatrice. Mais non arbitraire : il faut que le Parti s'avère l'expression de la classe ouvrière en se faisant accepter d'elle. (...) Le Parti est donc comme un mystère de la raison : c'est ce lieu de l'histoire où le sens qui est se comprend, où le concept se fait vie, et toute déviation qui assimilerait les rapports du Parti et de la classe à ceux du chef et des troupes, éludant l'épreuve qui authentifie le marxisme, en ferait une idéologie. » [Œuvres, p. 455-456]

On objectera que l'idée de déviation n'est qu'un pauvre alibi, puisque l'histoire réelle a trop souvent connu de telles déviations, sectaires, opportunistes, et toujours bureaucratiques, plutôt qu'une pratique conforme au scénario que Merleau nous expose à partir de Lukács. On comprend qu'il lui faille invoquer l'action des "grands marxistes" qui auraient été capables - peut-être pas toujours - d'admettre que « des thèses, aussi fondées qu'on le voudra, ne doivent pas être imposées aux prolétaires contre leur aveu, parce que leur désaveu signifie que, subjectivement, le prolétariat n'est pas mûr pour elles, et donc qu'elles sont prématurées et finalement fausses. » [Œuvres, p. 456] C'est à peu près l'idée de Rosa Luxemburg, « les erreurs d'un mouvement de masse vraiment révolutionnaire sont infiniment plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur Comité central », mais même à l'époque où Merleau-Ponty situe le marxisme "classique" et l'action de ceux qu'il traite de "grands marxistes", la praxis bolchevique connaît bien des bavures, qui culminent avec l'écrasement de Cronstadt.

Certes, il faut accorder que Lénine et Trotsky, puisqu'il s'agit bien d'eux, n'en sont venus à détruire toute opposition, à l'intérieur comme à l'extérieur du Parti, qu'à l'occasion des luttes de la guerre civile, et sans avoir voulu, de propos délibéré, construire le système auquel devait s'attacher le nom de Staline, et qui, "objectivement", est d'abord le système de Lénine et Trotsky, quelles qu'aient pu être leurs intentions "subjectives". Même si on leur reconnaît « cette qualité rare qui élève tellement Lénine et Trotsky au-dessus des autres auteurs de la révolution de 1917 » [Œuvres, p. 435], ou si on veut croire que « jamais Lénine n'a conçu les rapports du Parti et du prolétariat comme ceux d'un état-major et de ses troupes. » [Œuvres, p. 525] Nous retrouvons ainsi les questions posées dans Humanisme et Terreur, et cette idée banale que l'enfer est pavé de bonnes intentions : "Truisms are true", comme disait Orwell. Et la notion de "responsabilité objective" prend ici tout son sens, quand elle s'applique au régime communiste, qui est l'aboutissement d'un projet humaniste, en même temps qu'il se fonde dans la terreur.

 

 

Le Parti selon Sartre

 

Dans son commentaire des Communistes et la Paix, Merleau-Ponty observe que « Sartre dit beaucoup de choses sur la classe ouvrière, très peu sur le communisme et la révolution, rien sur la société soviétique. Il lui arrive même de donner comme un argument en faveur du communisme l'ignorance où nous sommes de la vie intérieure de l'URSS, et dont il prend aisément son parti. C'est que pour lui la question n'est pas là. On peut discuter à l'infini sur la nature de la société soviétique, sur l'opposition de droite et de gauche, sur le bolchevisme, sur la révolution comme fait social. Rien de tout cela n'est décisif. Ce qui est décisif c'est le choix fondamental qui est derrière les apparences. Pour le reste, dit-il paisiblement, "la discussion est ouverte". Le communisme n'est pas pour lui quelque chose que l'on fait ou que l'on vit, c'est une attitude humaine avec laquelle on sympathise. » [Œuvres, p. 542, note 2]

C'est dire que le débat s'est situé, pour Sartre, bien moins dans le domaine des luttes politiques, et dans l'appréciation de situations réelles, que dans le champ clos d'un duel métaphysique, où se trouve mise en jeu la liberté consciente d'un être dont les choix ne se réduisent jamais aux sollicitations de son milieu vital : « Sartre a toujours pensé que rien ne pouvait être cause d'un acte de conscience. (...) il lui suffit que la volonté révolutionnaire ne sorte pas tout armée de la misère pour faire qu'elle n'en sorte pas du tout, et pour la voir surgir ex nihilo comme "invention", "refus de la condition ouvrière", "conversion" par laquelle l'ouvrier meurt et renaît". (...) Il ne faut même pas ici parler de décision, c'est-à-dire de délibération entre des possibles et des motifs qui la préfigurent. (...) De même la volonté révolutionnaire est dans le militant plus lui-même que sa vie, elle ne surgit pas de ce qu'il a été, mais de l'avenir, du non-être où il s'établit. » [Œuvres, p. 507]

 

 

Politique et ontologie

 

Il est bien naturel que Sartre ait choisi de défendre les communistes « en raisonnant à partir de [ses] principes et non des leurs », mais cette défense non marxiste du PC va le conduire plus loin qu'une défense menée sur le plan politique, et où il serait question de savoir si la ligne du Parti est juste ou erronée, si les militants ont le droit d'en discuter, et si le désaccord est une trahison. Or si on doit penser que la classe ouvrière n'existe, en tant que classe qui lutte avec la bourgeoisie, que parce qu'elle est unie, conduite et encadrée par un parti qui, dans ces conditions, est forcément unique, sinon monolithique, le parti de la classe ouvrière est nécessairement le parti stalinien : comment imaginer, dans l'optique sartrienne, une situation où plusieurs partis se disputeraient l'audience d'un même prolétariat, comme l'avaient fait les partisans de Lassalle, de Marx et de Proudhon, dans les rangs de la Première Internationale, ou même les partis du socialisme français, tardivement unifiés en 1905 ? Situation où le choix ne peut pas se réduire à faire allégeance au groupe qui semble être le plus combatif, ou le plus radical, mais suppose un débat sur des orientations, définies à partir de situations réelles.

 

 

Pensée agonistique et pouvoir charismatique

 

Débat privé de sens, dans l'optique de Sartre, pour qui la politique est une agonistique - sans éthique sportive, ni honneur féodal : il dira encore en 1973, dans une interview au magazine Actuel, que « la révolution implique la violence et l’existence d’un parti plus radical qui s’impose au détriment d’autres groupes plus conciliants. Conçoit-on l'indépendance de l'Algérie sans l'élimination du MNA par le FLN ? Et comment reprocher sa violence au FLN quotidiennement confronté pendant des années à la répression de l'armée française, à ses tortures et à ses massacres ? Il est inévitable que le parti révolutionnaire en vienne à frapper également certains de ses membres. Je crois qu'il y a là une nécessité historique à laquelle nous ne pouvons rien. » [cité par Castoriadis, EMO, p. 248 ; Ecrits politiques, tome 1, p. 99]

C'est là une constante, dans la pensée de Sartre, qu'on pourrait suivre dans la plupart de ses oeuvres, et qui se traduit déjà dans son vocabulaire, où Merleau relève les "termes bien peu marxistes" qui viennent sous sa plume : « la classe "s'abandonne" à une autorité, qu'il ne craint pas, après Lefort, d'appeler "militaire". Les masses de 1919, dit-il, qui désavouaient le vieux syndicalisme et même leurs propres représentants « n'eussent daigné se soumettre [souligné par Merleau] qu'à une autorité de fer combattant implacablement le déséquilibre constant des formations massives".  Comme une femme, elles daignent, et elles daignent se soumettre, elles attendent d'être forcées, d'être prises. (...) La classe n'a de cohésion et de puissance que dans la mesure où elle fait confiance aux dirigeants (...) "à défaut d'une connaissance minutieuse de tous les événements, - qui n'est possible qu'à l'historien, et rétrospectivement, - c'est la conscience seule qui décidera qu'on n'a pas été joué et que les sacrifices consentis étaient légitimes. » [Œuvres, p. 545] Cette "conscience seule" qui juge sans avoir les moyens de juger, est donc réduite à émettre un acte de foi, et à laisser au Parti un mandat permanent, que Sartre invoque dans sa Réponse à Lefort, et que Merleau cite avant de le commenter : « Quand un communiste fait connaître les intérêts ou les sentiments du prolétariat, à tort ou à raison, c'est au nom du prolétariat qu'il parle. Mais vous, Lefort, j'ai bien peur que vous parliez sur la classe... » - « A tort ou à raison fait rêver, car enfin si c'est à tort le dommage est grave. Lefort tient d'inoffensifs propos sur la classe. Le communiste, lui, la fait parler de travers. Du moins, répondra Sartre, il la fait parler. Et si l'on commence à débattre s'il la fait parler comme il faut, qui en jugera ? Les prolétaires ? Ils ne voient pas toujours juste. Marx, Lénine, l'ont dit les premiers. Cependant personne ne sait mieux qu'eux s'ils doivent coller ou non à la ligne du Parti et ce poids derrière lui le juge selon qu'il réussit ou non à l'entraîner. Rien de pareil chez Sartre, aucun échange entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent : le dirigeant donne un sens à la situation, la classe observe les consignes. » [Œuvres, p. 546]

Le privilège que Sartre accorde au Parti ne se fonde pas sur l'examen pragmatique des avantages réels que son autorité apporte aux "masses" sur lesquelles elle s'exerce : « Sartre sait bien que, s'agissant d'intérêts, on peut toujours discuter sur la bonne manière de les servir. La discussion n'a pas de sens, et le chef est le prolétariat a priori ou par définition, parce que le prolétariat n'est rien du tout et ne peut être quelque chose qu'en lui, que le lien entre eux est hors du temps et à jamais. (...) le chef a donc "pouvoir charismatique", il vit dans le groupe comme la conscience dans son corps, par une présence sans distance et qui n'a pas même besoin de commander pour être obéie. » [Œuvres, p. 547]

Avec l'introduction du rôle de la conscience, présente "dans son corps", le débat se déplace - on peut le regretter - vers une discussion sur la pensée de Sartre, « parce que le social ne peut entrer dans sa philosophie du cogito que par la voie de l'alter ego : seul un autre moi-même peut contester la pensée que j'ai de moi, si je suis un être pensant (...) La "socialité" donnée est un scandale pour le je pense : comment pourrait-il recevoir en lui ces qualifications, opaques comme des choses, qu'il doit à son insertion dans une histoire ? » [Œuvres, p. 550-551]

 

 

Un différend politico-philosophique

 

Le différend où s'affrontent Sartre et Merleau va se situer sur le plan d'une anthropologie, et d'une philosophie, qui oppose une pensée du rapport social, vécu comme face à face, ou comme menace d'un regard étranger qui me surprend de dos, dans L'Être et le néant, et une pensée de l'enveloppement où le sujet doit se situer dans une Umwelt, un monde environnant qui n'est pas devant lui, pas plus que derrière lui.

Chez Sartre, tel que le comprend Merleau-Ponty, le social n'apparaît que dans le regard que je porte, en tant que sujet, sur un alter ego, ou dans celui qu'il porte, à son tour, sur moi-même : « Le social n'apparaît jamais de face, il est tantôt piège, tantôt tâche, tantôt menace, tantôt promesse, tantôt derrière nous comme un remords, tantôt devant nous comme un projet, en aucun cas il n'est perçu ou vécu par l'homme autrement que comme décomplétude ou oppression, ou dans l'obscurité de l'action. C'est l'absolu du sujet qui se refait quand il s'incorpore le point de vue des autres, qu'il traînait après lui comme un mal, et il reparaît après digestion, confirmé en lui-même, renforcé par l'épreuve. » [Œuvres, p. 551]

Cette confrontation prend ainsi l'aspect d'une querelle mandarinale, où Simone de Beauvoir va pouvoir faire une intervention efficace, en accusant Merleau d'avoir défiguré les positions de Sartre, et de lui substituer un "pseudo-sartrisme", où le sujet « se confond avec la conscience », et à laquelle s'oppose « l'opacité de l'être en soi qui ne possède aucune signification ». Or, lui réplique-t-elle : « La philosophie de Sartre n'a jamais été une philosophie du sujet, et il n'emploie que rarement ce mot par lequel Merleau-Ponty désigne indistinctement la conscience, le Moi, l'homme. » [P, p. 205]

On aperçoit ici l'avantage tactique que s'est donné Beauvoir en choisissant de lire, dans "Sartre et l'ultra-bolchevisme", une discussion de l'ontologie sartrienne, plutôt qu'une réplique aux positions politiques qu'adoptait Sartre dans "Les communistes et la paix", puis dans leur complément, sa "Réponse à Lefort".

Merleau aggrave son cas, dans la mesure où il sait, et reconnaît lui-même, que Sartre décrit « un milieu entre la conscience et les choses, pesant comme les choses et fascinant pour la conscience, la racine dans La Nausée, le visqueux et la situation dans L'Être et le Néant, ici le monde social » - quitte à inventer un « paradoxe de Sartre », dont il soutient « qu'il ne pense pas ce qu'il pense » : « Contre La Nausée, L'Être et le Néant, contre tout ce que Sartre a écrit, il maintient que le sartrisme ne connaît rien entre le sujet et l'être en soi. » [P, p. 209]

D'où il suit, en même temps, que Merleau « n'a jamais compris Sartre » [P, p. 271], et que ses objections contre le pseudo-Sartre ne font que reproduire les thèses du vrai Sartre, que Merleau s'approprie et croit originales : « On voit que si la pensée de Merleau-Ponty est originale par rapport à celle du pseudo-Sartre, elle l'est moins si on le confronte à Sartre même », [P, p. 215] et que, finalement, « quand il répond au pseudo-Sartre, il exprime à l'ordinaire les idées de Sartre même, et dans des termes qui sont des réminiscences de ceux dont celui-ci s'était servi : on en a vu maints exemples. Peut-être les pensées qu'il a en commun avec Sartre lui paraissent-elles si exclusivement siennes qu'il est amené pour en revendiquer l'originalité à inventer un sartrisme qui serait un contre-Merleau-pontysme : la méthode est paresseuse et peu honnête. » [P, p. 271]

 

 

Retour au politique

 

Brillante polémique, mais dont toute la force tient au choix du terrain sur lequel elle s'installe : il ne s'agit plus de savoir ce que devaient dire Les Temps modernes, en 1952, ou s'ils devaient faire place à l'expression du dissentiment de Lefort, suivant le précédent qui avait pu apaiser l'émoi occasionné par le même Lefort, quand il écrivait sur l'affaire Kravchenko. L'orientation des Temps modernes ne peut évidemment plus être mise en cause, et surtout pas par l'examen d'un livre que Merleau-Ponty vient de publier en 1955, faute d'avoir pu s'exprimer dans la revue, d'où Merleau est parti, sans qu'on sache pourquoi (bien qu'on le sache dans le noyau dirigeant). Quoi qu'il écrive, il n'y a plus rien à débattre : la ligne éditoriale a certes bien changé, mais c'est un changement qui va être occulté, grâce à l'abstraction d'une querelle théorique, où les choix politiques ne feront qu'illustrer le rôle des conséquences qui découlent des principes, et qu'il n'y a certes pas lieu de remettre en cause, puisque l'accord sur les principes est postulé, au lieu de faire l'objet d'une mise à l'épreuve - celle qui impose un choix entre l'acceptation des conclusions logiques, et le rejet des principes dont elles découlent...

Simone de Beauvoir est bien moins convaincante quand elle quitte le pseudo-Sartre pour aborder, enfin, les enjeux politiques, brièvement évoqués à son point de départ : « La guerre de Corée a révélé à Merleau-Ponty ce que les procès de Moscou, le pacte germano-soviétique, les événements de Prague avaient échoué à lui découvrir » [P, p. 261] - inventaire historique qui oublie, curieusement, le débat sur les camps, et les conclusions qu'en tire Merleau-Ponty, entre 1948 et 1950 : l'idée que l'URSS n'est pas "socialiste", ni même une "transition vers le socialisme" - conclusions qui vont bouleverser l'éclairage sous lequel apparaissent les procès de Moscou, le pacte germano-soviétique, le coup de Prague et la guerre de Corée. C'est ce qui invalidait certaines des thèses de son "attentisme marxiste", qui avait, dès l'abord, exclu toute adhésion au parti communiste, mais lui accordait encore une certaine "sympathie", comme il s'en explique rétrospectivement : « L'URSS n'est pas, disions-nous, le pouvoir du prolétariat. Mais la dialectique marxiste continue de jouer à travers le monde. (...) Autant donc l'adhésion au communisme était, pensions-nous, impossible, autant une attitude de sympathie s'imposait, qui réserve les chances d'un nouveau flux révolutionnaire. (...) Si demain l'URSS menaçait d'envahir l'Europe et établissait dans tous les pays un régime de son choix, une autre question se poserait, et il faudrait l'examiner. (...) L'URSS n'a pas envahi l'Europe, mais la guerre de Corée a posé cette "autre question" qui ne se posait pas en 1947, et c'est à elle que nous avons affaire. Nous savons tout ce qu'on peut dire sur le régime de la Corée du Sud, nous ne prétendons pas que l'URSS ait voulu ou déclenché la guerre de Corée : mais puisqu'elle y a mis fin, elle pouvait sans doute l'empêcher, et dès lors qu'elle ne l'empêchait pas et que l'on passait à l'action militaire, notre attitude de sympathie était déclassée parce qu'elle changeait de sens. Dans une situation de force, elle devenait une adhésion déguisée. » [Œuvres, p. 618-619]

 Adhésion impossible dans l'esprit de Merleau, mais nullement dans celui de Simone de Beauvoir, qui croit avoir pris le parti des prolétaires en se ralliant aux positions du PC. C'est le point de départ d'un long réquisitoire, d'où il ressort que Merleau « prétend survoler du regard la lutte entre opprimés et oppresseurs, et départager les combattants en mettant le monde en équations » ; qu'il « reprend contre l'URSS le réquisitoire qui traîne dans tous les livres d'Aron et dans les colonnes de l'Aurore » ; qu'il « ne croit plus à la lutte des classes, c'est-à-dire qu'il a pris parti pour la bourgeoisie » ; qu'il « se range de façon décisive du côté des chiens de garde de la bourgeoisie du moment où il ne regarde plus le communisme comme une réalité vivante, enracinée dans le besoin et la révolte de la classe opprimée, mais comme un jeu de l'imagination » ; alors qu'il joue lui-même « la plus éhontée des mascarades » en écrivant qu' « Une histoire où le prolétariat n'est rien n'est pas une histoire humaine », quand il vient « d'adhérer au régime qui réduit les prolétaires à rien » [P, p. 263-268] - toute l'argumentation reposant sur l'idée que l'URSS est le régime où les prolétaires sont tout, et que leur cause est celle des partis qui soutiennent le pouvoir soviétique.

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15 décembre 2013 7 15 /12 /décembre /2013 17:43

 

Chapitre second :

 

Un pari pascalien (1945-1953)

 

 

Comme celui de Sartre, l'engagement politique de Merleau-Ponty suscite encore des polémiques récurrentes, et d'autant plus confuses qu'elles ne tiennent même plus compte de la chronologie, ni de situations qui ont beaucoup changé entre 1945 et 1953 - ce qu'illustre fort bien le livre où Michel Onfray, dans le but affiché de rendre justice à Camus, dresse un réquisitoire contre Sartre, Beauvoir, Jeanson et... Merleau-Ponty, embarqué malgré lui dans la querelle autour de L'Homme révolté, où il n'a joué aucun rôle : « On connaît la polémique ayant opposé Camus et Les Temps modernes. Les attaques de la part de Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty, dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils n'ont guère résisté à l'occupant nazi, montrent qu'ils ne comprirent pas plus qu'il fallait également lutter contre le socialisme des camps parce qu'il présentait un danger totalitaire semblable à celui du fascisme brun. » [OL, p. 330]

Mais Onfray introduit un téléscopage entre le conflit de 1952, dont Merleau est absent, et l'altercation qui avait opposé Camus et Merleau, en 1946, et qu'il présente de façon très fantaisiste : « Lorsque Camus se fâche avec Sartre et Beauvoir, à l'issue d'une soirée trop arrosée chez les Vian, mi-novembre 1946, parce qu'il estime fort justement [souligné par Onfray] que, soutenu par Sartre, Merleau-Ponty justifie les camps soviétiques dans un article intitulé Le Yogi et le Commissaire, il se lève, sort, claque la porte derrière lui, et poursuivi par Sartre et Vian, refuse de revenir ». [OL, p. 486]

Ce récit est fondé sur un anachronisme : l'article incriminé portait sur les procès de Moscou, vus à travers le prisme d'un roman de Koestler, Le zéro et l'infini - ce qu'un lapsus d'Onfray, à son corps défendant, signale à ses lecteurs ; il confond, en effet, le titre d'un livre de Koestler, Le Yogi et le Commissaire, avec celui du feuilleton qui deviendrait plus tard Humanisme et Terreur, "Le Yogi et le Prolétaire", où Merleau parodiait ce titre de Koestler. Onfray aurait pu corriger cette sottise, s’il avait seulement consulté la chronologie qui accompagne les Œuvres de Merleau [p. 56] : il aurait toujours pu prendre parti pour Camus dans cette querelle, sans la fausser par des projections arbitraires…

Consultons à présent la version de Sartre, publiée dans Situations IV [et reprise dans 2010, p. 1069-1070] : « Un soir, chez Boris Vian, Camus prit Merleau à partie et lui reprocha de justifier les procès. Ce fut pénible : je les revois encore, Camus révolté, Merleau-Ponty courtois et ferme, un peu pâle, l'un se permettant, l'autre s'interdisant les fastes de la violence. Tout d'un coup, Camus se détourna et sortit. Je lui courus après, accompagné de Jacques Bost, nous le rejoignîmes dans la rue déserte ; j'essayai tant bien que mal de lui expliquer la pensée de Merleau, ce que celui-ci n'avait pas daigné faire. Avec ce seul résultat que nous nous séparâmes brouillés ; il fallut plus de six mois et le hasard d'une rencontre pour nous rapprocher. Ce souvenir ne m'est pas agréable : quel sot projet que d'offrir mes bons offices ! Il est vrai : j'étais à la droite de Merleau, à la gauche de Camus ; quel humour noir me souffla de faire le médiateur entre deux amis qui devaient un peu plus tard me reprocher l'un après l'autre mon amitié pour les communistes et qui sont tous deux morts, irréconciliés ? »

Une fois n'est pas coutume, c'est la version de Sartre qu'il nous faut retenir. Le différend concerne les procès de Moscou, et reprend un problème qu'auraient pu illustrer la morale de Kant et celle de Max Weber, mais aussi bien une fable de La Fontaine, où il est question d'un ours... Une chose est certaine : elle ne portait pas sur les camps soviétiques, qui n'étaient pas encore objet de polémique : celle-ci devait surgir en 1947, avec la parution du livre de Kravchenko, "J'ai choisi la liberté", pour se développer dans les années suivantes, avec le livre de Rousset, et le témoignage de Margaret Buber-Neumann, porté à l'occasion du procès Kravchenko - en 1949 ! Merleau-Ponty, alors, aura déjà écrit, dans un éditorial de 1948, que : « A mesure que nous sommes mieux renseignés sur l'importance relative du travail forcé et du travail libre en URSS, sur le volume du travail concentrationnaire, sur la quasi-autonomie du système policier, il devient toujours plus difficile de voir l'URSS comme transition vers le socialisme ou même comme Etat ouvrier dégénéré. (...) C'est la perspective marxiste elle-même qui serait alors remise en question, puisque les faits feraient apparaître, en marge de l'alternative marxiste, capitalisme ou socialisme, un type de société qui ne se laisse définir par aucun des deux concepts. » [Œuvres, p. 355-356 : nous avons interverti l'ordre des citations, mais chacun reste libre de consulter le texte, et de voir que nous ne l'avons pas trafiqué]

Ce n'est, pourrait-on dire, encore qu'une inquiétude, qui aurait pu disparaître dans les années suivantes. Mais, nous le savons déjà, elle se précise en 1949, dans la Note sur Machiavel, où Merleau s'interroge sur la tragédie du marxisme, et ce qu'il a nommé "l'expédient de Cronstadt", où le parti prétend agir au nom de la classe ouvrière et traite les insurgés comme des agents de l'impérialisme bourgeois. Cet expédient, depuis, « est devenu système » et « le pouvoir révolutionnaire s'est décidément substitué au prolétariat comme couche dirigeante, avec les attributs de puissance d'une élite incontrôlée » [Œuvres, p. 1376]. Cette thèse n'est pas celle de la revue, mais elle y avait déjà fait une apparition, dans La Contradiction de Trotsky: un article où Claude Lefort expliquait le caractère contradictoire de la politique des bolcheviks entre 1917 et 1923, « puisqu'elle était amenée à prendre un contenu antiprolétarien au nom des intérêts majeurs du prolétariat. (...) En fait, à cette époque, le caractère révolutionnaire du bolchevisme ne tient plus qu'à un fil : la politique de Lénine et de Trotsky orientée vers la révolution mondiale. En l'absence de cette révolution, le fil doit se rompre. » [1978, p. 53-54] Ce n'est plus au conditionnel, mais à l'indicatif, que Merleau pense que l'URSS est désormais devenue, « en marge de l'alternative marxiste, capitalisme ou socialisme, un type de société qui ne se laisse définir par aucun des deux concepts. »

 C'est la thèse qui sera reprise, en 1950, dans le fameux éditorial, signé TM, où Merleau écrira « qu'il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp », mais où Onfray ne veut voir qu'un « réquisitoire contre David Rousset », et un « plaidoyer pour l'Union soviétique des camps »... [OL, p. 329]. Merleau refusait certes de « confondre le communisme et le fascisme » : « Jamais nazi ne s'est encombré d'idées telles que : reconnaissance de l'homme par l'homme, internationalisme, société sans classes. Il est vrai que ces idées ne trouvent dans le communisme d'aujourd'hui qu'un porteur infidèle (...) toujours est-il qu'elles y restent » - ce qui veut dire, en fait, qu'un communiste sincère n'a rien à voir avec un fasciste sincère, même si les deux régimes sont également odieux : « La décadence du communisme russe ne fait pas que la lutte des classes soit un mythe, que la "libre entreprise" soit possible ou souhaitable, ni en général que la critique marxiste soit caduque. D'où nous ne concluons pas qu'il faut montrer de l'indulgence au communisme mais on ne peut en aucun cas pactiser avec ses adversaires. La seule critique saine est donc celle qui vise dans l'URSS et hors de l'URSS l'exploitation et l'oppression, et toute politique qui se définit contre la Russie et localise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste. » [Œuvres, p. 365-367]. Cette dernière phrase montre très clairement que le refus de pactiser avec les anticommunistes n'implique aucun soutien à "l'Union soviétique des camps", et n'a pas d'autre objet que d'échapper au piège tendu par ceux qui, alors, proposaient de s'entendre sur l'idée "que l'URSS est l'ennemi n°1" : « Non, bien sûr, nous n'acceptons pas, car cette formule a un corollaire : pour l'instant, pas d'ennemi hors de l'URSS ; elle veut donc dire qu'on renonce à discuter le monde non soviétique. » [Œuvres, p. 367-368]

 Quant aux "valeurs" respectives du nazisme et du communisme, notons ce qu'en dira, plus tard, Castoriadis : « A peu de choses près, le nazisme dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit. Le communisme est condamné à dire une chose et à faire le contraire : il parle de démocratie et instaure la tyrannie, il proclame l'égalité et réalise l'inégalité, il invoque la science et la vérité et pratique le mensonge et l'absurdité. C'est pourquoi il perd très vite son emprise sur les populations qu'il domine. Mais c'est pourquoi aussi les adhérents au communisme, en tout cas avant son arrivée au pouvoir, sont mus par des motivations très différentes de celles des nazis. » [Une société à la dérive, p. 232]

 

L'attentisme marxiste

 

Toujours est-il que ce n'était pas le sujet d'une altercation qui, en 1946, était motivée par les procès de Moscou, tels que les comprenait un ancien communiste, grand ami de Camus [Koestler, évidemment], même si son amitié pouvait être brutale, comme le rappelle Onfray dans la seule page où il mentionne son existence.

Son héros, Roubachov, illustrait assez bien la figure et le drame de Boukharine, et à travers lui le sort des vieux-bolcheviks, éliminés lors de ces "purges" staliniennes. Peut-être s'agit-il d'une illusion d'optique, dont Merleau est victime aussi bien que Koestler : la plupart des procès ne donnent aucune prise aux interprétations qu'autorise le cas de Roubachov-Boukharine. Les accusés avouent des crimes invraisemblables, sabotages et complots fomentés avec l'Intelligence Service, ou avec les nazis, et le procureur Vichinsky réclame qu'on abatte au plus vite tous ces "chiens enragés". Roubachov-Boukharine apporte au philosophe, autant qu'au romancier, la satisfaction illusoire que procure l'impression de rendre intelligible un scénario absurde "plein de bruit et de fureur", comme l'histoire de Macbeth, "conte conté par un idiot" ["tale told by an idiot"], qui va être "sauvé" par l'idée romanesque d'un dessein mystérieux, qui s'accomplit à l'insu des protagonistes...

S'il nous faut bien parler d'une erreur de Merleau, il faut dire que, d'abord, elle consiste à suivre le scénario de Koestler : il y verra plus clair, dès 1948, dans l’article où il évoque le cas d'un tout autre procès, où le journaliste Romm avouait un entretien coupable avec Trotsky, quand celui-ci se trouvait exilé en France : cette rencontre aurait eu lieu en 1933, et au bois de Boulogne, où Trotsky n'était pas, le gouvernement français l'ayant obligé à se fixer en province, où l'avait rencontré le jeune André Malraux [Œuvres, p. 344]

En 1946, Merleau pouvait passer pour un "compagnon de route" du parti communiste, mais il n'était nullement un crypto-stalinien - comme l'étaient ceux qui reprenaient à leur compte les accusations mensongères contre les opposants, traités de saboteurs ou d'hitléro-trotskistes. Ce que Merleau-Ponty a toujours refusé, car son problème, alors, est seulement de comprendre pourquoi les accusés ont pu, par leurs aveux, confirmer ces mensonges : voulaient-ils rendre ainsi un dernier service à la cause du "Parti", comme le pensait Koestler, et avaient-ils raison ? [cf. dans la Chronologie des Œuvres, p. 57, l’extrait d’un entretien avec Georges Charbonnier] En ceci, pensons-nous, il était dans l'erreur, mais il ne mentait pas, et ne collaborait pas avec le mensonge - contrairement au Malraux de 1937, qui se refusait à porter son témoignage devant la commission Dewey (et qui aurait prouvé l'innocence de Romm) sur la date et le lieu où il avait lui-même rencontré Trotsky.

La conduite qu'aurait pu tenir un Orwell, ou un Soljénitsyne, n'a pas été celle de l'auteur de L'Espoir, qu'elle aurait desservi, au moment de filmer la sierra de Teruel... Il reste à remarquer que cette information, publiée dans les Temps modernes, devait tellement gêner le gaulliste Malraux, alors propagandiste actif du RPF, qu'il allait faire pression sur Gaston Gallimard, afin qu'il renonce à éditer la revue, qui allait se voir réduite à changer d'éditeur. [Simone de Beauvoir, La Force des choses, 1963, p. 186 – Sartre y fait allusion, dans sesEntretiens avec John Gerassi, mais de manière très confuse pour ce qui concerne l’origine du conflit]

Dans l'esprit de Merleau, le communisme russe était comparable à un véhicule en panne, qui ne transporte plus les "valeurs humanistes", ni l'espérance d'une révolution mondiale, mais dont il guette encore les signes qui feraient croire qu'il va pouvoir repartir, et dans la bonne voie. C'est là ce que, plus tard, il devait appeler "attentisme marxiste", dans le livre de 1955 où il allait faire la critique de ses propres erreurs, exercice assez rare chez les intellectuels : « Il est toujours malséant de se citer ou de se commenter, dit-il dans l'épilogue de ce dernier ouvrage. Mais, par ailleurs, quiconque a publié ses opinions sur des problèmes vitaux est obligé, s'il change, de le dire et de dire pourquoi. » [Œuvres, p. 618]. Mais il ne s'agit pas d'une reconstruction, bricolée après coup pour justifier le sens de son évolution : dès 1945 - date où il écrit un article-programme, "Pour la vérité", qui paraît dans les Temps modernes en janvier 1946 -, Merleau constatait que « la lutte des classes est masquée » que les "partis marxistes", la SFIO et le parti communiste, majoritaires dans l'Assemblée constituante qui venait d'être élue, ne cherchaient nullement à entreprendre une révolution sociale. Dès 1936, Léon Blum s'était installé dans le rôle d'un "gérant loyal" qui exerçait le pouvoir sans en tirer parti pour déborder le cadre du régime institué. Et depuis le retour de Maurice Thorez, les communistes pratiquaient le "soutien oppositionnel" : « L'hiver dernier, ils critiquaient le gouvernement, mais comment auraient-ils poussé à fond la critique, puisqu'ils en faisaient partie ? » Bien qu'il reste ambigu, il semble que Merleau accorde encore le bénéfice du doute à un parti dont il ne pense pas, contrairement à Trotsky, qu'il soit « passé dans le camp de l'ordre bourgeois » : le PC, à ses yeux, n'est pas "réformiste" comme la SFIO, qui siège avec lui dans un même gouvernement, mais seulement parce qu'elle n'y est pas seule avec lui...

C'est que l'URSS reste encore à ses yeux un régime qui peut bien s'accorder, pour un temps, avec les dirigeants des régimes bourgeois, mais où la bourgeoisie a perdu le pouvoir, bien qu'on puisse douter que la classe ouvrière y exerce le sien, dès lors que l'URSS « ne professe plus l'idéologie de son économie, ou plus exactement que les thèmes révolutionnaires sont dans l'URSS d'aujourd'hui devenus une idéologie au sens propre du mot, c'est-à-dire un ensemble de justifications a posteriori. Depuis 1917, le marxisme a une patrie, il s'est incarné dans une certaine partie du monde. A partir de ce moment, les communistes devaient le défendre à la fois dans son corps et dans son esprit, comme les catholiques d'Espagne devaient défendre à la fois l'Eglise visible, ses tabernacles, son clergé, et l'Eglise invisible qui se bâtit dans tous les coeurs et dans les relations des hommes. Les deux choses ne vont pas toujours ensemble. » [Œuvres, p. 135]

Ce qui amenait Merleau à reprendre une idée marxiste, formulée au début du Manifeste communiste, pour qui la lutte des classes ne débouche pas forcément sur l'instauration révolutionnaire d'une société plus "avancée" : « Marx pensait que la lutte des classes, tant qu'elle n'est pas consciente d'elle-même, ne peut parvenir à l'issue révolutionnaire ; il pensait aussi qu'aucune fatalité ne rend inévitable la prise de conscience et que le monde, faute d'avoir compris sa propre histoire, pouvait pourrir et se dissoudre dans la barbarie. Peut-être est-ce justement à ce point que nous en sommes. » Situation dans laquelle Merleau-Ponty optait pour "faire la politique du PC", décision hasardeuse qui ressemble beaucoup au "pari" de Pascal : « La possibilité demeure d'un immense compromis, d'un pourrissement de l'histoire où la lutte des classes, assez puissante pour détruire, ne le serait pas assez pour construire et où s'effaceraient les lignes maîtresses de l'histoire telles que les avait tracées leManifeste communiste. » [Œuvres, p. 142 et 146]

Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté, pour reprendre une formule bien connue de Gramsci, la ligne de Merleau consiste à se régler sur les critères d'une action prolétarienne, définis selon Marx, et non à s'aligner sur les directives d'un parti prolétarien - dont il fera la politique, telle qu'il la comprend, mais sans que ce parti puisse la lui dicter, comme l’insinue la formule sibylline où il vise la « politique effective » du PC : « nous devons prendre garde que rien, dans notre action, ne contribue à freiner le mouvement prolétarien s'il renaît à travers le monde. S'il y a grève, être pour les grévistes. S'il y a guerre civile, être pour le prolétariat, faire ce qui dépend de nous pour éviter le conflit entre les Etats-Unis et l'URSS. En somme, la politique effective du PC. Reconstruire avec le prolétariat, il n'y a, pour le moment, rien d'autre à faire. Simplement nous ferons cette politique d'attente sans illusion sur les résultats qu'on peut en espérer et sans l'honorer du nom de dialectique. Savons-nous s'il y a encore une dialectique et si l'histoire finalement sera rationnelle ? Si le marxisme reste toujours vrai, nous le retrouverons sur le chemin de la vérité actuelle et dans l'analyse de notre temps. » [Œuvres, p. 151]

Cette position implique des conséquences concrètes, comme le neutralisme, dont nous reparlerons - mais aussi le refus de soutenir l'impérialisme français quand il se lance dans une guerre de reconquête coloniale : éditoriaux sur l'Indochine, en décembre 1946, puis en 1947 [ce dernier sera repris dans Signes ; Michel-Antoine Burnier cite quelques extraits du premier éditorial dans EP, p. 39]. L'attentisme marxiste n'implique pas pour autant qu'il faille s'aligner sur les positions du PCF et de l'URSS : les articles de Merleau, qui seront repris dansHumanisme et Terreur, vont irriter les communistes, aussi rudement qu'ils ont irrité Camus.

Cette "attente", d'ailleurs, n'est pas indéfinie, elle ne va pas durer, comme le prétendra Sartre, jusqu’au déclenchement de la guerre de Corée : dès 1948, dans la préface qui ouvreSens et Non-sens, Merleau-Ponty déclare « qu'elle a été déçue » et constate l'antagonisme figé d'une « Amérique presque unanime dans la chasse aux rouges » et d'une « Union soviétique qui tient pour fait accompli la division du monde en deux camps, pour inévitable la solution militaire, ne compte sur aucun réveil de la liberté prolétarienne, même et surtout quand elle aventure les prolétariats nationaux dans des missions de sacrifice. » [SNS, p. 10]

Plus serein que Camus, dont il est pourtant proche, Raymond Aron « acceptai[t] sans peine que l'entremêlement de la rationalité et des accidents laissât une marge aux décisions des individus et, par suite, exposât les hommes aux démentis, voire aux condamnations de l'Histoire. (...) Mais toute décision historique doit être jugée en tenant compte du moment, du contexte dans lequel elle a été prise ; si l'historien a le droit, le devoir de prendre en considération les suites involontaires ou imprévisibles d'une décision, ces suites ne doivent pas fonder le jugement du moraliste, moins encore le verdict d'un tribunal. » [1983, p. 313]

Ce qu'Aron reprochait aux thèses d'Humanisme et Terreur, c'est de privilégier l'hypothèse marxiste, et d'en faire, non pas une philosophie de l'histoire, mais « la philosophie de l'Histoire », celle qui énonce les « conditions sans lesquelles il n'y aura pas d'humanité au sens d'une relation réciproque entre les hommes ni de rationalité dans l'histoire », auxquelles on ne peut renoncer sans « faire une croix sur la Raison historique » - ce qui revient à prendre la société sans classes pour une Idée de la Raison, et à repenser Marx dans le style de Kant [Œuvres, p. 314] :

« Retraduite en langage ordinaire, la pensée de Merleau-Ponty ne péchait pas par un excès de subtilité. La base économique du socialisme se construisait dans le bruit et la fureur ; l'homme universel, le prolétariat au pouvoir se faisait attendre. Si l'Histoire démentait définitivement le marxisme, la Raison historique disparaîtrait avec lui. » [1983, p. 314]

C'était bien un pari, comme celui de Pascal, auquel on opposait "qu'une éternité de bonheur imaginaire ne saurait balancer un instant de vie", argument qui pourra être opposé à Sartre, et que Merleau-Ponty a finalement dû s'opposer in petto - quand il a reconnu, dans ses attentes de 45-47, la persistance d'un certain millénarisme. [Œuvres, p. 578]

Contrairement à Camus, Aron n'a jamais pris Merleau pour un apologiste des bourreaux staliniens, ce qui lui permet de saluer "l'autocritique à laquelle Merleau-Ponty se soumit honnêtement" dans Les Aventures de la Dialectique : « Quelques années plus tard, Maurice Merleau-Ponty se lassa d'attendre l'harmonie entre l'histoire réelle et la vision marxiste », renonçant ainsi à l'une des idées qu'Aron « avai[t] le plus vivement critiquées, à savoir la valeur absolue attribuée au marxisme en tant que philosophie de l'Histoire par excellence, seule susceptible de donner un sens au devenir humain ». [1983, p. 314]

Aron peut donc juger que, « sans tomber d'accord avec moi, il s'était rapproché de mes positions », et que, « pour critiquer l'anticommunisme, il allait manifester clairement une totale indépendance par rapport au communisme. Le refus d'un choix devient choix d'un double refus. » [1983, p. 315-316]

 

Rideau sur la métaphysique des procès

 

Ne nous arrêtons pas aux considérations d'ordre philosophique qui ont tellement choqué Camus et quelques autres : l'idée que l'opposition puisse "objectivement" devenir trahison, que rejetaient d'ailleurs les staliniens eux-mêmes. Pour eux, les condamnés des procès de Moscou étaient des traîtres au sens littéral de ce mot, de même que Nizan devait être un mouchard... ce que Merleau-Ponty ne concède jamais, point d'honneur insolite dans la confrérie des "compagnons de route", où on a bien tort de le placer, et qui nous paraît évident, si on le rapporte à cet "attentisme marxiste" qui acceptait de faire "la politique effective du PC" sans souscrire aux mensonges, ni aux discours idéologiques dont les théoriciens parent cette politique.

Cela ne veut pas dire que Merleau ait eu raison, et Claude Lefort dit bien ce qui rend intenable les thèses soutenues dans Humanisme et Terreur, mais tout autant celles que présentait Koestler dans Le Zéro et l'Infini : dans l'un et l'autre cas, la capitulation des vieux-bolcheviks qui ont accepté d'avouer des crimes invraisemblables est présentée comme une décision libre et réfléchie, par laquelle ils auraient admis que leur opposition à la ligne du parti, même s'ils la justifiaient par de bonnes intentions, devenait criminelle par ses conséquences "objectives". C'était oublier qu'en URSS comme ailleurs, les méthodes inquisitoriales permettent d'obtenir les aveux des sorcières, et de prouver ainsi qu'elles pactisent avec le diable : « Merleau-Ponty évoque l'hypothèse d'aveux extorqués par la force et cite, à ce propos, le jugement de Trotsky. Mais c'est pour se hâter de le congédier. L'idée qu' "ils [les accusés] ont avoué sous la menace du revolver et parce qu'ils espéraient sauver leur vie ou leurs familles" lui paraît inconcevable » [TP, p. 488 : ce texte de Lefort figure également dans l’édition des Œuvres, p. 170-171]. Erreur philosophique, dictée par le besoin d'expliquer la violence - alors même qu'on ne veut pas la justifier - en la réduisant à un rôle instrumental, qui la met au service d'un projet rationnel, et donne l'illusion de la rendre intelligible - à condition d'oublier que, la plupart du temps, la violence n'a pas d'autre objet qu'elle-même, et la satisfaction d'une pulsion sadique...

Tirons donc un "rideau sur la métaphysique des procès", comme Castoriadis le fait en 1956, quand le rapport secret de Khrouchtchev révèle que les aveux étaient obtenus par la torture, conduisant l'accusé « à un état d'inconscience, de privation de son jugement, d'abandon de la dignité humaine » - ce qui ne laisse aucune place à des spéculations sur les intentions "subjectives", et la culpabilité "objective", de militants piégés par l'ambiguïté de l'histoire, invoquée par Merleau. L'argument ne tient plus, et la morale de l'histoire va nous rappeler La dent d'or, où Fontenelle montrait qu'il vaut mieux "s'assurer du fait", avant de l'expliquer par des raisons subtiles... si subtiles, d'ailleurs, qu'elles pouvaient conduire à l'idée que c'était le pouvoir stalinien qui, "objectivement", mettait en péril le régime socialiste, en même temps que sa puissance militaire (procès Toukhatchevsky, et destruction des cadres de l'armée dite rouge).

« Des procès, pouvait conclure alors "Socialisme ou Barbarie", il ne reste plus rien. Rien de la métaphysique qu'on avait voulu bâtir sur leur exemple. Rien de la théorie de la culpabilité objective, des choix déchirants entre la politique et la moralité, de la crise de la dialectique marxiste qu'ils auraient traduite. » : il ne reste plus rien des spéculations théoriques qui avaient eu pour effet « de supprimer les questions propres à la révolution par le "maléfice de la vie à plusieurs" et d'aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoiqu'on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d'action rationnelle est finalement abolie. » ["Rideau sur la métaphysique des procès", repris par Castoriadis dans La Société bureaucratique, p. 345-346 – polémique encore évoquée dans Sujet et vérité dans le monde social-historique, 2002, p. 409-410].

Que reste-t-il alors d'Humanisme et Terreur, et de sa critique des "dilemmes de Koestler" ? Un débat très classique, où les thèses défendues peuvent être jugées fausses, sans que l'erreur implique une faute morale, et que les choix mettent en jeu le salut éternel d'un penseur qui se damne, et damne sa pensée, s'il faut juger qu'elle justifie l'injustifiable. Merleau n'est nullement le défenseur du Goulag, ni l'apologiste des procès de Moscou, il défend l'idée qu'il s'est faite du marxisme, contre l'idée que s'en font Koestler et Roubachov, et qu'il juge aussi fausse quand Roubachov-Boukharine était encore un dirigeant bolchevik, que quand il devient la victime de son parti.

L'intérêt de son livre est encore de montrer que le marxisme de Marx, et des meilleurs marxistes, ne se réduit pas au déterminisme historique pour qui toute l'histoire est écrite d'avance, ni au machiavélisme vulgaire, qui juge toute action d'après ses résultats, et tient pour illusoire la volonté qui se règle sur des maximes : Roubachov a tort de croire qu'il était marxiste, quand il brisait la grève des dockers d'un pays qui commerçait avec la Russie soviétique, et quand il écartait les militants syndicaux qui voulaient s'en tenir à la lutte des classes, dans ce pays "ami" du régime soviétique : « Le développement industriel du pays de la Révolution compte plus que la conscience des masses » [Œuvres, p. 212]... à quoi d'autres marxistes pouvaient encore répondre que la conscience des masses comptait plus que la chimère d'une construction menée depuis le sommet, pour créer les conditions économiques nécessaires au "socialisme dans un seul pays". Il ne s'agit pas de situations irréelles, et ce débat pouvait être encore pertinent, et justifier encore l'attentisme marxiste.

Lefort note pourtant que Merleau va conclure sur une thèse "existentialiste" qui est, dans son esprit, « tout le contraire de l'irrationalisme, puisqu'il tient pour définitifs notre incohérence et notre désaccord avec autrui et qu'elle nous suppose capables de les réduire (...) Cette philosophie, dit-on, est l'expression d'un monde disloqué. Certes, et c'est ceci qui en fait la vérité » [Œuvres, p. 337] : Merleau-Ponty, déjà, est mûr pour la critique qu'il va développer quelques années plus tard, et qui va le conduire à un "agnosticisme", ou un "a-communisme" : « Quiconque s'associe de près ou de loin à l'entreprise communiste pour des raisons comme celles de Sartre devient (...) imperméable à l'expérience. Au contraire, l'agnosticisme, c'est d'abord la promesse d'examiner sans ferveur et sans dénigrement tout ce qu'on peut savoir de l'URSS, promesse facile à tenir, quand on ne garde pas en soi le communisme comme un remords ou une ressource, (...) et qu'on le considère dans le relatif. L'agnosticisme, malgré les mots, c'est ici une conduite positive, une tâche », parce que « l'a-communisme nous oblige (et nous oblige seul) à avoir une politique positive, à poser et à résoudre les problèmes concrets, au lieu de vivre un oeil fixé sur l'URSS et l'autre sur les Etats-Unis. » [Œuvres, p.578]

 

 

Digression nécessaire

 

Le lecteur comprendra qu'il nous faille parler d'un épisode sur lequel Michel Onfray se fonde pour taxer Merleau de pétainisme : « pendant l'occupation, en novembre 1942 pour être précis, il a procédé à une quête pour remplacer deux portraits de Pétain lacérés par des élèves de sa classe de philo. Vingt-quatre heures après, le futur auteur de Humanisme et Terreur avait rapporté au directeur de l'établissement de quoi remplacer les icônes tailladées ! » [OL, p. 330]

Lui qui est si pointilleux, et qui a raison de l'être, pour rétablir le sens d'un propos de Camus ["je défendrai ma mère avant la justice"], ne s'interroge pas, dès lors que l'accusé ne lui est pas sympathique, sur les motifs d'un acte, ni sur les circonstances qui ont pu le motiver. L'idée ne lui vient pas qu'un professeur ait pu se soucier du sort de ses propres élèves, dont certains risquaient de faire connaissance avec la Gestapo.

Devant le juge Onfray, le prévenu Merleau, jugé par contumace, va être condamné sans que le tribunal se soit cru obligé de faire appel au témoignage qu'aurait pu apporter tel ou tel des élèves auprès desquels ce professeur a fait sa quête, ni ceux qui, auparavant, avaient pu le connaître, et même avoir eu vent de ses choix politiques...

Puisqu'il nous faut jouer le rôle d'un avocat, nous citons à la barre l'élève Claude Lefort, qui avait suivi les cours de l'année précédente : « J'étais en 1941-1942 dans la classe de Merleau-Ponty au lycée Carnot. Il savait établir des rapports personnels avec certains de ses élèves. Un jour, à la fin de l'année scolaire, il me demanda si je m'intéressais à la politique, puis, plus précisément, ce que je pensais du PC. Etonné par mes réponses, il me demanda encore si je connaissais Trotsky. Je lui répondis que non et il fit cette remarque que je ne devais pas, bien sûr, oublier : Il me semble que, si vous le connaissiez, vous seriez trotskiste (...) Je ne saurais dire à présent quand mes idées s'étaient formées ; pour une part, sûrement, avant ma classe de philo, mais pour une autre aussi, décisive, durant cette année-là, c'est-à-dire justement sous l'influence de Merleau-Ponty. Son cours de psychologie était un condensé de La Structure du comportement qu'il allait publier. Et son cours de morale faisait large place à la sociologie et au marxisme. » [TP, p. 224]

Drôle de pétainiste, qui parle de Trotsky à son meilleur élève : remarquons toutefois qu'il ne joue nullement, à l'égard de Lefort, le rôle de Jean Grenier à l'égard de Camus - tel que Michel Onfray l'explique à ses lecteurs. Merleau n'est pas trotskiste, et n'invite pas Lefort à devenir trotskiste, contrairement à Grenier qui invitait Camus à se faire communiste, alors qu'il était lui-même anticommuniste. Le récit de Lefort nous incline plutôt à croire que Merleau était en rapport avec des résistants plus ou moins proches du parti communiste, sans être pour autant un crypto-communiste - étant lié, aussi, avec David Rousset. Qu'il ne fût pas trotskiste, tous ses écrits le prouvent, et prouvent en même temps qu'il n'était pas "crypto" : car il traite Trotsky, Kamenev, Boukharine, comme des opposants, et ne pratique pas leNewspeak stalinien, pour qui le mot "trotskiste" n'a pas d'autre sens que "complice de Hitler". Mais qu’importe à Onfray, pour qui Trotsky ne vaut guère mieux que Hitler [voir son livreCynismes, p. 164-165 dans l’édition de poche] ?  

Signalons, pour finir, des témoignages auxquels Michel Onfray aurait pu prêter attention, comme celui de Dominique Desanti, dans son livre de souvenirs : Ce que le siècle m'a dit, ou ceux dont fait état la thèse documentée de Kerry Whiteside [1988, p. 30-35]

 

 

Devant la guerre (froide)

 

Vers la fin des années 50, on pouvait encore croire « que Sartre faisait partie, encore à l'époque, d'un triumvirat Sartre-Merleau-Ponty-Camus », c'est ce que nous apprend Michel-Antoine Burnier : « Je prenais Le Mur et La Nausée pour du Gide, L'Etre et le Néant pour du Kant. Roquentin, Erostrate m'apparaissaient comme des héros positifs. Dans Les Mains sales, la rupture de Hugo avec son père m'intéressait beaucoup plus que ses rapports avec le Parti ; j'approuvais Oreste, dans Les Mouches, de quitter son peuple à la fin de la pièce et de partir, seul et inutile. L'Homme révolté de Camus était pour moi la suite logique de L'Existentialisme est un humanisme... » [EP, p. 185] Sartre lui-même a perpétué la confusion en disant, pour Camus, "une brouille, ce n'est rien", puis - encore plus fort, dans le cas de Merleau, quand il déclare raconter "cette brouille qui n'a pas eu lieu, notre amitié." [2010, p. 1051]

Ne nous étonnons pas si, aujourd'hui encore, un lourd obstacle pèse sur la compréhension de la "ligne" où Merleau avait tout d'abord engagé Les Temps modernes. quand il y jouait le rôle d'un directeur politique, avec l'aval de Sartre, seul directeur en titre. Paradoxalement, cet obstacle consiste dans l'hommage que Sartre a rendu à Merleau, "Merleau-Ponty vivant", où il présente celui-ci comme son "guide", et son initiateur dans un domaine qui lui était peu familier... [2010, p. 1069] jusqu'au moment où éclate la guerre de Corée, et où - s'il fallait se fier à la version de Sartre - Merleau-Ponty aurait renoncé à toute espèce de commentaire politique, pour se consacrer à la "philosophie pure", ce qui obligeait Sartre à prendre la relève, et à continuer, dans la même direction, la tâche dont Merleau s'était d'abord chargé.

Ce qui va faire croire à la continuité d'une même orientation, dont l'infléchissement tiendrait seulement au fait que les circonstances ont changé, quand la "guerre froide" débouche sur une "guerre chaude", même si elle reste encore une guerre locale : "La vérité, c'est que nous fûmes recrutés selon nos aptitudes : Merleau quand ce fut le temps des nuances, moi quand vint le temps des assassins." [2010, p. 1098-1099]. Trente pages plus tôt, Sartre a déjà décrit ce même "temps des nuances", en de tout autres termes : "c'était l'époque heureuse où l'on avait des oreilles pour ne pas entendre, des yeux pour ne point voir" [2010, p. 1071]. Le temps des illusions, et des contradictions, qui imposent à tous les partis des acrobaties incessantes, exercices de haute voltige, répondant aux impératifs d'une cohabitation gouvernementale qui va se prolonger pendant plus de deux ans, sous la direction nominale du général de Gaulle, puis de Gouin, de Bidault, et pour finir de Ramadier (après un intermède où Léon Blum préside un gouvernement socialiste "homogène"). Période où les communistes doivent calmer l'impatience d'une base ouvrière qui n'est guère disposée à "produire d'abord, revendiquer ensuite", et cautionnent la politique indochinoise du gouvernement où ils siègent, au lieu de soutenir la lutte du Viet-minh.

 

 

Un dilemme de Sartre

 

Situation dans laquelle Sartre estime, après coup, que les Temps modernes auraient pu, en principe, choisir une autre ligne : "Il était possible, en 1945, de choisir entre deux positions. Deux, pas plus. La première et la meilleure, c'était de s'adresser aux marxistes, à eux seuls, et de dénoncer la révolution tuée dans l'oeuf, la Résistance assassinée, l'éclatement de la Gauche. Quelques périodiques l'adoptèrent courageusement et disparurent, inécoutés...". Même s'il s'agissait vraiment de la meilleure, cette position gauchiste ne menait pas bien loin, quoique, précise Sartre, "nous eussions pu les imiter sans sombrer : la force et la faiblesse de ces revues, c'était de se cantonner sur le terrain politique ; la nôtre publiait des romans, des essais littéraires, des témoignages et des documents : ces flotteurs la soutenaient. Mais pour dénoncer la révolution trahie, il fallait d'abord être révolutionnaire : Merleau ne l'était point, je ne l'étais pas encore." [2010, p. 1071-1072] La "meilleure solution" était donc impossible, puisque Sartre et Merleau n'étaient pas prêts à jouer le rôle suicidaire de "divisionnistes" trotskistes ou bordiguistes, "dans cette Gauche mystifiée qui rêvait d'union" [2010, p. 1072] - remarquons cependant, s'il faut croire qu'il s'agit du "temps des nuances", que Sartre se sépare déjà de Merleau, qui n'aurait jamais été révolutionnaire, alors que Sartre s'est "converti" entretemps. Nuance chargée d'une lourde équivoque, car s'il avait été révolutionnaire en 1945, il l'aurait été dans la mouvance trotskiste, alors que s'il l'est devenu en 1952, c'est en se rangeant aux côtés du PCF...

Comme on pouvait s'y attendre, il n'y avait donc pas de "bonne" solution, il n'y en avait qu'une, ni "bonne" ni "mauvaise", celle qui s'avérait possible et nécessaire, faire la politique "effective" du PC, pendant le temps où elle resterait effective : "Merleau-Ponty voyait clairement les menaces, lui aussi, il constatait le piétinement de la classe ouvrière, il en connaissait les raisons. Mais, s'il eût montré les travailleurs bâillonnés, enchaînés, mystifiés, frustrés de leur victoire, cet intellectuel petit-bourgeois - se fût-il tiré des larmes, en eût-il soutiré aux lecteurs - eût fait de la surenchère démagogique. Quand il concluait, par contre, que le prolétariat s'était mis en vacances, il était sincère et fidèle à lui-même, j'étais fidèle à moi quand j'approuvais ses conclusions. (...) Restait l'autre attitude. Nous n'eûmes pas à choisir, elle s'imposa." [2010, p. 1072]

Même si elle s'imposait, elle n'était pas facile, telle qu'elle est formulée dans Humanisme et Terreur : "On ne peut pas être anticommuniste, on ne peut pas être communiste" [Œuvres, p. 190]. Elle ne satisfaisait pas plus les communistes que ceux qui, comme Aron, Camus, Koestler ou Malraux, se détournaient déjà du projet des Temps modernes. Dès 1947, on ne fait plus dans la nuance, qu'il s'agisse des Mains sales ou de la reprise des calomnies sur Nizan... Il est assez curieux que Sartre périodise l'histoire des Temps modernes en deux phases coupées par un bref "interrègne", 1950-1952. Dans la réalité, le "règne" de Merleau n'a duré que deux ans, 1946-1947 : entre 1948, "La politique paranoïaque", et 1950, l'article sur les camps, Merleau-Ponty n'écrit plus d'articles politiques, même s'il continue à gérer la revue [Anna Boschetti,1985, p. 250-256]. Sartre raconte donc la version qui l'arrange.

Habile storytelling, où la sincérité de l'hommage rendu au rôle d'initiateur reconnu à Merleau sert à légitimer une tout autre ligne, celle que Sartre adopte en 1952 : "Il fut mon guide ; c'est Humanisme et Terreur qui me fit sauter le pas. Ce petit livre si dense me découvrit la méthode et l'objet : il me donna la chiquenaude qu'il fallait pour m'arracher à l'immobilisme. (...) En un mot, ce fut Merleau qui me convertit : au fond de mon coeur, j'étais un attardé de l'anarchisme, je mettais un abîme entre les fantasmes vagues des collectivités et l'éthique précise de ma vie privée [sic]. Il me détrompa : cette entreprise ambiguë, raisonnable et folle, toujours imprévisible et toujours prévue, qui atteint ses objectifs quand elle les oublie, passe à côté d'eux quand elle veut leur rester fidèle, s'anéantit dans la fausse pureté de l'échec et se dégrade dans la victoire, parfois abandonne l'entrepreneur en cours de route et d'autres fois le dénonce quand il ne s'en croit plus responsable, il m'apprit que je la retrouvais partout, au plus secret de ma vie comme au grand jour de l'Histoire et qu'il n'y en a qu'une, la même pour tous - événement qui nous fait en se faisant action, action qui nous défait en devenant par nous événement et qu'on appelle, depuis Hegel et Marx, la praxis." [2010, p. 1069-1071]

Après ce bel hommage à la leçon qu'il avait reçue de Merleau, Sartre apprend à ses lecteurs que les temps ont changé : au temps du tripartisme, "l'événement nous avait choisis pour témoigner de ce que voulait en 1945 l'intelligentsia petite-bourgeoise, au moment où les communistes avaient perdu les moyens et l'intention de renverser le régime. Celle-ci, me semble-t-il, souhaitait paradoxalement que le parti communiste fît des concessions réformistes et que le prolétariat français retrouvât son agressivité révolutionnaire. (...) Aujourd'hui, la tâche est plus aisée : c'est que les marxistes - communistes ou non - l'ont reprise à leur compte. Elle était, en 1948, fort épineuse, d'autant que les intellectuels du parti communiste ne se gênaient pas pour envoyer promener ces deux bourgeois suspects, aux mains vides, qui s'étaient proclamés compagnons de route sans qu'on leur eût rien demandé" [2010, p. 1073]   

 

 

Une gauche indépendante

 

Telle est l'analyse de Sartre, où s'exprime toujours l'ambition qu'il formule dans Les Communistes et la Paix, celle de constituer "une gauche indépendante et en liaison avec le PC" - projet dont Castoriadis raillait l'inconsistance, en rappelant que "pour qu'une gauche indépendante se forme dans la réalité, il faut que des gens, et des ouvriers en premier lieu, y adhèrent. Pour qu'ils y adhèrent plutôt qu'au PC, il faut que des raisons les opposent à ce dernier. Et il faut qu'il s'agisse de raisons fondamentales, non de nuances ou de cheveux coupés en seize. (...) Une organisation indépendante ne pourra donc se former qu'à condition de pouvoir montrer que les divergences qui la séparent du stalinisme sont fondamentales, c'est-à-dire concernent la nature même du stalinisme, en URSS et ailleurs. (...) Dans ces conditions, pourra-t-elle être en liaison avec le PC ? Il est ridicule même de se poser la question" [EMO, p. 188-189, repris dans le premier tome des Ecrits politiques, p. 61].

Ambition illusoire, qui n'a guère changé depuis l'époque où Sartre, en compagnie de Rosenthal et de Rousset, tentait de lancer une gauche neutraliste, le "Rassemblement Démocratique Révolutionnaire", capable de se glisser entre le PCF et la SFIO. Mais quand donc s'étaient-ils "proclamés compagnons de route sans qu'on leur eût rien demandé", ou partenaires qu'il faudrait prendre au sérieux ? Sans doute était-ce, alors, la grande idée de Sartre, mais il est peu probable que Merleau y ait cru - bien que Raymond Aron « garde un souvenir précis » d'une conversation où Merleau-Ponty « se demanda sérieusement un jour si ce groupuscule pourrait apparaître demain comme l'origine d'un grand mouvement » [1983, p. 319]. Sartre écrit, au contraire, que Merleau « donna son adhésion pour ne pas me désavouer. Je ne tardai pas à reconnaître que je m'étais trompé. Pour vivre au plus près du parti communiste, pour lui faire admettre certaines critiques, il fallait d'abord que nous fussions politiquement inefficaces et qu'on pressentît en nous une autre efficacité. Tel était justement Merleau-Ponty, solitaire, sans partisans ni zélateurs, dont la pensée toujours neuve et toujours recommencée ne tirait son crédit que d'elle-même. Le Rassemblement, au contraire, si petit qu'il fût et qu'il acceptât d'être, comptait sur la force du nombre », et c'est justement ce qui le vouait à l'échec [2010, p. 75] : on comprend que Merleau n'ait pas fondé d'espoirs sur ce conglomérat, où Sartre coudoyait surtout d'anciens trotskistes, et quelques pacifistes, dont certains rejoindraient le parti socialiste, quand d'autres deviendraient des "gaullistes de gauche"... Si Sartre a pu vouloir "témoigner", comme il dit, au nom de "l'intelligentsia petite-bourgeoise", Merleau s'est contenté de penser et d'agir en intellectuel, disant ce qu'il pensait à qui pouvait l'entendre, sans se poser en porte-parole d'une classe, ni l'intelligentsia, ni la classe ouvrière. Et quand il proposait de faire "la politique effective du PC", c'était la conclusion de sa propre analyse, il ne s'alignait sur aucune directive, et c'est seulement par un abus de langage qu'on a pu faire de lui un "compagnon de route", même si cette expression peut convenir à Sartre [Merleau n’a pas fait de « tourisme socialiste », il n’a pas, comme Sartre, été accueilli en URSS ou en Chine comme un personnage officiel, encensé et choyé par l’Union des écrivains]. Rappelons-nous plutôt que, "dans la France de 1945", il semblait évident « pour tous les Français de l'époque, même pour des Français très à droite politiquement, que l'on ne peut rien faire sans l'appoint, la participation de ce parti communiste. » [P2, p. 263 ; Sartre écrit, pour sa part, en termes assez confus (2010, p. 1080) : « Nous disions en 1945 : Messieurs, amis de tout le monde et d’abord de notre cher PC »]

 

 

Comment peut-on être neutraliste ?

 

En 1945, Merleau proposait aux lecteurs des Temps modernes de « faire ce qui dépend de nous pour éviter le conflit entre les Etats-Unis et l'URSS », il voulait prévenir un risque qui allait bientôt se préciser : c'est en ce sens qu'il était déjà neutraliste, et se différenciait de ceux qui allaient choisir, après le "grand schisme" de 1947 [analysé, sous ce titre, dans un livre de Raymond Aron], la défense du "monde libre", ou au contraire celle du régime soviétique - comme les trotskistes ou comme les "compagnons de route". Il n'en concluait pas qu'il faille constituer un parti neutraliste, comme allaient le tenter ceux qui ne voulaient pas "défendre l'URSS", pas plus que l'Occident ou la libre entreprise - sans être unis par aucun projet positif.

L'histoire du RDR nous ramène au pavé de papier qu'Onfray a lancé sur la mémoire de Camus : « En 1948, trois jours après le Coup de Prague, Rousset crée le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, le RDR, avec un certain Jean-Paul Sartre mélangé à d'authentiques résistants et de réelles figures militantes de gauche et d'extrême gauche. » La présence de Sartre est présentée par lui comme celle d'un intrus, indigne de s'associer à ce projet mirifique, auquel il adhère lui-même post festum - puisqu'il s'est agi d'une entreprise éphémère, qui ne rassemblait guère, en dépit de son nom : « Se tenir à égale distance du capitalisme décomposé, de l'impéritie et de l'impuissance de la social-démocratie et du stalinisme du parti communiste. A gauche, certes, mais sans aucune de ses composantes officielles. Comme son nom l'indique, le rassemblement rassemble : autrement dit, il permet la double appartenance. On peut être dans un parti classique et, en même temps, au RDR. » [OL, p. 326] Dans quel espace évolue donc le RDR, pour pouvoir se tenir à égale distance de forces qui, elles-mêmes, sont mal localisées ? S'agirait-il d'un de ces lieux imaginaires, qu'on appelle utopies, dans le meilleur des cas ?

Mais quelle déception doit ressentir Onfray, « Camus fréquente le groupe, mais n'y adhère pas. » Alors que c'est Camus qui aurait dû se trouver à la place de Sartre ! et que lesTemps modernes accompagnent si mal l'action du RDR, contrairement au journal que dirige Camus : « Un appel du Comité pour le RDR est publié le 27 juin 1948 dans Combat et Franc-Tireur. Ce texte aurait dû paraître dans Les Temps modernes, mais, sous couvert de Merleau-Ponty, alors directeur politique de la revue de Sartre, la publication est ajournée au dernier moment pour ne pas indisposer les communistes. » [OL, p. 327]

L'argument est puéril : depuis leur création, les Temps modernes avaient, beaucoup plus que Combat, sérieusement "indisposé" les communistes, et notamment dans les articles de Merleau, ceux-là même qui avaient courroucé Camus. Ou bien, précisément dans le numéro de février 48, l'article de Lefort sur "Kravchenko et le problème de l'URSS", bien qu'il fût précédé d'un chapeau introductif, disant que la revue n'était pas responsable d'une hérésie qui n'engageait que son auteur, qui plaçait l'URSS en posture d'accusée. Toujours est-il que l'article n'était pas censuré, et qu'il évoquait les conditions de travail décrites par Kravchenko "dans les camps de concentration en Sibérie et en Oural" et soulignait "le fait qu'il était moins coûteux pour la bureaucratie de laisser mourir les esclaves - dans la mesure où le renouvellement est facile - que de les entretenir" [1978, p. 139] : les Temps modernes l'ont publié, ce qui était suffisant pour "indisposer les communistes", sûrement plus que l'appel rédigé par Rousset. En revanche il se peut, comme l'indique Sartre, que Merleau-Ponty ait voulu éviter "que Les Temps modernes passent pour l'organe mensuel du RDR" [2010, p. 1075]

Quel que fût son motif, il est clair que Camus lui en a tenu rigueur, puisqu'il a exigé, à l'occasion d'un meeting où il prendrait la parole (le 13 décembre 1948), que Merleau-Ponty ne siège pas à la tribune - ce qui prouve, en tout cas, que Camus savait bien tirer parti d'un rapport de force, où sa notoriété le rendait irremplaçable, et lui permettait de dicter ses conditions. La notoriété de Merleau se limitait aux milieux universitaires, sans commune mesure avec celle de Camus, qui était une vedette, dont la présence était vivement souhaitée. C'est dans l'ordre des choses, et confirme que si on "fait de la politique", et qu'on veut réunir un public important, pour lui faire adopter la cause qu'on défend, on ne peut pas ignorer les rapports de force, fussent-ils limités à l'ordre symbolique.

Ce qui nous paraît bien plus significatif, c'est que Camus, alors, ne pense pas à rompre avec les Temps modernes, au moment même où il commence à soulever la question des camps soviétiques : articles dans La Gauche, journal du RDR, où il étrille le "baron rouge", d'Astier de la Vigerie, et qui seront repris, plus tard, dans Actuelles. Quoi qu'il pense de Sartre ou de Merleau-Ponty, il siège à la tribune, en compagnie de Sartre, et va bientôt publier dans lesTemps modernes, en 1951, "Nietzsche et le nihilisme", c'est-à-dire un extrait de L'Homme révolté. C'est seulement après la critique féroce que Francis Jeanson allait faire de son livre qu'il interpelle Sartre, et l'accuse de se taire sur les camps soviétiques : "je trouverais normal, - et presque courageux, qu'abordant franchement le problème vous justifiiez l'existence de ces camps. Ce qui est anormal et trahit de l'embarras, c'est que vous n'en parliez point en parlant de mon livre, quitte à m'accuser de ne pas me placer au coeur des choses." [Lettre au Directeur des Temps modernes, que Camus reprendra dans Actuelles 2] : Sartre, nous semble-t-il, n'était pas dans son tort, quand il lui répliquait que la revue n'avait pas ignoré les camps, et que Francis Jeanson n'était pas obligé d'en parler à son tour, dans le compte-rendu d'un livre dont l'objet n'était pas de dénoncer le système concentrationnaire, mais d'en faire porter la responsabilité sur les épaules de tous les révolutionnaires, qui auraient, selon Camus, "divinisé l'Histoire"... Remarquons toutefois que Sartre ne mentionne que l'éditorial de 1950, et ne semble pas avoir prêté attention aux articles où Merleau, dès 1948, avait déjà parlé du "travail concentrationnaire", et remis en question le "socialisme" du régime soviétique.

Camus, dans cette bagarre, avait lui-même fourni les armes avec lesquelles Sartre et Jeanson allaient lui infliger ce qu'il faut appeler, avec ses propres mots, une "dérouillée", qu'il nous paraît avoir transposée dans La Chute, dans un passage qui a d'ailleurs retenu l'attention de Michel Onfray, bien qu'il donne à Merleau le rôle qui nous semble revenir à Jeanson... [OL, p. 486]

 

 

La question des camps

 

Mais il avait été bien meilleur polémiste, et meilleur philosophe, dans sa querelle avec d'Astier de la Vigerie, où il avait su poser le problème des camps, sans se laisser aller à la sensiblerie, et en recourant à une argumentation, qui s'inspire de Rousseau, dans le Contrat social.

Rousseau réfute bien l'argument de Grotius, qu'il aurait d'ailleurs pu trouver chez Bossuet, suivant lequel on peut réduire en esclavage des prisonniers de guerre, dès lors qu'on aurait eu le droit de les tuer - d'où Bossuet tire une étymologie du mot latin servus, esclave, ou serf, qu'il rattache à servare, épargner, sauver, préserver : le servage serait une sorte de grâce, faite à un condamné, préservé de la mort, bien que sa vie cesse de lui appartenir - bel exemple d'une Aufhebung dialectique, suppression qui conserve ce qu'elle a supprimé, et le met en réserve pour un meilleur usage - le verbe aufheben pouvant se traduire, entre autres, par "élever", "soulever", "supprimer", "conserver", et "garder en réserve". Hegel lui-même insiste sur la polysémie d'un verbe qu'il rapproche du latin tollere, élever, ou enlever, qui autorise un mot d'esprit de Cicéron, "tollendum esse Octavium" : il faut élever Octave, le neveu de César, qui deviendra Auguste, ou s'en débarrasser, ce qui n'aura pas lieu, mais qu'espère Cicéron. Mais ces formulations, qui décrivent fort bien les résultats d'une création historique, telle qu'est l'esclavage, ne lui confèrent aucune "rationalité", autre que celle qui peut rendre "intelligible" l'abolition des droits reconnus à un homme, et sa conservation comme force animale. Mais elle doit, en retour, rendre intelligible, et même nécessaire, une abolition de cette abolition [encore un mot qui peut traduire Aufhebung, celui qu'a proposé Jean-Pierre Lefebvre, dans sa traduction de la Phénoménologie de l'esprit]. Encore faudra-t-il que le mot "nécessaire" ne soit pas pris au sens d'une nécessité, physique ou objective, mais comme l'exigence d'une restitution, aux hommes asservis, des droits qui vont avec la condition humaine.

La réponse de Rousseau s'adressait à Grotius, et ne visait pas de futurs dialecticiens, fussent-ils même des marxistes-léninistes, mais reste opposable à leurs propres sophismes : si on prétend justifier la mise en esclavage, ou servitude pénale, de captifs qu'on aurait eu le droit de tuer, il faut supposer que la "légitime défense", seule forme admissible de "légitime violence", s'applique à bon droit sur des captifs désarmés, alors qu'elle aurait pu encore se justifier, tant qu'ils étaient encore des combattants armés, capables de tuer l'adversaire chanceux, qui parviendrait à les mettre hors de combat. Cet argument reste purement rationnel, et n'est dicté par aucune sensiblerie, dès lors qu'il admet une violence légitime. Camus, pareillement, assume la violence qu'il a pu exercer, pendant l'occupation, avec la Résistance, mais il cherche à fixer de façon rigoureuse ce qui est réellement violence légitime, et qui n'a pas besoin de légitimation, et ce qui n'est que violence "légitimée" par les soins d'une argumentation tortueuse, que nous éviterons d'appeler "sophistique" parce que les sophistes, comme Protagoras, n'étaient pas forcément au service de la force, ni des droits chimériques attribués au plus fort :

"Puisque vous y tenez, dit Camus à d'Astier, et sans m'étendre autant que je le voudrais, je vais vous donner un bon exemple de violence légitimée : les camps de concentration et l'utilisation comme main-d'oeuvre des déportés politiques. (...) Les camps ne me paraissent avoir aucune des excuses que peuvent présenter les violences provisoires d'une insurrection. Il n'y a pas de raison au monde, historique ou non, progressive ou réactionnaire, qui puisse me faire accepter le fait concentrationnaire. J'ai simplement proposé que les socialistes refusent d'avance, et en toutes occasions, le camp de concentration comme moyen de gouvernement. Sur ce point, vous avez la parole." [Actuelles, p. 163-164 dans la collection idées/gallimard, 1977 ; une note précise que "cette proposition est restée sans réponse"]

Mais à l'heure où Camus cherche à constituer un rassemblement neutraliste, parce qu'une nouvelle guerre pourrait bien éclater, il ne peut empêcher qu'on se pose à nouveau, dix ans après Munich, les questions que se posait Simone de Beauvoir, à la veille de Munich, puis au moment du pacte germano-soviétique : faut-il penser que "n'importe quoi, même la plus cruelle injustice, valait mieux qu'une guerre", comme elle l'estimait en 1938, ou bien ce qu'elle allait penser l'année suivante, que "la guerre était un moyen somme toute acceptable de faire cesser un certain nombre de saloperies" ? [La force de l'âge, collection folio, p. 383 et 432]

 

 

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15 décembre 2013 7 15 /12 /décembre /2013 17:36

POLITIQUE DE MERLEAU-PONTY

 

 

 

 

[Sigles]

 

1978 : Claude Lefort, Eléments d'une critique de la bureaucratie, réédition dans la collection Tel, Gallimard, 1978

1983 : Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983

1985 : Anna Boschetti, Sartre et les Temps Modernes, Minuit, 1985.

1988 : Kerry H Whiteside, Merleau-Ponty and the foundation of an existential politics, Princeton University Press, 1988

1990 : Raymond Aron, Chroniques de guerre, La France libre 1940-1945, Plon 1990

1991 : Emile Copfermann, David Rousset, une vie dans le siècle, Plon, 1991

AD : Les Aventures de la Dialectique, Gallimard, 1955

EMO : Cornelius Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier, tome 1

EP : Michel-Antoine Burnier, Les existentialistes et la politique, Gallimard, collection Idées, 1966

HT : Humanisme et Terreur, Gallimard,1948

Œuvres : Maurice Merleau-Ponty, Œuvres, Gallimard, collection Quarto, 2010. Nous avons, chaque fois que c’était possible, renvoyé aux textes qui figurent dans cette édition, bien qu’on n’y trouve pas la totalité des articles que Merleau-Ponty avait rassemblés dans SNS ou dans S

OL : Michel Onfray, L'ordre libertaire, Grasset, 2012

P : Simone de Beauvoir, Privilèges, Gallimard 1955

P1 et P2 : Parcours 1935-1951 et Parcours Deux 1951-1961, Verdier, 1997 et 2000

2010 : Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, Pléiade, 2010

S : Signes, Gallimard, 1960

SNS : Sens et Non-Sens, Nagel, 1948

TP : Claude Lefort, Le Temps présent, Belin, 2007

Zaza : Correspondance et carnets de Elisabeth Lacoin, Zaza 1907-1929, Amie de Simone de Beauvoir, L'Harmattan, 2005

 

 

 

 

 

[Avant-propos] SARTRE CAMUS MERLEAU

 

Sartre, Camus, Merleau-Ponty, peut-être ont-ils été les derniers "philosophes", au sens que les Lumières ont donné à ce mot, bien qu'ils restent inscrits dans l'histoire plus ancienne, et qui n'est pas finie, d'une philosophie qui remonte à Thalès, Socrate et Pythagore.

Les Lumières ont voulu donner aux philosophes un rôle qui, autrefois, revenait seulement aux envoyés de Dieu, guides et législateurs qui s'adressaient au peuple en l'instruisant de la volonté du Seigneur. Quand le Seigneur se tait, une brèche est ouverte, par où peuvent passer les instructions de sages qui ne prétendent qu'à une sagesse humaine : ce sont eux, par défaut, qui deviennent alors les prophètes de l'homme, et les nouveaux éducateurs du genre humain.

Descartes, Hobbes, Spinoza, nous apparaissent comme les précurseurs des Lumières, bien qu'ils ne nient pas l'autorité de la Bible, et se contentent de limiter le domaine où cette autorité devra se cantonner : encore s'adressent-ils à un public restreint. Les Lumières, au sens fort, supposent que tout le peuple ait accès au savoir, et que les philosophes parlent à tous les hommes, sous une forme assez claire pour que chacun comprenne : Sapienti sat n'est pas la devise des Lumières...

C'est pourquoi, somme toute, il est bien naturel que Voltaire et Rousseau suffisent pour résumer les Lumières françaises, et que Victor Hugo ait pu répondre aux attentes d'un siècle qui n'était pourtant pas si "stupide" : Monsieur Homais pouvait s'en tenir à Voltaire, et pour les happy few, restait encore Stendhal. Une dernière ressource, pour l'esprit compliqué de Charles Baudelaire, était encore fournie par la lueur des bougies qui éclairent les Soirées de Saint-Pétersbourg.

Pour ceux qui nous occupent, et que leur époque avait tout d'abord "jetés" - suivant le mot de Sartre - "dans un demi-siècle de massacres" [2010, p. 1122], le rôle du philosophe sera de rendre compte du fait que "la guerre a eu lieu" (thème et titre du premier article de Merleau, dans le premier numéro des Temps modernes), et de sortir de cette guerre en tirant ses leçons, pour combattre La Peste, ou parcourir Les Chemins de la liberté... Puisque c'est bien ce qu'on attend du philosophe, il est tout naturel que Sartre et Camus, comme Voltaire et Rousseau, figurent au premier plan, et que Merleau-Ponty ne soit qu'un "Père Joseph" [2010, p. 1069], une éminence grise, dont le rôle est moins visible, mais aussi capital.

Ces philosophes sont des penseurs "engagés", qui vont intervenir dans le champ politique, bien qu'ils restent à l'écart des partis constitués, contrairement à l'exemple de leur aîné Nizan. Le penseur engagé n'est pas un militant, pour de bonnes raisons, parfois pour de moins bonnes : son libre jugement ne peut pas se plier aux diktats qu'impose une discipline aveugle, comme celle des Jésuites, mais pourquoi faudrait-il que la même attitude, pratiquée par un autre, ne soit qu'un alibi ? « Si Lefort se pose des questions sur la révolution et sur la vérité, c'est pour n'avoir pas à entrer au PC. Si Sartre n'entre pas au PC, c'est parce qu'il se pose ces questions ou d'autres. Le traitement n'est pas égal, et il faut avouer que Sartre est plus conciliant avec Sartre qu'avec Lefort. » [Œuvres, p. 556]

 

Le philosophe a-t-il des lumières spéciales, est-il plus expert que tout autre en politique ? Sartre et Beauvoir se montraient encore lucides, au début des années 30, dans des conversations de café, qu'ils se racontaient dans le style de Dos Passos : « Le gérant souriait d'un air content, et ils se sentirent très en colère. Sartre tira sur sa pipe, et il dit que peut-être il ne suffisait pas de sympathiser avec la révolution. Le Castor objecta qu'il avait son oeuvre à faire. Ils commandèrent deux demis, et ils dirent qu'il est bien difficile de savoir ce qu'on doit aux autres et ce qu'on se doit à soi-même. Finalement, ils déclarèrent que s'ils avaient été dockers, ils se seraient sûrement inscrits au PC, mais que dans leur situation, tout ce qu'on pouvait leur demander, c'était de toujours prendre parti pour le prolétariat. » [La force de l'âge, collection folio, p. 159-160]

On l'aura remarqué, le mot "situation", dans la dernière phrase, n'a pas encore pris le sens que Sartre lui donnera par la suite : la situation des dockers doit "sûrement" les conduire à une adhésion qu'exclut, tout aussi "sûrement", celle de ces « intellectuels petit-bourgeois, invoquant leur oeuvre future pour éviter l'engagement politique : telle était notre réalité et nous tenions aussi à ne pas l'oublier ». [La force de l'âge, ibid., p. 160]

 

Albert Camus, bien sûr, était d'une autre trempe, et ses ambitions littéraires ne l'avaient pas détourné d'une adhésion au Parti Communiste Algérien, pas plus qu'elles ne devaient être à l'origine de son exclusion en 1937 : sans doute se faisait-il une autre idée de l'activité militante, qui ne se limitait pas à suivre aveuglément la "ligne" dictée par un comité central, dès lors que "le parti", ce sont les militants, qui prennent part aux débats où s'élabore la ligne... Faute d'avoir trouvé cela dans un parti, sans doute l'a-t-il vécu dans la brève période où il animait Combat, avant de tomber dans l'amère solitude qui devait lui inspirer la figure de Clamence. Quant à "prendre parti pour le prolétariat", ce n'était pas pour lui un acte symbolique, marquant une rupture avec sa propre classe, comme ce l'est pour Sartre, quand il déclare avoir voué à la bourgeoisie "une haine qui ne finira qu'avec moi" [2010, p. 1093] : Camus voulait plutôt rester fidèle aux siens...

Par la force des choses, il partage avec Sartre le rôle de prophète auquel l'époque avait réduit le philosophe, et qu'il a bien perçu, lui qui a fait de Clamence une figure composite, celle « d'un petit prophète comme il y en a tant aujourd'hui » et qui « n'annoncent rien du tout » [interview dans le Monde, 31 août 1956] - dans un récit qui se laisse aussi bien lire comme une auto-fiction, ou comme un pamphlet sur la trahison des clercs.

 

Auprès de ces deux Papes, Merleau-Ponty n'était qu'une éminence grise, qu'emportait rarement une ardeur prophétique, même s'il écrivait, en 1939, « des lettres prophétiques » qui « répartissaient les rôles entre l'URSS et nous » : « Comme Sartre, j'étais sans parti : bonne position pour rendre sereinement justice au plus dur des partis. Nous n'avions pas tort, mais Nizan avait raison. Le communisme du dehors n'a pas de leçons à donner aux communistes. » [Œuvres, p. 1580]. Faute d'en savoir plus, on peut imaginer que Merleau était proche des positions que Sartre attribue à Nizan : « Ses anciens amis l'accusaient de moralisme ; il leur reprocha de n'être pas machiavéliens ; il approuvait, dit-il, le cynisme souverain des dirigeants soviétiques : tous les moyens sont bons pour sauver la patrie du socialisme ; mais les communistes français n'avaient pas imité cette aisance cavalière ni compris qu'il leur fallait se désolidariser de l'URSS en apparence ; ils allaient perdre leur influence pour n'avoir pas pris à temps les dehors de l'indignation. » [2010, p. 1046]

Loin de tout prophétisme, Merleau-Ponty devait s'apercevoir bientôt - dès 1945 - que l'URSS et le PC ne répondaient guère à la mission historique que la pensée marxiste leur avait assignée, ce qui devait plus tard le conduire à douter de la mission elle-même, et à penser le rôle des classes sociales à partir de leur conduite observable, et non plus des tâches qu'elles "devaient" accomplir. La lutte des classes n'est pas une Ruse de la Raison, destinée à produire la société sans classes : le marxisme, désormais, « peut inspirer, orienter des analyses, garder une sérieuse valeur heuristique, mais (...) il n'est certainement plus vrai dans le sens où il se croyait vrai », il partage le sort des doctrines classées sous l'appellation ambiguë de classiques : « On les reconnaît à ceci que personne ne les prend à la lettre, et que pourtant les faits nouveaux ne sont jamais absolument hors de leur compétence, qu'ils tirent d'eux de nouveaux échos, qu'ils révèlent en eux de nouveaux reliefs. Nous disons que le réexamen de Marx serait la méditation d'un classique et qu'il ne saurait se terminer par le nihil obstat ni par la mise à l'index. » [Œuvres, p. 1556-1557]

Conclusion qui rejoint, ou plutôt qui anticipe, ce que Castoriadis écrira dans un texte où il motive son rejet du marxisme, tout en rappelant que « les prétendus dépassements du marxisme sont dans l’écrasante majorité des cas de pures et simples régressions fondées non pas sur un nouveau savoir mais sur l’oubli de ce qui était auparavant appris - mal appris, il faut croire. » [L'Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 122].

 

 

 

Chapitre premier

 

 

Antécédents

 

Maurice Merleau-Ponty, à l'âge de vingt ans, publiait un roman sous le nom de Jacques Heller. C'est du moins ce qu'on lit dans une lettre adressée à Simone de Beauvoir par son amie "Zaza", qui joue un si grand rôle dans les Mémoires d'une jeune fille rangée - Elisabeth Lacoin, ou "Elisabeth Mabille", dans le récit de Beauvoir. On sait que le "Castor" a souvent dû masquer le véritable nom de nombreux personnages, comme ceux qu'elle va nommer "Pradelle" et "Clairaut". Ou comme "Louise Védrine", dans La Force de l'âge et les Lettres au Castor, prête-nom qui masque l'identité réelle de Bianca Bienenfeld (plus tard Bianca Lamblin), qui aura des choses à dire, dans ses Mémoires d'une jeune fille dérangée.

Zaza faisait alors un séjour à Berlin, imposé par sa pieuse mère, qui ne supportait pas que sa fille fréquente un groupe d'étudiants, tous amis de Simone, qu'elle envisage de retrouver tous les dimanches, sous le prétexte oiseux de jouer au tennis : « Maman a été absolument révoltée par une proposition que je trouvais pourtant si naturelle, elle a déclaré qu'elle n'admettait pas ces moeurs de Sorbonne et que je n'irais pas à un tennis organisé par une petite étudiante de vingt ans retrouver des jeunes gens dont elle ne connaissait même pas les familles. Je vous dis tout cela brutalement, je préfère que vous vous rendiez compte de cet état d'esprit auquel sans cesse je me heurte et que par ailleurs mon idée chrétienne d'obéissance m'oblige à respecter... » [Zaza, p. 137-138, lettre du 28 septembre 1928].

Le respect que Zaza éprouve pour sa mère ne lui interdit pas d'ajouter que « sous prétexte de principes moraux, j'ai entendu des choses qui me révoltent. Depuis deux jours que je dispute avec obstination, Maman a paru changer légèrement d'état d'esprit, elle m'a dit comme dernière réponse qu'elle me laisserait peut-être aller à ce tennis quand elle saurait exactement sa composition et pourrait prendre des informations sur les jeunes gens qui doivent y venir » : or, sachant que ceux-ci, qui sont présentés dans les Mémoires du Castor sous les noms de "Pradelle" (alias Merleau-Ponty) et de "Clairaut" (Maurice de Gandillac) étaient, en ce temps-là, de fervents catholiques, Zaza veut encore croire que "peut-être cela pourrait-il s'arranger", mais elle n'a plus beaucoup d'espoir, pronostic pessimiste qui sera bientôt confirmé : « Maman veut maintenant me faire faire ce voyage pour que je rompe avec la Sorbonne, les études et le groupe intellectuel d'une manière définitive ». [Zaza, p. 141, lettre du 6 octobre 1928]

"Maman" craignait surtout l'influence de Simone, comme l'indique une lettre de 1929 où elle déclare à sa fille qu'elle éprouve « un sentiment de désolation car je te sens sous son influence beaucoup plus que tu ne le crois toi-même et cette influence dispute ton âme, non à moi, ce qui serait peu, mais à Dieu (...) influence pervertissante et antireligieuse : l'orgueil avant tout, l'orgueil fond de tout ! Liberté complète des lectures sans souci de la morale et de la Foi ! suppression de tout respect, obéissance, dépendance, égards quelconques vis-à-vis des parents » (p. 281) : les deux Maurice étaient beaucoup moins dangereux...

Nous devons donc suivre Zaza jusqu'à Berlin, où elle va séjourner depuis la mi-novembre jusqu'au début de février, mais où elle n'oublie pas ses amis, ses amies, et surtout pas Simone, à laquelle elle envoie souvent de longues lettres. Celle-ci, par exemple, où elle rapporte « deux petites histoires que vous raconterez à Merleau-Ponty, en lui faisant mes amitiés. Jeudi, en sortant du restaurant, je me suis promenée avec Fräulein Herbst, la jeune fille de Cologne [avec qui elle avait fait une partie du voyage, de Cologne à Berlin, et qu'elle décrit, p. 157, comme « une jeune Allemande très gentille qui connaissait fort bien Paris et la littérature française »]. Nous nous sommes arrêtées dans une belle librairie où elle a voulu acheter sur mes indications des livres français. Il y avait surtout des romans de Colette, des livres de Barbusse, d'Anquetil et... d'Henry Bordeaux. Enfin je lui ai trouvé Siegfried de Giraudoux, Le désert de l'amour, et Nord de Jacques Heller, que je lui ai donné en lui expliquant qu'il était du plus haut intérêt, que l'auteur était un jeune homme plein de talent, l'espoir de la littérature française. Elle écoutait avec des yeux béants, enchantée d'être mise au courant des gloires littéraires de la France. En la quittant, je vais prendre le thé chez Mme Leverve [épouse d'un diplomate, à qui ses parents avaient confié Zaza] qui « adore la littérature », ce qui me fait beaucoup souffrir. Elle me parle de livres et me dit « Mon petit chéri, je vais vous prêter les deux derniers numéros de la Nouvelle Revue, mais ce qu'il faut absolument que vous lisiez tout de suite, c'est Nord de Jacques Heller, admirable, mon petit chou, passionnément intéressant ! » [Zaza, p. 158. Une note en bas de page précise que « Jacques Heller est le nom de plume de Maurice Merleau-Ponty. »]

Simone de Beauvoir cite dans ses Mémoires la phrase qui précède ces propos de Zaza, mais passe sous silence l'impression que lui a faite ce roman oublié. Ses Cahiers de jeunesse signalent brièvement la lecture de Nord, mais ne nous disent pas ce qu'elle en a pensé - si ce n'est que « par moments on retrouve M-P et c'est amusant. » [p. 486]

 

 

 

 

 

Curriculum

 

Le livre de Jacques Heller, qui se présente comme un "récit de l'Arctique", et s'inspire d'un auteur franco-canadien qui passait, à l'époque, pour un "Jack London francophone", peut-il nous introduire dans l'univers mental d'un philosophe en herbe, dont nous ne savons jusqu'à présent presque rien ? Nous ne le connaissons que par les commentaires, parfois très incisifs, de Beauvoir sur "Pradelle", dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, et par quelques articles reproduits dans Parcours, publiés à partir de 1935, comme sa recension d'un livre de Scheler, dont il approuve les thèses : « Nietzsche ne s'est pas trompé dans sa description du ressentiment ; il ne s'est pas même trompé lorsqu'il a cru le retrouver chez certains chrétiens ; il s'est trompé entièrement lorsqu'il a cru que le christianisme en était fait. » [P1, p. 29].

Cet article est paru dans "La vie intellectuelle", une revue publiée par les Dominicains, à une date où Merleau avait déjà dû faire l'expérience qu'il rapporte dans Sens et non-sens : « Il était une fois un jeune catholique que les exigences de sa foi conduisaient "à gauche". C'était au temps où Dollfuss inaugurait le premier gouvernement social-chrétien d'Europe en bombardant les cités ouvrières de Vienne. Une revue d'inspiration chrétienne avait adressé une protestation au président Miklas. Le plus avancé de nos grands ordres soutenait, disait-on, la protestation. Le jeune homme fut reçu à la table de quelques religieux de cet ordre. Au milieu du déjeuner, il eut la surprise d'entendre qu'après tout le gouvernement Dollfuss était le pouvoir établi, que, comme gouvernement régulier, il avait droit de police, et que, libres de le blâmer comme citoyens, les catholiques, comme catholiques, n'avaient rien à lui reprocher. En vieillissant, le jeune homme n'a jamais oublié ce moment. Il se tourna vers le Père qui venait de tenir ce langage - homme généreux et hardi, on l'a vu plus tard [Sans doute le Père Maydieu, comme le pense Kerry Whiteside, et comme semble le confirmer Maurice de Gandillac, cf. 1988, p. 25, note 39, et Le Siècle traversé, p. 164] - et lui dit simplement que ceci justifiait l'opinion des ouvriers sur les catholiques : dans la question sociale, on ne peut jamais compter sur eux jusqu'au bout. » [Œuvres, p. 121-122]

Cet épisode se situe en 1934, Merleau y apparaît comme un catholique "de gauche", qui est déjà déçu par les hommes d'Eglise, avec lesquels il n'a pas encore rompu, puisqu'il va écrire, et publier dans leur revue, l'article sur Scheler, puis une étude sur un livre de Gabriel Marcel, à l'occasion duquel il énonce une phrase, "Je suis mon corps" [P1, p. 37], qui laissera des traces dans son oeuvre à venir. Nous savons par ailleurs, grâce à Michel Winock, qu'il est correspondant de la revue Esprit, et fait partie des intellectuels catholiques qui protestent, en 1937, contre le bombardement de Guernica et lancent « un appel aux catholiques pour la défense du peuple basque » [Histoire politique de la revue Esprit, Seuil, 1975, p. 130-131, 167-169].

Déjà, dans une lettre à Georges Gusdorf, Merleau-Ponty écrit en 1936 : « Je ne cesse guère de penser à ce qu’ils ont osé faire, osé annoncer, cette rééducation de l’Espagne par l’écrasement de la moitié de la population. J’ai vu l’autre jour un texte pontifical qui blâmait la cruauté des miliciens du gouvernement. Je crois qu’il y a eu, auparavant, un autre texte pour blâmer la guerre civile. Y en a-t-il eu un seul pour blâmer l’insurrection ? » [Lettre datée du 23 août 1936, citée, avec la permission du destinataire, par Hughes Albert, Histoire et historicité chez Maurice Merleau-Ponty, thèse de troisième cycle, Université de Strasbourg, Strasbourg, 1968, p. 17 - et que nous trouvons nous-même dans un travail de Gilles Labelle, disponible sur Internet : Merleau-Ponty et le christianisme, Laval théologique et philosophique, 58, 2 (juin 2002) : p. 317-340]

Nous le retrouvons encore, lors d'une rencontre avec Simone de Beauvoir, pendant la crise de septembre 38 : « Certainement, lui dis-je, la Tchécoslovaquie était en droit de s'indigner contre la trahison de l'Angleterre et de la France : mais n'importe quoi, même la plus cruelle injustice, valait mieux qu'une guerre. Mon point de vue lui parut court, comme il le paraissait à Sartre : "On ne peut pas céder indéfiniment à Hitler" me disait Sartre. » [La force de l'âge, collection folio, p. 383] Puis pendant la crise d'août 39, où Simone est déjà beaucoup moins pacifiste : « la guerre était un moyen somme toute acceptable de faire cesser un certain nombre de saloperies. Il me demanda avec un peu d'ironie pourquoi je l'accueillais, cette année, si sereinement, alors que l'an dernier, j'en avais si grand-peur » [p. 432] - ce qu'on peut comparer avec ses propres dires, dans la préface de Signes.

 

 

Ulysse au Canada

 

En 1928, son univers mental ne se dévoile que dans un roman d'aventures, où l'exotisme n'est pas que décoratif. Louis-Frédéric Rouquette, à la mémoire duquel "Jacques Heller" dédie Nord, lui a fourni le thème d'un retour au pays, "heureux qui comme Ulysse..." : son Ulysse, Michel, a d'abord pris la fuite parce qu'il « n'a ni la force ni le désir de tenir une place dans une cité française, d'y être connu, classé, surveillé. Il redoute la vie monotone ; il espère que le Nord lui offrira chaque jour un événement neuf, des sentiments forts qui puissent divertir ce coeur inoccupé. » [Nord, Grasset, 1928, p. 16]

Nous nous garderons bien de chercher dans ce livre quelques pressentiments d'une pensée future, qui n'est pas encore esquissée, mais seulement ce qui nous ferait mieux comprendre la personnalité d'un jeune homme à la page, sans doute plus rangé que la "jeune fille rangée" qui avait perçu, dès l'abord, un contraste marqué entre des attitudes, nous pourrions même dire des "choix existentiels", nous qui venons assez tard pour savoir que ces choix allaient se maintenir tout au long de leurs vies : « Mon manichéisme opposait à une minuscule élite une immense masse indigne d'exister ; selon lui, il y avait chez tout le monde un peu de bien, un peu de mal : il ne faisait pas tant de différence entre les gens. Il blâmait ma sévérité et son indulgence m'offusquait » [Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 346, dans le "livre de poche"] Est-ce bien un paradoxe ? Cette "indignée" des années folles percevait sa révolte comme un signe d'élection, qui rappelle la prédestination calviniste, alors que le Philinte qui déçoit cette Alceste ne prétend pas juger le commun des mortels...

 

 

Nord, "récit de l'arctique"

 

L'ouvrage n'est, à vrai dire, pas très original ; il se conforme bien au code narratif du genre littéraire qu'il entend illustrer, et manifeste l'habileté nécessaire à produire des pastiches à la manière de ceux qui composent le recueil de Reboux et Muller, "A la manière de...". Peut-être s'agit-il d'un livre "alimentaire", rédigé sur commande, et où l'auteur n'a pas prétendu exprimer ses pensées les plus chères et les plus personnelles, qui seraient forcément, si tel était le cas, celles qui ne sont pas prescrites par le genre : demandons-nous, alors, qu'est-ce qui imposait une citation de Maurras, qui sert d'épigraphe au tout dernier chapitre : « Des haines, des amours, des chocs de personnages très ordinaires, c'est, j'en ai peur, tout ce que pourrait fournir la psychologie... de la vieille ville endormie devant moi. Mais l'extraordinaire n'est peut-être que la splendeur du normal et du familier... » [Nord, p. 231]

Cette citation n'était nullement requise, comme l'est, au contraire, la référence aux oeuvres de Frédéric Rouquette, dans un avant-propos qui sert à introduire une "grande vérité" : « dépaysés, nous retrouvons toujours le pays, - divertis, nous retrouvons nos vrais soucis, tant qu'enfin il faut bien les considérer ». Ce même avant-propos, en évoquant Rouquette, dit qu'il a voyagé, « puis il est revenu au pays », et rappelle que « Plus d'un poète depuis Lucrèce, plus d'un sage depuis Sénèque nous a dit qu'on ne se fuit pas, que le voyage ne peut donner le bonheur » [Nord, p. 16] Et peut-être est-ce aussi, de façon moins voyante, une allusion à l'Anthinéa de Maurras, où figure en exergue le même vers de Lucrèce, commenté par Sénèque, "Hoc se quisque modo fugit" [De la nature, III, 1068]

 

 

La fuite de Michel l'a conduit à Baker Lake, dans les "plaines de neige" qui entourent la baie d'Hudson, où il travaille pour la Compagnie des Fourrures, et va faire du troc avec les Esquimaux, sur lesquels il promène un regard ingénu, et s'interroge sur l'avenir de « ce peuple imbécile, répandu sur les surfaces glacées par groupes de quatre ou cinq », qui « ne connaît pas la vie familiale, n'a pas formé de cités, ignore l'art », et se demande s'ils pourront accéder à un genre de vie plus civilisé. Non, lui assurent tous les Blancs qu'il interroge, lesquels, « comme tous ceux qui longtemps ont vécu auprès des primitifs », les jugent « irrémédiablement arriérés » [p. 76] - opinion à laquelle il ne contredit pas, mais qui s'accorde mal avec les observations qu'il fera par la suite, et qui chatouillent le sens critique des lecteurs : les anecdotes qui nous seront rapportées pourront, assez souvent, contredire sans bruit le discours unanime qu'il entend ressasser...

Comme cet Ulysse a besoin d'une Calypso, il recourt à une pratique coloniale, et semble-t-il courante (souvent même pratiquée de façon plus brutale), celle de s'approprier une jeune Esquimaude, dont le mari sera dûment dédommagé, par une pipe, des allumettes et quelques paquets de tabac... Ce mari complaisant, que l'on aurait pu croire "paisible et peureux" - tel qu'il aurait dû être, comme tous les Esquimaux, même s'il est dit, plus tard, qu'il est "si batailleur" - va bientôt enlever une autre jeune femme, après avoir tué deux hommes, deux témoins encombrants. Sa cavale va connaître des rebondissements, qui donneraient à penser que l'on ne s'ennuie pas dans ces plaines de neige... mais Michel est déjà blasé, il commence à trouver l'exotisme banal : « Ces histoires l'ennuient. Il est, ce soir, plus las que jamais. Les premiers mois passés dans le Nord lui furent un enchantement. Mais maintenant il a trouvé ici les mêmes laideurs, les mêmes passions qui défigurent l'européen. Cette aventure de Ouangwak qui les fait tant parler, mais cent fois elle est arrivée en Europe ! (...) Les plus grandes fantaisies des hommes sans loi qui vivent ici, on s'y habitue comme au reste, - effrayante monotonie des faiblesses et des hardiesses humaines. » [Nord, p. 103-104]

La fin de l'aventure baigne dans une atmosphère désenchantée, traversée quelquefois de bouffées nostalgiques : « Michel est bien lassé de tout ce sublime que lui offre le Nord ; il sent le désir d'une nature plus familière, d'une vie simple », il songe aux « camarades qu'il a laissés en France. Sans doute ont-ils construit à leur mesure une vie confortable et mesquine ; mariés, rentrant du bureau chaque soir, accompagnant leur femme qui fait des visites. Après tout, se dit-il, pourquoi pas ? » [Nord, p. 126-127]

Ou encore, un peu plus tard : « L'amour de tout ce qu'il a fui, de la civilisation et de ses plus mesquines inventions, Michel le croyait disparu, et le voici au fond de son coeur, mis à nu par la neige qui gratte patiemment, éternellement. Michel a quitté la France pour "vivre", pour agir, pour s'occuper ; mais il n'est pas un pays, si nouveau soit-il à ses yeux, qui puisse l'arracher pour toujours au monologue intérieur. » [Nord, p. 172]

Michel retrouve la France, avant même d'avoir quitté le Canada, pendant les deux mois qu'il passe à Montréal, où il règle ses affaires avec la Compagnie des Fourrures : « Dressé sur toute la plaine, le Mont-Royal, plus haut que la ville même qui tire de lui son nom, est le témoignage massif d'un temps de l'histoire. Des Français vinrent ici, des Français possédèrent cette terre, au nom du roi qu'ils servaient. Michel, au Collège, a appris tout cela ; il ne lui en reste qu'un souvenir un peu vague, ainsi que d'une belle légende entendue il y a très longtemps. » [Nord, p. 239]

En livrant à l'oubli ce roman "maurrassien", l'auteur n'a pas tenté de nous dissimuler un péché de jeunesse : Nord n'a de maurrassien que le thème proposé par un vers de Lucrèce, qui nous rappelle la place que nous occupons dans l'espace et dans le temps, et qui reste la nôtre, même si nous rêvons d'une terre utopique, d'une fin de l'histoire, ou d'un retour aux temps que l'on croit héroïques. Rêves auxquels il renonce, sans que cet abandon doive être compris comme un choix réactionnaire. Merleau retrouvera cette idée chez Cézanne, que son spleen avait "suivi" de Provence à Paris : « Je n'ai fait que changer de place et l'ennui m'a suivi. » [Œuvres, p. 1307]

Dans un article de 1945, où il discute un livre de Thierry Maulnier, Merleau-Ponty porte un jugement sur Maurras, et concède qu’ « il y avait dans le maurrassisme de 1900 une réaction saine contre les illusions kantiennes de la démocratie » : « La faiblesse de la pensée démocratique tient à ce qu'elle est moins une politique qu'une morale, puisqu'elle ne pose aucun problème de structure sociale et considère comme données avec l'humanité les conditions d'exercice de la justice. Contre ce moralisme-là, nous sommes tous ralliés au réalisme, si l'on entend par là une politique qui s'occupe de réaliser les conditions d'existence des valeurs qu'elle a choisies. L'immoralisme maurrassien est d'une autre sorte. Au lieu de conclure que l'égalité et la liberté, n'étant pas données, sont à faire, il renonce à l'égalité et à la liberté. » [SNS, p. 180] La question reste ouverte, s'il s'agit de faire être des valeurs qui ne sont pas nées de la nature, ni imposées par la Providence divine, ou même par une ruse de la raison. Merleau y reviendra, quelques années plus tard, dans une Note où il médite sur Machiavel.

 

 

Note sur Machiavel

 

Publiée dans les Temps modernes d'octobre 1949, Note sur Machiavel peut s'inscrire, à la fois, dans le cursus universitaire de Merleau-Ponty - c'est le texte d'une communication prononcée dans un congrès académique - et dans la série d'interventions polémiques qui ont marqué, depuis 1945, l'engagement politique du philosophe. Tel est le choix que semble proposer la conclusion "ouverte", où Merleau pourrait bien, parlant de Machiavel, revenir aux problèmes d'Humanisme et Terreur (premier essai sur le "problème communiste", que nous allons bientôt examiner à part) : "Si l'on appelle humanisme une philosophie de l'homme intérieur, qui ne trouve aucune difficulté de principe dans ses rapports avec les autres, aucune opacité dans le fonctionnement social, et remplace la culture politique par l'exhortation morale, Machiavel n'est pas humaniste. Mais si l'on appelle humanisme une philosophie qui affronte comme un problème le rapport de l'homme avec l'homme et la constitution entre eux d'une situation et d'une histoire qui leur soient communes, alors il faut dire que Machiavel a formulé quelques conditions de tout humanisme sérieux. Et le désaveu de Machiavel, si commun aujourd'hui, prend alors un sens inquiétant : ce serait la décision d'ignorer les tâches d'un humanisme vrai." [Œuvres, p. 1376]

L'objet de son travail n'est pas tant d'éclairer l'oeuvre de Machiavel que de la faire servir à un autre éclairage, celui de la politique contemporaine - comme l'avait, avant lui, tenté Raymond Aron : « Pourquoi les règles machiavéliques semblent-elles si souvent se référer à nos problèmes ? Un disciple du Prince répondrait qu'elles sont éternellement vraies, parce que la politique change aussi peu que la nature des hommes et des sociétés. Mais il y a d'autres raisons : l'époque où écrivait Machiavel n'est peut-être pas sans analogie avec la nôtre... » [1990, p. 417-418]

 

 

De Toussaint Louverture aux marins de Cronstadt

 

C'est bien ce qui ressort des dernières pages de la Note sur Machiavel, consacrées au destin des deux révolutions qui se sont assigné un rôle universel, qu'elles n'ont pas pu jouer sur la scène du monde, où la force d'inertie, l'adversité des choses, fait obstacle à toute "négation" radicale. Proposée par Grégoire en 1789, l'abolition de l'esclavage sera votée cinq ans plus tard : les Noirs de Saint-Domingue n'ont pas attendu si longtemps, et ils ont pris les armes, contre une république qui les accusait de s'être vendus « aux prêtres, aux émigrés et aux Anglais » : les soldats envoyés contre eux par Bonaparte « considéraient encore qu'ils appartenaient à une armée révolutionnaire. Cependant, certaines nuits, ils entendaient les Noirs à l'intérieur de la forteresse chanter La Marseillaise, le Ça ira et autres chants révolutionnaires », et s'interrogeaient sur la cause qu'ils défendaient : « Mais quoi ? La France était le pays de la Révolution. Bonaparte, qui avait consacré quelques-unes de ses acquisitions, marchait contre Toussaint-Louverture. C'était donc clair : Toussaint était un contre-révolutionnaire au service de l'étranger. Ici comme souvent, tout le monde se bat au nom des mêmes valeurs : la liberté, la justice. » Ce qui départage, conclut Merleau-Ponty, « c'est la sorte d'hommes pour qui l'on demande liberté ou justice, avec qui l'on entend faire société : les esclaves ou les maîtres. Machiavel avait raison : il faut avoir des valeurs, mais cela ne suffit pas, et il est même dangereux de s'en tenir là ; tant qu'on n'a pas choisi ceux qui ont mission de les porter dans la lutte historique, on n'a rien fait. » [Œuvres, p. 1373]

Telle est, selon Merleau, la leçon que Marx a su tirer de l'histoire : « Il a cherché dans la situation et dans le mouvement vital des hommes les plus exploités, les plus opprimés, les plus dépourvus de pouvoir, le fondement d'un pouvoir révolutionnaire, c'est-à-dire capable de supprimer l'exploitation et l'oppression. Mais il est apparu que tout le problème était de constituer un pouvoir des sans-pouvoir. (...) Il fallait inventer des formes politiques capables de contrôler le pouvoir sans l'annuler, il fallait des chefs capables d'expliquer aux assujettis les raisons d'une politique, et d'obtenir d'eux-mêmes, s'ils devenaient nécessaires, les sacrifices que le pouvoir leur impose d'ordinaire. Ces formes politiques ont été ébauchées, ces chefs ont paru dans la révolution de 1917, mais, dès l'époque de la Commune de Cronstadt, le pouvoir révolutionnaire a perdu le contact avec une fraction du prolétariat, pourtant éprouvée, et, pour cacher le conflit, il commence à mentir. Il proclame que l'état-major des insurgés est aux mains des gardes blancs, comme les troupes de Bonaparte traitent Toussaint-Louverture en agent de l'étranger. Déjà la divergence est maquillée en sabotage, l'opposition en espionnage. On voit reparaître à l'intérieur de la révolution les luttes qu'elle devait dépasser. Et, comme pour donner raison à Machiavel, pendant que le gouvernement révolutionnaire recourt aux ruses classiques du pouvoir, l'opposition ne manque pas même de sympathies chez les ennemis de la Révolution. » [Œuvres, p. 1375]

Faut-il croire que la cause était perdue d'avance, ou faut-il attribuer cet échec à des circonstances aléatoires, qu'une autre conjoncture aurait pu éviter ? Merleau-Ponty veut croire que ce qu'il appelle "l'expédient de Cronstadt" n'exprime pas encore un projet totalitaire, et que la dictature du parti bolchevik n'est qu'une réponse, limitée dans le temps, à des périls qui imposent un état d'exception. Même si c'était vrai du vivant de Lénine, la perpétuation de cette dictature ne se justifie plus par l'état d'exception, « maintenant que l'expédient de Cronstadt est devenu système et que le pouvoir révolutionnaire s'est décidément substitué au prolétariat comme couche dirigeante, avec les attributs de puissance d'une élite incontrôlée », ce qui implique bien la mutation du régime en un nouveau système exploiteur et oppressif [Œuvres, p. 1376].

 Signalons donc ce texte à ceux qui veulent croire que Merleau était un "compagnon de route" choyé par les intellectuels communistes, ce que démentent les commentaires typiquement staliniens qu'en fera Georges Mounin, qui lui attribue « la thèse selon laquelle, au fond, pour garder le pouvoir, il faut que le capitalisme adopte scientifiquement le principe que la fin justifie les moyens. » [Machiavel, Club Français du Livre, 1958, p. 161 - réédité depuis dans la collection "Points" : ce livre de Mounin paraît neuf ans après l'article de Merleau, mais son inspiration n'est pas aussi tardive, car il suffit de parcourir Sens et Non-Sens pour se rendre compte des rapports polémiques qu'avait Merleau-Ponty avec ces intellectuels - et notamment Mounin - dès l'époque où Camus pouvait croire que Merleau défendait le stalinisme].

 

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26 novembre 2013 2 26 /11 /novembre /2013 07:01

Castoriadis et l'anarchisme

 

 

[Je reproduis tel quel cet article diffusé en 2010 sur le site de la RDMP – Revue du MAUSS permanente – tout en mettant à jour un certain nombre de références, qui renvoyaient aux textes publiés en 10-18. Ces textes sont désormais repris dans la réédition des écrits politiques de Castoriadis, notamment dans « Quelle démocratie », tome 1, qui vient de paraître aux Editions du Sandre, en novembre 2013]

 

 

Castoriadis parle très peu des anarchistes, qu'il a d'abord jugés en des termes assez rudes, par exemple dans "Socialisme ou Barbarie", texte inaugural publié dans le premier numéro de la revue homonyme (S ou B): "Les Fédérations Anarchistes continuent à réunir des ouvriers d'un sain instinct de classe, mais parmi les plus arriérés politiquement et dont elles cultivent à plaisir la confusion. Le refus constant des anarchistes à dépasser leur soi-disant 'apolitisme' et leur athéorisme contribue à répandre un peu plus de confusion dans les milieux qu'ils touchent et en fait une voie de garage supplémentaire pour les ouvriers qui s'y perdent".

Supplémentaire, bien sûr, puisque les groupuscules qui se réclamaient du marxisme, trotskistes, conseillistes et bordiguistes, sont également décrits comme des voies de garage : "Malgré leurs prétentions délirantes, aussi bien la 'IVe Internationale' que les anarchistes et les 'ultra-gauches' ne sont en vérité que des souvenirs historiques, des croûtes minuscules sur les plaies de la classe, vouées au dépérissement sous la poussée de la peau neuve qui se prépare dans la profondeur des tissus" [La société bureaucratique, p. 112]

 

 

Première approche

 

En termes plus galants, mais aussi plus pédants, Castoriadis décrivait à la même époque "la singularité de la conscience anarchiste" dans sa Phénoménologie de la conscience prolétarienne, texte où il reconstruisait, en style hégélien, les moments successifs par lesquels devait passer la conscience de classe - car, en bonne logique, s'il est acquis que le réel est rationnel, elle devait avoir traversé tous ces moments, étant donné qu'elle était bien passée par là : "Si la conscience réformiste signifie la réduction de la fin historique en une série de buts particuliers (...), la conscience anarchiste semble maintenir la totalité du but en réduisant la totalité du mouvement à l'individu, au singulier, dans lequel semble se réfugier la vitalité de la classe vaincue (...) mais ce maintien, qui n'est qu'une simple répétition, contient une double mystification : en premier lieu, en tant qu'il substitue l'individu à la classe et qu'il pose même le but comme individuellement réalisable déjà au sein de l'aliénation capitaliste ; en deuxième lieu, même lorsqu'elle se débarrasse de son individualisme ('anarchisme communiste'), en tant qu'elle présente le but comme un but immédiat dans sa totalité en négligeant la médiation, c'est-à-dire en définitive en voulant sauter par-dessus le pour-soi non encore atteint - ce saut n'équivalant en fait qu'à un retour en arrière, vers la révolte immédiate" [La société bureaucratique, pp. 99-100].

Comme Hegel avant lui, Castoriadis partait de l'histoire réelle, à laquelle il donnait l'apparence illusoire d'une nécessité en train de s'accomplir. Ainsi procédait-il à une mise en scène de "figures qui apparaissent chaque fois comme incarnant la visée immanente à l'activité considérée et sa vérité, mais dévoilant dans ce qui est réalisé un moment particulier et limité de cette vérité, donc sa négation, qui doit être nié et dépassé à son tour jusqu'à une réalisation finale, un universel concret, qui contient comme dépassés tous les moments antérieurs et en tant que vérité sue comme telle, en présente le sens" [L'expérience du mouvement ouvrier, tome 1, p. 103]. La conscience prolétarienne surgit d'abord comme une révolte immédiate, dont l'échec fait place aux tentations réformistes, qui suscitent en retour les formes contrastées que prendra l'anarchisme : la révolte individuelle, celle qu'on associe au nom de Ravachol, et le syndicalisme d'action directe, qui refuse de se lier à la politique parlementaire où s'enlise l'action des partis socialistes. Il refuse, finalement, la politique en tant que telle, et toute stratégie d'accession au pouvoir. Pour autant qu'on déchiffre le langage codé d'un texte qui pastiche le jargon hégélien, cela mène au refus de toute médiation politique - dont le meilleur exemple est peut-être fourni par la conduite de la CNT espagnole, quand la lutte victorieuse de juillet 36 la met au pied du mur, en faisant d'elle l'arbitre d'une situation où le pouvoir légal n'est plus qu'un vain fantôme, pendant ces mois d'été - "le bref été de l'anarchie" - où le pouvoir réel revient, dans une zone, aux rebelles fascistes, et doit, dans l'autre zone, prendre appui sur la force des milices antifascistes. Situation instable, où le refus doctrinaire d'exercer un pouvoir remet bientôt en selle les pouvoirs constitués, la Generalitat de Catalunya et le gouvernement que Largo Caballero constitue après des tractations laborieuses, et auquel prendront part les "camarades ministres" que raille Guy Debord dans "Les journées de mai" (chanson reprise dans l'édition de ses Oeuvres, Gallimard, 2007, collection Quarto - voir aussi le & 94 de La société du spectacle).

Si la succession des expériences réelles correspondait vraiment aux moments dialectiques d'une Raison qui s'accomplirait dans l'histoire, l'Espagne devrait être le tombeau du mouvement anarchiste, comme la Russie doit être le tombeau du marxisme. Nous ne l'affirmons pas, puisqu'aucun avenir n'est écrit dans aucun scénario prophétique, et même pas dans ce texte qui, d'après son auteur, "semble rendre intelligibles les différents aspects du mouvement ouvrier et leur succession. Ainsi, par exemple, 'l'étape', ou mieux le 'moment' réformiste (...) comme celui du 'parti révolutionnaire' se transformant aussitôt en parti bureaucratique totalitaire, peuvent être conçus comme des figures où le prolétariat croit pouvoir incarner sa libération, mais qui, une fois réalisées et du fait même de cette réalisation, se dévoilent comme la négation de cette libération, et pour autant que la lutte prolétarienne continue, vouées à être dépassées et détruites [L'expérience du mouvement ouvrier, tome 1, pp. 103-104, repris désormais dans QD1 : Quelle démocratie, tome 1, Editions du Sandre, 2013, p. 447-448] ". Castoriadis ajoute qu'il s'agit d'une "fausse intelligibilité" : "outre qu'elle se fixe presque exclusivement sur l'activité politique, elle ne peut poser l'unité de celle-ci qu'en fonction de l'idée d'une fin, d'un telos qui lui serait immanent et que la pensée théorique a déjà dû définir, fût-ce de manière abstraite [Ibid., p. 104, et 448 dans la réédition de 2013]". Il s'agit là d'une illusion spéculative, dont l'origine n'est pas toujours dans Hegel, car il est peu probable que sa Logique l'ait inoculée à Marx, dont la méthode n'était guère "dialectique", ainsi que l'a montré Kostas Papaioannou [De Marx et du marxisme, Gallimard 1983, pp. 147- 184 : "Le mythe de la dialectique"] : le jeune Castoriadis était probablement beaucoup plus hégélien que ne l'a été Marx. Cela n'implique pas que les post-hégéliens n'aient plus rien à nous dire, bien que ce qu'ils nous disent soit rendu inaudible et reste inaperçu : c'est ainsi, par exemple, que "ce que Marx a à dire de vrai, de profond, d'important et de nouveau sur la société et l'histoire, il le dit malgré cet ailleurs qui commande toute sa pensée : que l'histoire doit (muss, soll et wird) aboutir à la société sans classes [L'institution imaginaire de la société, IIS, p. 252, note]".

 

 

Postulats individualistes

 

Que reste-t-il, alors, des critiques énoncées par le jeune Castoriadis ? S'attaque-t-il toujours à l'individualisme qui marquait, selon lui, "la singularité de la conscience anarchiste" ? Remarquons, tout d'abord, qu'il lui arrive de citer une phrase de Bakounine, que peuvent accepter, sans être anarchistes, tous ceux qui comprennent que la démocratie ne consiste pas dans le choix des dirigeants, mais qu'elle doit "intégrer les individus dans des structures qu'ils comprennent et qu'ils puissent contrôler" [Le contenu du socialisme, p. 116] - phrase qui correspond, dans son propre langage, au rapport indissociable qui unit, dans un même projet, l'individu autonome et la société autonome. Comme tant d'autres mots, l'individualisme peut donner lieu à des usages disparates, et prend ainsi des sens nullement identiques : s'il s'agit de celui dont parle Tocqueville, il vaudra mieux parler de "privatisation", c'est-à-dire du repli dans la sphère privée, dont Castoriadis a fait maintes analyses, et où il ne s'agit nullement de l'anarchisme, dont l'individualisme correspond, au contraire, à un engagement dans les luttes sociales, et au refus de suivre les moutons de Panurge.

Ce que Castoriadis vise le plus souvent comme individualisme, c'est le postulat théorique qui réduit la société à n'être qu'une collection d'individus, ou bien le résultat d'une association établie par contrat, entre des partenaires qui auraient d'abord vécu à l'état de nature, sans faire déjà partie d'aucune société. Postulat qui n'est pas propre aux anarchistes, puisqu'il apparaît dans la pensée libérale, chez Locke et Spinoza, et même déjà chez Hobbes, et qu'il reste présent, de manière implicite, dans des théories qui prétendent le nier. C'est, d'après Louis Dumont, un postulat caché de la pensée moderne, qui se retrouve aussi bien dans le marxisme, et dans le nationalisme français ou allemand (cf. Homo Aequalis 1 et 2, L'idéologie allemande) : ne nous y attardons pas, limitons-nous à ce qu'écrit Castoriadis. Bien que, remarque-t-il, tous les "penseurs sérieux" affirment "que l'homme n'existe pas comme homme hors la cité", ceux-ci restent muets sur ce qui rend le fait social irréductible, et cet irréductible est aussitôt réduit : "la société réapparaît régulièrement comme déterminée à partir de l'individu comme cause efficiente ou cause finale, le social comme constructible ou composable à partir de l'individuel. Tel est déjà le cas chez Aristote (...) Mais telle est aussi la situation chez Marx : la 'base réelle' de la société qui en 'conditionne' tout le reste, est 'l'ensemble des rapports de production' qui sont 'déterminés, nécessaires, indépendants de la volonté' des hommes. Mais que sont ces rapports de production ? Ce sont 'des relations entre personnes médiatisées par des choses'. Et par quoi sont-ils déterminés ? Par l'état des forces productives, c'est-à-dire par un autre aspect de la relation des personnes aux choses [IIS, pp. 265-266]". Pour aller dans le même sens, nous pourrions ajouter que le Manifeste communiste anticipait la naissance d'une communauté où "le libre développement de chacun" serait la condition du "libre développement de tous" - première apparition de ce que Castoriadis appellera plus tard "la mauvaise utopie marxo-anarchiste ["La relativité du relativisme", débat avec le MAUSS, Revue du MAUSS semestrielle (RMS), n° 13, 1999]" - où l'individualisme n'est qu'un signe extérieur d'une incapacité à penser le social, qui n'est évidemment pas propre aux anarchistes, mais qu'ils partagent avec libéraux et marxistes.

 

 

La révolution russe

 

Utopie marxo-anarchiste : la formule surprend, parce qu'on a oublié l'ouvrage que Lénine écrivait pendant l'été 1917, et où il préconisait la destruction immédiate des institutions bourgeoises, première étape vers le dépérissement de l'Etat, qu'Engels annonçait dans un livre alors célèbre, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. Mais l'action que Lénine allait bientôt mener, et qui allait fonder l'Etat totalitaire, devait faire oublier son essai théorique, L'Etat et la révolution, qui est bien une utopie, au pire sens du terme - et cela justifie le titre que Michel Heller et Alexandre Nékritch ont donné à leur histoire de l'URSS : L'utopie au pouvoir [Paris, Calmann-Lévy, 1982]. Si on s'en tenait à leurs discours, les bolcheviks seraient proches des anarchistes, alors qu'ils ont créé, dès 1918, le pouvoir absolu d'un parti totalitaire, et prétendaient agir au nom des ouvriers, tout en déniant la qualité d'ouvriers à tous ceux qui osaient aller à leur encontre : c'est ainsi, rappelle Castoriadis, que "Lénine et Trotsky fusilleront les révoltés de Kronstadt en disant que ce ne sont pas des 'vrais' ouvriers : ils ne pouvaient pas l'être, puisqu'ils s'opposaient au Parti [Domaines de l'homme, pp. 22-23]".

Deleuze et Guattari, dans leur Anti-Oedipe, écrivent drôlement que "la psychanalyse, c'est comme la révolution russe, on ne sait pas quand ça commence à mal tourner". Laissons dormir en paix Freud et ses acolytes, pour nous en tenir à la révolution russe : cet "on ne sait pas quand" présuppose, en tout cas, qu'on sait parfaitement que "ça a mal tourné", et que les communistes eux-mêmes le savaient. De même que tous les hommes savent qu'ils sont mortels, mais qu'ils ne le croient pas, puisque, dans leur conduite, ils n'en tiennent pas compte, les bolcheviks eux-mêmes se sont vite aperçus que leur révolution aurait son Thermidor, mais n'ont rien fait pour éviter la catastrophe. Quand Trotsky, par la suite, dit que "le Thermidor soviétique a traîné en longueur", il se moque du monde, car il fait mine de n'être qu'un spectateur passif d'un drame où il jouait l'un des tout premiers rôles.

Mais le Thermidor russe ne se limite pas aux purges successives qui ont fait disparaître les vieux bolcheviks, il commence avec la répression que ceux-ci avaient exercé sur les masses populaires, en étouffant leur activité autonome : "pour eux, les masses sont passives, ou actives seulement pour les soutenir, et c'est ce qu'ils affirmeront en toute occasion ; la plupart du temps, ils n'auront même pas des yeux pour voir et des oreilles pour entendre les gestes et les paroles qui traduisent cette activité autonome. Dans le meilleur des cas, ils la porteront aux nues aussi longtemps qu'elle coïncide miraculeusement avec leur propre ligne, pour la condamner radicalement et lui imputer les mobiles les plus infâmes dès qu'elle s'en écarte [L'expérience du mouvement ouvrier, tome 2, pp. 388-389, repris dans QD1, p. 193-194]". Si Thermidor met fin à la révolution, et ne se réduit pas à un combat des chefs, Thermidor n'a pas lieu à la mort de Lénine, grâce à laquelle Trotsky est chassé du pouvoir, ni en 1927, quand le même Trotsky est exclu du parti, ni en 1936, quand Staline entreprend la liquidation de toute la vieille garde. Dès 1918, "ça commence à mal tourner", et c'est l'oeuvre commune de Lénine et Trotsky, qui ont déjà installé la Terreur totalitaire, et qui vont liquider, en 1921, les dernières résistances dans lesquelles s'exprime l'autonomie des masses : "Les ouvriers voulaient quelque chose, et ils l'ont montré, dans le parti par l'Opposition ouvrière, hors du parti par les grèves de Petrograd et la révolte de Kronstadt. Il a fallu que l'une et l'autre soient écrasées par Lénine et Trotsky, pour que Staline puisse par la suite triompher [Ibid., p. 390, repris dans QD1, p. 194]".

Bien que les anarchistes aient fait un bon accueil à cette analyse, elle ne se confond pas avec celle qu'ils ont eux-mêmes soutenue, pour laquelle "il n'y a jamais eu en Russie autre chose que le coup d'Etat d'un parti qui, s'étant assuré d'une façon ou d'une autre le soutien du prolétariat, ne tendait qu'à imposer sa propre dictature et y a réussi [Ibid., p. 397-398, QD1, p. 200]". Thèse que Castoriadis récuse parce que, selon lui, les masses ouvrières n'ont pas joué le rôle passif d'une infanterie au service d'un parti d'avant-garde, mais qu'elles ont agi de leur propre initiative : "Petrograd en 1917, et même après, n'est ni Prague en 1948 ni Canton en 1949. Le rôle indépendant du prolétariat apparaît clairement - même, pour commencer, par la nature du processus qui fait que les ouvriers remplissent les rangs du parti bolchevique et lui accordent, majoritairement, un soutien que rien ni personne ne pouvait leur extorquer ou leur imposer à l'époque (...). Mais surtout, par les actions autonomes qu'ils entreprennent - déjà en février, déjà en juillet 1917, et plus encore après Octobre, en expropriant les capitalistes sans ou contre la volonté du Parti, en organisant eux-mêmes la production ; enfin, par les organes autonomes qu'ils constituent, Soviets et particulièrement comités de fabrique [Ibid., p. 398 ; QD1, p. 200]".

Quant au parti lui-même, grossi à cette époque par l'adhésion massive d'éléments ouvriers, il n'était plus alors cette organisation clandestine de révolutionnaires professionnels, totalement étrangère aux traditions marxistes, où revivait plutôt l'esprit conspiratif du Catéchisme de Netchaiev. Les jeux n'étaient pas faits, même si très bientôt le parti bolchevik va se réduire à un appareil de pouvoir, où s'accomplit le pronostic que le jeune Trotsky, dès 1904, avait formulé dans Nos tâches politiques : « ce n'est pas la classe ouvrière qui, par son action autonome, a pris dans ses mains le destin de la société, mais une 'organisation forte et puissante' qui, régnant sur le prolétariat et à travers lui sur la société, assure le passage au socialisme » [Nos tâches politiques, Paris, Belfond, 1970, p. 198]. Inutile d'insister sur le fait que Trotsky devient avec Lénine le principal acteur de ce retournement, et qu'il ne pourra plus, dans les luttes à venir, prendre une position cohérente et lucide.

Mais il s'agit bien d'une mue totalitaire : la figure que prend le parti bolchevik n'était pas programmée dans la pensée de Marx, qui n'avait jamais été un chef de parti, et n'a pu se prêter, quoique à titre posthume, aux méthodes léninistes que dans la mesure où Lénine lui a prêté une science infaillible, sur laquelle le "Parti" allait fonder son droit à diriger la "Classe"...

Castoriadis rappelle "qu'il n'y a pas que le léninisme-stalinisme qui est 'sorti' de Marx, il y a aussi, et auparavant, la social-démocratie, dont on peut dire tout ce qu'on veut, mais non pas que c'est un courant totalitaire. Pour que naisse le totalitarisme, il a fallu une foule d'autres ingrédients historiques [Domaines de l'homme, p. 93]". Il n'est donc pas question de réduire cette histoire à l'opposition d'entités intemporelles, le "socialisme autoritaire", identique à lui-même de Marx à Staline et de Staline à Pol Pot, et le "socialisme libertaire", identique à lui-même de Proudhon à Bakounine, et de Fanelli à Durruti. Peut-être faudrait-il se demander d'ailleurs si les structures bureaucratiques n'ont pu se constituer que dans le cadre de partis "autoritaires", alors que les organisations "libertaires" seraient, seules entre toutes, capables de soumettre leurs chefs à un contrôle exercé par la base : qu'on ne nous dise pas qu'elles n'ont pas de chefs, ou qu'on nous dise alors ce qu'étaient, par exemple, Federica Montseny et Garcia Oliver, et quel mandat leur base leur avait-elle donné, lors des moments cruciaux où il leur a fallu prendre des décisions [Cf. le témoignage d'Abel Paz, Barcelone 1936, La Digitale, Quimperlé, 2001, notamment pp. 23 et 35] ...

 

 

La question du pouvoir

 

Mais revenons au texte où il est question d'utopie marxo-anarchiste. Il s'agit d'un débat entre Castoriadis et des membres du MAUSS, qui s'est tenu en décembre 1994, et dont l'essentiel a été publié par la Revue du MAUSS semestrielle (RMS, numéros 13 et 14, les deux livraisons de 1999 ; une version plus complète est parue en espagnol, Democracia y relativismo, Madrid, Trotta, 2007, et doit bientôt paraître en édition française – elle est parue, effectivement, dans la collection Mille et une nuits, chez Fayard, en 2010].

Dans le passage qui nous intéresse, Castoriadis explique le sens qu'il donne à la distinction établie entre "le politique" et "la politique". Alors que la plupart des philosophes qui font valoir cette distinction voient dans "la politique" une pratique empirique et quotidienne, à laquelle ils opposent l'essence du politique comme une sorte d'idée platonicienne, et qui ferait l'objet d'une pensée proprement métapolitique, Castoriadis déclare qu'il trouve ça "stupide" et poursuit en ces termes :

"Le politique est ce qui concerne le pouvoir dans une société. Du pouvoir dans une société, il y en a toujours eu et il y en aura toujours - pouvoir au sens de décisions collectives qui prennent un caractère obligatoire et dont le non-respect est sanctionné d'une façon ou d'une autre, ne serait-ce que « Tu ne tueras pas ! » (...) Il y aura donc des décisions collectives. Ces décisions s'imposeront à tout le monde. Ce qui ne veut pas dire qu'il devra y avoir un État, mais qu'il devra y avoir un pouvoir. Mais ce pouvoir a toujours existé - aussi bien dans la tribu primitive, dans la tribu de Clastres, sur les plateaux de Haute-Birmanie, en Chine - Confucius s'en occupe -, etc. C'est quoi ? C'est la discussion des meilleurs moyens de gérer un pouvoir existant. Ce sont des conseils adressés aux gouvernants - dire que le bon empereur est celui dont on parle le moins possible, comme on dit dans le Tao Te King. Mais ça, ca ne nous intéresse pas. Ça, c'est le politique.

En revanche, l'apport du monde grec et du monde occidental, c'est la politique. La politique comme activité collective qui se veut lucide et consciente, et qui met en question les institutions existantes de la société. Peut-être les met-elle en question pour les reconfirmer, mais elle les met en question" [Castoriadis, en fait, recyclait un vieux thème, qu'il traitait autrefois dans un autre langage : "ce qu'on a appelé jusqu'ici politique" s'opposait dans les même termes à "ce que nous appelons politique révolutionnaire", dans IIS, p. 115 : vieux thème, avons-nous dit, mais qui est toujours nouveau].

La politique est donc l'activité lucide où la société s'institue consciemment, bien qu'elle ne crée pas, de façon définitive, les bonnes institutions que nous proposerait un penseur utopique, pas plus qu'elle n'accomplit cette autre utopie, que Rabelais décrit sous le nom de Thélème, où ne subsisterait aucune institution, et où les hommes s'accorderaient spontanément, sans autre règle que celle de leur raison, et où chacun pourrait faire ce qu'il voudrait, du moment que tous ont la même volonté. Cette utopie n'est pas un projet politique, et n'a donc rien à voir avec l'autonomie, qui vise le rapport qu'une société entretient avec ses propres institutions, qu'elle est capable de juger bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, et qu'elle se sait capable de changer librement, puisque c'est elle-même qui les a instituées. Ce dernier point, sans doute, pourrait être affirmé de toute société - à ceci près que la plupart des sociétés ont cru, dans un passé lointain qui reste encore présent, avoir reçu leurs lois des dieux, ou des ancêtres, ce qui les définit comme traditionnelles, et que les sociétés modernes peuvent encore croire qu'elles obéissent à des lois naturelles, en y incluant les lois économiques, et la régulation spontanée du marché. Et bien qu'il reste vrai qu'elles instituent leurs lois, elles restent hétéronomes dans la mesure où elles occultent elles-mêmes le pouvoir créateur qu'elles mettent en oeuvre. De telles sociétés ignorent la politique, au sens que Castoriadis emprunte à Finley, qui intitulait "L'invention de la politique" un livre consacré aux institutions grecques. Mais toute société connaît "le politique", si ce terme désigne l'objet dont traite le Prince de Machiavel, c'est-à-dire le pouvoir, et les moyens par lesquels on peut l'acquérir, l'exercer et le perdre.

Ce qui implique bien, comme le dit Castoriadis, qu'il y a du pouvoir dans toute société, qu'il y en a toujours eu, qu'il y en aura toujours, et qu'il ne s'agit pas d'une malédiction, du fameux "maléfice de l'existence à plusieurs" par lequel Merleau-Ponty cherchait à rendre compte de la tragédie bolchevique. L'existence à plusieurs n'est pas un accident de l'existence humaine, ce n'est pas une option possible parmi d'autres, il s'agit d'une condition incontournable, au même titre que l'incarnation corporelle, où certains philosophes voient une déchéance, mais ce n'était pas le cas de Merleau-Ponty. Mais comme nous ignorons le secret de Thélème, il faut bien tenir compte, dans toute société, du fait que tout le monde n'est pas du même avis, et qu'il faut bien trancher entre avis différents. La manière de trancher peut être très variable, elle peut certes entraîner la mise à mort des dissidents, ou leur bannissement, à moins qu'ils ne choisissent de s'en aller eux-mêmes, de se retirer sous leur tente, à l'exemple d'Achille, ou plus sérieusement sur le mont Aventin, comme les plébéiens de la Rome archaïque. Castoriadis va même jusqu'à imaginer que "si on a une société universelle et qu'elle est assez riche, elle peut dédier un certain nombre d'îles inhabitées du Pacifique aux gens qui veulent vivre comme des chasseurs de têtes ou qui veulent vivre comme dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, ou tout ce que vous voudrez. On dira : cette minorité, on ne va pas l'opprimer, on est assez riche, on l'expédie là-bas. S'ils sont d'accord (...) Il y a des gens qui veulent vivre comme ça. Alors s'il y en a, ils iront vivre là-bas ; s'il n'y en a pas... les bourreaux se victimiseront entre eux. Mais, donc, il faut décider de ce qui est décidable par la collectivité et de ce qui n'est pas décidable. Et une fois que vous avez dit : il y a ne serait-ce que quatre questions qui sont décidables par la collectivité, il vous faut une façon de trancher".

Et celle-ci peut prendre la forme démocratique, celle d'une décision adoptée par le groupe à la majorité de ceux qui en font partie, et qui peuvent se tromper, "parce qu'il n'y a pas d'épistèmè politique", "il n'y a que des doxai" - et c'est bien la seule justification du principe majoritaire, parce que s'il y avait une science politique, il faudrait s'en remettre aux experts compétents, ceux qui prendraient, pour nous, les bonnes décisions. Pour nous, ce qui veut dire "dans notre intérêt", mais aussi "à notre place", et qui nous installe dans Le meilleur des mondes.

Démocratique ou non, il y a donc un pouvoir, mais ce pouvoir n'est pas forcément un Etat. Castoriadis admet ce que dit Pierre Clastres, pour qui la société primitive, et plus précisément la chefferie indienne, s'institue en "société contre l'Etat" - ce qui ne veut pas dire société sans Etat, comme on peut dire société sans écriture, société sans histoire, et signifier par là qu'elle n'aurait pas encore découvert l'écriture, l'histoire ou l'Etat. La chefferie indienne constitue au contraire une forme sociale qui s'organise contre l'émergence éventuelle d'un pouvoir séparé, ce qui veut dire aussi qu'elle dresse ses membres de façon à ce qu'ils perpétuent cette règle. Clastres a montré plus tard, dans un essai publié dans la revue Libre, et qui a été repris dans un recueil posthume ["Archéologie de la violence", dans Recherches d'anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980], que cela va de pair avec l'état de guerre qu'entretient constamment cette société. C'est seulement parce qu'elle est "société pour la guerre" qu'elle peut s'instituer aussi "contre l'Etat". Et Castoriadis cite "un texte mémorable de Pierre Clastres, sur les rites initiatiques dans les sociétés primitives, où on voit par quelle violence extrême est payée l'entrée dans cette société égalitaire (...) Cela se passait dans la jungle avec des nids de fourmis sur la peau, etc. Moi, je veux bien que ce soit plus humain... mais ce n'est pas directement notre problème. Notre problème, c'est : est-ce qu'on peut avoir une société qui soit vraiment libre ?"

 

Question inévitable, dès lors qu'il est patent que cette "société contre l'Etat" n'est nullement une société autonome, car elle est sous l'emprise d'une tradition religieuse, qui perpétue la volonté qu'elle attribue aux Ancêtres, tradition religieuse qui reste omniprésente, dans une société où n'est pas apparue la séparation du sacré et du profane, condition préalable à l'émergence d'une pensée autonome. Certes, il est important que cette société, par sa seule existence, montre que l'Etat n'est pas la forme universelle dans laquelle s'institue toute société. Mais cela laisse ouverte la question de savoir comment peut s'instituer une société qui refuse l'Etat, sans retourner à l'indistinction primitive. Nous nous arrêtons au seuil de cette question, que Castoriadis traite dans ses écrits sur la Grèce.

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4 novembre 2013 1 04 /11 /novembre /2013 15:45

COMMENT J’AI PU PASSER POUR UN « DIRIGEANT DE LA LIGUE »

[les phrases entre crochets correspondent à des notes en bas de page]

 

J’écris ces quelques notes en marge du travail que Jean-Paul Salles a publié sur « La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981) Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage » [Presses Universitaires de Rennes, 2005 : le sous-titre est éloquent, et correspond très bien à ma propre expérience ]. Comme il est un peu tard pour en faire l’analyse, la critique ou l’éloge, et qu’il se défend bien par ses propres mérites, je m’en tiendrai à un détail qui me concerne, car mon nom apparaît dans une « annexe biographique », page 392, où je suis présenté comme « un des dirigeants de la LCR à Toulon dans les années soixante-dix ». Information qu’il faut peut-être nuancer en précisant que la cellule dans laquelle j’ai effectivement milité à Toulon, entre 1970 et 1973, comptait trois militants lors de sa fondation, pour arriver aux alentours d’une dizaine, épaulés quelquefois par des sympathisants (des comités rouges aux effectifs fluctuants) : un authentique groupuscule, qui arrivait pourtant à tenir des réunions publiques, à apparaître dans des manifestations, et même à prendre part aux élections législatives de 1973.

Je suis un peu surpris de ne pas voir cité le nom de Michel Flayeux, qui était notre candidat auxdites élections , et qui aurait eu sa place dans la liste où je figure, celle des militants de l’éducation nationale, car il était, de loin, mieux connu que moi dans le Var, ou à Toulon. Entre autres choses, il était alors responsable du « groupe départemental » (GD) de l’Ecole émancipée, tendance syndicale dont Jean-Paul Salles explique l’importance du rôle qu’elle avait pu jouer dans la propagation des idées « soixante-huitardes » - bien que ses origines se confondent avec celles du syndicalisme enseignant. Et bon nombre d’entre eux participaient à des groupes politiques, ou à des activités  culturelles, comme la publication d’une revue de poésie, Chemin : dans le GD 83, j’ai fait la connaissance de militants du PSU, et de Lutte Occitane, de francs-maçons qui militaient à la ligue des droits de l’homme, et des électrons libres, militants non encartés qui étaient déjà écologistes, quelques années avant la campagne de René Dumont. J’y ai aussi rencontré la personne très chère avec qui, par la suite, j’allais  vivre des jours heureux, mais bien trop courts, hélas !

 

Antécédents

Je n’étais, pour ma part, qu’un oiseau de passage, qui m’étais posé à Toulon après avoir passé deux années à Tunis, où j’étais « coopérant militaire » dans une école où les élèves n’étaient guère plus jeunes que moi : l’ENPA de Tunis (« école nationale de professeurs-adjoints », cela n’existe plus, et je ne sais rien de ce qui lui a succédé) préparait de futurs professeurs de collège, souvent très motivés, parmi lesquels certains ont repris des études, comme Noureddine Lamouchi, qui est devenu un spécialiste universitaire de Sartre.

J’avais, auparavant, fait une première année d’enseignement au lycée Henri-Poincaré, à Nancy. Qu’on me pardonne ces détails, ils peuvent signaler que j’étais, en 1970, assez déconnecté de la réalité française du moment, que j’avais suivie par la presse (le Monde, le Nouvel Observateur…), sans en avoir aucune connaissance concrète. Parti de France en 1968, je m’étais fait une culture politique, nourrie par les ouvrages qui paraissaient alors, y compris les rééditions des œuvres de Trotsky, 1905, Lénine, Nos tâches politiques, L’Internationale communiste après Lénine, mais aussi des revues comme les Temps Modernes, que je pouvais lire à la bibliothèque du lycée Carnot, ainsi que des ouvrages assez peu académiques, comme Front populaire, révolution manquée (de Daniel Guérin), les trois volumes du Trotsky d’Isaac Deutscher, ou la Révolution inconnue (de Voline). Tout ceci fort abstrait, car je n’avais encore, à 24-26 ans, aucune expérience militante, et n’avais pas la moindre idée du fonctionnement d’un parti politique, ou même d’un syndicat, tout comme j’ignorais la nature des conflits qui se perpétuaient entre sectes trotskistes, maoïstes ou castro-guévaristes… Je restais loin, d’ailleurs, du trotskisme orthodoxe, car j’adhérais toujours à quelques idées que j’avais découvertes, en 1968, dans un livre publié sous les noms d’Edgar Morin, Claude Lefort et « Jean-Marc Coudray », dont j’ignorais encore le nom d’état-civil, Cornelius Castoriadis. Cette idée, par exemple, « qu’un changement dans le régime de propriété, la conquête de la gestion de la production par une bureaucratie d’Etat ne change pas profondément la condition des ouvriers. (…) Tant que le pouvoir est monopolisé par une minorité soutenue par un appareil de coercition, tant, d’autre part, que la masse ne peut pas juger en connaissance de cause des moyens et des fins de la production, (…) la structure des rapports sociaux ne peut connaître que des altérations mineures. »  [Mai 68, la Brèche, Fayard 1968, p. 59 : c’est Lefort qui s’exprime, et qui emploie ces termes,  « en connaissance de cause »,  dont il lui arrivera de critiquer l’usage qu’en fait Castoriadis, et dont il dira qu’ils impliquent l’illusion d’une société transparente…] Mais j’avais l’impression que la Ligue communiste était le moins sectaire des groupuscules gauchistes, et le droit de tendance y laissait encore place à l’expression d’hérésies aussi graves, ou plus graves…

 

Digression nécessaire

Je n’avais pas prévu d’ouvrir des parenthèses, mais je dois m’expliquer sur ce qui m’a conduit à m’embarquer dans une galère gauchiste, aventure à laquelle ne m’avaient préparé ni mon « milieu social », ni même mes études à la Faculté de Toulouse, jusqu’aux dernières années, celles qui ont suivi la licence, où je ne suivais plus que les cours d’agrégation - ceux de Gérard Granel, dont des traces subsistent, notamment dans sa thèse sur Husserl [tout un passage sur le Lieu chez Aristote], et surtout dans une étude consacrée à « L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la coupure », publiée dans un volume collectif  d’hommage à Jean Beaufret, L’Endurance de la pensée, puis reprise dans Traditionis traditio, livres qui semblent bien loin de la LCR, mais qu’a certainement connus Daniel Bensaïd.

J’ai passé toute mon enfance dans un village du Roussillon, cette Catalogne française qui, entre autres différences, se distingue de la Catalogne « espagnole » par sa faible industrialisation, et la disparition d’industries traditionnelles qui a jalonné son histoire contemporaine. La classe ouvrière, pour autant qu’elle subsiste, s’y trouve dispersée dans le secteur artisanal, et je crois bien que la mairie de Perpignan était, par le nombre de ses salariés, la plus grosse entreprise des « Pyrénées-Orientales ».

Ce n’est donc pas l’expérience du mouvement ouvrier qui a pu me faire croire ce que j’ai lu, plus tard, sous la plume d’un philosophe, qui n’était pas marxiste, mais qui avait, pour un temps, adopté les vues du jeune Marx : « Le prolétariat, qui n'a pas de biens, pas d'intérêts, presque aucun trait positif, est prêt, par là même, pour un rôle universel : il lui est comme naturel de n'être pas une secte, une bande, et de reprendre par la base la création de la société. » [Maurice Merleau-Ponty, Signes, plus tard repris dans Œuvres, page 378] C’était, me semble-t-il à présent, fort éloigné de la réalité sociale, mais très propre à séduire ceux que marquait encore une empreinte chrétienne, et qui ont pu retrouver l’esprit du messianisme, sous une forme apparemment laïcisée, dans la dialectique hégélienne, le « travail du négatif », et l’enseignement de Kojève, qui a tellement marqué l’existentialisme français, où la conscience humaine apparaît comme un « néant », ce qui lui permettra de s’égaler au monde. Parcours fort éloigné de la politique réelle, mais que je n’ai pas dû être le seul à suivre, me préparant ainsi au choc de 68, et aux divagations auxquelles il m’a conduit, terme auquel je n’assigne pas un sens péjoratif, mais que j’emploie pour dire que j’ai suivi des voies nullement préméditées.

Encore une parenthèse : Camus n’avait pas tort d’insister sur le rôle de la dialectique hégélienne, dite « du maître et de l’esclave » [Dans la Phénoménologie de l’Esprit, « Domination et servitude,  Herrschaft und Knechtschaft », ce qui peut se prêter à d’autres traductions], dans la formation des théories de l’histoire, et bien que Sartre lui reproche de n’avoir pas lu Hegel, l’exposé qu’il en fait, dans L’Homme Révolté, est à peu près conforme à celui qui avait cours dans les chapelles existentialistes. Conformément à l’analyse de Kojève, il voit bien que la position du « maître » est perçue comme une impasse, aussi stérile que celle que décrit l’auteur de Jacques le Fataliste, et plus tard Beaumarchais dans le Barbier de Séville, où le beau rôle va revenir aux valets [mot qui peut traduire Knecht, et qui, a bien des égards, convient mieux qu’esclave]. Mais il reste incompréhensible que le même Camus soutienne que Hegel, bientôt suivi par Marx, introduisait une idolâtrie de l’Histoire, qui justifiait toujours la cause des vainqueurs, cautionnant par là même le totalitarisme fasciste ou stalinien.  J’ai bien aimé Camus, mais pas tellement pour cet Homme Révolté

 

Une année scolaire agitée

Revenons à Toulon, en septembre 1970, où je rejoins mon poste au lycée Dumont d’Urville, et contacte aussitôt la Ligue communiste, en écrivant à son hebdomadaire Rouge, lequel m’a répondu par la plume de Diogène, alias Michel Samson, qui était alors étudiant à Aix-en-Provence, mais qui a fait plus tard une carrière de journaliste, dont nous instruira le livre de Jean-Paul Salles. Quand nous nous sommes rencontrés, il ne m’a caché les conditions défavorables qui grevaient le projet d’une implantation de la Ligue à Toulon : l’intervention de la « Jeunesse Communiste Révolutionnaire » [ancêtre de la Ligue, comme l’explique Jean-Paul Salles], pendant les événements de Mai 68, n’y avait pas laissé de bons souvenirs – je suppose qu’il faut entendre, à défaut de détails dont je ne suis pas sûr que Michel Samson en ait eu lui-même une connaissance précise, que cette intervention avait été perçue comme aventuriste, d’où il résultait que « nous avons un passif sur Toulon ». En tout état de cause, à l’automne 1970, Rouge n’était en contact qu’avec trois sympathisants déclarés, Roland De Martelaere, Michel Jean et moi-même [Après plus de quarante ans, je crois qu’il est licite de divulguer leurs noms]. Or Roland et Michel, artisans en bois d’olivier, mariés et pères de famille, habitaient dans la périphérie de Toulon, alors que je m’étais logé en ville, pas très loin du lycée : pour militer ensemble, il nous faudrait faire preuve d’un sérieux volontarisme.

La première chose à faire était donc de nous réunir,  pour voir jusqu’à quel point nous voulions nous engager : nous n’étions pas à même d’intervenir ensemble dans un même « secteur d’intervention », mais nous pouvions diffuser le journal, le dimanche matin, sur le marché de La Seyne, ou sur celui de Toulon. D’autres tâches, en fait, ne concernaient que moi : celle de m’intégrer au syndicalisme enseignant, via l’Ecole émancipée, et celle de prendre part aux activités du « Secours Rouge », qui était censé lutter de façon unitaire contre la répression qui frappait, notamment, un groupe maoïste, la « Gauche prolétarienne », ainsi que son journal, « La Cause du Peuple » (la GP était dissoute, plusieurs de ses dirigeants étaient en prison, parmi lesquels Geismar, et deux directeurs de la CDP, Le Bris et Le Dantec, dont les arrestations successives avaient décidé Jean-Paul Sartre à devenir lui-même directeur de ce journal).  

Pour mieux nous animer, et peut-être pour nous tester, Michel Samson allait nous proposer de prendre part à ce qui était alors la grande affaire de l’organisation : le grand « meeting international » que la Ligue et Lutte ouvrière allaient tenir à Bruxelles, dans le cadre d’une tentative d’unification à laquelle on voulait croire, mais qui, en fin de compte, n’a débouché sur rien. Je ne me souviens plus de la date précise où a eu lieu ce meeting, ni des discours qu’y ont tenus les orateurs-vedettes de la Quatrième Internationale, Ernest Mandel et Tariq Ali. Je crois bien que Krivine a parlé lui aussi, ainsi qu’un orateur de Lutte ouvrière, bien qu’il ne m’en reste aucun souvenir fiable. Mais j’ai bien retenu, grâce aux vertus mnémotechniques d’un art que je découvrais à cette occasion, qui était l’art de scander les slogans politiques, la phrase que voici : « Les flics/ sont les mêmes / à Paris et à Bruxelles/ La lutte/ est la même/ dans tous les pays/ et nous/ vaincrons/ UNIS ! »

Il est temps de parler des flics, partenaires inévitables d’une telle manifestation, qui avaient arrêté, juste avant de passer la frontière franco-belge, les autobus dans lesquels nous faisions ce voyage, et avaient relevé toutes nos identités, ce qui allait donner lieu, dans les jours qui ont suivi, à une intrusion des Renseignements Généraux. J’ai moi-même reçu la visite d’un monsieur qui semblait sortir d’un film de Jean-Pierre Melville, et à qui je n’ai pas laissé franchir ma porte, parce que, lui ai-je dit, j’avais de la visite : il n’est pas revenu, mais sans doute avait-il conclu, à juste titre, que nous tenions notre réunion de cellule, ou plutôt de « comité rouge », distinction qui devait lui être indifférente. Il savait sûrement ce qu’il voulait savoir.

Rétrospectivement, je me suis demandé comment la Ligue avait pu exposer à un pareil contrôle, tout à fait prévisible, des sympathisants qui n’étaient pas encore fichés, alors qu’elle prêchait le recours à d’innombrables précautions, comme l’usage de pseudonymes, la pratique de rendez-vous secondaires avant de prendre part aux manifestations, et la nécessité de ne pas s’attarder plus de cinq minutes pour attendre ceux qui ne seraient pas à l’heure. Si j’avais, à l’époque, eu la moindre expérience, j’aurais sûrement pensé que l’organisation était encore bien jeune, encore bien éloignée du sérieux bolchevik… Toujours est-il que, dans les semaines qui ont suivi, ladite organisation semble avoir estimé que nous avions reçu le baptême du feu, et nous a fait passer du statut de sympathisants à celui de militants, « stagiaires » tout d’abord, et bientôt « titulaires ».  

J’aurais-je peut-être pu, deux ou trois mois plus tard, m’interroger sur le sérieux des pratiques du Secours Rouge, qui m’avait envoyé, avec des lycéens - lesquels, heureusement, n’étaient pas mes élèves - distribuer des tracts à une porte de l’Arsenal de Toulon. C’était l’époque où Alain Geismar, condamné à 18 mois de prison, et ses camarades de la GP, condamnés à des peines allant de 3 à 6 mois, avaient entamé une grève de la faim, pour réclamer un statut de prisonniers politiques, qu’ils n’avaient certes aucune chance d’obtenir. Le tract s’intitulait « Pleven assassin ! », ce qui peut paraître excessif, si l’on pense, aujourd’hui, que Geismar n’était pas Bobby Sands, et que René Pleven, ministre de la Justice, n’était guère comparable à Madame Thatcher. En tout cas, nous avions à peine commencé à distribuer nos tracts que nous étions « interpellés », embarqués dans un fourgon, et conduits à l’Hôtel de Police, où l’on nous a interrogés, photographiés et retenus quelque temps, pour bien nous pénétrer de la gravité de l’outrage que nous faisions au ministre de la justice. Outrage qui, à vrai dire, ne nous a pas valu de poursuites judiciaires, contrairement à celui que commettrait plus tard, lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam, un camarade qui arborait un écriteau, ou plaçait une banderole, portant l’inscription « Nixon assassin ! Pompidou complice ! » - ce qui lui a valu d’être inculpé d’offense au chef de l’Etat, ainsi que d’offense à un chef d’Etat étranger.

C’est l’occasion de remarquer que la liste de militant(e)s, fournie par Jean-Paul Salles, « a été établie à partir de sources policières auxquelles nous avons pu accéder (rapports des renseignements généraux) », ainsi que de journaux et d’ouvrages publiés dans les années suivantes [La LCR, p. 368]. J’ignore, évidemment, ce que les RG ont pu écrire sur moi, mais je suppose qu’ils ont aussi rapporté ce qui m’est arrivé, en juin 1971, lorsque les parents d’un de mes élèves, dont le fils avait momentanément disparu lors du dernier week-end de mai, m’ont soupçonné d’être mêlé à cette disparition, et s’en sont inquiétés, auprès du proviseur, dont je suppose, à tort ou à raison, que la police l’avait déjà informé de mon interpellation du mois de février, en compagnie d’élèves du lycée Dumont d’Urville. En tout cas, lorsqu’il m’a convoqué, il m’a dit savoir qu’il m’arrivait de prendre part, avec des lycéens, à des activités qui n’auraient pas dû être celles d’un éducateur. Je ne me souviens pas si les parents de l’élève « disparu » ont déposé une plainte auprès de la police, mais si c’était le cas, ils ont dû la retirer, car leur fils a refait surface, après avoir pris part à un rassemblement de musique pop, alors que, pour ma part, j’avais pris part à un congrès de la Ligue communiste. J’en retrouve la date dans le livre de Salles : congrès de Rouen, 29-31 mai 1971. C’était un long week-end, sans doute Pentecôte, et j’avais dû manquer une journée de cours, sans être en mesure de justifier cette absence (on n’allait pas alors aux congrès d’un groupuscule gauchiste comme on pouvait aller à ceux d’un syndicat, dûment muni d’une autorisation d’absence, mais j’avais cru pouvoir invoquer une crise de foie, ou tout autre malaise qui n’exigeait pas la production d’un certificat médical). J’étais donc dans un mauvais cas, du point de vue administratif, mais le retour de l’enfant prodigue m’a lavé des soupçons pour lesquels il se peut que j’aie donné matière à une fiche de police gratinée.  

 

Epilogue

 

Je ne crois pas utile de raconter l’histoire des années qui ont suivi, où j’ai pu, quelquefois, apparaître comme un « dirigeant », dans la mesure où j’ai dû prendre la parole dans des réunions publiques, pour porter la contradiction, ou pour poser des questions gênantes, aux orateurs de différents partis de gauche : Michel Rocard, encore leader du PSU, Raymond Guyot, du parti communiste, et même Mitterrand, pendant sa campagne de 1973. Peut-être appréciait-on mes capacités oratoires, mais je n’étais même plus secrétaire de cellule, on m’a vite remplacé dans cette fonction-là. Nous avions eu la chance de voir débarquer à Toulon des militants venus de la région parisienne, et mieux rompus que nous au style « national » de l’organisation : Dominique Herman, et sa compagne Anne Gerbe [qui s’étaient appelés Roméo et Juliette, puis Gatsby et Juliette]. C’est Dominique Herman qui avait eu l’honneur d’être inculpé d’offense à deux grands chefs d’Etat, comme je l’ai dit plus haut : Nixon assassin, Pompidou complice ! Puis c’est Michel Flayeux, dont j’ai déjà parlé, qui a rempli la même fonction, quand la Ligue s’est préoccupé de prendre part aux élections législatives. En tout état de cause, il me semble évident qu’aucun de nous n’a été un apparatchik ! 

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25 octobre 2013 5 25 /10 /octobre /2013 19:14

LA FOI DES ORIGINES

 

 

 

Toute tradition est « oubli des origines » : c’est aussi vrai pour les traditions religieuses que pour les scientifiques, comme celle qui prétend remonter à Thalès, et qu’examine Husserl dans L’origine de la géométrie [Paris, PUF, 1962]. Ce que transmet une tradition religieuse n’est pas un corpus immuable, mais un conglomérat, où mainte innovation se pare du prestige d’un passé immémorial. On peut le constater, pour s’en tenir à un exemple, dans le « Symbole des Apôtres », rédigé bien après les temps apostoliques, mais qui laisse deviner le caractère tardif de la confession auriculaire, quand il mentionne « unum baptisma in remissionem peccatorum ». L’empereur Constantin savait parfaitement ce que ça signifie, lui qui a attendu d’être au seuil de la mort pour se faire baptiser – et non pour recevoir les « derniers sacrements », que l’Eglise n’avait pas encore inventés…  

Qu’en est-il des premiers chrétiens, ceux dont la foi précède toute imposition de dogmes théologiques, autorisés par un magistère établi ? Nous pouvons lire dans les Actes des Apôtres un témoignage capital, celui qui est formulé dans un sermon de Pierre, lors de l’événement qui est tenu, depuis lors, pour l’acte fondateur de l’Eglise chrétienne, quand les disciples  viennent de recevoir l’esprit saint :

« Hommes Israélites, écoutez ces paroles ! Jésus de Nazareth, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage devant vous par les miracles, les prodiges et les signes qu'il a opérés par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes ; cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l'avez crucifié, vous l'avez fait mourir par la main des impies. Dieu l'a ressuscité, en le délivrant des liens de la mort, parce qu'il n'était pas possible qu'il fût retenu par elle. […] C'est ce Jésus que Dieu a ressuscité ; nous en sommes tous témoins. Élevé par la droite de Dieu, il a reçu du Père le Saint Esprit qui avait été promis, et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez. […] Que toute la maison d'Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Messie ce Jésus que vous avez crucifié. »

On chercherait en vain, dans ce premier sermon du « prince des apôtres », les dogmes auxquels s’attache la foi contemporaine : rien n’y évoque la Trinité, l’Incarnation ou la Rédemption, il n’annonce que la résurrection d’un homme, que Dieu a ressuscité, donnant ainsi la preuve qu’il était le Messie promis au peuple juif, et que celui-ci n’avait pas su reconnaître. Mais ce Messie n’est pas encore un Homme-Dieu, ni même l’Agneau de Dieu, dont le sacrifice efface les péchés du monde [qui tollit peccata mundi] : son sang n’est pas encore « le sang de l'alliance, qui est répandu pour plusieurs, pour la rémission des péchés ». Ou alors il faut pratiquer une lecture savante, comme celle que proposait Bernard Dubourg, et qui permet de lire, dans le mot de Messie, une référence à l’idée de « Dieu vivant » [L’invention de Jésus, Gallimard, 1987] : il m’est difficile de le suivre jusqu’au bout, bien que j’adhère à l’idée que le grec des évangiles n’est qu’une traduction, et que leur sens ne peut être vraiment perçu que par restitution d’un texte hébreu qui nous manque.

Ne nous le cachons pas, il y a contradiction entre les formules qui confortent le Symbole de Nicée, et celles qui parcourent les Actes des Apôtres. Reste à se demander lesquelles sont apocryphes, et même interpolées, si on ne se résout pas au pesant artifice qui attribue à Dieu une « pédagogie », procédant par étapes dans la divulgation d’une vérité peu croyable : s’adressant à des Juifs, Pierre n’aurait pu dire que Jésus était Dieu, ni qu’il s’était offert comme victime expiatoire « pour effacer la tache originelle », comme on le chante encore à la messe de minuit.  

Cherchons à mieux comprendre les paroles de Pierre.

C’est le jour de la Pentecôte, où les Juifs commémorent « la fameuse journée Où sur le mont Sina la Loi nous fut donnée » (Racine, Athalie) : la ville sainte s’est remplie de nombreux pèlerins, juifs de la Diaspora, venus d’Alexandrie, de Damas, ou de Tarse, et qui ne parlent plus l’idiome de la Torah : elle a été traduite en grec ou en syriaque, c’est-à-dire en araméen. Mais le Vent Paraclet va souffler sur eux tous, et justifier d’avance les paroles de Paul, suivant lesquelles il n’y a plus « ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni Scythe, ni esclave ni libre ».

 Ce récit laisse entendre que les pèlerins  auxquels Pierre va s’adresser, et parmi lesquels il va faire des adeptes, sont des Juifs, mais aussi des prosélytes, et même ce qu’on appelle des « Gentils » (goïm) « craignant Dieu », mais encore incirconcis : « Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d'un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d'eux. Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer. Or, il y avait en séjour à Jérusalem des Juifs, hommes pieux, de toutes les nations qui sont sous le ciel. Au bruit qui eut lieu, la multitude accourut, et elle fut confondue parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue. Ils étaient tous dans l'étonnement et la surprise, et ils se disaient les uns aux autres : Voici, ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens ? Et comment les entendons-nous dans notre propre langue à chacun, dans notre langue maternelle ? Parthes, Mèdes, Élamites, ceux qui habitent la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont, l'Asie, la Phrygie, la Pamphylie, l'Égypte, le territoire de la Libye voisine de Cyrène, et ceux qui sont venus de Rome, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, comment les entendons-nous parler dans nos langues des merveilles de Dieu ? »

En même temps qu’il apporte son témoignage, Pierre invoque un argument, qui pourra nous surprendre, mais qui semble être recevable pour les auditeurs qui l’écoutent. Il leur cite en effet un psaume de David, qui est censé annoncer la mission de Jésus, et sa résurrection, laquelle authentifie justement sa mission : « Je voyais constamment le Seigneur devant moi, Parce qu'il est à ma droite, afin que je ne sois point ébranlé. Aussi mon coeur est dans la joie, et ma langue dans l'allégresse ; Et même ma chair reposera avec espérance, Car tu n'abandonneras pas mon âme dans le séjour des morts, Et tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption. Tu m'as fait connaître les sentiers de la vie, Tu me rempliras de joie par ta présence. »

Et voici son commentaire : « Hommes frères, qu'il me soit permis de vous dire librement, au sujet du patriarche David, qu'il est mort, qu'il a été enseveli, et que son sépulcre existe encore aujourd'hui parmi nous. Comme il était prophète, et qu'il savait que Dieu lui avait promis avec serment de faire asseoir un de ses descendants sur son trône, c'est la résurrection du Messie qu'il a prévue et annoncée, en disant qu'il ne serait pas abandonné dans le séjour des morts et que sa chair ne verrait pas la corruption. C'est ce Jésus que Dieu a ressuscité ; nous en sommes tous témoins. Élevé par la droite de Dieu, il a reçu du Père le Saint Esprit qui avait été promis, et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez. Car David n'est point monté au ciel, mais il dit lui-même : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, Jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied. Que toute la maison d'Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Messie ce Jésus que vous avez crucifié. »

Telles sont les origines de l’église chrétienne, la foi qui était la sienne, et ce qui la fondait. Par quelles mutations a-t-elle dû passer, pour devenir ce qu’elle est vingt siècles plus tard ? Les Actes des Apôtres, et les écrits de Paul, nous donnent encore accès aux premiers épisodes, auxquels succèdera l’évolution d’un groupe qui ne s’adresse plus seulement aux Hébreux, et qui fera du Messie un sauveur universel, le Christ, ou même celui que Paul appelle seulement « Christ », transformé en nom propre.

 

 

Selon Matthieu

 

Nous avons vu que Pierre considérait Jésus comme un descendant de David, auquel il se rattache par son père, Joseph, lequel n’est pas seulement un « père nourricier », comme l’ont fait croire les Evangiles de l’enfance. Jésus ne peut pas être « fils de Dieu » au sens où Héraclès était le fils de Zeus, le Dieu des Juifs n’insémine pas les mortelles, étant bien entendu qu’il ne s’accouple pas comme les dieux païens, qui ont un corps sexué, comme les hommes et les bêtes – c’est pourquoi les païens n’éprouvent aucune honte à l’idée d’être issus d’une étreinte « bestiale », les Juifs non plus, d’ailleurs, mais les chrétiens rougissent.

 

Joseph aurait rougi, si l’on en croit Matthieu, du fait que sa promise, Marie, se soit trouvée enceinte, alors qu’ils n’avaient pas encore cohabité – mais, comme c’était un juste, et qu’il ne voulait pas l’exposer à la honte, il s’apprêtait à la renvoyer en secret, quand un messager du Seigneur lui apparaît en rêve et lui dit que l’enfant provient de l’esprit saint [I, 18-20]. Mais tout ceci résulte d’une interprétation d’un texte d’Isaïe, qui a servi de modèle [Isaïe, VII, 14, cité ou inséré dans Matthieu, I, 23], où la Septante emploie le mot grec « parthénos », c’est-à-dire « la vierge », pour traduire un mot hébreu qui signifie « la jeune fille, l’adolescente ». C’est donc pour rendre compte d’une prophétie mal traduite dont il a cru, à tort, qu’elle annonçait qu’une vierge allait enfanter, que Matthieu va forger le contenu d’un rêve qu’il n’a pas recueilli de la bouche de Joseph ! Ce n’est pas pour nous étonner, dans un texte où les faits ne sont pas établis à partir de témoignages, mais sont présentés comme la réalisation d’anciennes prophéties, qui veulent que le Messie naisse à Bethléhem, doive fuir en Egypte, et revienne plus tard habiter Nazareth (ville dont il n’est pas sûr qu’elle ait existé à l’époque de Jésus) : Michée, V, 1, Osée, XI, 1, Isaïe, XI, 1… De même faudra-t-il qu’il meure et ressuscite, comme l’expliquera aux « pélerins d’Emmaüs », un inconnu qu’ils reconnaîtront après coup…    

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