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13 mars 2013 3 13 /03 /mars /2013 19:25

CASTORIADIS, DEWITTE, LATOUCHE E TUTTI QUANTI

 

 

La diffusion récente sur le site « Notbored » d’une version anglaise du débat entre Castoriadis et le MAUSS, publié par « Mille et une nuits » sous le titre « Démocratie et Relativisme », est présentée par ses initiateurs comme un « électro-samizdat », élégant euphémisme qui ne nous permet pas d’éluder le problème qu’ont soulevé, dans leur édition des « écrits politiques » du même auteur, Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay : certains écrits de  Castoriadis, disent-ils, ont fait l’objet « d’éditions sur la Toile que l’on qualifiera, si l’on est d’humeur conciliante, de « militantes ». On ne peut ni les condamner par principe (elles ont parfois mis à la disposition des lecteurs des choses introuvables) ni les approuver sans réserve (un vrai travail d’édition aurait été préférable) » [La question du mouvement ouvrier, tome 1, p. 10]   

Problème délicat, que je n’aurai pas la prétention de résoudre : si je me crois tenu d’en dire quelques mots, c’est parce que toute édition des écrits de Castoriadis, qu’elle soit « sauvage » ou « autorisée », met en jeu la légitimité des interprétations proposées par les éditeurs, dans leurs avant-propos et leurs annotations. Et, dans le cas précis de cet electro-samizdat, « Democracy and Relativism », je suis interloqué par l’interprétation que développe le traducteur anonyme (« Anonymous Translator ») dans le « Foreword » où il présente sa traduction. Presque tout ce qu’il dit contredit l’impression que m’avait fait la lecture de ce débat, quand la Revue du MAUSS l’a publiée dans ses numéros 13 et 14, en 1999, puis quand j’ai pu l’entendre sur bande magnétique, puisque je n’avais pas pu y assister moi-même (quand il avait eu lieu, le samedi 10 décembre 1994, j’étais encore professeur de lycée, et j’avais quatre heures de classe le samedi matin).

Je trouvais assez naturel que les interlocuteurs de « Corneille » n’aient pas été d’accord sur toutes choses avec lui, il ne s’agissait pas d’une assemblée de disciples, et l’intérêt d’un débat me semble résider dans la confrontation des problématiques, plus encore que dans celles des thèses qui s’affrontent : à tort ou à raison, il me semble que le traducteur anonyme aurait préféré quelque chose dans le style des séminaires que Castoriadis tenait à l’EHESS, tels qu’ils nous sont livrés dans les transcriptions de « La création humaine ». Comme s’il avait fallu que les participants soient déjà familiers des problèmes traités et des solutions proposées, qu’ils soient d’accord ou non avec Castoriadis.

 

Jacques Dewitte, un connaisseur

 

C’est là, me semble-t-il, ce qui le satisfait dans les interventions de Jacques Dewitte, dont il se plaît à observer que cet ancien collaborateur de la revue « Textures » est en mesure de dire que, depuis bien des années, il est familier  des positions de « Corneille » : « Je reconnais dans ce qui vient d'être dit vos positions, que je connais bien depuis très longtemps. Mais je suis toujours étonné par ce qui m'apparaît être de plus en plus la radicalité - enfin vous inscrivez les choses dans une alternative tranchée -, la forme extrême que vous donnez à l'idée d'autonomie au point que, à ce moment-là, on en arrive à ne plus pouvoir reconnaître comme ayant une valeur propre aucune institution, aucune représentation, ne serait-ce que provisoire. »

Toujours est-il que ce connaisseur délicat rejette absolument la conception qu’il attribue à Castoriadis : « Il y a d'une part une pure autonomie, et de l'autre toute forme d'institutionnalisation ou de représentation. Or ça fait tout de même aussi partie de l'histoire politique. Toute extériorité est à ce moment-là discréditée. J'en reviens à un propos un peu antérieur dans la discussion qui concernait les lois, avec l'exemple des Iroquois. Vous avez rappelé votre concept fondamental, votre position philosophique fondamentale, l'auto-institution explicite, et je me dis - enfin, c'est peut-être trivial de le dire, je m'en excuse : mais est-ce qu'on ne peut pas concevoir qu'on puisse reconnaître librement des lois comme bonnes ? »

Il croit, ou feint de croire, que la visée d’autonomie traduit ce qu’il appelle une « compulsion du changement » et comme une volonté autarcique d’auto-fondation, comme si l’autonomie excluait l’acceptation de tout antécédent et de tout précédent : « Est-ce que cette idée d'autonomie doit nécessairement conduire à une sorte de compulsion du changement ? C'est là qu'il risque d'y avoir un glissement entre l'exigence de liberté et d'autonomie, et quelque chose d'autre peut-être. Il me semble qu'il faudrait creuser de ce côté-là. Vous reconnaissez vous-même qu'il n'y a pas de pur acte d'auto-institution, vous avez reconnu tout à l'heure qu'il y a une limite de notre pouvoir d'actions, donc c'est aussi lié à notre finitude. Nous nous inscrivons dans une tradition, nous reconnaissons que le monde existait déjà avant nous ; alors, est-ce qu'il n'y a pas une possibilité, c'est que nous reconnaissions comme bonnes certaines lois sans avoir le besoin absolu de les changer, même si nous nous réservons cette éventualité, et si c'est nécessaire ? »

En lisant ces propos, je ne peux m’empêcher de penser que Dewitte ne comprend l’idée d’autonomie qu’au sens péjoratif que lui donne Levinas, comme tous ceux pour qui l’idée même de Loi exige qu’elle émane d’un législateur transcendant. C’est bien ce qui ressort d’un texte qu’il consacre à la pensée de Levinas, où il reprend le mythe platonicien de Gygès, et présente l’autonomie comme une « forme de liberté dégagée de toute responsabilité, (...) une tentation permanente de l’Occident dans sa conception de la liberté comme pure autonomie, détachée de tout lien, déliée de toute responsabilité. (...) Gygès apparaît comme un objet de méfiance et de réprobation : il est l’incarnation même d’une pure liberté détachée de tout lien, d’une attitude de fuite devant ses responsabilités. » (Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, n°2, 2003, pages 110 et 112). L’autonomie ne semble pouvoir être à ses yeux que l’expression d’une révolte individualiste, qui ferait table rase de toute tradition. Sans tenir aucun compte de l’expérience historique, il ne fait aucun cas de la création collective, en Grèce puis en Occident, de sociétés humaines qui instituent leurs lois, leur nomos, au lieu de la recevoir d’une autorité transcendante.

Parvenu à ce point, je ne peux qu’admirer le tact et la délicatesse que met Castoriadis à lui dire autre chose que « Tu n’as rien compris ! ». Sa réponse, en effet, consiste à prendre sur son dos la responsabilité d’une incompréhension, qui a tout lieu de nous surprendre, s’agissant de Dewitte, qui affirme bien connaître la pensée d’un auteur qu’il fréquente depuis longtemps :

« Je crois (dit Castoriadis) qu'il y a encore un malentendu. Je ne sais pas... sans doute, je suis très mauvais dans l'explication de mes positions, parce que très souvent, je ne me reconnais pas dans les critiques qui me sont faites. Ou alors je suis aveugle sur moi-même. Je crois que je suis autant que faire se peut autonome dans le domaine de la pensée. Je parle de moi, Castoriadis. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je ne veux certainement pas dire que j'ai une compulsion de changement et que chaque journée, chaque matin, je me lève, je prends tout ce que j'ai écrit, je le feuillette, et je me dis : je l'ai écrit, donc ça ne peut plus être vrai, il faut le changer... Non. Absolument pas. Etre autonome pour moi, ça veut dire que je continue à fonctionner, que je continue à penser, que j'ai de temps en temps des idées nouvelles, et que j'espère que je continuerai à en avoir - sauf si l'Alzheimer me rattrape - et que je me donne le droit d'écrire, comme il m'est arrivé de l'écrire, que ce que j'ai écrit à tel endroit était faux, ou était insuffisant, qu'il faut le revoir, et qu'il faut aller plus loin. Ça, je l'ai fait. Vous connaissez ma carrière. J'ai commencé comme marxiste. J'ai commencé par refuser l'économie de Marx, puis sa théorie du travail et de la technique, puis sa sociologie, puis sa conception de l'histoire, sa philosophie, puis je me suis mis à reprendre l'histoire de la philosophie, à refuser des tas de choses que jusqu'alors j'avais acceptées, etc., et je continue. Et la même chose par rapport à Freud, par exemple, pour qui j'ai un énorme respect. Je suis psychanalyste pratiquant ; mais au point où j'en suis maintenant, il y a très peu de chose qui soit littéralement du Freud dans ce que je pense, dans ce que je fais, dans ce que je dis, dans le domaine de la psychanalyse. C'est ça. Il n'y a pas de compulsion de changement. Et je ne pense pas une société autonome comme dominée par une compulsion de changement. »

A la place de Dewitte, je serais mort de honte, et j’ai honte pour lui, comme j’ai honte d’un article qu’il a publié en novembre 2003, dans la Revue du MAUSS, à la gloire du monothéisme, sous un titre où il dénature la phrase de Péguy qu’il a mise en exergue : « croire ce que l’on croit » [cf. le commentaire que j’en fais sur mon blog, « jeanlouisprat.over-blog.com », qui est en quelque sorte mon « electro-samizdat »] J’en ai honte, surtout, pour la Revue du MAUSS, qui n’a fait aucun commentaire sur un article « maussien » qui condamne l’étude des « fonctions sociales du sacré » par des chercheurs tels que Marcel Mauss, et prétend définir l’essence de la religion en des termes qui ne peuvent s’appliquer qu’aux religions monothéistes, impliquant par là même que la religion « païenne » des Grecs, qui n’était peut-être pas la vraie religion, n’était même pas une religion authentique – terme qui, pour Dewitte, ne doit s’appliquer qu’au « culte socialement institué de la réalité éternelle » (il est vrai que l’article est parvenu trop tard à la Revue pour qu’Alain Caillé ait pu inclure son analyse dans sa présentation de ce numéro consacré au « religieux »).

 Et j’ai honte pour le traducteur anonyme qui loue la pertinence des interventions de Dewitte, et n’est même pas gêné par le fait qu’elles obligent Castoriadis à mettre les points sur les i, ce qui pourra servir, quand on écrira « L’autonomie pour les nuls », mais dont on aurait pu croire que c’était superflu, pour quelqu’un comme Dewitte, à moins de supposer qu’il faisait l’imbécile comme le font parfois les journalistes qui veulent « faire cracher le morceau » par la personne qu’ils interviewent, ou « mettent à la question » :

« Mais qu'est-ce que c'est l'autonomie ? (reprend Castoriadis) L'autonomie, c'est que l'on puisse à chaque moment dire : est-ce que cette loi est juste ? Qu'est-ce que c'est l'hétéronomie ? L'hétéronomie, c'est que la question ne sera pas soulevée, comme on dit dans les tribunaux. La question ne sera pas posée. C'est interdit. Si vous êtes un vrai juif, vous ne pouvez pas poser la question : est-ce que les prescriptions qu'il y a dans l'Exode et le Deutéronome sont justes ou ne sont pas justes ? La question n'a pas de sens. N'a pas de sens, parce que le nom de Dieu est Justice et que ces lois sont la parole de Dieu. Alors, dire que c'est injuste, c'est dire que le cercle est carré. Voilà. Là c'est la forme la plus extrême et la plus évoluée, et la plus subtile, et la plus grandiose de la chose ; mais la même chose vaut pour tout ce que j'appelle les sociétés hétéronomes. Donc, il ne s'agit pas de remettre chaque jour à l'ordre du jour de l'assemblée la totalité des dispositions législatives existantes et d'inviter la population à les réapprouver ou à les changer. Il s'agit simplement de ménager la possibilité - mais la possibilité effective - que les institutions puissent être altérées, et sans que, pour cela, il faille des barricades, des torrents de sang, des bouleversements, des morts et tout le reste. »

 

 

Caillé, Latouche, et les « objecteurs de croissance »

 

La complaisance du traducteur anonyme à l’égard des questions – ou plutôt des critiques, ou des mises en demeure – adressées par Dewitte à Castoriadis fait contraste avec les observations qu’il réserve au Pape et à l’Antipape du MAUSS (Alain Caillé, Serge Latouche), dont il espère, pourtant, qu’ils l’aident à publier une version française du Translator’s Foreword.

Pour m’en tenir au résumé qu’a donné David Curtis des principaux griefs du traducteur anonyme, dans un mail adressé au forum des Maussiens, « Alain Caillé et Serge Latouche, dans leurs interventions écrites publiées dans les numéros 13 et 14 de La Revue du MAUSS, ont plutôt brouillé les cartes en fournissant aux lecteurs une fausse image des positions de Castoriadis, et ces deux derniers ont souvent fait preuve d’une fâcheuse incompréhension des positions de Castoriadis lors même de la discussion originale. » 

Mais c’est surtout Latouche qui est censé avoir « une façon particulière d’enrôler Castoriadis dans sa propre démarche politique-écologique, une démarche qui trahit une assez forte influence heideggérienne (selon une compréhension gauchisante de Heidegger venue de la France et très répandue un peu partout par la suite). (…) Ce qu’il faut éviter, à mon avis, c’est ce qu’on peut lire dans certains commentaires sur Castoriadis : que Castoriadis aurait été “heideggérien” en quelque sorte. Une critique “anti-humaniste” heideggérisante, prônée par Latouche, est, par exemple, tout à fait étrangère aux visées philosophiques et politiques de Castoriadis, ce qui a été souligné dans le Translator’s Foreword. »

Ce qui peut passer pour du heideggerianisme, c’est une divergence qui s’exprime en effet dans le débat, quand Latouche y traite comme indissociables le projet d’autonomie et le projet cartésien d’une domination scientifique et technique, visant à rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature », - alors que Castoriadis dissocie nettement la démesure moderne, qui s’exprime dans la formule de Descartes, et la visée d’émancipation qui est apparue en Grèce, avant de renaître dans l’Occident moderne, et qui n’implique aucune volonté de puissance : dans autonomie, il y a nomos, la loi, l’autolimitation qui est contenue par principe dans l’idée que les hommes se donnent à eux-mêmes les lois qu’ils devront suivre. Il n’est pas question de nier que, dans l’histoire moderne, le projet d’émancipation s’est enchevêtré avec le projet de domination sur la nature, comme le capitalisme semble être indissociable de la démocratie.

Cela pose, non pas une question théorique, mais un problème pratique : comment démêler ce que l’histoire a mêlé, comment lutter pour la démocratie tout en combattant le marché mondialisé, dont le jeu spontané produit tout le contraire d’une démocratie. Le discours heideggerien, pour autant qu’il nous mène à condamner en bloc notre modernité, n’a rien d’autre à nous dire que « Seul un dieu pourrait nous sauver ». Ce n’est certes pas ce que fait Serge Latouche, quand il entreprend de « décoloniser l’imaginaire » et de détruire la religion de la croissance.

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