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27 janvier 2010 3 27 /01 /janvier /2010 17:13

Le potlatch dans l’Anabase

(la Revue du MAUSS semestrielle, mai 2002

 

En 1921, la Revue des Etudes Grecques publie un bref article de Marcel Mauss, Une forme ancienne de contrat chez les Thraces. Cet article, à certains égards, est un «ballon d’essai», une annonce des thèmes de l’Essai sur le Don. Mauss y explique, en deux pages, que «dans un très grand nombre de sociétés, australiennes, africaines, mélanésiennes, polynésiennes, américaines du Nord», les échanges, ou les prestations, «débutent sous forme de donations en apparence purement gracieuses de présents, dont le bénéficiaire sera obligé d'ailleurs de rendre l'équivalent avec usure.» (1) C’est le fameux potlatch, décrit par Franz Boas, dont l’exaspération «peut aller jusqu'au combat, à la mise à mort, à la perte du nom et des armes. En tout cas, c'est par ce moyen que se fixe la hiérarchie des familles et des clans. Cette forme complète du ‘potlatch’ est assez rare. Mais il existe un peu partout, surtout dans le monde nègre et polynésien, de ces prestations totales débutant par des dons gracieux, dont l'acceptation entraîne l'obligation de rendre plus grands dons, festins et services.»‘potlatch’: dons à récupération usuraire au sens moderne du mot. Xénophon a vu fonctionner ces institutions. Thucydide en parle par ouï-dire. Mais ils n'en ont pas saisi le sens. On sent très bien que les Grecs ne comprennent pas les usages auxquels, malins, ils sont les premiers à se plier. Ceci n'est pas, comme nous le fait observer M. Meillet, pour infirmer la valeur de leur témoignage. Bien au contraire: ils enregistrent des faits qu'ils ne peuvent inventer.»

Après quoi, Mauss ajoute que, «tout à fait par hasard», il a trouvé dans des textes grecs «la preuve que des populations considérables, les Thraces du nord de l'ancienne Grèce, en particulier les Odryses, des environs de Byzance, ont connu des institutions de ce genre. Plus précisément, pour employer la nomenclature fixée plus haut, ils ont connu le système de prestations totales avec le premier trait du système évolué du

Formulons tout de suite une de nos réserves: il n’est pas du tout évident «que les Grecs, inventeurs de la «spondè», et du contrat moderne, ne comprenaient déjà plus ces échanges usuraires, où une partie donne beaucoup plus que l'autre ne reçoit» (Il faut lire, peut-être, «que l’autre ne lui rend»). Admettons-le pour l’épisode que Mauss a tiré de l’Iliade, où «Zeus Kronien enleva ses sens à Glaucus, qui avec Diomède échangea ses armes d'or contre des armes de bronze, valeur de cent bœufs contre valeur de neuf bœufs.»

«Ainsi, déclare Mauss, les Grecs de l'épopée homérique avaient vu ces mœurs fonctionner et les considéraient comme folles.»

S’ensuit-il pour autant qu’aucun Grec n’ait jamais rien compris à ces mœurs? Il faudrait en juger sur chacun des exemples que va proposer Mauss, en tout cas sur celui qu’il présente à bon droit comme «le principal document sur l'institution fort nette du contrat à forme somptuaire chez les Thraces», l’Anabase de Xénophon.

 

Mauss lecteur de l’Anabase

 

«Xénophon, nous dit-il, est embarrassé de ce qui reste avec lui des ‘Dix-Mille’. Cette ‘grande bande’ est insupportable à Byzance et aux Lacédémoniens qui y commandent. Xénophon finit par mettre ses hommes à la solde du roi Thrace Seuthès, prétendant au trône des Odryses. Or cette location de service se fait précisément à la façon d'une série de prestations successives de deux collectivités. Dans une première entrevue, Seuthès promet à l'armée la terre, le butin. Il ajoute: ‘Et je les ferai mes frères et mes commensaux (sur tabourets), et mes associés en tout ce que nous pourrons conquérir. Et à toi, Xénophon, je te donnerai ma fille, et si tu as une fille je te l'achèterai à la mode thrace, et je lui (2) donnerai pour séjour Bisanthe, qui est le plus beau de mes terroirs maritimes’. On voit déjà que le chef thrace ne conçoit un pacte de solde que comme une alliance de commensaux, et de gens unis par le mariage, par échange de filles et de biens. Mais ce n'est que le projet de convention. Quelque temps après, Xénophon amène l'armée. Seuthès spécifie les soldes.»

Avant d’aller plus loin, remarquons toutefois que Mauss laisse dans l’ombre tout l’arrière-plan politique qui motive les tractations entre Xénophon et Seuthès. Il peut, assurément, juger qu’il s’agit là de détails contingents, qu’il peut mettre entre parenthèses, pour parler comme Husserl, du moment qu’il ne cherche qu’à décrire une institution. Mais cette institution ne fournit que le cadre et les instruments d’une action que le protagoniste mène en vue d’objectifs, qui répondent à leur tour à des motivations dont l’institution elle-même ne permet pas de rendre compte. Seuthès et Xénophon accomplissent un potlatch, mais ils ne le font pas pour les anthropologues, afin de leur fournir un exemple probant. Les rites et les règles auxquels ils se soumettent, et qui servent à consacrer les engagements qu’ils souscrivent, ne déterminent pas le sens de leur conduite. Ils ne sont pas ritualistes, ne le soyons pas nous non plus. Le rite définit la forme du contrat, ce n’est pas lui qui en fixe le contenu.

C’est pourquoi il nous faut reprendre le récit de ces tractations laborieuses, dont le machiavélisme a découragé Mauss. Ne nous le cachons pas, les deux héros de cette histoire agissent et raisonnent comme des Florentins. La situation de Seuthès pourrait être un exemple de ce qui, dans le Prince, est dit «des monarchies nouvelles que l’on acquiert par les armes des autres et la fortune» (3). Quant au comportement du narrateur lui-même, le résumé de Mauss pourrait nous faire croire qu’il s’explique par l’embarras où s’est trouvé le chef de cette «grande bande» quand il s’est aperçu qu’elle devenait «insupportable à Byzance et aux Lacédémoniens qui y commandent». Mauss oublie, d’une part, que Xénophon n’est pas le seul chef des Dix-Mille, et qu’au moment précis où l’armée franchit le Bosphore, il annonce à brûle-pourpoint qu’il va quitter l’armée, et retourner chez lui. Mauss oublie, d’autre part, que cette même armée n’est allée à Byzance que parce que les Spartiates venaient de l’y appeler. D’elle-même, elle aurait plutôt fait route vers la Troade, où voulait la conduire un de ses généraux, Timasion de Dardane (4). Xénophon reste muet sur ses intentions propres, mais il s’empressera de regagner l’armée, lorsqu’il sera question qu’elle retourne en Asie. Loin d’être «embarrassé» par «cette grande bande», il la quitte, et puis la rejoint, en fonction de projets qui sont clairs dans sa tête, et que nous pouvons supputer, quoiqu’il se garde bien de nous en faire part. En effet, si la grande bande embarrasse ses propres chefs, c’est parce qu’elle se divise à la moindre occasion, ce qu’elle fait d’ailleurs quand Xénophon la quitte. Mais elle deviendra un atout précieux, pour celui de ses chefs qui saura la rassembler:

«Les généraux étaient en désaccord: Cléanor et Phryniscos voulaient conduire l'armée à Seuthès, qui les avait gagnés en donnant à l'un un cheval, à l'autre une femme; Néon voulait la mener en Chersonèse, persuadé que si elle était dans un pays dépendant des Lacédémoniens, le commandement en chef lui serait déféré; pour Timasion, il brûlait de repasser en Asie, dans l'espoir de regagner son pays; c'est aussi ce que voulaient les soldats» (5).

Xénophon, semble-t-il, a d’abord cru pouvoir repasser en Asie, ce qu’il voulait sans doute autant que les soldats. Mais, les détroits bloqués par la flotte spartiate, il sait convaincre les soldats qu’il faut, soit se soumettre au diktat des Spartiates, soit traiter avec Seuthès, et c’est ce dernier choix qu’il leur fait adopter: la plus grande partie de l’armée le suivra. Dès lors, avec Seuthès, c’est lui qui va pouvoir dicter ses conditions, et se faire accorder beaucoup plus qu’une solde. Si Seuthès lui promet des terres, des villes fortifiées, et la main de sa fille, ce n’est pas seulement parce que «le chef thrace ne conçoit un pacte de solde que comme une alliance de commensaux, et de gens unis par le mariage, par échange de filles et de biens», c’est aussi et surtout parce que Xénophon ne consent à traiter qu’à ces conditions-là. Conditions que Seuthès éludera bientôt, dès qu’il pourra le faire, c’est-à-dire quand ses soldats seront aussi nombreux que ceux de son allié. Xénophon, à ce moment-là, croit ou affecte de croire que c’est sous l’influence d’un mauvais conseiller: «Jusqu’alors il n'avait cessé de lui répéter que, lorsqu'on arriverait à la mer, il lui remettrait Bisanthé, Ganos et Néontichos; à partir de ce moment il ne lui en parla plus. C'est qu'Héraclide lui avait perfidement insinué qu'il n'était pas prudent de confier des places à un homme qui commandait une armée» (6).

S’il est vrai que Seuthès invoque et met en œuvre «la coutume des Thraces», c’est aussi parce qu’elle euphémise la dureté des concessions imposées par son partenaire. Je te donne ma fille, et j’épouse la tienne, mais cette symétrie est toute en apparence. Si tu avais une fille, je te l'achèterais selon la mode thrace, «c’est-à-dire très cher», comme l’observe Mauss. Quant à ma propre fille, le fait que tu l’épouses justifie que j’aie pu te livrer des forteresses... Il faut bien sauver la face, quand on en est réduit à faire des promesses dont tout le monde sait qu’elles sont imprudentes.

Grâce aux dieux, il s’agit seulement de promesses: les villes que Seuthès promet à Xénophon, il faut d’abord les prendre, comme on va nous le préciser pendant le récit du festin que va offrir Seuthès, ce festin qui est un vrai potlatch, et qui «scelle toute l’affaire».

 

 

Le festin de Seuthès

 

Citons ici le texte, tel que le traduit Mauss, sans y faire d’autres coupures que celles qu’il y a lui-même effectuées:

«Comme ils étaient sur le point d'entrer au festin, se présente un certain Héraclide, de Maronée. Celui-ci allait au-devant de tous ceux dont il pensait qu'ils pouvaient donner quelque chose à Seuthès. D'abord il s'adressa à quelques Parianes qui étaient venus là pour conclure alliance avec Médokos, roi des Odryses, et lui portaient des présents, à lui et à sa femme... Il les persuada de cette façon. Puis se tournant vers Timasion de Dardane, comme il avait entendu dire qu'il avait des vases à boire, et des tapis barbares, il lui dit qu'il était d'usage, quand Seuthès invitait à un festin, que les invités lui fissent des présents: ‘et s'il devient grand, il sera capable de te ramener chez toi et de t'y enrichir’. C'est ainsi qu'il s'entremettait auprès de chacun qu'il allait trouver. Venant à Xénophon il lui dit: ‘Toi, tu es d'une très grande cité, et ton nom est très grand auprès de Seuthès. Peut-être voudras-tu prendre dans ce pays, des villes, comme d'autres des vôtres l'ont fait, et du territoire. Il est donc digne de toi d'honorer Seuthès le plus magnifiquement. Je te conseille d'amitié, car je sais bien que plus grands tu lui feras des présents, plus grandes seront les faveurs que tu obtiendras de lui.’ Entendant cela, Xénophon fut bien embarrassé, car il n'était arrivé de Parion qu'avec un serviteur et ce qu'il fallait pour la route.»

Mauss souligne qu’il s’agit d’une institution régulière, et non pas d’un usage à demi clandestin, comme ce qu’on appelle parfois un bakchich; quoique le mot bakchich, issu d’un mot persan qui veut dire «donner», ne soit peut-être pas tellement malvenu. Cet Héraclide qui explique aux invités que «plus grands tu lui feras des présents, plus grandes seront les faveurs que tu obtiendras de lui», Marcel Mauss voit en lui un «héraut, chambellan, fonctionnaire habituel de ces rites». Ce même homme, en tout cas, rappelle à Xénophon que les villes et le territoire qu’il veut «prendre dans ce pays» ne lui appartiendront que s’il les prend lui-même: Mauss nous signale, en note, que «les Thraces n'avaient pas le matériel ni l'art nécessaires pour s'emparer de forteresses».

Mais bien sûr ce n’est pas cela qui embarrasse Xénophon, lui qui découvre alors que, pour «sceller l’affaire», il lui faudrait avoir des richesses à offrir. Et s’il nous faut le croire, il est tellement démuni qu’il ne peut donner ni cheval, ni esclave, ni coupe ciselée, ce que font, sous ses yeux, les convives de marque:

«Comme la beuverie se poursuivait, entra un Thrace détenant un cheval blanc; prenant une coupe pleine, il dit: ‘Je bois à toi, Seuthès; je te donne ce cheval; sur lui, dans la poursuite, tu atteindras n'importe qui; dans la retraite, tu n'auras pas à craindre l'ennemi.’ Un autre, amenant un esclave, le lui donna en buvant à sa santé; un autre but à celle de sa femme, en lui donnant des vêtements. Et Timasion, buvant à sa santé, lui présenta une coupe d'argent et un tapis d'une valeur de 10 mines. Puis, Gnésippos, un Athénien, se levant, dit que c'était une ancienne et fort belle coutume que les gens ayant du bien donnassent au roi, et que, par contre, le roi donnât à ceux qui n'avaient rien. ‘De cette façon, si tu me fais des cadeaux j'aurai de quoi te donner, moi aussi, et t'honorer.’ Xénophon, lui, se demandait que faire, car il était à la place d'honneur, assis sur le tabouret le plus proche de Seuthès. Or, Héraclide ordonna à l'échanson de lui présenter la corne. Xénophon, - il avait déjà un peu bu - se leva fermement, et, ayant reçu la corne, dit: ‘Moi, à toi, Seuthès, je me donne moi-même, et tous mes bons camarades et amis, qui te seront fidèles, et qui veulent tous, encore plus que moi, être les tiens’.»

Xénophon, semble-t-il, se tire d’embarras par une pirouette, par laquelle il déroge aux règles du potlatch. Faut-il dire, avec Mauss, qu’il «se dispense de rien donner que son cœur et son armée, et l'espoir de la conquête d'un royaume»?

Certes il ne donne alors que ce qu’il a déjà promis a son allié. Il n’offre pas des biens, il offre des services, qu’il sait être précieux. Il les offre en public, et prend donc à témoin tous les autres convives. Il est, dorénavant, lié par sa parole, qu’il ne peut démentir sans se couvrir de honte: «Seuthès s’en contenta apparemment, car aussitôt il se leva, but avec Xénophon, et secoua avec lui (l’un sur l'autre) la corne. Suivent musiques, danses, auxquelles Seuthès participe en personne, et intermèdes comiques.»

Seuthès aurait-il pu se conduire autrement? Pouvait-il refuser l’offre de Xénophon, alors qu’il comptait bien en profiter sur l’heure? Cette alliance, en effet, s’exécute aussitôt. Quand le soleil se couche, avant que les convives se soient tous dispersés, Seuthès propose aux généraux grecs un raid qui va avoir lieu cette même nuit: «Mes amis, dit-il, nos ennemis ne connaissent pas encore notre alliance. Si donc nous marchons contre eux avant qu'ils se soient mis en garde contre une surprise de notre part ou qu'ils soient préparés à se défendre, c'est le moyen de faire plus de prisonniers et de butin.»

Seuthès et Xénophon s’étaient donc bien compris, tant sur la règle à suivre que sur les exceptions qui confirment la règle. Si Xénophon n’avait rien compris au potlatch, il n’aurait ressenti aucune anxiété. Il aurait, sans complexe, pu tenir le discours qu’il prête à Gnésippos, c’est-à-dire louer la coutume des Thraces, sans se croire tenu d’y sacrifier lui-même. Commentant ce discours, «peu compréhensible et mal compris de Xénophon», Mauss note qu’en tout cas «Xénophon a évidemment plaisir à décrire cette façon d'esquiver». Sans doute est-il vrai que Xénophon s’amuse, surtout si Gnésippos est un personnage fictif: il n’apparaît que là, son rôle se réduit à la plaisanterie que Xénophon lui prête, et qu’il ne pouvait pas s’attribuer à lui-même.

Car même pour un Grec, le contrat par lequel un condottiere loue ses soldats à un prince n’est pas une quelconque transaction financière. Il suffit de se reporter au début de l’Anabase, et au discours tenu par Cléarque à ses hommes, lorsque ceux-ci comprennent où il veut les mener, et n’acceptent plus de le suivre. Cléarque leur explique qu’il a suivi Cyrus parce qu’il est son hôte: «Exilé de ma patrie, j'ai reçu de lui beaucoup de témoignages d’estime et il m'a donné dix mille dariques. Je les ai prises, mais au lieu de les mettre de côté pour mon usage particulier ou de les employer à mes plaisirs, je les ai dépensées pour vous. Tout d'abord, j'ai fait la guerre aux Thraces et, pour le bien de la Grèce, je les ai punis avec votre aide, en les chassant de la Chersonèse, eux qui voulaient arracher cette terre aux colons grecs. Puis quand Cyrus m'a appelé, je vous ai emmenés avec moi pour lui venir en aide, s'il en avait besoin, et le payer de ses bienfaits» (7).

Il n’estime pas être un sergent-recruteur, un fonctionnaire de Cyrus qui, avec l’argent de celui-ci, lui aurait recruté une armée. Ses soldats sont à lui, il les a recrutés pour mener sa propre guerre. Mais son honneur l’oblige à rendre à son hôte des services en rapport avec tous les bienfaits qu’il a reçus de lui. L’honneur de ses soldats voudrait aussi, sans doute, qu’ils le suivent sans rechigner, mais il est assez fin pour ne pas le leur dire. La suite du discours doit leur faire comprendre que leur insoumission va confronter Cléarque à un choix impossible. Quoi qu’il fasse, en effet, il encourra la honte:

«Mais puisque vous ne voulez pas me suivre, il faut, ou que je vous trahisse pour rester l'ami de Cyrus, ou que je me montre félon envers lui pour rester avec vous. Vais-je prendre le parti le plus juste, je l'ignore; ce que je sais, c'est que j'opte pour vous, et, quoi qu'il advienne, je suis prêt à le subir. Non, personne ne dira jamais de moi, qu'ayant conduit des Grecs chez les barbares, j'ai trahi les Grecs et préféré l'amitié des barbares; et, puisque vous refusez de m'obéir, c'est moi qui vous suivrai et j'en subirai les conséquences. Je vous regarde en effet comme ma patrie, mes amis, mes alliés; avec vous, je suis sûr d'être respecté en quelque lieu que je sois: séparé de vous, je sais que je ne pourrais ni aider un ami, ni repousser un ennemi. Mettez-vous donc bien dans la tête que partout où vous irez, j'irai.» (8)

Ce discours, on s’en doute, est assez hypocrite, il marque le début d’une série de manœuvres parlementaires grâce auxquelles, à la fin, les soldats se résigneront à marcher, du moment que Cyrus va augmenter leur solde... Il n’en reste pas moins qu’un tel discours peut être entendu par des Grecs, et montre que, pour eux, les bienfaits qu’on reçoit créent des obligations, auxquelles on ne peut pas se soustraire sans honte.

 

Moralité

 

Mauss attache peu d’importance à la fin de l’aventure, qu’il résume en quelques mots: «Toute cette affaire finit d'ailleurs assez médiocrement. Le nommé Héraclide semble avoir été un trésorier-payeur infidèle, et les Grecs furent assez mécontents de la conduite de Seuthès.»

Le nommé Héraclide est un vrai factotum: trésorier-payeur infidèle, héraut et chambellan, conseiller de Seuthès, il va polariser la colère des Grecs. Car il sera chargé de vendre le butin, ce qui devrait fournir une somme appréciable, destinée à payer leur solde aux mercenaires. A la fin du premier mois, il va leur distribuer la solde de vingt jours: «Héraclide en effet prétendait que la vente n’avait pas rapporté davantage» (9). Les mercenaires grognent, comme ils avaient grogné, au début de l’histoire, contre Cyrus lui-même, ce prince généreux, qui leur devait pourtant plus de trois mois de solde. Cette situation devait être fréquente, dans des sociétés où ne circulait pas beaucoup de numéraire. Quant au riche butin confié à Héraclide, comme il jette sur le marché des marchandises en trop grand nombre, la monnaie devient rare, et il se peut qu’on doive les solder à vil prix... Hypothèse plausible, on le verra bientôt, mais les soldats croiront qu’un profiteur les vole, et ils iront jusqu’à soupçonner Xénophon.

Bientôt vont arriver des envoyés de Sparte, en présence desquels éclatera la crise. Sparte s’est décidée à prendre la défense des cités ioniennes, et cherche à recruter les restes des Dix-Mille: cette grande bande a cessé d’être insupportable, on ne lui interdit plus de passer en Asie, on va même, pour ça, lui donner une solde... C’est alors qu’un soldat accuse Xénophon: «Nous, Lacédémoniens, nous serions depuis longtemps à vos côtés, si Xénophon ne vous avait pas circonvenus et amenés dans ce pays, où nous avons passé ce terrible hiver à guerroyer nuit et jour, sans nous reposer jamais. Or c'est lui qui jouit du fruit de nos peines. Seuthès l'a enrichi personnellement, tandis que nous, il nous prive de notre solde. Si donc je le voyais lapidé et puni pour nous avoir traînés par monts et par vaux, je me croirais payé de ma solde et je ne regretterais plus mes fatigues» (10).

Ce soldat n’est pas seul: «Un autre se leva, qui parla dans le même sens, puis un autre encore», Xénophon doit alors prouver son innocence: «En réalité, il s’en faut de beaucoup que j’aie touché ce qui est à vous. Je le jure par tous les dieux et toutes les déesses, je n’ai même pas ce que Seuthès m’a promis en particulier», et nous savons ici de quoi il veut parler. Il ne désirait pas de l’argent, mais un fief, ce qui apparaît encore dans le bilan qu’il fait de l’aventure thrace:

«Quand il y a quelque temps je m'en retournais dans mon pays, je partais couvert d'éloges par vous, couvert aussi de gloire, grâce à vous, par tous les autres Grecs. J'avais la confiance des Lacédémoniens, sans quoi ils ne m'auraient pas renvoyé vers vous. A présent, je m'en vais calomnié par vous près des Lacédémoniens et haï de Seuthès à cause de vous, quand j'espérais, en retour des services que je lui ai rendus avec vous, trouver chez lui un glorieux asile pour moi et pour mes enfants, si j'en ai un jour. Et vous pour qui je me suis fait tant d'ennemis, et des ennemis beaucoup plus puissants que moi, vous dont même à présent je ne cesse pas de défendre les intérêts, dans la mesure de mon pouvoir, voilà les sentiments qui vous animent à mon égard!» (11).

Les Spartiates à leur tour plaident pour Xénophon, et c’est Seuthès alors qui est sur la sellette. Un lochage arcadien, s’adressant aux Spartiates, propose «que le premier acte de votre commandement soit de nous faire payer notre solde par Seuthès, de gré ou de force, et que vous ne nous emmeniez pas auparavant».

Héraclide à son tour sert de bouc émissaire: «Il a reçu le butin que nous avons eu la peine de gagner, il l'a vendu, et n'a remis l'argent de la vente ni à Seuthès, ni à nous. Il l'a volé et le garde. Si nous sommes sages, nous lui mettrons la main au collet; car ce n'est pas un Thrace, c'est un Grec qui trahit des Grecs», s’écrie quelqu’un qui parle «à l’instigation de Xénophon» (12).

En fait, lorsque Seuthès va céder à la force, il ne pourra payer les soldats qu’en nature: «Je n’ai pas d’argent, dit-il à Xénophon, ou du moins j’en ai fort peu; je te le donne; cela monte à un talent. J’y joins six cents bœufs, à peu près quatre mille moutons et environ cent vingt esclaves. Prends cela, prends aussi les otages des Thraces qui t’ont attaqué, et pars» (13). Charminos et Polynicos, les envoyés de Sparte «reçurent les effets, commirent des gens à la vente, et la vente se fit, mais souleva bien des récriminations» (14): ces trésoriers-payeurs ne s’en tirent pas mieux que l’infâme Héraclide...

C’est ainsi que l’histoire finit «médiocrement», mais elle connaît encore un autre dénouement. Lorsque Seuthès consent à payer les soldats: «Eh bien, reprit Xénophon, puisque tu comptes la payer, je te prie de la payer par mes mains; ne souffre pas qu'à cause de toi je ne retrouve plus dans l'armée la considération que j'avais, quand nous sommes venus à toi. - Non, dit Seuthès, je ne serai pas cause que tu sois moins honoré des soldats, et, si tu veux rester à mon camp avec mille hoplites seulement, je te donnerai les places fortes et tous les dons que je t'ai promis. - Cet arrangement n'est pas possible, dit Xénophon; renvoie-nous. Pourtant, dit Seuthès, je pensais qu'il est plus sûr pour toi de rester près de moi que de t'en aller. - Je te remercie, dit Xénophon, de ta sollicitude; mais il m'est impossible de rester. Au reste, partout où j'aurai du crédit, crois qu'il tournera à ton avantage.» (15)

Au moment où Seuthès prétend vouloir tenir les promesses qu’il avait faites à Xénophon, c’est Xénophon qui ne peut plus les accepter. Il ne dit pas pourquoi, mais il le laisse entendre. Tout en satisfaisant sa plus chère ambition, il devrait renoncer à l’estime des siens, estime qu’il regagne en partant les mains vides: «Jusque-là, conclut-il, les soldats disaient que Xénophon n'était allé trouver Seuthès que pour rester chez lui et recevoir ce qu'il lui avait promis. En le voyant revenir, ils se réjouirent et coururent au-devant de lui» (16).

Seuthès a bien joué. Il n’a pas refusé de tenir ses promesses, et son honneur est sauf, puisque son partenaire a lui-même accordé qu’il n’en soit plus question. Xénophon, beau joueur, saura se satisfaire du sentiment d’avoir bien servi ses soldats. Et, bien qu’il se prépare à retourner chez lui, nous comprenons qu’il va reprendre du service.

 

NOTES ET REFERENCES

 

(1) Œuvres, tome III, pp. 35-43. Nos citations de Mauss renvoient toutes à ce texte. Quant aux citations de l’Anabase, lorsqu’elles ne sont pas prises dans l’article de Mauss, elles sont faites d’après la traduction Chambry (Garnier-Flammarion).

Le titre de l’ouvrage, Kurou Anabasis, «La montée de Cyrus», ne convient qu’au premier livre, où Xénophon raconte l’expédition menée par Cyrus le Jeune contre son frère Artaxerxès, roi de Perse (401 av. J.-C.). Cette montée prend fin avec la mort de Cyrus sur le champ de bataille de Counaxa, après quoi il n’est plus question que du sort incertain des mercenaires grecs enrôlés par Cyrus, et du rôle que Xénophon, devenu général, va jouer dans la longue marche qui va les amener au bord de la Mer Noire («Thalatta! Thalatta!»), et dans le monde grec. Nous avons donc affaire, ainsi que le dit Mauss, aux Mémoires de guerre d’un «habile Athénien», assez habile pour que Machiavel l’apprécie, mais il s’agit aussi d’un ami de Socrate, l’un des rares témoins grâce auxquels nous pourrions compléter, corriger, ou même contredire l’image que Platon a laissée de son maître. (On consultera, là-dessus, la longue et magistrale «Introduction générale» que Louis-André Dorion place en tête de sa traduction des Mémorables, tome 1, Paris, Les Belles Lettres, 2000).

(2) Mauss commet, sur ce point, une faute d’inattention: le pronom personnel, au début de la phrase, se rapporte à plusieurs verbes, «je te donnerai ma fille, je (te) l’achèterai, je (te) donnerai Bisanthe».

(3) Le Prince, chapitre VII: «De principatibus qui alienis armis et fortuna acquiruntur»... La figure du prince nouveau traverse l’Anabase, depuis le premier livre, où elle est incarnée par Cyrus, jusqu’à ce dernier livre où elle reprend vie sous les traits de Seuthès. Mais Xénophon lui-même, quand il veut établir une colonie grecque sur les bords de la Mer Noire, rêve de devenir un fondateur d’Etat.

(4) Anabase, livre V, 6, 22-24; livre VII, 1, 2-3. Quand Xénophon rêvait de fonder une colonie, Timasion dissuadait les soldats en leur promettant une campagne fructueuse en Troade: «je vous mènerai moi-même en des pays où vous ferez beaucoup de butin; car l'Eolide, la Phrygie, la Troade, la satrapie entière de Pharnabaze, tous ces pays me sont familiers, les uns, parce que j'en suis originaire, les autres parce que j'y ai fait la guerre avec Cléarque et Dercylidas». Puis, lorsque les Dix Mille parviennent à Chrysopolis, le satrape perse prend cette menace au sérieux et, pour la détourner, n’hésite pas à soudoyer les Spartiates: «Pharnabaze, craignant que l'armée ne portât la guerre dans son gouvernement, députa vers Anaxibios, le navarque, qui se trouvait alors à Byzance. Il le pria de faire passer l'armée d'Asie en Europe, et s'engagea à faire pour lui tout ce qu'il lui demanderait».

(5) Anabase, VII, 2, 2.

(6) Anabase, VII, 5, 8.

(7) Anabase, I, 3, 3-4.

(8) Anabase, I, 3, 5-6.

(9) Anabase, VII, 5, 4.

(10) Anabase, VII, 6, 9-10.

(11) Anabase, VII, 6, 18 et 33-34.

(12) Anabase, VII, 6, 40-41.

(13) Anabase, VII, 7, 53.

(14) Anabase, 7, 7, 56. [A l'époque tardive où il écrit l'Anabase, Xénophon sait fort bien dans quelles conditions le butin ne peut être vendu qu'à vil prix, bien qu'il rapporte gros, pour ceux qui savent qu'ils vont pouvoir l'écouler sur un marché qui n'est pas encore saturé. Lui-même nous rapporte, dans son Agésilas, un exemple des spéculations profitables auxquelles des initiés, dont il faisait partie, pouvaient à l'occasion se livrer sans vergogne : "Son habileté de général se révéla encore d'une autre manière. En effet, quand la guerre eut été déclarée et que, de ce fait, la ruse fut devenue permise et juste, il fit voir qu'en fait de ruse Tissapherne n'était qu'un enfant, et il enrichit alors adroitement ses amis. On avait fait des prises si considérables que tout se vendait alors à vil prix. Il avertit alors ses amis d'acheter, en les prévenant qu'il allait redescendre vers la mer et y ramener rapidement son armée, et il donna l'ordre à ceux qui vendaient le butin d'inscrire le prix auquel ses amis achetaient et de leur livrer les objets. De cette manière, sans avoir rien déboursé auparavant et sans léser le trésor public, tous ses amis réalisèrent d'énormes profits. De plus, quand des transfuges venaient, comme c'est naturel, trouver le roi et consentaient à lui enseigner où il y avait de quoi piller, il prenait ses mesures pour faire enlever le butin par ses amis, et leur donner à la fois l'occasion de s'enrichir et d'accroître leur renommée. L'effet de cette conduite fut immédiat et une foule de gens recherchèrent avec empressement son amitié"]

(15) Anabase, VII, 7, 49-52

(16) Anabase, VII, 7, 55. Bien entendu, Xénophon n’est pas, et ne prétend pas être, un héros désintéressé. Au début de l’Anabase, il ne nous cache pas que son ami Proxène «l'avait fait venir de chez lui, en lui promettant, s'il venait, de lui concilier l'amitié de Cyrus, dont il attendait lui-même, disait-il, de plus grands avantages que de sa patrie» (Anabase, III, 1, 4). Xénophon précise certes qu’il a suivi l’armée sans être général, capitaine ou soldat, mais il l’a bien suivie, dit-il, parce que Cyrus lui-même a su le persuader (III, 1, 9): il n’y était donc pas un simple «observateur», «reporter», ou «correspondant de guerre», comme on l’écrit parfois, sans relever l’anachronisme. C’est sur le champ de bataille de Counaxa qu’il apparaît pour la première fois, et c’est pour recevoir les ordres de Cyrus (I, 8, 15). S’il ne fait pas mystère de ses ambitions, c’est bien sûr parce qu’elles sont légitimes à ses yeux; s’il condamne Ménon, cet autre ambitieux, c’est parce que, nous dit-il, celui-ci cherchait la fortune aux dépens de ses amis, c’est-à-dire des Grecs. Mais il juge honorable, et même glorieuse, la razzia par laquelle, à la fin du récit, il s’enrichit lui-même aux dépens de l’ennemi.

C’est d’ailleurs la même morale, clairement utilitariste, que Xénophon attribue, dans une sorte de roman historique, au fondateur de l’empire perse, Cyrus l’Ancien: «On ne pratique aucune vertu, si les bons ne doivent rien posséder de plus que les méchants; mais ceux qui se privent d’un plaisir présent ne le font pas dans le dessein de n’en goûter jamais aucun; c’est au contraire afin de se préparer, par cette privation, des jouissances bien plus vives pour un autre temps. (...) Ceux qui s’exercent à la guerre ne se livrent pas à de pénibles exercices pour combattre sans relâche, mais ils se flattent qu’une fois expérimentés dans les travaux guerriers, ils procureront à eux-mêmes et à leur patrie de grandes richesses, une grande félicité et de grands honneurs» (Cyropédie, livre I, chapitre V).

 

 

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