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27 avril 2013 6 27 /04 /avril /2013 08:19

Le projet d’autonomie dans la pensée de Castoriadis

 

L’emploi de certains mots est comme un stimulus qui détermine un réflexe conditionné : c’est ainsi que « culture », pour un leader nazi, était l’occasion de sortir son revolver, alors que « autonomie », pour un lecteur philosophe, incite à discourir sur l’éthique de Kant, les Lumières et les Droits de l’Homme. Ce serait une erreur, s’agissant de Castoriadis, chez qui « l'autonomie, la créativité des masses, (…) l'irruption de l'imaginaire instituant » sont d’abord apparues « comme idées politiques, non pas philosophiques » [voir l’encadré], et ont fait l’objet d’une longue élaboration avant de définir les idées-mères de sa pensée philosophique.

Faut-il le rappeler, cette élaboration s’est d’abord accomplie dans un cadre marxiste, « Socialisme ou barbarie », groupe et revue qui défendaient ce que Castoriadis reconnaîtra toujours comme « l’élément révolutionnaire du marxisme », et qui inclut, notamment, l’idée que « l’émancipation des travailleurs sera accomplie par les travailleurs eux-mêmes ». L’idée d’autonomie s’applique, tout d’abord, à l’autonomie du mouvement ouvrier, qui doit être conquise contre l’hégémonie de la bourgeoisie révolutionnaire, puis contre les partis qu’il a fondés lui-même, mais dont les dirigeants échappent au contrôle de la base ouvrière qu’ils prétendent représenter. Cette idée n’est pas propre à « Socialisme ou barbarie », c’est alors un thème partagé par d’autres courants marxistes, trotskistes, luxemburgistes, conseillistes ou situationnistes. Et qui est souvent perçu comme un thème utopique, en dépit de ce qu’avait écrit Marx lui-même, dans une phrase bien connue de L’idéologie allemande : « Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses » [L'idéologie allemande, Pléiade, Philosophie, p. 1067]      

Mutatis mutandis, cette phrase peut décrire l’autonomie telle que l’entend Castoriadis. L’autonomie n’est pas notre destination, le havre où l’on débarque dans l’île d’Utopie, société idéale où sont établies de bonnes institutions, désormais intangibles, puisqu’elles sont parfaites – ou même, a fortiori, l’abbaye de Thélème, dont les habitants sont tellement autonomes qu’ils peuvent se passer de toute institution : pour de telles sociétés, si elles devaient apparaître au cours de l’histoire, il n’y aurait plus d’histoire, l’histoire serait finie.

L’autonomie n’est pas davantage une norme idéale, sur laquelle nous pourrions régler notre conduite, comme l’étoile polaire, que Kant prend pour exemple, mais qui n’est nullement le but qu’un voyageur se propose d’atteindre : elle l’aide à trouver son but, mais reste toujours indifférente à ce but. Mais si on vise l’autonomie, la fin et les moyens ne sont pas séparables : ce que nous visons comme but immédiat est aussi le moyen d’atteindre un autre but, qui ne serait plus le même si d’autres moyens permettaient d’y parvenir. On ne libère pas une masse asservie si celle-ci ne joue pas un rôle actif dans sa propre libération, et si elle ne prend pas ses propres initiatives. Si elle n’est qu’un objet passif, elle ne fait que changer de maîtres.

 

 

Statique et dynamique

 

C’est pourquoi l’autonomie ne peut être conçue que comme un mouvement, et dans son mouvement. Castoriadis la définit comme une relation dynamique entre le sujet, social ou individuel, et le cadre institutionnel, ou les pulsions psychiques, en relation auxquelles s’exerce son action : la cure analytique en fournit un exemple, dans la mesure où elle vise l’autonomie du sujet individuel.  Car l'autonomie du sujet ne peut pas consister dans la conquête d'une maîtrise totale, et bien sûr illusoire, sur des pulsions inconscientes qui restent irréductibles, et qui ne peuvent être résorbées ou taries, quoique Freud lui-même évoque à ce propos l'assèchement de la Zuyder Zee : « Comment penser à un sujet qui aurait totalement résorbé sa fonction imaginaire, comment pourrait-on tarir cette source au plus profond de nous-mêmes d'où jaillissent à la fois phantasmes aliénants et créations libres plus vraies que la vérité, délires déréels et poèmes surréels, ce double fond éternellement recommencé de toute chose sans lequel aucune chose n'aurait de fond, comment éliminer ce qui est à la base de, ou en tout cas inextricablement lié à, ce qui fait de nous des hommes - notre fonction symbolique, qui présuppose notre capacité de voir et de penser en une chose ce qu'elle n'est pas ? » [L’institution imaginaire de la société, IIS, p. 154].

L'objet de la cure analytique, c'est bien l'autonomie du sujet conscient, mais elle ne doit pas être comprise comme un état achevé, il s'agit d'une situation active dont les caractéristiques « ne consistent pas en une prise de conscience effectuée pour toujours, mais en un autre rapport entre conscient et inconscient, entre lucidité et fonction imaginaire, en une autre attitude du sujet à l'égard de soi-même, en une modification profonde du mélange activité-passivité, du signe sous lequel celui-ci s'effectue, de la place respective des deux éléments qui le composent ». Evoquant la formule de Freud, Wo Es war, soll Ich werden (où était ça, Je dois advenir),  Castoriadis la complète « par son inverse : Où Je suis, ça doit surgir (Wo Ich bin, soll Es auftauchen). Le désir, les pulsions - qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos - c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la conscience, mais à l'expression et à l'existence. Un sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure : cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir » [IIS, pp. 154-155]. Cette idée de l'autonomie vaut tout autant pour la société autonome, qui n'est pas définie par la possession actuelle de bonnes institutions, encore moins par son aptitude à se passer de toute institution, mais par la relation lucide qu'elle peut entretenir avec les institutions qu'elle se donne, et qu'elle peut toujours soumettre à la critique.

 

 

 

[encadré] Je suis venu à Paris en 1945 pour faire une thèse de doctorat de philosophie, dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des apories et à des impasses. Mais, dès 1942, la politique s'était avérée trop absorbante et j'ai toujours voulu mener l'activité et la réflexion politiques sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme. C'est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu'apparaissent dans mes écrits l'autonomie (1947, 1949), la créativité des masses, ce que j'aurais appelé aujourd'hui l'irruption de l'imaginaire instituant dans et par l'activité d'un collectif anonyme. [Fait et à faire, p. 21].

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commentaires

J
je viens de parcourir, trop vite sans doute mais j'y retournerai, votre critique de la critique d'Isabelle Garo, et je trouve qu'elle (votre critique) est tout à fait pertinente et efficace, en<br /> même temps qu'elle me confirme dans l'idée qu'un(e) philosophe risque de ne rien comprendre à Castoriadis s'il ou elle commence par concevoir l'autonomie sur le modèle kantien, en termes<br /> d'autonomie du sujet (lui-même identifié à l'individu, à un individu qui préexisterait mystérieusement à toute société). Le (la) philosophe oublie d'ailleurs que Kant a élaboré son propre concept à<br /> partir d'un texte de Rousseau, dans le Contrat social, qui aurait pu l'aider à comprendre que l'autonomie de la conscience morale est en fait un sous-produit de la constitution d'une société<br /> autonome. D'où il suit que la politique n'est pas une application de l'éthique, mais que l'éthique elle-même ne peut se constituer qu'à partir de l'existence politique d'une communauté humaine.<br /> Choses en quoi Marx et Castoriadis ne s'opposent nullement : il n'y a aucune raison de forcer l'opposition entre Castoriadis et Marx, même si on se limite à "Marxisme et théorie révolutionnaire",<br /> c'est d'ailleurs ce que je cherche à suggérer dans un article publié dans le dernier "sarkophage", et dont le texte initial - car j'ai dû le raccourcir pour publication - figure dans mon blog sous<br /> le titre "Weltgeschichte als Weltgericht"). Dans MTR, Castoriadis critique assez rudement un penseur nullement méprisable, Lucien Sebag, en disant à propos de son livre "Marxisme et structuralisme"<br /> que la plupart des "dépassements" du marxisme constituent en fait des régressions par rapport à une doctrine mal comprise ou mal apprise. Rompre avec le marxisme ne signifie pas qu'on doive traiter<br /> Marx comme un chien crevé... En fait, Castoriadis partage beaucoup de thèmes novateurs avec Lucien Sebag, chez qui on peut trouver une ébauche du "collectif anonyme" qui est certes noyée dans le<br /> déterminisme lévi-straussien, mais qui aurait peut-être connu d'autres développements, sans la mort tragique et prématurée de Sebag.<br /> Son cas nous ramène à la psychanalyse, dont je ne crois pas du tout qu'elle représente une voie de passage obligée pour accéder à l'autonomie individuelle, ni que Castoriadis l'ait présentée comme<br /> telle. Ce que dit Castoriadis, c'est que l'objet de la "cure", en dépit du vocabulaire médical employé par les analystes, n'est pas la "guérison" d'une "maladie", mais qu'elle vise l'autonomie du<br /> sujet - ce qui ne veut pas dire qu'elle soit le seul moyen de la viser, comme en témoigne une note où Castoriadis cite un texte de Lacan, où il est question de Socrate et de Spinoza (pour dire, en<br /> bref, que Freud a trouvé la voie féconde et concrète que Socrate ou Spinoza avaient vainement recherchée). Encore un mot : il me semble significatif que Castoriadis identifie, dans son propre<br /> vocabulaire, l'hétéronomie avec l'aliénation, ce qui implique, entre autres choses, que quand il lui arrive de se référer à Hegel, au jeune Marx ou aux penseurs qui s'en sont inspirés, ça concerne<br /> de près ou de loin la problématique de l'auto,omie.
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G
Bonjour...<br /> <br /> " « autonomie », pour un lecteur philosophe, incite à discourir sur l’éthique de Kant, les Lumières et les Droits de l’Homme. "<br /> <br /> Réflexe d'autant plus étrange lorsqu'il s'agit de commenter le concept d'autonomie chez Castoriadis, ainsi que l'entreprend I. Garo dans sont article « Imagination et représentation de<br /> Castoriadis à Marx » [ http://semimarx.free.fr/IMG/pdf/GARO_Castoriadis_et_Marx.pdf ], où elle reproche à l'emploi de ce terme le fait qu'il tire « sa puissance à la fois de son autorité<br /> philosophique passée, notamment kantienne, de son piment libertaire, [et] de son aura éthique , […] qui épargne même de définir plus précisément son sens [sic]»<br /> Je m'étais attelé à répondre à cet article, dont je suppose qu'il a été à peu près repris tel quel dans son livre "Marx et l'invention historique" au chapitre « Imagination et invention, de<br /> Castoriadis à Marx ». Si cela vous intéresse, je ne serais pas fâché d'un retour critique de votre part : http://www.scribd.com/doc/122138141/D-isabelle-Garo-a-Castoriadis ...<br /> <br /> Je m'y interroge d'ailleurs, lorsqu'en conclusion j’essaie de montrer qu'il y aurait certainement des critiques moins fallacieuses et plus constructives à adresser à la pensée de Castoriadis, sur<br /> ce qui m’apparaît comme une certaine difficulté dans la façon dont il aborde la cure psychanalytique comme activité pratico-poietique à même de permettre une certaine autonomie de l'individu. Je me<br /> cite :<br /> " il y aurait à réfléchir la façon dont peuvent s'articuler les praxis révolutionnaire et psychanalytique ; autrement dit, interroger la possibilité de concilier le rôle déterminant que<br /> Castoriadis confère à l'analyse psychanalytique dans l'émancipation des individus vis-à-vis de représentations et comportements irréfléchis ou inconscients, et donc déterminés de manière<br /> hétéronome, et la pratique collective visant la transformation des institutions afin qu'elles procèdent d'une auto-institution lucide et réflexive, d'une démocratie directe. Alors, plutôt qu'une<br /> déclaration tout aussi péremptoire qu’erronée concernant l'absence d'échappatoires envisageables à l'aliénation contemporaine dans l'analyse castoriadienne, il serait possible de critiquer<br /> l'absence problématique d'une réflexion permettant de penser la convergence possible des différents modes et pratiques proposés pour agir en vue de l'autonomie individuelle et collective, soit des<br /> différentes praxis définies comme moyens de lutter contre les multiples formes de l'hétéronomie instituée."<br /> <br /> Je n'ai rien lu à ce propos; pourtant, faire dépendre l'autonomie individuelle d'un passage chez le psychanalyste, ainsi que certains articles de Castoriadis paraissent l'impliquer (quand bien même<br /> il ne l'affirmerait pas tel quel), me semble un point important pour réfléchir les perspectives de transformation révolutionnaire de la société que nous donne à penser Castoriadis, étant donné<br /> qu'une telle condition semble difficilement réalisable... Si vous connaissez des textes de Castoriadis ou de commentateurs qui abordent cette question, ou si vous avez un avis là dessus, je suis<br /> preneur.<br /> <br /> Amicalement
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