Selon Matthieu
1 L’évangile selon Matthieu permet de bien comprendre comment sont établis les « faits », réels ou supposés, qui font la trame du récit. Il fait rarement appel au témoignage de ceux qui auraient pu y assister, tout au plus laisse-t-il entendre que le narrateur était lui-même un apôtre, témoin privilégié d’un certain nombre de « faits » – de même que les autres évangélistes sont supposés avoir été, soit le compagnon de saint Pierre (Marc), soit celui de saint Paul (Luc), soit même « le disciple que Jésus aimait » (Jean l’évangéliste). Mais c’est un autre témoignage qui est invoqué pour les faits capitaux, ceux-là même qui fondent la vérité des dogmes. Ainsi, dès le début, le « livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham » est censé justifier la qualité de « Messie » attribuée à Jésus – puisque « Christ » n’est pas un nom de famille, mais la traduction grecque du mot qui définit, depuis Saül et David, le roi sacré qui a reçu l’onction sainte. Elle suppose, en principe, une filiation dynastique qui rattache Jésus, par son père Joseph, à la lignée royale qui est issue de David, et que confirme Paul dans l’épître aux Romains : « issu selon la chair de la lignée de David, établi, selon l’Esprit Saint, fils de Dieu avec puissance par sa Résurrection d’entre les morts » [Romains, I, 3-4, traduction œcuménique de la Bible, TOB : quels que soient ses mérites ou ses démérites, c’est toujours elle que nous citons ; remarquons toutefois qu’elle traduit par « lignée » le mot spermatos, semence, d’où l’on a tiré le mot « sperme »]
Il semble bien que Paul marque ainsi une différence entre le fait que Jésus soit Messie (par la semence de David) et qu’il soit devenu (« établi », dit la TOB), « fils de Dieu » à partir de sa résurrection. Et ce discours s’accorde avec celui que Pierre tient lorsque les disciples reçoivent l’Esprit saint : « Israélites, écoutez mes paroles : Jésus le Nazôréen, homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez, cet homme, selon le plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience, vous l’avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies ; mais Dieu l’a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n’était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir. » [Actes, 2, 22-23 : retenons-en ceci, Jésus était un homme, accrédité par Dieu, sa passion et sa mort faisaient partie d’un « plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience », comme sa résurrection, qui est l’œuvre de Dieu]
L’opération du Saint Esprit
Mais voici que Matthieu nous apprend que Jésus n’était pas le fils de Joseph : « Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu’ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint. Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement. » Mais l’Ange du Seigneur apparaît « en songe » à Joseph, et le rassure sur « ce qui a été engendré en elle », et qui vient de l’Esprit : « elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » [1, 18-21]
Comment Matthieu sait-il tout ça ? Il est bien évident qu’il n’a pas recueilli les confidences de Joseph, disparu bien avant que Jésus n’entreprenne une prédication, qui devait inquiéter « sa mère et ses frères », et qui aurait dû appeler une intervention de Joseph, si celui-ci n’était pas déjà mort [12, 46-48]. Contrairement à Luc, qui se réfère aux souvenirs que Marie retenait dans son cœur, en tê kardia autês [Lc, 2, 19 ; 2, 51], Matthieu n’invoque pour preuve qu’une prédiction d’Isaïe : « Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète : Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous. » [1, 22-23]
C’est ici que se pose une question de langue : nous lisons l’évangile en grec, comme la « Bible des Septante », et dans d’autres versions, faites à partir du grec, et d’abord, en latin, la Vulgate de saint Jérôme, qui traduit forcément parthénos par virgo… mais la Bible hébraïque, toute remplie qu’elle soit de naissances miraculeuses, comme celles d’Isaac, de Samson ou de Samuel, a toujours ignoré la parthénogénèse. Le texte d’Isaïe mentionne une jeune femme, voire une jeune fille, si on s’en tient au sens large qui ne prend pas cette expression comme synonyme de vierge, comme le signalent, en note, les éditions qu’on peut qualifier de savantes [par exemple la TOB, Esaïe, première partie, 7, 14 : « voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel », avec la note suivante : « la jeune femme : probablement l’épouse du roi. L’ancienne version grecque a traduit la jeune fille. Mt 1, 23, a appliqué cette prophétie à Marie, mère de Jésus ». Admirable litote : l’ancienne version grecque a traduit parthénos, qui est sans équivoque, ce qui n’est pas vraiment le cas de jeune fille …]
C’est donc pour justifier une traduction fautive, celle d’un mot hébreu qu’il a dû lire en grec, que Matthieu imagine l’action de l’Esprit Saint, et le petit roman où apparaîtront les Mages, le roi Hérode et les docteurs de la Loi, grâce auxquels on apprend que le Messie devait naître à Bethléem – puisque David y est né. Pour couronner le tout, il doit fuir en Egypte, et vivre à Nazareth… [2,6 ; 2, 15 ; 2, 23]
Le mot roman, bien sûr, n’est pas péjoratif, et l’on pourrait sans doute en employer bien d’autres, par exemple midrach, ou même parabole. Le récit de Matthieu, comme celui de Luc, nous semble être produit par le jeu de contraintes qui encadrent et stimulent l’invention narrative, en lui imposant le cadre où elle doit s’exercer. Tout se passe comme si les narrateurs avaient pris part à une épreuve, où il s’agit d’explorer le champ des possibles, dans une situation dont certains éléments nous sont déjà donnés : la vierge enfantera, le roi des juifs qui vient de naître doit être né à Bethléem, il sera appelé Nazôréen, etc. Ces contraintes autorisent des versions divergentes, comme celle de l’apocryphe qui reste omniprésent dans l’imagerie pieuse, où on voit l’enfant Jésus naître dans une étable, entre l’âne et le bœuf, dont Luc ne nous dit rien, bien qu’il parle lui aussi de l’étable où se réfugient ses parents, faute d’avoir trouvé meilleur logis à Bethléem. Matthieu dit seulement qu’une étoile a guidé les Mages, et s’arrête au-dessus de la maison où est l’enfant. Luc nous dit que Joseph, qui habitait Nazareth, a dû se rendre à Bethléem, dont il était issu, pour y être recensé. Mais il ignore Hérode, aussi bien que les Mages, le massacre des Innocents, et la fuite en Egypte. Ces diverses versions ne peuvent pas correspondre à la diversité de témoignages discordants, elles expriment plutôt les potentialités d’une invention narrative qui se fraie son chemin à partir de contraintes, dont la Bible fournit quelques autres exemples : ainsi, comment sortir de l’impasse où se trouve Abraham lorsque Dieu, qui vient de lui promettre une postérité innombrable, lui ordonne de sacrifier l’héritier de cette promesse ?
Si ces récits étaient, au sens propre du terme, des témoignages où l’on « dépose » sous serment, il nous faudrait choisir entre Luc et Matthieu, ou les exclure tous deux. Peut-on admettre qu’ils aient eu un autre statut, dans la communauté où ils ont été produits ? Ces récits où s’inventent plusieurs issues possibles à la situation qui est posée au départ, loin de nous présenter des faits incontestables, ne jouent-ils pas plutôt une fonction critique, qui est de mettre à l’épreuve les données initiales ? Dans le récit de Luc, c’est Marie elle-même qui objecte à la promesse que vient de lui faire l’ange : « Comment cela se fera-t-il puisque je n’ai pas de relations conjugales ? » (ou, littéralement, je ne connais pas d’homme) - à quoi l’ange répond « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint et sera appelé fils de Dieu. Et voici que Elisabeth, ta parente, est-elle aussi enceinte d’un fils dans sa vieillesse et elle en est à son sixième mois, elle qu’on appelait la stérile, car rien n’est impossible à Dieu. » [Lc, 1, 34-35] Cette réponse est double, l’ange annonce à Marie qu’elle recevra l’Esprit Saint, ce qui, pour un Juif pieux, ne veut sûrement pas dire qu’il va la féconder, mais peut la conduire à se trouver un mari, puis il ajoute comme une « preuve à l’appui » que sa parente Elisabeth, qui passait pour stérile, va enfanter un fils, qui sera Jean-Baptiste… Rien n’est impossible à Dieu, mais cette naissance miraculeuse reste conforme à la tradition hébraïque, Jean est le fils de Zacharie, comme Isaac était bien le fils d’Abraham. Pour ce qui est de Jésus, la suite du récit nous apprend que Joseph « monta de la ville de Nazareth en Galilée à la ville de David qui s’appelle Bethléem en Judée, parce qu’il était de la famille et de la descendance de David, pour se faire recenser avec Marie son épouse, qui était enceinte. »[Lc, 2, 4-5]
Joseph, dans ce récit, n’a pas eu à se demander s’il devait répudier Marie, rien n’interdit de croire qu’il est réellement le père de Jésus. L’Esprit Saint, il est vrai, a visité Marie, qui va prophétiser, en des termes qui s’inspirent de Samuel, et des Psaumes qui sont attribués à David [Luc, 1, 46-55], mais il faut, maintenant, revenir à Matthieu, dans le récit duquel l’Esprit opère encore.
Il apparaît d’abord dans le baptême de Jésus : « Dès qu’il fut baptisé, Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir vers lui. Et voici qu’une voix venant des cieux disait : celui-ci est mon fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » [3, 16] Quelque réalité qu’on accorde à cette vision, il nous paraît bien abusif d’en faire une figure de la Sainte Trinité, telle que la définit le Symbole de Nicée, où le Fils est « engendré, non créé, consubstantiel au Père, par qui tout a été créé : genitum, non factum, consubstantialem Patri, per quem omnia facta sunt », comme dit le Credo. Car il ne s’agit plus de l’homme qui a vu l’Esprit de Dieu descendre vers lui comme une colombe, mais d’une figure théologique, celle du Verbe, ou Logos, ou Dabar, qu’on peut certes tirer du prologue de Jean, mais qui est absente du récit de Matthieu.
Puis, aussitôt après, « Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable, peirasthênai hupo tou diabolou. » Etre tenté, c’est-à-dire mis à l’épreuve, comme un métal précieux dont il faut s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un alliage trafiqué. Comme dans le récit des épreuves de Job, le diable agit comme un auxiliaire de l’Esprit, celui qui va jauger la sainteté du Saint, à qui Dieu va confier une si grande mission.
2 La prédication de Jésus, telle que la présente Matthieu, apparaît dès l’abord comme le discours d’une secte dissidente : elle annonce d’emblée une persécution, comparable à celles qu’ont subies les prophètes. Il ne s’agit donc pas de la persécution qu’on pourrait redouter de la part des Romains, mais de celle qu’il faut attendre des autorités religieuses établies dans le peuple juif : « Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. » [5, 11-12] Après quoi il faut bien rassurer l’auditoire : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger mais accomplir. (…) Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux. Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » [5, 17-20]
La subversion chrétienne
Que faut-il en penser ? Les scribes et les Pharisiens transgressent-ils la Loi ? Jésus commence alors un inventaire des commandements de Moïse, ceux-là même qu’il ne prétend pas abroger, mais précise en quel sens il faut les accomplir. Or il propose une surenchère constante. Quand la Loi ne prescrit que d’accomplir un acte, ou de s’abstenir de telle ou telle transgression, il réclame un état d’esprit, qui doit exclure d’avance l’intention ou la tentation, qui pourrait nous conduire à cette transgression : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal. Et moi je vous le dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal. (…) Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Et moi je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle. » [5,21-28] Raisonnement qui trouve sa justification dans l’argument perfectionniste qui va clore cet inventaire : « Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre père céleste est parfait. » [5, 46-48]
Perfection toute relative, qui reste motivée par la récompense attendue : Jésus est encore loin de la perfection spinoziste, pour qui « la béatitude (disons mieux : le contentement) n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même »…
Et pourtant il s’agit d’une perfection inhumaine, comme l’ont, parmi d’autres, remarqué Nietzsche, Hegel [L’esprit du christianisme et son destin], et des psychanalystes, comme Castoriadis [La montée de l’insignifiance, p. 217] ; Nietzsche parle de castratisme pour le passage où il est dit : « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. » [5, 29, ou bien encore Mc, 9, 43-45].
Mais surtout, il faut bien l’admettre, cette surenchère aboutit à l’abrogation de la Loi sur des points capitaux, qui mettent en jeu la notion même de sacré, ce qu’il y a de commun à toutes les religions, comme dans le serment (sacramentum) ou dans le sacrifice.
Revenons en arrière : « celui qui dira à son frère : Imbécile sera justiciable du Sanhédrin ; celui qui dira : Fou sera passible de la géhenne du feu. Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande. » [5, 22-24] Ce n’est là, dira-t-on, qu’une réminiscence d’Isaïe, « je veux la miséricorde, et non le sacrifice » : pour critiquer le sacrifice, les prophètes n’ont pas attendu le Messie, mais celui-ci s’inscrit clairement dans leur sillage.
C’est encore plus clair dans le cas du serment : « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments. Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le trône de Dieu, ni par la terre parce que c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c’est la Ville du grand Roi. Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Quand vous parlez, dites Oui ou Non : tout le reste vient du Malin. » [5, 34-37] Si on oublie les Quakers, dont l’exemple étonnait le jeune Voltaire, quand il rédigeait ses Lettres philosophiques, quelle église chrétienne se conforme-t-elle, de nos jours, aux enseignements du Christ, en renonçant à cet usage sacrilège, qui est certes prescrit dans la Loi de Moïse ?
Jésus va même plus loin, quand il déclare ceci « Vous avez appris qu’il a été dit Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi » [5, 43], ce qui est, à la lettre, une citation falsifiée, comme la TOB le signale, de façon très discrète, en réservant ses italiques aux quelques mots qui n’ont pas été ajoutés : il est bien évident que la Loi de Moïse n’a nullement prescrit la haine des ennemis. Mais on peut alléguer les massacres ordonnés par Moïse lui-même contre ceux qui avaient adoré le Veau d’or, ou ceux que Josué accomplira plus tard sur la terre de Canaan : cela montre plutôt, comme le dit Jean Soler, que la religion mosaïque était encore à l’état d’une monolâtrie, pour laquelle Dieu n’était que « le Dieu de tes pères », et pour qui « ton prochain » se limitait à la communauté des frères, en excluant tous ceux qui refusaient sa Loi [Jean Soler, L’invention du monothéisme, éditions de Fallois, 2002]. Mais il faut bien admettre que le monothéisme, quelle que soit l’époque où il a commencé, abroge cette loi, ne serait-ce qu’en lui donnant un autre sens.
Heureux les pauvres
Bien que Jésus déclare être seulement venu pour accomplir la Loi, il est clair à nos yeux qu’il l’abroge vraiment, et c’est bien ce que perçoivent ses auditeurs : « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement ; car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes. » [7, 28] Il parlait comme un maître, et n’avait pas besoin de recourir à des pirouettes dialectiques, comme aurait pu le faire un scribe qui aurait imaginé de dire que la Loi était en même temps accomplie et révolue. C’est pourquoi nous parlons de subversion chrétienne, tout en évitant le mot de révolution, et sans nous rallier à l’insinuation subtile qui voudrait faire du christianisme « le bolchevisme de l’antiquité ». [Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, Paris, 1979] Pour nous en expliquer, il nous faut revenir sur les Béatitudes, dont nous n’avons cité que le passage où elles parlent de la persécution.
Voici les premiers mots du sermon sur la montagne : « Heureux les pauvres de cœur [plus littéralement, les pauvres en esprit, tô pneumati] : le Royaume des cieux est à eux. »
Qu’est-ce que ça veut dire ? On va l’examiner, mais on peut remarquer que la question ne se poserait pas chez Luc, où l’on peut lire : « Heureux, vous, les pauvres, le Royaume des cieux est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez. » [Lc, 6, 20-21]
Mais pour donner un sens à des expressions telles que « pauvres de cœur », ou « pauvres en esprit », il suffit de se reporter au fameux épisode que Camus mentionne dans La Chute, l’épisode où Jésus est interrogé par un jeune homme riche, et qui est rapporté de façon concordante dans les trois Synoptiques (Mt 19, 16-26, Mc, 10, 17-27, et Lc, 18, 18-27), à un seul détail près, que l’on trouve chez Marc, et qu’il nous faut citer : « Comme il se mettait en route, quelqu’un vint en courant et se jeta à genoux devant lui ; il lui demandait : Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? Jésus lui dit : Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul. Tu connais les commandements : Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne porteras pas de tort à personne, honore ton père et ta mère. L’homme lui dit : Maître, tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse. Jésus le regarda, et se prit à l’aimer [littéralement, « il l’aima », egapesen auton ; il est, nous semble-t-il, important de savoir que le jugement de Jésus n’est pas motivé par un sentiment de haine, fût-ce la haine des riches : Jésus aime ce jeune homme, dont il va déclarer qu’il aura bien du mal à gagner la vie éternelle, mais qu’il n’exclut pas par avance] ; il lui dit : Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, suis-moi. Mais à cette parole, il s’assombrit et il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples : Qu’il sera difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète : Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. Ils étaient de plus en plus impressionnés ; ils se disaient entre eux : Alors qui peut être sauvé ? fixant sur eux son regard, Jésus dit : Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. »
Les disciples ne sont pas des pauvres en esprit, ils rêvent de richesses, même s’ils n’en ont pas. Les pauvres en esprit, si tant est qu’ils existent, sont donc ceux qui ont donné leurs richesses aux pauvres, desquels on peut penser qu’ils en feront l’usage qui est décrit dans les Actes, 4, 32-37, c’est ce qu’on peut nommer communisme chrétien.
Mais il est clair qu’aucun bolchevik, aucun marxiste russe ou anarchiste espagnol, n’a pu se reconnaître dans un tel communisme, où il ne s’agit pas de gérer la production, mais seulement de vivoter grâce aux miettes tombées de la table des riches : car les premiers chrétiens ne se souciaient nullement de la production, ils attendaient le retour imminent du Messie, et ne cherchaient pas à changer la société, pour le peu de temps où ils croyaient devoir l’attendre. Mais déjà celles ou ceux qui commençaient à lire les épîtres de Paul s’accommodaient en douce des institutions existantes, celles ou ceux, par exemple, qui allaient lire ces bons conseils : « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Eglise, lui le sauveur de son corps (…) Enfants, c’est votre devoir devant le Seigneur d’obéir à vos parents, car cela est juste (…) Esclaves, obéissez à vos maîtres d’ici-bas avec crainte et tremblement, d’un cœur simple, comme au Christ, non parce que l’on vous surveille, comme si vous cherchiez à plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ qui s’empressent de faire la volonté de Dieu. » [Ephésiens, 5, 22-6, 6]
Le christianisme raisonnable
Ils seront bientôt mûrs pour une autre lecture des dernières instructions qu’ils trouveront dans le sermon sur la montagne, instructions raisonnables, qui enchanteront Voltaire, comme celle qu’on appellera règle d’or - car elle a le double mérite de ne pas être un commandement arbitraire, comme celui qui ordonne d’observer le sabbat, tout en faisant appel à un jugement réfléchi, où s’exprime un sujet, qui obéit à la loi, mais comme à une règle, à laquelle sa raison lui enjoint de se plier : ce que tu ne veux pas que les autres te fassent, commence toi-même par ne pas le leur faire, « car c’est de la façon dont vous jugez les autres qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous. » [7, 2] Tout ceci est rendu possible par l’isolement volontaire de ce même sujet, qui ne cherche plus les louanges de la foule, mais qui délibère à huis clos, dans son for intérieur, son forum intérieur, où sa main gauche ignore ce que fait sa main droite, et où seul Dieu lui-même peut pénétrer à l’intérieur de sa conscience… Une conscience éclairée, qui dispose de la règle d’or où Voltaire croira trouver l’écho des Entretiens de Confucius, et qui peut s’accorder à l’esprit des Lumières, et même à celui de la morale utilitariste, du moins s’il faut en croire le doux John Stuart Mill - dont nous savons pourtant qu’il n’a pas convaincu le bolchevik intraitable qui écrit, en 1938, Leur morale et la nôtre, lui qui professe encore une morale rustique dont l’objet n’est pas de faire coexister des consciences individuelles, car il reste holiste : il ne croit aux individus que comme immergés dans des nations ou des classes, hors desquelles leur action se réglerait seulement sur des critères abstraits.
Jésus aurait sans doute pu comprendre Trotsky mieux que Voltaire ou Mill. D’ailleurs sa règle d’or n’a pas le même sens que celle qui met en ordre un monde libéral, auquel elle sert comme un code de la route. La règle évangélique n’est pas un catalogue des infractions qu’il faut se garder de commettre, elle prescrit, au contraire, des actions qu’il faut accomplir : « tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » [7, 12], ce qui sous-entend que ces hommes ne soient pas perçus comme des obstacles sur lesquels on doit éviter de se cogner, mais comme des partenaires qui peuvent nous faire du bien, et envers qui l’on peut agir de même sorte. C’est d’ailleurs ce qu’indique une phrase de la prière que Jésus dicte à ses disciples, et qui, soit dit en passant, n’est pas plus conforme à l’esprit religieux ordinaire que ce qu’il a prescrit au sujet du serment : si votre Père céleste sait beaucoup mieux que vous ce qu’il faut attendre de lui, il faut lui demander ce qu’il veut vous donner, donc que son règne arrive, et que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Et notamment ceci : « pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous » [6, 12, à rapprocher de Luc, 11, 4] – phrase qui, à la lettre, demande à Dieu que nos dettes, opheilomata, nous soient remises comme celles que nous-mêmes avons remises à nos propres débiteurs (dans le Pater latin, appris au catéchisme, dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris). Phrase qui, clairement, rappelle que personne n’est, de son propre chef, possesseur d’autre chose que ce qu’il a reçu, et qui lui est concédé, mais à titre précaire.
3 Puisqu’on a rencontré la question des richesses, dont chacun sait qu’elle est un thème récurrent, nous allons en faire une étude thématique. Ce sera l’occasion de nous demander s’il existe quoi que ce soit qu’on puisse appeler « politique évangélique », quel que soit le sens auquel nous choisissons d’entendre le terme « politique » : au sens propre du mot, celui qui se rattache aux mots polis (cité) et politès (citoyen), il est trop clair que les écritures chrétiennes l’ignorent tout à fait.
Le mot polis n’y est employé qu’au sens de ville, de bourgade ou même de village, quant au mot politès, il sert à désigner les habitants de ces villes ou de ces villages… Une seule exception, lorsque Paul se réclame, auprès d’un officier romain, de sa politeia (sa citoyenneté), c’est-à-dire d’un statut qui devrait lui permettre d’échapper au fouet, à la crucifixion, et sûrement aussi à la lapidation dont les Juifs le menacent : car de quel droit ceux-ci pourraient-ils lapider un citoyen romain, eux qui sont seulement des sujets de l’empire ? [Actes, 22, 25-29] Les droits des citoyens, entendus de la sorte, n’ont rien à voir avec ceux qu’exerçaient les Grecs, et même les Romains, avant que Jules César, et son neveu Octave, ne les aient abolis pour instaurer l’empire. Ce qui en reste ressemble au privilège qu’avaient jadis les gentilshommes, s’il leur arrivait d’encourir la peine de mort, de n’être pas roués, pendus ou écartelés, mais proprement décapités : celui-là même d’ailleurs que Paul finira par obtenir des Romains.
Parlerons-nous de politique en un sens plus ou moins marxiste, qui en fait un attribut de la lutte des classes ? On s’y laisserait prendre, si on ne remarquait pas la forte différence qui démarque l’opposition entre « pauvres » et « riches », et les oppositions entre esclaves, hommes libres, serfs, vilains et seigneurs féodaux, travailleurs salariés et bourgeois capitalistes, dans la vision marxiste de la lutte des classes, qui est censée aboutir à la création d’une société homogène, où elles doivent disparaître. Or les pauvres, dans l’évangile, ne sont ni des esclaves, ni des travailleurs salariés, il s’agit toujours de mendiants, qui ne peuvent pas lutter pour changer leur condition : déclencher une grève, ou se lancer dans une révolte à main armée. Même s’il existe des mendiants agressifs, qui pourraient devenir voleurs de grand chemin, il n’en est pas question dans les écritures chrétiennes, sauf à les reconnaître dans la figure des deux larrons crucifiés, dont les croix encadrent celle du Roi des Juifs.
Et naturellement, le Royaume des Cieux ne saurait se confondre avec l’utopie d’une société sans classes : « Jésus était à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux et, pendant qu’il était à table, une femme vint, avec un flacon d’albâtre contenant un flacon de nard, pur et très coûteux. Elle brisa le flacon d’albâtre et lui versa le parfum sur la tête. Quelques-uns se disaient entre eux avec indignation : à quoi bon perdre ainsi ce parfum ? on aurait bien pu vendre ce parfum-là plus de trois cents pièces d’argent et les donner aux pauvres ! Et ils s’irritaient contre elle. Mais Jésus dit : Laissez-la, pourquoi la tracasser ? C’est une bonne œuvre qu’elle vient d’accomplir à mon égard. Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien. Mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. » [Mc, 14, 3-8, Mt, 26, 6-13, Jn, 12, 1-8] Et voilà pour les pauvres, dont la raison d’être est d’offrir aux gens de bien l’occasion de faire du bien.
Même s’il ne dit rien sur le sort des esclaves, Jésus n’ignore pas le travail salarié, mentionné dans la parabole des ouvriers de la onzième heure. S’agissant d’une parabole, elle comporte bien sûr un sens allégorique, que nous laisserons de côté, pour nous intéresser à son sens littéral : « Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne. Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail, et il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste. » [Mt, 20, 1-4] On aura remarqué qu’il convient d’une somme fixe avec les ouvriers de la première heure, et promet aux suivants, comme à ceux qu’il embauchera par la suite, de donner ce qui est juste, sans préciser comment il va le calculer. C’est encore ce qu’il offre aux ouvriers qu’il embauche à la onzième heure, une heure à peine avant la fin de la journée : « Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers. Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent. Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage ; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent. » [20, 8-10] Ce qui ne va pas sans murmures, auxquels répond le maître : « Mon ami, je ne te fais pas de tort : n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent ? Emporte ce qui est à toi et va-t-en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » [20, 13-15] La justification peut sembler arbitraire, mais elle laisse penser que, longtemps avant le socialisme utopique, ce maître avait déjà formulé le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » - au lieu de respecter l’arithmétique marchande, qui ordonne de donner « à chacun selon son travail ».
Tout aussi arbitraire, et tout aussi capable d’avoir inspiré le socialisme utopique, est la leçon de la parabole des talents, bien qu’elle ne se soucie que des capacités et rejette tout sentiment égalitaire : « Il en va comme d’un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens. A l’un il remit cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités [hekasto kata tèn idian dynamin] ; puis il partit. Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla les faire valoir et en gagna cinq autres. Celui des deux talents en gagna deux autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l’argent de son maître… » [25, 14-18] La suite est bien connue, nous citerons seulement la conclusion du maître : « Mauvais serviteur, timoré ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je ramasse où je n’ai rien répandu. Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers : à mon retour, j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt… » [25, 26-28]
Arrêtons, sans conclure, tout en observant que les évangiles ignorent les interdits que la théologie scolastique porterait, bien plus tard, contre l’idée que la valeur monétaire puisse produire une survaleur, comme celle que rapporte le prêt à intérêt…
4 [épilogue] Nous avons évoqué, il y a plus de vingt ans, un extrait d’Isaïe, dont Renan a pu dire qu’il marquait le début d’une ère nouvelle dans l'histoire de la religion : « Le jour où il écrivit cette page admirable (vers 740 avant J.-C.), Isaïe fut le véritable fondateur du christianisme » : « Entendez la parole de Yahvé, chefs de Sodome, écoutez l'ordre de votre Dieu, peuple de Gomorrhe ! Que m'importent vos innombrables sacrifices ? dit Yahvé. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Le sang des taureaux et des boucs me répugne. (...) Vos mains sont pleines de sang, lavez-vous purifiez-vous, Otez votre méchanceté de ma vue. Cessez de faire le mal ! Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, secourez l'opprimé, soyez juste pour l'orphelin, plaidez pour la veuve. » [Isaïe, I, 10-17 : il ne s’agit pas de la TOB, mais de la traduction citée dans cet article]
Le christianisme est donc plus ancien que le Christ, il commence avec une innovation que Renan glorifiait fort éloquemment : « Il fut décidé, ce jour-là, que, des deux fonctions surnaturelles qui se disputaient le respect des tribus antiques, le sacrificateur héréditaire et le sorcier libre inspiré, qu'on croyait dépositaire des secrets divins, c'était le second qui déciderait de l'avenir de la religion. Le sorcier des tribus sémitiques, le nabi, devint le « prophète », tribun sacré voué au progrès de l'équité sociale, et, tandis que le sacrificateur (le prêtre) continua de vanter l'efficacité des tueries dont il profitait, le prophète osa proclamer que le vrai Dieu se soucie bien plus de la justice et de la pitié que de tous les bœufs du monde. » [La Loi et le Messie, Revue du MAUSS semestrielle, n° 2, 1993, p. 142. Cet article a été l’objet d’une critique, qui avait bien saisi son objet, dans une note du livre de Charles Champetier, Homo consumans, 1994, p. 126-127]
C’est pourquoi nous ne relisons pas sans malaise, dans les récits de la Passion, les commentaires théologiques qui présentent Jésus comme l’Agneau de Dieu, voué au sacrifice, et qui ne sera pas, tel le jeune Isaac, remplacé juste à temps par un bélier qui se présente à point nommé – comme Eriphile dans l’Iphigénie de Racine…
Le sang de l’Alliance
Et tout d’abord ceci, qui est passé dans le rituel eucharistique : « Pendant le repas, Jésus prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit ; puis, le donnant aux disciples, il dit : Prenez, mangez, ceci est mon corps. Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant : Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés. » [Mt 26, 26-28 ; Mc 14, 22-24 ; Lc, 22, 19-20] – et qu’on retrouve chez Paul, bien qu’il n’ait pas été un témoin oculaire. Mais c’est le Christ ressuscité qui le lui a dit sur le chemin de Damas : « En effet, voici ce que moi j’ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. » [première épître aux Corinthiens, 11, 23-25].
On voudrait croire qu’il s’agit d’interpolations, tellement cela s’oppose à tout ce qui précède dans le récit des Synoptiques : Jésus, depuis longtemps, annonce à ses disciples qu’il sera mis à mort, mais cela s’explique bien assez par la haine qu’ont pour lui les scribes et les pharisiens, qui ont déjà tenté de le lapider. Mais ce qu’il annonce n’est pas un sacrifice, c’est un assassinat comme celui qu’évoque la parabole des vignerons infidèles, qui vont être punis quand « le maître de la vigne (…) fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu. » [Mt, 21, 40-41]
Et l’on voudrait pouvoir se rallier à la thèse de René Girard, qui interprète le christianisme comme une démystification des pratiques sacrificielles, la révélation de l’innocence des victimes, transformées en boucs émissaires par un mécanisme inconscient, dont la fonction serait de réduire la violence, en lui opposant un contre-feu efficace, qui lui interdit de se propager sans limites. Thèse qui reconnaît l’utilité sociale des pratiques sacrificielles, qui font la part du feu, tout en s’efforçant de les rendre inutiles, par la conscience de ce qui produit la violence, c’est-à-dire des rivalités mimétiques qui s’imposent au désir humain, et que l’on croit éliminer en chassant des sorcières, des monstres supposés, ou des transgresseurs exemplaires.
Dans le cas de Jésus, qui transgresse la Loi, notamment celle qui sanctifie le sabbat, on comprend aisément qu’il soit jugé coupable, tout aussi bien que l’Antigone de Sophocle, alors même que notre conscience historique nous dispose à penser qu’il apporte une nouvelle Loi, plus humaine, et qu’il va être encore une victime innocente. Une de plus, qui ne sera pas la dernière. Comme tant de prophètes qui l’ont précédé, il succombe à des préjugés conservateurs, pour qui l’ordre social doit rester immuable. Cette thèse est plausible, dans la mesure où elle se limite au dynamisme d’une société, qui pratique une sorte d’homéopathie des pulsions agressives, sans savoir ce qu’elle fait, ni pourquoi elle le fait. Si elle en était consciente, elle deviendrait machiavélique, en pratiquant « la technique du bouc émissaire », suivant une formule employée par Raymond Aron, dans une préface au Prince de Machiavel. Mais dans le cas qui intéresse René Girard, il ne s’agit justement pas d’une technique, mais d’un processus inconscient, dont les acteurs eux-mêmes doivent être pardonnés, car « ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Nous pouvons bien juger que c’est un sacrifice, et donc un acte essentiellement religieux, mais ceux qui l’accomplissent s’imaginent accomplir une œuvre de justice, et punir des coupables, même si des mal-pensants les jugent innocents. Il nous faut donc choisir, entre l’idée que la crucifixion est l’accomplissement d’un sacrifice rédempteur, qui doit effacer tous les péchés des hommes, en commençant par la souillure originelle, et celle qui la réduit au phénomène social qui restaure la cohésion d’une société divisée, grâce à l’expulsion, ou à l’élimination d’un bouc émissaire. Dans un cas, il s’agit d’un dogme religieux, dans l’autre il peut s’agir d’une hypothèse scientifique, qu’il faut encore tester, selon des procédures qui restent à définir. René Girard nous semble s’être dispensé de choisir, et présenter sa thèse comme une vérité scientifique, en même temps qu’il la professe comme un dogme, aussi nécessaire comme dogme qu’il le serait comme vérité scientifique.
Au terme d’un débat qui l’avait opposé à Cornelius Castoriadis, celui-ci déclarait : « j’ai lu Girard et je respecte ses croyances. Mais il y a chez lui une double croyance fondamentale, la croyance en Dieu et la croyance en la Science. Comment il les concilie, je ne le sais pas, c’est une autre histoire. A partir de là, et à partir du moment où il parle de déterminisme et d’évolution, il n’y a plus de place ni pour la contingence ni pour la métacontingence, sinon une place contingente, accidentelle. Au sens où Hegel (…) affirme que tout ce qui est réel est rationnel, que tout ce qui est rationnel est réel, et, ajoute-t-il, ce qui n’est pas rationnel dans le réel est accident, illusion, erreur, etc. Or la totalité de l’histoire est glissée dans cet ajout, dans cette petite phrase. De cette façon contingente, Girard reconnaît la contingence. » Et nécessairement, Girard lui-même concluait : « J’ai longtemps cru à la contingence, et les trois quarts de mes recherches ont été faites dans cet esprit. Mais la chose vraie que vous dites à mon sujet, c’est que je suis chrétien, je crois en Dieu et en la Science. » [Colloque de Cerisy : L’auto-organisation. De la physique au politique Sous la direction de Paul Dumouchel et de Jean-Pierre Dupuy, p. 299-301]
Par ordre alphabétique, quelques-uns des ouvrages qui ont accompagné mes lectures bibliques, même si leur impact n’est pas toujours visible :
CARMIGNAC Jean, La naissance des évangiles synoptiques, Paris 2007
DUBOURG Bernard, L’invention de Jésus, I et II, Gallimard 1987 et1989
FRYE Northrop, Le grand code, Seuil 1984
GRIMAL Pierre (traducteur), Romans grecs et latins, Gallimard 1958
KAUTSKY Karl, Origenes y fundamentos del cristianismo (je n’ai pu lire ce livre qu’en version espagnole), Mexico, Editorial Diogenes, 1973
MACCOBY Hyam, Paul et l’invention du christianisme, Lieu commun, 1987
RENAN Ernest, Œuvres complètes, Plon, 1961
ROUGIER Louis, Celse, Contre les chrétiens, Le Labyrinthe, 1997
TOLSTOÏ Léon, Abrégé de l’Evangile, Klincksieck 1969
TOURNIER Michel, Les Météores, Gallimard 1975 (un roman sur les jumeaux, où il sera question de saint Thomas Didyme, doublement bien nommé)
TRESMONTANT Claude, Le prophétisme hébreu, 1987 ; Le Christ hébreu, 1989 ; Les Evangiles (traductions) 2007
VOLTAIRE, Mélanges, Gallimard, 1961