Le projet d’autonomie dans la pensée de Castoriadis
L’emploi de certains mots est comme un stimulus qui détermine un réflexe conditionné : c’est ainsi que « culture », pour un leader nazi, était l’occasion de sortir son revolver, alors que « autonomie », pour un lecteur philosophe, incite à discourir sur l’éthique de Kant, les Lumières et les Droits de l’Homme. Ce serait une erreur, s’agissant de Castoriadis, chez qui « l'autonomie, la créativité des masses, (…) l'irruption de l'imaginaire instituant » sont d’abord apparues « comme idées politiques, non pas philosophiques » [voir l’encadré], et ont fait l’objet d’une longue élaboration avant de définir les idées-mères de sa pensée philosophique.
Faut-il le rappeler, cette élaboration s’est d’abord accomplie dans un cadre marxiste, « Socialisme ou barbarie », groupe et revue qui défendaient ce que Castoriadis reconnaîtra toujours comme « l’élément révolutionnaire du marxisme », et qui inclut, notamment, l’idée que « l’émancipation des travailleurs sera accomplie par les travailleurs eux-mêmes ». L’idée d’autonomie s’applique, tout d’abord, à l’autonomie du mouvement ouvrier, qui doit être conquise contre l’hégémonie de la bourgeoisie révolutionnaire, puis contre les partis qu’il a fondés lui-même, mais dont les dirigeants échappent au contrôle de la base ouvrière qu’ils prétendent représenter. Cette idée n’est pas propre à « Socialisme ou barbarie », c’est alors un thème partagé par d’autres courants marxistes, trotskistes, luxemburgistes, conseillistes ou situationnistes. Et qui est souvent perçu comme un thème utopique, en dépit de ce qu’avait écrit Marx lui-même, dans une phrase bien connue de L’idéologie allemande : « Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses » [L'idéologie allemande, Pléiade, Philosophie, p. 1067]
Mutatis mutandis, cette phrase peut décrire l’autonomie telle que l’entend Castoriadis. L’autonomie n’est pas notre destination, le havre où l’on débarque dans l’île d’Utopie, société idéale où sont établies de bonnes institutions, désormais intangibles, puisqu’elles sont parfaites – ou même, a fortiori, l’abbaye de Thélème, dont les habitants sont tellement autonomes qu’ils peuvent se passer de toute institution : pour de telles sociétés, si elles devaient apparaître au cours de l’histoire, il n’y aurait plus d’histoire, l’histoire serait finie.
L’autonomie n’est pas davantage une norme idéale, sur laquelle nous pourrions régler notre conduite, comme l’étoile polaire, que Kant prend pour exemple, mais qui n’est nullement le but qu’un voyageur se propose d’atteindre : elle l’aide à trouver son but, mais reste toujours indifférente à ce but. Mais si on vise l’autonomie, la fin et les moyens ne sont pas séparables : ce que nous visons comme but immédiat est aussi le moyen d’atteindre un autre but, qui ne serait plus le même si d’autres moyens permettaient d’y parvenir. On ne libère pas une masse asservie si celle-ci ne joue pas un rôle actif dans sa propre libération, et si elle ne prend pas ses propres initiatives. Si elle n’est qu’un objet passif, elle ne fait que changer de maîtres.
Statique et dynamique
C’est pourquoi l’autonomie ne peut être conçue que comme un mouvement, et dans son mouvement. Castoriadis la définit comme une relation dynamique entre le sujet, social ou individuel, et le cadre institutionnel, ou les pulsions psychiques, en relation auxquelles s’exerce son action : la cure analytique en fournit un exemple, dans la mesure où elle vise l’autonomie du sujet individuel. Car l'autonomie du sujet ne peut pas consister dans la conquête d'une maîtrise totale, et bien sûr illusoire, sur des pulsions inconscientes qui restent irréductibles, et qui ne peuvent être résorbées ou taries, quoique Freud lui-même évoque à ce propos l'assèchement de la Zuyder Zee : « Comment penser à un sujet qui aurait totalement résorbé sa fonction imaginaire, comment pourrait-on tarir cette source au plus profond de nous-mêmes d'où jaillissent à la fois phantasmes aliénants et créations libres plus vraies que la vérité, délires déréels et poèmes surréels, ce double fond éternellement recommencé de toute chose sans lequel aucune chose n'aurait de fond, comment éliminer ce qui est à la base de, ou en tout cas inextricablement lié à, ce qui fait de nous des hommes - notre fonction symbolique, qui présuppose notre capacité de voir et de penser en une chose ce qu'elle n'est pas ? » [L’institution imaginaire de la société, IIS, p. 154].
L'objet de la cure analytique, c'est bien l'autonomie du sujet conscient, mais elle ne doit pas être comprise comme un état achevé, il s'agit d'une situation active dont les caractéristiques « ne consistent pas en une prise de conscience effectuée pour toujours, mais en un autre rapport entre conscient et inconscient, entre lucidité et fonction imaginaire, en une autre attitude du sujet à l'égard de soi-même, en une modification profonde du mélange activité-passivité, du signe sous lequel celui-ci s'effectue, de la place respective des deux éléments qui le composent ». Evoquant la formule de Freud, Wo Es war, soll Ich werden (où était ça, Je dois advenir), Castoriadis la complète « par son inverse : Où Je suis, ça doit surgir (Wo Ich bin, soll Es auftauchen). Le désir, les pulsions - qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos - c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la conscience, mais à l'expression et à l'existence. Un sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure : cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir » [IIS, pp. 154-155]. Cette idée de l'autonomie vaut tout autant pour la société autonome, qui n'est pas définie par la possession actuelle de bonnes institutions, encore moins par son aptitude à se passer de toute institution, mais par la relation lucide qu'elle peut entretenir avec les institutions qu'elle se donne, et qu'elle peut toujours soumettre à la critique.
[encadré] Je suis venu à Paris en 1945 pour faire une thèse de doctorat de philosophie, dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des apories et à des impasses. Mais, dès 1942, la politique s'était avérée trop absorbante et j'ai toujours voulu mener l'activité et la réflexion politiques sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme. C'est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu'apparaissent dans mes écrits l'autonomie (1947, 1949), la créativité des masses, ce que j'aurais appelé aujourd'hui l'irruption de l'imaginaire instituant dans et par l'activité d'un collectif anonyme. [Fait et à faire, p. 21].