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23 mars 2018 5 23 /03 /mars /2018 15:09

Tout au long de "Fifty shades of Grey", la narratrice, Ana Steele, se montre tiraillée entre les impulsions divergentes de sa "conscience" et de ce qu'elle appelle sa "déesse intérieure". "Ma déesse intérieure" correspond, mot pour mot, à "my inner goddess", mais c'est le mot "subconscious" qui est traduit en français par "conscience".

Traduction surprenante et pourtant justifiée, si on entend par conscience non pas le simple fait d'être conscient, "consciousness" ou "Bewusstsein", mais ce que vise un poème bien connu de Victor Hugo, où l'œil de la conscience qui accompagne Caïn lui rappelle sa faute jusqu'au fond d'une fosse où il cherche à se cacher. L'œil qui "était dans la tombe et regardait Caïn", la conscience coupable, conscience de la faute et du devoir moral. Cette traduction a aussi l'avantage d'employer un mot qui est féminin en français, à la différence du mot "subconscient", alors que, dans l'emploi qu'EL James fait de "subconscious", cet adjectif substantivé est constamment traité comme un mot féminin. Par exemple, page 360 : "My subconscious is furious, Medusa-like in HER anger, hair flying, HER hands clenched around HER face like in Edvard Munch's The Scream" (voir aussi pages 51,63, 67, 69, 109, 127, 145, 159, 176, 199, 251, 260-261, 262, 277, 332, 338, 434 et 502). Ce qui justifie bien la traduction française : "Ma conscience, furieuse, a l'air de Méduse avec ses cheveux qui volent dans tous les sens, ou bien du Cri d'Edvard Munch avec ses mains pressées sur ses joues" (p. 472 dans l'édition de poche). L'évocation de la Méduse est-elle une allusion à un article de Freud ?

Gardons-nous, cependant, d'identifier le "subconscious" à une instance de la topique freudienne, telle que le Surmoi - pas plus que la "déesse intérieure" ne doit être confondue avec le "ça" : l'une et l'autre appartiennent à ce que Freud qualifierait de "préconscient", comme l'attestent leurs fréquentes apparitions - ce qui est inconscient ne s'offre pas à tant de prises de conscience...

Il n'en reste pas moins qu'elles apportent au livre une dimension "psy", et que c'est l'un des points qui distinguent la saga d'EL James par rapport à ses devanciers/devancières, et notamment à la fameuse Histoire d'O : les affiliés de Roissy n'apparaissent jamais comme des psychopathes, ce sont en réalité des truands, comme on le constate dans Retour à Roissy, et des bourreaux sadiques, mais il semblerait saugrenu de leur proposer d'entreprendre une thérapie. Pas plus qu'on ne peut concevoir, dans l'univers de Pauline Réage, l'usage de signaux d'alerte, qui permettraient aux victimes de ces messieurs d'arrêter leur violence, dès le moment où elles se sentiraient en danger. N'insistons pas sur le fait que Christian Grey ne partage jamais ses "soumises" avec d'autres pervers, alors que Roissy est le lieu où les amants prostituent leurs amantes. Avant qu'O n'y pénètre, son amant lui déclare "tu es seulement la fille que je fournis" - ce qui est explicité froidement dans la traduction anglaise, qui est plutôt une paraphrase : "you just the whore, I'm the pimp who's furnishing you" [Story of O, Corgi Books]. La saga d'EL James est, à tous points de vue, l'antithèse d'Histoire d'O.

Ce n'est pas qu'EL James propose un éloge enthousiaste du traitement psychanalytique, ni un compte-rendu objectif des bienfaits admirables de cette thérapie. L'usage qu'elle fait de la psychanalyse est d'abord LITTERAIRE, c'est ce qui lui permet de faire de son récit un véritable roman d'amour, et pas seulement une saga érotique. Elle nous fait le récit d'une psychanalyse sauvage, qui apparaît au lecteur comme l'œuvre commune de Christian et d'Ana, qui affrontent vaillamment, et non sans inconscience, les démons du passé, comme ceux du présent. Chacune des crises qu'ils traversent aboutit à des résultats, reconnus par le docteur Flynn, que consulte depuis quelque temps Christian Grey, lequel est bien conscient de son anomalie. C'est justement ce "charlatan hors de prix" qui félicite Ana, lors de leur premier entretien, d'avoir, en quelques jours, obtenu plus de résultats que lui-même "au cours des deux dernières années" [Cinquante nuances plus sombres, p. 548] - alors même qu'il programme une "Thérapie Brève Centrée sur la Solution" !

Le regard d'EL James sur l'héritage freudien reste assez ironique, elle s'en sert, avant tout, pour humaniser la perversion de Christian, la déclarer curable, et justifier l'amour tenace que lui a prodigué l'héroïne de ce conte de fées, qui est la version moderne de "La Belle et la Bête".

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8 janvier 2018 1 08 /01 /janvier /2018 04:30

La Constitution espagnole ne se contente pas de prescrire les règles qui organisent le fonctionnement  des pouvoirs publics, elle énonce bien d'autres règles qui pourraient relever de la loi ordinaire. C'est le cas des procédures d'extradition, traitées dans l'article 13, troisième alinéa : "L'extradition ne sera accordée qu'en vertu d'un traité ou de la loi, en accord avec le principe de réciprocité. Sont exclus de l'extradition les délits politiques, les actes de terrorisme n'étant pas considérés comme tels". Vous avez bien lu "les délits politiques" (Quedan excluidos de la extradicion los delitos politicos, no considerandose como tales los actos de terrorismo) et vous pouvez conclure que, dès lors qu'il y a des "délits politiques", il est inévitable qu'il puisse y avoir des "prisonniers politiques", et même, à l'occasion, des "exilés politiques". C'est pourtant ce qu'ont nié avec fureur, depuis l'activation de l'article 155, la plupart des dirigeants espagnols : il n'y a pas de "prisonniers politiques" en Espagne, ni d'exilés politiques hors d'Espagne... Quand le président Puigdemont, et plusieurs conseillers de la Generalitat, sont allés en Belgique, où ils n'ont pas demandé l'asile politique, les autorités espagnoles ont aussitôt délivré un mandat d'arrêt international, qu'elles ont bizarrement retiré par la suite. Chacun sait pourquoi elles ont dû le retirer : c'est parce que la Belgique ignore les délits de "rébellion" et de "sédition", qui rentrent évidemment dans la catégorie de "délits politiques", et que de tels délits n'existent pas en Belgique. Il n'en reste pas moins que le président Puigdemont, ainsi que les membres de son gouvernement, ne peuvent pas se rendre aux réunions du Parlement où ils ont été réélus, sans être immédiatement arrêtés par la police espagnole. Ainsi le Parlement de Catalogne pourra être empêché de mettre en place le gouvernement qui répondrait au vote du 21 décembre.

Ce n'est là qu'un hors-d'œuvre, si on veut inventorier les ressources de la Constitution espagnole. Celle-ci, par exemple, expose dans son préambule la volonté de "protéger tous les Espagnols et les peuples d'Espagne dans l'exercice des droits humains, de leurs cultures et traditions, leurs langues et leurs institutions" (proteger a todos los espanoles i pueblos de España en el ejercicio de los derechos humanos, sus culturas y tradiciones, lenguas e instituciones). Là encore, vous avez bien lu les peuples d'Espagne, quoique l'article 1 ne mentionne que "le peuple espagnol" : les rédacteurs de la constitution, bien avant qu'Emmanuel Macron ait illustré la formule "en même temps", savaient déjà comment dire tout et son contraire. C'est ainsi que l'article 2 joue sur le sens des mots "nation" et "nationalité" : "La Constitution se fonde sur l'indissoluble unité de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible  de tous les espagnols, et reconnaît et garantit le droit à l'autonomie des nationalités et régions qui l'intègrent et la solidarité entre elles toutes". Le sens des mots "nation" et "nationalité" n'est aucunement défini, pas plus que la différence entre les "nationalités" et les "régions" : la Castille, la Catalogne, le Pays basque et la Galice sont-ils - ou sont-elles - des nationalités ? L'Andalousie, l'Extremadure, la Navarre, la Vieille Castille et la Nouvelle Castille, sans parler des Baléares et du Pays Valencien, sont-ils, ou sont-elles des régions" ? On n'en sait rien : aucune des futures "communautés autonomes" n'est appelée par son nom.

En même temps, il fallait s'y attendre, l'article 3 de la constitution mentionne l'adjectif "castillan" pour définir la "langue espagnole officielle" : "1. Le castillan est la langue espagnole officielle de l'Etat. Tous les espagnols ont le devoir de la connaître et le droit de l'employer - 2. Les autres langues espagnoles seront aussi officielles dans les respectives Communautés Autonomes  en conformité avec leurs Statuts" (et l'on comprend pourquoi le Statut de Catalogne précise que tous les Catalans ont le devoir de connaître leur langue propre et le droit de l'employer) - 3. La richesse des différentes modalités linguistiques de l'Espagne est un patrimoine culturel qui serait l'objet d'un respect et d'une protection spéciaux - ou spéciales"... Remarquons toutefois que l'Etat espagnol, lors de son adhésion à l'Union européenne, n'a déclaré que sa langue officielle, au lieu de faire état de sa richesse culturelle, comme le fait, par exemple, l'Irlande.

 C'est l'occasion de rappeler que la légalité espagnole ne se limite pas aux textes énoncés dans les lois espagnoles, mais que "les normes relatives aux droits fondamentaux et aux libertés que la Constitution reconnaît seront interprétés en conformité avec la Déclaration Universelle des Droits Humains et les traités et accords internationaux ratifiés par les Etats sur ces mêmes matières." (article 10, second alinéa). L'Espagne est, aujourd'hui, membre des Nations Unies, de l'OTAN et de l'Union européenne. Cela l'oblige à reconnaître les textes constitutifs de ces organisations et les jugements porté par les tribunaux internationaux.

Il est temps de savoir si l'Espagne reconnaît la sentence rendue par le Tribunal International de La Haye, rendue le 22 juillet 2010 au sujet de l'indépendance du Kosovo : "Nous déclarons qu'il n'existe  en droit international aucune norme qui prohibe les déclarations internationales d'indépendance. Nous déclarons que quand il y a contradiction entre la légalité constitutionnelle d'un Etat et la volonté démocratique, c'est la seconde qui prévaut et nous déclarons que dans une société démocratique, à la différence d'une dictature, ce n'est pas la Loi qui détermine la volonté des citoyens, mais que c'est celle-ci qui modifie lorsque c'est nécessaire la légalité en vigueur".

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21 novembre 2017 2 21 /11 /novembre /2017 12:57

On pardonne à Brassens, ce macho bien-aimé, d'avoir mis en musique quelques thèmes suspects, par exemple ce qu'il fait dire à un "voyou", et qui ne passe pas pour autobiographique : "Elle me dit d'un ton sévère / Qu'est-ce que tu fais là ? / Mais elle m'a laissé faire / Les filles c'est comme ça". C'est l'excuse classique des prédateurs sexuels, qui prétendent que leurs victimes ne leur ont résisté que par amour-propre, secrètement complices de l'agression qu'elles subissaient.

Si elle nous était servie au journal télévisée, dans une rubrique qui n'est plus, aujourd'hui, celle des "faits divers", nous serions plus sévères à l'égard du voyou qui oserait présenter une "apologie" de ce style. Mais la chanson a commencé par un prélude, qui en fait une histoire d'amour : "Ci-gît au fond de mon cœur une histoire ancienne / Un fantôme, un souvenir, d'une que j'aimais / Le temps, à grands coups de faux, peut faire des siennes / Mon bel amour dure encore, et c'est à jamais".

C'est même un amour fou, qui abolit le libre-arbitre du narrateur : "J'ai perdu la tramontane en trouvant Margot, / Princesse vêtue de laine, déesse en sabots / Si les fleurs le long des routes : S'mettaient à marcher / C'est à la Margot sans doute qu'elles feraient songer"

J'ai perdu la tramontane, c'est à dire j'ai perdu le nord : je suis déboussolé, je l'aimais à la folie, j'agissais comme un fou : "C'était une fille sage / A bouche que veux-tu / J'ai cueilli dans son corsage / Les fruits défendus / Puis j'ai déchiré sa robe / Sans l'avoir voulu / Le bon Dieu me le pardonne : Je n'y tenais plus "

Le bon Dieu revient à chaque strophe,  y compris à l'épilogue : "Le bon Dieu me le pardonne, j'étais amoureux". Mais Brassens ne nous cache pas qu'il se soucie fort peu du pardon de ce Dieu qu'il nous présente comme un rival, c'est-à-dire qu'il doit être juge et partie : "La mignonne allait aux vêpres / Se mettre à genoux / Alors j'ai mordu ses lèvres pour savoir leur goût (...) Je lui ai dit "par la Madone, / Reste auprès de moi ! / Le bon Dieu me le pardonne, / Mais chacun pour soi / Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous / J'ai déjà mon âme en peine, je suis un voyou"

Le pardon qu'il attend, c'est celui d'un public, qui le lui accordera sans se faire prier... D'ailleurs il saura bien faire amende honorable, dans des chansons presque féministes, comme la "Complainte des filles de joie", et naturellement la "Non-demande en mariage". Mais il propose aussi des versions édulcorées d'un schéma narratif qui est presque identique, par exemple dans "Comme une sœur", où la mignonne n'allait pas prier le bon Dieu, mais se baigner dans la rivière :

"Par une ruse à ma façon, à ma façon / Je fais semblant d'être un poisson, d'être un poisson / Je me déguise en cachalot, / Et je me couche au fond de l'eau, au fond de l'eau / J'ai le bonheur grâce à ce biais, grâce à ce biais / De lui croquer un bout de pied, un bout de pied / Aucun requin n'a, j'en réponds ,/ Jamais rien goûté d'aussi bon, rien d'aussi bon". C'est bien une agression, reconnue comme telle, par un voyou qui se compare à un requin. Ce n'est certes pas un requin de la finance...  Mais son agression va être aussitôt punie, et sera bientôt pardonnée :

"Pour me punir de ce culot, de ce culot, / Elle me tient le bec dans l'eau, le bec dans l'eau, / Et j'ai dû pour l'apitoyer / Faire mine de me noyer, de me noyer. / Convaincue de m'avoir occis, m'avoir occis, / La voilà qui se radoucit, se radoucit / Et qui m'embrasse et qui me mord / Pour me ressusciter des morts, citer des morts / Si c'est le sort qu'il faut subir, qu'il faut subir / A l'heure du dernier soupir, dernier soupir / Si des noyés tel est le lot / Je retourne me fiche à l'eau, me fiche à l'eau"

Remarquons en passant ce qui est intraduisible : l'assonance, ou la résonance entre des mots et des expressions, telles que "cachalot", "je couche au fond de l'eau", "je retourne me fiche à l'eau"... ou encore le "bout de pied" qui était presque promis au début de la chanson : "Dans la rivière elle est venue / Tremper un peu son pied menu, son pied menu". 

Comme dans "Je suis un voyou", l'amoureux se voit éconduire par les parents de sa belle : "On l'a livrée aux appétits, aux appétits / D'une espèce de mercanti, de mercanti / Un vrai maroufle, un gros sac d'or / Plus vieux qu'Hérode et que Nestor, et que Nestor". Mais alors que Margot, qui "épousa contre son âme / Un triste bigot" semblait être à jamais perdue, cette fois le narrateur est loin d'avoir perdu tout espoir :

"Et depuis leurs noces j'attends, noces j'attends, / Le cœur sur des charbons ardents, charbons ardents / Que la Faucheuse vienne cou- / per l'herbe aux pieds de ce grigou, de ce grigou / Quand elle sera veuve éplorée, veuve éplorée / Après l'avoir bien enterré, bien enterré, / J'ai l'espérance qu'elle viendra / Faire sa niche entre mes bras, entre mes bras".

Happy end quelque peu cynique, comme plus tard dans "La fessée"...

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30 juin 2017 5 30 /06 /juin /2017 05:33

LE DERNIER NIETZSCHE : UN LECTEUR DE TOLSTOÏ

[épigraphe] Je reconnais que je lis peu de livres avec autant de difficultés que les évangiles. Ces difficultés sont d’autre ordre que celles qui permirent à la savante curiosité de l’esprit allemand de célébrer ses inoubliables triomphes. Le temps est loin, où, moi aussi, pareil à tout autre jeune savant, je savourais, avec la prudente lenteur du philologue raffiné, l’ouvrage de l’incomparable Strauss. J’avais alors vingt ans, maintenant je suis trop sérieux pour cela. Que m’importent les inconséquences de la « tradition » ? Comment peut-on, en général, appeler tradition" des légendes de saints ! Les histoires de saints sont la littérature la plus équivoque qu’il y ait : appliquer à elles la méthode scientifique, s’il n’existe pas d’autres documents, c’est là un procédé condamné de prime-abord — simple désœuvrement de savant !…(L'Antéchrist, 28)

Un bon lecteur de Nietzsche, ayant trouvé dans l'Antéchrist cette petite phrase : « "ne résiste pas au mal", la plus profonde parole des évangiles, en quelque sorte la clef », y voit tout aussitôt une "interprétation qu'on dirait signée Tolstoï", bien qu'il ne se risque pas à prouver que cette phrase est inspirée de cet écrivain et penseur, qui n'est d'ailleurs pas cité dans l'ouvrage de Nietzsche [Ernst Bertram, Nietzsche,  Editions du Félin, 1990, p. 213] Nous savons aujourd'hui ce qu'Ernst Bertram ignorait en 1918, quand il a publié son livre. Nous pouvons enfin lire les notes préparatoires accumulées par Nietzsche, qui avait bien lu Tolstoï, et lui avait emprunté son interprétation [Oeuvres philosophiques complètes, tome XIII : Fragments posthumes automne 1887-mars 1888, Gallimard 1976, p. 280-310] : nous ne prétendons pas qu'il est devenu tolstoïen, mais qu'il a découvert chez Tolstoï,  dans son livre Ma religion, des idées grâce auxquelles il a approfondi son interprétation du christianisme. Ces idées ne viennent pas de son propre fonds, même si elles ont pu répondre à une attente.
Rappelons-nous que Nietzsche, quelques années plus tôt, s'était interrogé sur "l'histoire d'une âme des plus ambitieuses et des plus envahissantes, d'un esprit aussi superstitieux que rusé, l'histoire  de l'apôtre Paul" : « sans cette mémorable histoire, sans les égarements et les orages d'un tel esprit, d'une telle âme, il n'y aurait pas de chrétienté ; à peine aurions-nous vent d'une petite secte juive dont le maître mourut en croix. » . Ce texte développe l'idée fixe dont souffrait Paul, ou plutôt "une question fixe, sans cesse présente, jamais en repos : qu'en était-il de la Loi juive, et surtout de l'accomplissement de cette Loi ?". Et lui qui avait été le "défenseur fanatique", " l'ennemi irréductible et constamment à l'affût de ceux qui transgressaient et mettaient en doute cette Loi", il en était venu, comme plus tard Luther, à haïr ctte loi, à rêver de l'anéantir."Et à la fin il fut illuminé par la pensée salvatrice, grâce à une vision, chose inévitable chez cet épileptique" : passons sur les étapes du chemin de Damas. Le Christ qui lui apparut, et qu'il n'avait jamais suivi de son vivant, était le Christ ressuscité, qui allait faire de lui son Apôtre, l'Apôtre des "Gentils", c'est-à-dire des "païens", qui allait proclamer l'abolition de la Loi... Nietzsche pouvait conclure : "Tel est le premier chrétien, l'inventeur de la christianité ! Avant lui, il n'y avait que quelques sectaires juifs" [Aurore, 68, "Le premier chrétien", p. 57-60 dans le tome IV des Oeuvres philosophiques complètes, Gallimard 1968]. 
L'apôtre Paul va reparaître, dans le texte de l'Antéchrist, pour jouer un tout autre rôle, que Nietzsche n'avait pas pressenti dans Aurore : cet apôtre du Christ y apparaît d'abord comme le créateur de l'Église, qui a doté l'Église de dogmes et de rites qui ont marqué l'abolition des enseignements de Jésus, Église qu'il faudrait donc dire antichrétienne. C'est ce qui nous oblige à reprendre l'interprétation des enseignements de Jésus, auxquels nous n'accédons que par les évangiles, à condition du moins qu'on puisse débrouiller l'incroyable micmac que représentent ces textes contradictoires. On y trouve en effet des affirmations que nul ne prend au sérieux, et des commandements qu'aucun "chrétien" ne pratique : par exemple, ne pas jurer, distribuer nos richesses aux pauvres, et ne pas résister au mal, aimer nos ennemis, prier pour ceux qui nous persécutent, présenter l'autre joue à l'agresseur qui nous gifle. Et l'on y trouve aussi les plus fameux commandements qui viennent de la Torah - même si on a rejeté les interdits alimentaires et la circoncision, sans quoi le christianisme n'aurait sûrement pas conquis l'empire romain...
Qu'enseignait donc Jésus ? Il faut remarquer que l'Église n'a pas effacé les commandements que personne ne se croit tenu d'appliquer, et qui restent dans les évangiles comme des vestiges encombrants, mais dont personne n'ose dire qu'ils sont périmés : c'est là, nous semble-t-il, un indice certain du fait qu'ils ont été formulés par Jésus, reconnus même par ceux qui voient en lui un doux rêveur, voire un "idiot" dostoïevskien.    
Revenons à l'Antéchrist, et au texte même que nous avions évoqué : « Le contraire de toute lutte, de tout sentiment de se trouver au combat, s’est mué en instinct : L’incapacité de résistance se transforme en morale (« ne résiste pas au mal », la plus profonde parole des évangiles, en quelque sorte la clef), la béatitude dans la paix, dans la douceur, dans l’incapacité d’être ennemi. Que signifie la "bonne nouvelle" ? La vie véritable, la vie éternelle est trouvée, — on ne la promet pas, elle est là, elle est en vous : C’est la vie dans l’amour, dans l’amour sans déduction, sans exclusion. sans distance. Chacun est enfant de Dieu — Jésus n’accapare absolument rien pour lui —, en tant qu’enfant de Dieu, chacun est égal à chacun…. »  [Nous citons, pour l'Antéchrist, la traduction d'Henri Albert]
L'enseignement de Jésus n'est pas une doctrine, si l'on entend par là un ensemble de dogmes, rassemblés dans un credo. Jésus enseigne une façon de vivre, dans laquelle s'accomplit la "bonne nouvelle" : le royaume des cieux est en nous, il ne s'agit pas d'une récompense à venir, ni d'un pardon qui nous épargne le châtiment du "péché": 
« Dans toute la psychologie de l’Évangile manque l’idée de culpabilité et de châtiment, de même l’idée de récompense. Le "péché", tout rapport de distance entre Dieu et l’homme est supprimé, — c’est là précisément le "joyeux message". La félicité éternelle n’est point promise, elle n’est point liée à des conditions : elle est la seule réalité, — le reste n’est que signe pour en parler (…)Ce n’est pas sa "foi" qui distingue le chrétien ; le chrétien agit, il se distingue par une manière d’agir différente. Il ne résiste à celui qui est méchant envers lui, ni par des paroles, ni dans son cœur. Il ne fait pas de différence entre les étrangers et les indigènes, entre juifs et non-juifs ("le prochain", exactement le coreligionnaire, le juif). Il ne se fâche contre personne, il ne méprise personne. Il ne se montre pas aux tribunaux et ne s’y laisse point mettre à contribution ("ne pas prêter serment"). Dans aucun cas il ne se laisse séparer de sa femme, même pas dans le cas d’infidélité manifeste. Tout cela est au fond un seul axiome, tout cela est la suite d’un instinct. La vie du Sauveur n’était pas autre chose que cette pratique, — sa mort ne fut pas autre chose non plus… Il n’avait plus besoin ni de formules, ni de rites pour les relations avec Dieu — pas même de la prière. Il en a fini de tout l’enseignement juif de la repentance et du pardon ; il connaît seul la pratique de la vie qui donne le sentiment d’être "divin", "bienheureux", "évangélique", toujours "enfant de Dieu". La "repentance", la "prière pour le pardon", ne sont point des chemins vers Dieu : la pratique évangélique seule mène à Dieu, c’est elle qui est "Dieu". — Ce qui fut détrôné par l’Évangile, c’était le judaïsme de l‘idée du "péché", du pardon des "péchés", de la "foi", du "salut par la foi", — toute la dogmatique juive était niée dans le "joyeux message". » .
On l'aura remarqué, selon Nietzsche lui-même, Jésus n'est nullement un de ces "Hinterweltern", ces "hallucinés de l'arrière-monde" que dénonçait Zarathoustra. C'est dans ce monde-ci que l'on peut être "au paradis", par des pratiques qui vont nous faire penser à celles des yogis, des derviches ou des bouddhistes...  Quel rapport pourrait-il y avoir entre la vie chrétienne, pratiquée par Jésus, et les doctrines de Paul sur la Loi, la Grâce et le Péché, qui sont tout le bagage de ce "premier chrétien" ? 
« L’instinct profond pour la manière dont on doit vivre, afin de se sentir "au ciel", afin de se sentir "éternel", tandis qu’avec une autre conduite on ne se sentirait absolument pas "au ciel" : cela seul est la réalité psychologique de la "rédemption". — Une vie nouvelle et non une foi nouvelle (…) Ce "joyeux messager" mourut comme il avait vécu, comme il avait enseigné, — non point pour "sauver les hommes", mais pour montrer comment on doit vivre. La pratique, c’est ce qu’il laissa aux hommes : son attitude devant les juges, devant les bourreaux, devant les accusateurs et toute espèce de calomnie et d’outrages — son attitude sur la croix. ll ne résiste pas, il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner de lui la chose extrême, plus encore, il la provoque… Et il prie, souffre et aime avec ceux qui lui font du mal.... »  
Ici, précisons-le, il y a une lacune dans la première édition de l'Antéchrist, publiée par les soins d'Elisabeth Förster-Nietzsche, la soeur du philosophe, mais le passage est rétabli dans l'édition des Oeuvres philosophiques complètes : « Ses paroles au Larron sur la croix  contiennent tout l'Évangile : "En vérité, c'était un homme de divin, un enfant de Dieu", dit le Larron. - Si tu as senti cela, dit le Sauveur, tu es au Paradis, tu es toi aussi un enfant de Dieu... » : Nietzsche a compris, comme Tolstoï, que Jésus ne lui promet pas un Paradis après la mort, il déclare qu'il est déjà au Paradis... Telle étant la version proposée par Tolstoï, dans son "Abrégé de l'Évangile" [Klincksieck, 1968, p. 336]. Voici ce que Jésus répond au bon larron, qui lui a demandé "Seigneur, souviens-toi de moi dans ton royaume" : - Dès maintenant, tu es bienheureux avec moi"... Il reformule ainsi les deux versets de Luc, 23, 42-43, et la version de Nietzsche a bien le même sens.  Est-ce l'étrangeté de cet acte de foi qui explique la censure pratiquée sur ces lignes ? Ou est-ce parce que Nietzsche a mis dans la bouche du "bon larron" ce qui, dans l'Évangile, est attribué au centurion romain, comme le suggère une note du traducteur : "Peut-être les responsables du "Nietzsche-Archiv" ne voulaient-ils pas que "l'érudition biblique" de N. puisse être prise en défaut, d'où la suppression du passage incriminé."[P. 253 dans L'Antéchrist, collection folio-essais]
Mais voici le faux-monnayage : « Quiconque chercherait encore des indices, pour découvrir la divinité ironique qui, derrière le grand théâtre du monde, agite ses doigts, ne trouverait pas un petit argument dans ce gigantesque point d’interrogation qui s’appelle le christianisme. L’humanité se met à genoux devant le contraire de ce qui était l’origine, le sens, le droit de l’Évangile ; elle a sanctifié dans l’idée d’ "Église" ce que le "joyeux messager" considérait précisément comme au-dessous de lui, comme derrière lui. — On cherche en vain une plus grande forme de l’ironie historique. » 
C'est dire que saint Paul, s'il peut encore passer pour "le premier chrétien" dans la mesure où il a fondé l'Église "chrétienne", c'est-à-dire l'Église qui usurpe ce nom, apparaît maintenant comme l'initiateur "de cette insanité, qu’il se trouve au seuil du christianisme une grossière fable de sauveur et de faiseur de miracles, et que tout ce qui est spirituel et symbolique ne s’est développé que plus tard ? Bien au contraire : l’histoire du christianisme — depuis la mort sur la croix — est l’histoire d’une graduelle interprétation toujours plus fausse et plus grossière du symbolisme primitif. . » 
Nous pourrions presque dire que Paul est l'Antéchrist, si Nietzche n'était pas si attaché à ce nom, qu'il revendique pour lui-même : « Je reviens sur mes pas, je raconte la véritable histoire du christianisme. — Le mot "christianisme" déjà est un malentendu —, au fond il n’y a eu qu’un seul chrétien, et il est mort sur la croix. L’Évangile est mort sur la croix. Ce qui, depuis lors, s’est appelé "Évangile", était déjà le contraire de ce que le Christ avait vécu : un "mauvais message", un dysangelium. Il est faux jusqu’au non-sens de voir dans une "foi", par exemple la foi au salut par le Christ, le signe distinctif du chrétien : Ce n’est que la pratique chrétienne, une vie telle que vécut celui qui mourut en croix, qui est chrétienne…. »  
Assez curieusement, et sans se soucier du démenti qu'il donne à ce qu'il vient de dire, Nietzsche poursuit ainsi : « De nos jours encore une vie pareille est possible à certains hommes, nécessaire même : le christianisme véritable et primitif sera possible à toutes les époques… Non pas une foi différente, mais un faire différent, ne pas faire certaines choses, et surtout, mener une autre vie…. » Il sait bien, en effet, que Tolstoï et les tolstoïens sont, sous ses propres yeux, des adeptes contemporains du "christianisme véritable", et qu'ils seront chassés par l'Église de Paul : « En saint Paul s’incarne le type contraire du "joyeux messager ", le génie dans la haine, dans la vision de la haine, dans l’implacable logique de la haine. Combien de choses ce "dysangéliste" n’a-t-il pas sacrifiées à la haine ! Avant tout le Sauveur : il le cloua à sa croix. La vie, l’exemple, l’enseignement, la mort, le sens et le droit de tout l’Évangile — rien n’existait plus que ce qu’entendait dans sa haine ce faux monnayeur, rien que ce qui pouvait lui être utile. Plus de réalité, plus de vérité historique ! (…) L’Église faussa plus tard jusqu’à l’histoire de l’humanité pour en faire le prélude du christianisme (…) Saint Paul déplaça tout simplement le centre de gravité de toute l’existence, derrière cette existence, — dans le mensonge de Jésus "ressuscité". Au fond il ne pouvait pas se servir du tout de la vie du Sauveur, — il avait besoin de la mort sur la croix et encore de quelque chose d’autre.... » 
Mentionnons, pour finir, quelques-uns des "Fragments posthumes" où Nietzsche a rassemblé ses notes de lecture du livre de Tolstoï, et d'abord celui-ci, qui confirme l'intuition d'Ernst Bertram : 
« L'exemple du Christ : il ne résiste pas à ceux qui lui font du mal (il interdit de se défendre) ; il ne se défend pas ; il fait plus : "il tend la joue gauche" (à la question "Es-tu le Christ ?", il répond "Et désormais vous verrez, etc.")
- il interdit que ses disciples le défendent ; il fait remarquer qu'il pourrait avoir de l'aide, mais qu'il n'en veut pas.. »  [op.cit., p. 281]
Et voici ce qu'il note sur la foi et les oeuvres, contre Paul et Luther, et contre tous les "faux-monnayeurs" qui ont défiguré l'enseignement du Christ :
« Les chrétiens n'ont jamais pratiqué les actes que Jésus leur a prescrits : et discours insolent au sujet de la "foi" et de la "justification par la foi" et de sa suprême et unique importance n'est que la conséquence de ce que l'Église n'avait ni le courage ni la volonté de confesser les oeuvres exigées par Jésus. »  [op.cit., p. 282]
« L'Église est exactement ce contre quoi Jésus a prêché - ce qu'il enseignait à ses disciples de combattre. »  [op.cit., p. 284]
« Aucun Dieu mort pour nos péchés : aucune rédemption par la foi : aucune résurrection après la mort - tout cela n'est que faux-monnayage du christianisme proprement dit dont il faut tenir pour responsable ce funeste écervelé (...) Après que l'Église se fut départie de toute la pratique chrétienne et eut tout particulièrement sanctionné la vie dans l'État, précisément celle que Jésus avait combattue et condamnée, il fallait qu'elle déplaçât ailleurs le sens du christianisme : dans la croyance à des choses indignes d'être crues, dans le cérémonial  de la prière, de l'adoration, de solennités, etc. Les concepts de "péché", de "pardon", de "châtiment", de "récompense" - tout ceci, absolument négligeable et presque exclu par le christianisme primitif, passe au premier plan.. »  [op.cit., p. 288-289]
Nous l'avons déjà dit, Nietzsche n'est pas devenu tolstoïen, le reste de son livre développe des thèmes qui nous sont plus familiers, la "morale des esclaves", la transfiguration du ressentiment qui se déguise en loi d'amour universel, mais les fragments qu'on vient de lire ont quelque chose d'inédit, ils marquent une inflexion dans la pensée de Nietzsche, et pourraient la conduire à d'autres mutations, si le temps n'était pas compté, et si Nietzsche avait pu, après le jour (30 septembre 1888) où il a fini l'Antéchrist, vivre plus de trois mois dans la lucidité.

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30 mars 2017 4 30 /03 /mars /2017 07:37

Un nouvel encyclopédiste : Luc Ferry et l'autonomie

Luc Ferry commence la publication d'une encyclopédie, "L'encyclopédie philosophique (les mots de la philo), qui est largement distribuée chez les marchands de journaux, et dans les bibliothèques de gare : deux volumes déjà parus, dont les entrées concernent quelques mots de la lettre A, comme altruisme, amour, agnosticisme, athéisme, angoisse, art, animal, apollinien (et dionysiaque), autonomie et authenticité... Le troisième volume abordera la lettre B (avec beauté, bohème... tout en réglant le compte d'un dernier mot en A : autorité). Trente volumes sont prévus, dont le sommaire est indiqué au début de chaque volume.
Je voudrais dire quelques mots d'un bref article sur l'autonomie, qui nous permettra d'apprécier sa démarche pédagogique. Il  invoque d'abord l'origine du mot : "Etymologiquement, le mot "autonomie" désigne le fait de se donner à soi-même sa loi. Il s'oppose à l'hétéronomie, une situation dans laquelle la loi nous est au contraire imposée de l'extérieur, sans que nous l'ayons choisie et approuvée nous-mêmes, par exemple à l'occasion d'un vote. C'est en ce sens que Rousseau, dans un passage célèbre du Contrat social, associe la liberté et l'autonomie en déclarant que "la liberté, c'est l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite" (c'est moi qui souligne les pronoms soi-même, nous, on, et nous-mêmes)
Remarquons que Ferry modifie le texte de Rousseau, d'une façon qui peut nous paraître innocente, et qui la transforme en banale définition, alors que, dans son contexte, elle exprimait un paradoxe : "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté". C'est là une "définition" qu'on pourrait qualifier de "contre-intuitive", puisqu'elle fait consister la liberté dans une forme d'obéissance, elle a pour but de rappeler une opposition essentielle pour la pensée démocratique grecque : obéir à la loi n'est pas obéir à un maître, la création des lois représente une métamorphose dans la "nature" de l'homme, qui cesse d'être "un animal stupide et borné" pour devenir "un être intelligent et un homme".
De ce point de vue, il est important de comprendre que la création d'une loi n'est pas le fait d'un individu solitaire, qui se donnerait à lui-même une règle de conduite, comme il pourrait "prendre une résolution", à laquelle il n'est pas obligé d'obéir, et il faut bien comprendre que c'est toujours un "nous" qui édicte des lois, auxquelles chacun doit obéir, aussi longtemps qu'elles ne sont pas abolies.
C'est pourquoi il est discutable de rattacher Rousseau à la tradition cartésienne, comme le fait immédiatement Luc Ferry : "Le cartésianisme, notamment, avec son insistance sur la nécessité de mettre en doute les préjugés hérités du passé, de rejeter les arguments d'autorité au nom de l'esprit critique, a posé les bases de l'idéal démocratique de l'autonomie : penser par soi-même, telle est l'exigence ultime, l'impératif fondamental, non négociable qui va conduire progressivement tout un chacun à soumettre à l'examen critique les vérités les mieux établies par la tradition, à commencer par celles qui prétendaient tirer leur autorité de leur source Révélée (la majuscule est dans le texte)". Cette image du cartésianisme nous semble être faussée par la reconstruction rétrospective qui en fait l'origine de "l'idéal démocratique d'autonomie" : ce n'est pas dans le but de promouvoir l'autonomie de sa propre pensée que l'auteur des Méditations entreprend de révoquer en doute ses "anciennes opinions", c'est parce qu'il cherche la vérité, comme un "homme simplement homme", qui a fait l'expérience de ce que Pascal nomme les "puissances trompeuses", et qui est bien conscient du fait qu'il ne suffit pas de croire avoir trouvé, ou reçu, ce qu'on prend pour la "vérité" pour être en droit de la prêcher à ses semblables). J'aime mieux ne pas prolonger l'examen de ce texte, où Ferry prend appui sur une encyclique de Jean-Paul II pour dénoncer "cette tendance à tout passer au crible de la raison humaine" contre lesquelles il réagit, avec "les tenants des traditions religieuses" pour lesquel, en effet, "l'essence de la religion est, justement, l'hétéronomie, l'idée que les lois les plus essentielles, les lois morales notamment, nous viennent de Dieu, donc d'un principe hétéronome, extérieur et supérieur à l'humanité". 

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12 mars 2017 7 12 /03 /mars /2017 07:59

SIGLES
QMO 1-2 La question du mouvement ouvrier 1-2
QD 1 et 2 Quelle démocratie 1 et 2
SB La société bureaucratique
GTG Guerre et théories de la guerre
FF Fait et à faire
IIS L'institution imaginaire de la société
MI La montée de l'insignifiance
MM Le monde morcelé
SD Une société à la dérive

Chapitre I 
Un Grec moderne

Rien n’est plus faux que l’opinion, séduisante à première vue, qui fait de Castoriadis un nostalgique de la polis athénienne, et de cette fameuse liberté des Anciens que la pensée libérale, à la suite de Benjamin Constant, oppose volontiers à la liberté des Modernes. Il y a là, pour certains, un prétexte commode pour éluder toute discussion sur l’une des idées qu’il défend avec force, celle d’une démocratie directe, qui n’abandonne pas sa souveraineté à des élus échappant à tout contrôle. Idée toujours traitée comme un anachronisme, auquel les gens sérieux ne concèdent qu’une indulgence amusée, s’agissant d’un penseur dont Alain Renaut a pu dire, lors d’un colloque sur Mai 68, que son « enthousiasme pour Mai ne peut guère être séparé de sa fascination pour le modèle de la démocratie grecque » [Pouvoirs 1986, p. 88]. Ce qui revient à dire que ce Grec enthousiaste ne veut pas s’adapter aux réalités du monde contemporain, où la démocratie est représentative.
Remarquons tout d'abord que, dans un texte où il récuse la notion de miracle grec et les discussions, superficielles à ses yeux, qu'elle a pu susciter et qu'elle suscite encore, Castoriadis affirme que « toute l'histoire humaine est un miracle, et toute institution particulière d'une société particulière, toute société concrète qui s'institue accomplit un miracle. Car ni l'une ni l'autre ne sont réductibles à des explications : l'histoire humaine comme les différentes institutions de la société sont des créations authentiques » [Vernant 2000, p. 171]. Qu'il s'interroge aussi sur Ce qui fait la Grèce, et qui fait de la Grèce, nullement un modèle, mais un exemple qui nous aide à penser, à créer, notre propre avenir, n'implique aucune fixation sur la Grèce classique. A tous ceux qui lui prêtent un hellénocentrisme comparable à celui que personnifie Leo Strauss, Castoriadis répond : « Ceux qui croient que je m'inspire exclusivement ou essentiellement de l'histoire ancienne ne m'ont tout simplement pas lu. Ma réflexion n'a pas commencé avec la démocratie athénienne (...) mais avec le mouvement ouvrier contemporain » [FF, p. 73].
Si cette réflexion a commencé en Grèce, il s'agit de la Grèce des années 30 et 40, celle qui a connu tour à tour la dictature de Metaxas, l'invasion italienne, l'occupation allemande, et la résistance populaire, menée sous le contrôle du parti communiste. Castoriadis lui-même, né en 1922, est âgé de quinze ans quand il adhère aux jeunesses communistes, puis il découvre « le caractère réactionnaire du parti communiste, de sa politique, de ses méthodes, de son régime interne », ce qui va, dans un premier temps, le conduire « au trotskisme et à sa fraction la plus gauchiste qui menait une critique intransigeante aussi bien du stalinisme que des trotskistes droitiers » [QD1, p. 331]. Pendant la même époque, il poursuit à Athènes des études de droit, d'économie politique et de philosophie, et publie, en 1944, ses premiers travaux universitaires [réédités en 1988 sous le titre de Premiers essais (Protès dokimès)]. Ces publications nous apprennent que ce jeune marxiste s'était pris de passion pour l'œuvre de Weber : elles « comprenaient entre autres la traduction longuement commentée des 'Fondements méthodiques' de Economie et société et une 'Introduction à la théorie des sciences sociales' fortement influencée par Weber » [MM, p. 39].

[Encadré 2] Trotskisme et stalinisme

Stalinisme et trotskisme n'évoquent désormais qu'un souvenir lointain de la rivalité qui opposait, entre 1920 et 1940, les deux dirigeants russes qui se sont disputé la succession de Lénine : pour la plupart des historiens, le stalinisme n'est qu'une phase de l'évolution du régime soviétique, celle qui va de la mort de Lénine à celle de Staline, alors que le trotskisme persiste sous la forme d'une opposition marginale, qui dénonce les trahisons des bureaucraties réformistes. Dans la langue de bois du mouvement communiste, un réformiste n'est pas un militant ouvrier qui cherche à réaliser des réformes, c'est, comme Léon Blum, un social-démocrate légaliste, qui accepte d'exercer le pouvoir dans le cadre des institutions bourgeoises, et de se comporter comme un gérant loyal d'une société toujours capitaliste. Trotsky et les trotskistes ont longtemps qualifié les staliniens de centristes, ce qui, dans leur langage, voulait dire qu'ils occupaient une position intermédiaire, et par là même instable, entre le prolétariat révolutionnaire et les sociaux-traîtres acquis à la collaboration de classe. Mais en 1938, dans le Programme de transition où il justifie la fondation d'une Quatrième Internationale par la faillite du Komintern, autrement dit la Troisième Internationale, Trotsky déclare que celle-ci est « définitivement passée du côté de l'ordre bourgeois », puisqu'elle s'est alliée, sous prétexte de lutter contre le fascisme, à des partis bourgeois, avec lesquels elle s'apprête à gouverner. Trotsky, assassiné en 1940, n'a pas pu commenter la dissolution du Komintern par Staline, en 1943, ni la formation de gouvernements d'unité nationale, auxquels les communistes français ont pris part de 1944 à 1947. Mais les trotskistes y ont vu la confirmation éclatante des prophéties de leur leader, et n'ont pas voulu voir que, dans l'Europe orientale, des gouvernements de démocratie populaire - c'est-à-dire, en théorie, des gouvernements de coalition qui accordaient une place à des partis bourgeois - servaient de camouflage à l'installation de régimes aussi totalitaires que celui du Grand Frère russe. Quant au parti communiste, il importe assez peu de savoir s'il faut encore l’appeler stalinien : aucun des successeurs de Maurice Thorez n'a prétendu au titre de « meilleur stalinien de France », mais leur aggiornamento a ceci de troublant qu'ils ont pu, par exemple, renoncer à la dictature du prolétariat comme si c'étaient eux qui renonçaient à exercer la dictature, comme si prolétariat n'était qu'un nom de code pour dire le Parti : « Mais évidemment le PCF n'a jamais été partisan de la dictature du prolétariat : il a toujours été partisan de la dictature du PCF. Proclamer que l'on abandonne ce que l'on n'a jamais, en vérité, poursuivi, ce n'est que perpétuer la mystification. » [QD, t 1, pp. 647]. 
Il ne s’ensuit pas que communisme et fascisme puissent être identifiés sous l’étiquette floue du totalitarisme : « A peu de choses près, le nazisme dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit. Le communisme est condamné à dire une chose et à faire le contraire : il parle de démocratie et instaure la tyrannie, il proclame l'égalité et réalise l'inégalité, il invoque la science et la vérité et pratique le mensonge et l'absurdité. C'est pourquoi il perd très vite son emprise sur les populations qu'il domine. Mais c'est pourquoi aussi les adhérents au communisme, en tout cas avant son arrivée au pouvoir, sont mus par des motivations très différentes de celles des nazis. » [SD, p. 714]

Le moment décisif, qui va motiver sa rupture avec les conceptions trotskistes, est l'insurrection de décembre 1944 : elle démontre, à ses yeux, que les partis communistes ne sont pas devenus réformistes, et ne sont pas passés - comme l'a cru Trotsky - « du côté de l'ordre bourgeois », mais que la révolution qu'ils poursuivent n'est rien d'autre que leur propre dictature, substituée au pouvoir de la classe ouvrière.
Dans la Grèce de 1944, la situation intérieure était aussi favorable à l'établissement du pouvoir communiste que celle dont Tito, et les communistes yougoslaves, allaient tirer parti, malgré les concessions de Staline à Churchill. Dans un pays ruiné, où il ne subsistait rien des cadres d’avant-guerre, « la population, poussée par des conditions de vie épouvantables et par la cruelle oppression qu'exerçait l'armée allemande, allait vers le PC, qui connaissait un développement foudroyant (...) et installait son pouvoir total sur les régions les moins accessibles du pays et, après le départ des Allemands, sur la totalité du territoire à l'exception, et encore, de la place de la Constitution à Athènes » [QD, t 1, p. 331].
Bien que les communistes grecs aient d'abord accepté le retour à Athènes du gouvernement Papandréou (jusqu'alors réfugié au Caire sous la protection des Anglais), et qu'ils soient même entrés dans ce gouvernement, l'insurrection de décembre montrait que leur tactique n'était pas différente de celle que suivaient les communistes yougoslaves, peu soucieux des accords que Staline signait avec Churchill et Roosevelt : « Les masses se comportaient par ailleurs en infanterie passive du PC ; seul un délirant aurait pu croire qu'une fois le PC installé au pouvoir, ces masses, militairement encadrées, menées au doigt et à l'œil, sans aucun organe autonome ni velléité d'en former aucun, auraient 'débordé' le PC ; l'auraient-elles, par impossible, essayé, elles auraient été massacrées impitoyablement, les cadavres étant affublés des qualificatifs appropriés » [QD, t 1, p. 333]

[Encadré 3] Agis Stinas

Dès 1973, Castoriadis salue « la figure héroïque de quelqu'un que je ne peux pas encore nommer, et qui m'a rendu visible, dans des circonstances où la mort était de tous les jours et de tous les coins de rue (...) ce qu'est un militant révolutionnaire, et un politique dont la pensée ne reconnaît aucun tabou » [QD, t 1, p. 380]. Les éditions suivantes, parues après la chute des colonels grecs, mentionnent le nom de Stinas, mieux connu, désormais, grâce à l'édition française de ses Mémoires [Stinas 1990] préfacée par Michel Pablo, qui maintient la position de principe des trotskistes orthodoxes, ceux que Castoriadis qualifie de droitiers. Selon Pablo, « le mot d'ordre transitoire adéquat » devait être « Tout le pouvoir à l'EAM et à l'ELAS » - c'est-à-dire aux organisations de résistance contrôlées par le PC grec - et les trotskistes grecs « devaient axer leur ligne sur cette possibilité réelle, même s'il leur était difficile, sinon impossible par endroits, de participer individuellement à ces mouvements. Car il est vrai qu'une fois reconnus par les prétoriens de la direction stalinienne, ils risquaient leur vie ». Qu’il fût, pour les trotskistes, difficile, ou même impossible, de prendre part au mouvement, nous semble invalider la possibilité réelle invoquée par Pablo... 
Agis Stinas est le nom de guerre de Spiros Priphtis, mais la plupart du temps, quand il parle de lui, Castoriadis l’appelle Spiros Stinas. Ce pseudonyme, « Agis », vient tout droit de Plutarque : Agis et Cléomène, deux rois réformateurs, dans les Vies parallèles, sont égalés aux Gracques, et succombent comme eux.

Mais Churchill et Staline s'étaient bien mis d'accord sur un partage des zones d'influence, où chacun d'eux pourrait agir comme il l'entendrait, sans que l'autre s'en mêle : sur place, évidemment, les choses étaient moins claires, les communistes grecs pouvaient tenter d'agir comme les yougoslaves, sachant que le Grand Frère resterait spectateur, mais les approuverait en cas de réussite.
« L'insurrection de décembre 1944 a été battue - mais par l'armée anglaise », conclut Castoriadis : « Cette défaite était donc, si je peux dire, sociologiquement contingente : elle ne résultait ni du caractère intrinsèque du PC (qui n'aurait pas 'voulu' ou 'pu' s'emparer du pouvoir) ni du rapport des forces dans le pays (la bourgeoisie n'avait aucune force à lui opposer), mais de sa position géographique et du contexte international (accords de Téhéran, puis de Yalta). Si la Grèce était située mille kilomètres plus au nord - ou la France mille kilomètres plus à l'est - le PC se serait emparé du pouvoir à l'issue de la guerre, et ce pouvoir aurait été garanti par la Russie » [QD, t 1, p. 333]. 
Conclusion supplémentaire, impensable pour des trotskistes, les régimes qui s'établissent alors, dans la zone d'influence concédée à Staline, vont être identiques au régime russe, ce qui invalide la définition de Trotsky, pour qui l'URSS stalinienne était un Etat ouvrier dégénéré. Formule indéfendable, s'agissant de pays où le même régime n'est nullement issu d'une révolution ouvrière, mais de l'occupation militaire russe.
Les Mémoires d'Agis Stinas nous apprennent que Castoriadis, au début de 1945, soutenait au contraire « que l'action politique du groupe était incompatible avec la théorie de l'Etat ouvrier dégénéré, et qu'il fallait qu'il la rejette ». Position qui, au début, reste minoritaire : « Mais l'ensemble du groupe ne se rangea à cette thèse qu'en septembre 1947 » [Stinas 1990, p. 289]. Castoriadis lui-même a souvent rappelé l’importance de cet épisode, qui lui a fait concevoir une idée-mère de sa pensée politique, l'autonomie des masses : dans la Grèce de 1944, « le parti communiste, le parti stalinien, essaie de s'emparer du pouvoir. Les masses sont avec lui. Les masses sont avec lui, donc : ce n'est pas un putsch, c'est une révolution. Mais ce n'est pas une révolution. Ces masses sont menées par le parti stalinien au doigt et à l'œil : il n'y a pas création d'organismes autonomes des masses - d'organismes qui ne reçoivent pas leurs directives de l'extérieur, qui ne sont pas soumises à la domination et au contrôle d'une instance à part, séparée, parti ou Etat » [DH, p. 413, voir aussi MI, pp. 82-83, et SD, pp. 27-28]. L'analyse est conforme aux enseignements de Trotsky, pour qui la révolution russe est l'œuvre des Conseils ouvriers, ou Soviets, qui surgissent en 1905, et renaissent en 1917, indépendamment des partis, bolchevik, menchevik ou socialiste-révolutionnaire, lesquels ne dirigent la révolution que dans la mesure où ils deviennent, à tel ou tel moment, hégémoniques dans les Soviets. Il ne reste plus rien de la révolution, quand les Soviets ne sont plus qu'une façade, et qu'un parti unique confisque le pouvoir. Mais dès qu'on se demande, en style racinien, comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé, il faut remettre en cause le rôle de Trotsky, et les incohérences des conceptions trotskistes, ce que va faire, en 1948, un texte lumineux de Claude Lefort, qui exprime la position commune aux fondateurs du groupe Socialisme ou Barbarie [Lefort 1978, pp. 33-58]. 
Castoriadis, alors, s'est établi en France, où il arrive en décembre 1945, grâce à une bourse accordée par l'Ecole française d'Athènes, afin de préparer une thèse de doctorat, « dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des apories et à des impasses ». Il va donc fréquenter quelque temps la Sorbonne, mais il s'en lasse vite : « dès 1942, la politique s'était avérée trop absorbante et j'ai toujours voulu mener l'activité et la réflexion politiques sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme. C'est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu'apparaissent dans mes écrits l'autonomie (1947, 1949), la créativité des masses, ce que j'aurais appelé aujourd'hui l'irruption de l'imaginaire instituant dans et par l'activité d'un collectif anonyme » [FF, p. 21]. 
L'abandon de ses études le conduira bientôt à travailler comme économiste à l'OECE [plus tard OCDE]. Entre-temps, il rejoint les trotskistes français du PCI [Parti Communiste Internationaliste], et prend part aux débats préparatoires du deuxième Congrès Mondial de l'Internationale trotskiste. La question de la nature de l'URSS est alors relancée par le vaste bouleversement géopolitique qui a fait de la Russie soviétique, perçue auparavant comme une citadelle assiégée, la première puissance militaire en Europe, dont le régime est sorti renforcé d'une guerre mondiale, contrairement aux prévisions de Trotsky, elles-mêmes fondées sur sa conception du régime bureaucratique. La bureaucratie, selon lui, ne tirait son pouvoir que de l'antagonisme persistant entre la classe ouvrière et les forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui tendaient à la restauration du capitalisme : elle pourrait jouer un rôle bonapartiste d'intermédiaire entre les classes opposées, aussi longtemps que l'issue du conflit resterait incertaine. Mais, dans les conditions de la guerre mondiale, le régime russe ne pourrait se maintenir que par l'entrée en lice de la classe ouvrière, qui ne pourrait chasser l'envahisseur nazi qu'en se débarrassant des bureaucrates staliniens. 
« Si cette guerre provoque - disait Trotsky en 1939 -, comme nous le croyons fermement, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la bureaucratie en URSS. et la résurrection de la démocratie soviétique, sur des bases économiques et culturelles infiniment plus hautes qu'en 1918. Dans ce cas la question de savoir si la bureaucratie stalinienne est une 'classe' ou une excroissance sur l'Etat ouvrier se résoudra d'elle-même ». 
Dans le cas contraire, ajoutait-il, « L'incapacité du prolétariat à prendre en mains la direction de la société pourrait effectivement dans ces conditions mener à l'émergence d'une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence, qui signifierait le crépuscule de la civilisation (...) Nous serions alors contraints d'admettre que la rechute bureaucratique n'a pas été due à l'arriération du pays et à l'encerclement capitaliste mais à l'incapacité organique du prolétariat à devenir une classe dirigeante. Il faudrait alors établir rétrospectivement que dans ses traits fondamentaux l'URSS actuelle est le précurseur d'un nouveau régime d'exploitation à l'échelle internationale » [Trotsky 1972, pp. 109-110].
Ce qui n'est, chez Trotsky, qu'une hypothèse improbable devient, après la guerre, la thèse qui s'impose aux yeux de Castoriadis, et qu'il défend dès août 46, lors des premières discussions où il va rencontrer Claude Lefort et d'autres militants critiques, avec qui il va constituer la tendance Socialisme ou Barbarie, dont le tout premier texte annonce la couleur : « Sur le régime et contre la défense de l'URSS » [2015, p. 589-598]. 
Bien que, dès ce moment, la rupture soit consommée avec l'idéologie du trotskisme, les militants de S ou B ne quitteront la Quatrième Internationale qu'en 1948, et continueront d'être qualifiés de trotskistes, par un facile contresens, notamment sous la plume de Sartre et de ses proches : en 1955, dans sa réplique aux Aventures de la dialectique, « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme », Simone de Beauvoir identifie « Lefort » et « les trotskistes » [Beauvoir 1955, pp. 219-227]. Nous le verrons plus tard, même Raymond Aron qualifiait de trotskiste la conception qui faisait du régime russe une nouvelle forme d'exploitation capitaliste.

[Encadré 4] L’idée de barbarie

Socialisme ou barbarie, la formule renvoie au début du Manifeste communiste, où Marx dit que la guerre des classes « finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte », alternative que semble bien illustrer la chute de l’empire romain, submergé sous l’invasion de peuples barbares.
Barbare, dans ce cas, n’a pas le même sens que dans le premier texte où apparaît ce mot, et où il s’applique aux peuples qui ne parlent pas grec : l’Histoire d'Hérodote, où l'historien déclare avoir entrepris son enquête « afin que le temps n'abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l'oubli ». Thucydide rappelle que ce mot est absent des poèmes homériques, où il n'est pas plus question de Grecs que de Barbares, mais seulement de peuples que le poète nomme Phrygiens et Achéens. Hérodote, bien sûr, n'a pas inventé le mot barbaros, qu'il a dû prendre dans le langage parlé, mais ce mot n'apparaît qu'à l'époque où se constituent les deux blocs qui s'affrontent lors des guerres médiques, l'empire de Cyrus, et la coalition grecque. Le mot barbaros, dans ce contexte, bien loin de s’appliquer à des peuples arriérés, incultes ou sauvages, s’applique à tous les peuples qu’avait soumis l'empire perse, y compris les Egyptiens, dont Hérodote parle avec une admiration mêlée d'envie, qu'on pourra retrouver dans le Timée de Platon. Ces non-Grecs ne sont pas des non-civilisés, pas plus qu'ils ne le sont aux yeux de Thucydide, de Platon, ou même d'Aristote. Même si, chez Sophocle, le devin Tirésias évoque «une clameur confuse d'oiseaux, qui criaient avec une ardeur funeste, aussi inintelligibles que des barbares», et même si on rapproche - ainsi que le suggèrent, dans leur édition d'Héraclite, Jean Bollack et Heinz Wismann - le grec barbaros et le latin balbus, qui signifie bègue et se retrouve dans le verbe balbutier, le parler des Barbares n’est pas un gazouillis, ni le babil d’un nourrisson. Mais s’il fallait nous rassurer, l’histoire nous apprend que les Grecs et les Perses pouvaient parler entre eux, négocier et s’entendre, et que de nombreux Grecs, bannis de leurs cités, ont trouvé un asile à la cour du Grand Roi. 
Sur un tout autre plan, clairement politique, des auteurs aussi importants que tardifs, comme Euripide et Aristote, ont prétendu que les Barbares étaient, par leur nature, destinés à l’esclavage, et que les Grecs étaient en droit de les soumettre, eux qui étaient, par nature, de libres citoyens... Mais on sait qu’Alexandre s’est bien gardé de suivre les conseils d’Aristote, sachant qu’ils n’exprimaient qu’un mauvais jeu de mots, car le mot grec que nous traduisons par esclave peut désigner aussi les sujets d’un monarque, si haut placés soient-ils dans l’ordre hiérarchique : c’est ainsi, par exemple, que dans l’éloge funèbre qu’il consacre au jeune Cyrus, Xénophon peut dire à la fois qu’il était un doulos - mot qu’il est, dans ce cas, absurde et saugrenu de rendre par esclave - et «l’homme le plus royal et le plus digne de régner» parmi tous les Perses qui vécurent après Cyrus l’Ancien... [Anabase, livre I, chapitre 9 ; et dans ce même ouvrage, l’esclavage au sens strict est dénommé par d’autres mots, comme pais, ou andrapodon] Mais il faut attendre Plutarque, qui vit sous la tutelle de l'empire romain, pour que le mot barbaros exprime en langue grecque une pensée romaine. Quand la pax romana sera censée régir tous les peuples civilisés, parcere subjectis et debellare superbos (épargner ceux qui se soumettent et rejeter hors du limes ceux qui osent tenir tête à l’ordre impérial), alors le mot barbare prendra le sens péjoratif qui est resté le sien dans l’usage moderne, jusque dans la formule Socialisme ou barbarie... Mais en toute logique, si barbarie s’oppose à civilisation, ce mot ne peut plus désigner un peuple ou une race, il ne peut s’appliquer qu’à telle ou telle façon d’agir ou de penser - qui n’épargne aucun peuple, et peut s’emparer des esprits, dans des pays de très vieille et haute culture : Français et Allemands, Espagnols et Italiens sont bien placés pour le savoir. 


Socialisme ou Barbarie

Rétrospectivement, la revue publiée de 1949 à 1965 par le groupe Socialisme ou Barbarie semble occuper une place parmi les revues intellectuelles qui paraissent à cette époque : Critique, Esprit, les Temps Modernes, et se distingue surtout par sa lucidité précoce à l'égard du communisme stalinien, que les autres revues traitent avec bienveillance. Comme l'explique Philippe Gottraux, dont l'enquête prolonge une étude d'Anna Boschetti [Boschetti 1985], c'est là une illusion, que conforte après coup l'audience obtenue, à partir des années 70, par les principaux animateurs de S ou B, Lefort, Castoriadis, Lyotard et Mothé. Dans les années 50, S ou B n'est visible que dans le champ politique radical, le groupe et sa revue s'adressent aux militants révolutionnaires qui gravitent autour du trotskisme, du bordiguisme et des courants conseillistes inspirés par Pannekoek. Hors du microcosme gauchiste, ils ne se font entendre que grâce aux articles qu'écrit Lefort dans les Temps Modernes, comme L'affaire Kravchenko et La contradiction de Trotsky. Malgré la protection que lui accorde Merleau-Ponty, certains articles de Lefort ne paraissent d'ailleurs qu'avec un chapeau introductif, précisant que la revue n'est pas engagée par la position de l'auteur (Dans L'affaire Kravchenko, la rédaction des Temps Modernes n'admet pas que l'URSS joue le rôle de l'accusée). Puis, en 1953, Lefort critique Les communistes et la paix, série d'articles où Sartre, jusqu'alors très distant à l'égard du PC, s'installe dans le rôle d'un compagnon de route. 


«Un petit machin de rien du tout»

Dans sa biographie de Sartre, Annie Cohen-Solal fausse la perspective quand elle évoque « la place spécifique de Sartre, isolé, au milieu de tous les courants crypto- ou para-communistes des années d'après-guerre », « les dialogues de Sartre avec des groupes qui croisaient dans les mêmes eaux que les siennes », et ses « polémiques (...) avec des groupes comme Arguments, comme « Socialisme ou Barbarie » ; avec des individus comme Edgar Morin, Kostas Axelos, Cornelius Castoriadis ou Claude Lefort » [Cohen-Solal 1985, p. 579 dans la collection folio]. Sartre, en réalité, n'a jamais dialogué, ni même polémiqué avec les interlocuteurs qu'elle mentionne, et c'est tout naturel, compte tenu de l'hégémonie qu'il exerçait alors dans le champ intellectuel, où il n'avait pas de rivaux. Sa Réponse à Lefort, publiée à la suite du texte incriminé, est moins une réponse qu'un rectificatif, où le directeur des Temps Modernes remet à sa place - en même temps qu'il lui signifie son congé - un collaborateur dont il est mécontent. Ce rectificatif n'appelait aucune réponse, il devait clore le débat. Le texte par lequel lui répondra Lefort, De la réponse à la question, paraîtra un an plus tard, dans la rubrique « correspondance », et il restera sans réponse. La description du champ des revues, que présente Anna Boschetti, éclaire l'épisode, et nous aide à comprendre que si on parle, après coup, de dialogues et de polémiques entre Sartre et d'autres penseurs, c'est parce que, plus tard, dans une tout autre configuration du champ intellectuel, certains fidèles de Sartre, alors proches du gauchisme soixante-huitard, ont vu dans Socialisme ou Barbarie un interlocuteur acceptable, avec qui Sartre aurait dû débattre, au lieu de perdre son temps avec les intellectuels communistes, Hervé, Garaudy, ou Kanapa. Quand ils le disent à Sartre, celui-ci leur répond que, certes, « il aurait fallu un mouvement à la gauche du PC », mais que « nous [l'équipe des Temps Modernes] étions tentés de prendre l'idéologie du PC pour la pensée ouvrière, parce que, à l'époque, en 50-55, il n'y en avait pas d'autre (...), parce qu'il n'y avait rien à gauche du PC. A l'époque, la situation était bloquée. La classe ouvrière était en reflux, jusque vers 65, et le PC se durcissait et se bloquait » [Sartre 1974, pp. 37-41]. Quant au groupe Socialisme ou barbarie, «c'était une chapelle réunissant une centaine d'intellectuels et quelques ouvriers dont ils étaient très fiers : ils avaient 'leurs' ouvriers (...) Mais ce n'était qu'un petit machin de rien du tout!» [Sartre 1976, pp. 181-183].
Cette appréciation réaliste du poids respectif des partenaires nous rappelle que, pour Sartre, il ne s'agissait pas d'un dialogue entre intellectuels, mais d'une alliance tactique, «sur des points précis et limités», entre deux poids lourds : un poids lourd de la politique, le PCF, et un poids lourd du monde intellectuel, Sartre lui-même et sa revue - avec l'ambition de fonder « une gauche indépendante et en liaison avec le PC ». Mais s'agissant de réalisme, un petit machin de rien du tout n'avait pas tort de lui objecter que « pour qu'une 'gauche indépendante' se forme dans la réalité, il faut que des gens, et des ouvriers en premier lieu, y adhèrent. Pour qu'ils y adhèrent plutôt qu'au PC, il faut que des raisons les opposent à ce dernier. Et il faut qu'il s'agisse de raisons fondamentales, non de nuances ou de cheveux coupés en seize ». Dès lors que Sartre admet que les partis communistes ont raison de présenter l'URSS comme un Etat ouvrier, « les critiques adressées à leur politique deviennent secondaires et même gratuites (...) Une organisation indépendante ne pourra donc se former qu'à condition de pouvoir montrer que les divergences qui la séparent du stalinisme sont fondamentales, c'est-à-dire concernent la nature même du stalinisme, en URSS et ailleurs. (...) Dans ces conditions, pourra-t-elle être 'en liaison avec le PC' ? Il est ridicule même de se poser la question » [QMO, t 1, p. 61]. Sartre, bien entendu, n'a pas voulu entrer dans cette polémique : il faudra attendre 1957, après les révoltes de Poznan et de Budapest, pour que les Temps Modernes débattent, un court instant, avec Socialisme ou Barbarie [cf. Lefort 1978, pp. 236-268].
Quant à Sartre lui-même, il se contentera de faire allusion à des « anciens trotskystes » qui, horresco referens, réduisent les « faits hongrois » à une « agression soviétique contre la démocratie des Conseils ouvriers » [Sartre 1960, p. 26] : rappelons-le pour ceux qui veulent encore croire que Sartre a défendu les insurgés hongrois. 
 

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11 mars 2017 6 11 /03 /mars /2017 10:06

Devant la guerre

La perspective d'une confrontation militaire entre les deux camps qui, depuis les accords de Yalta, se partageaient la domination mondiale, avait, dès l'origine, servi de toile de fond à toute analyse du régime russe. C'est cette perspective qui dominait les débats du mouvement trotskiste, où la défense de l'URSS était indissociable de sa définition comme Etat ouvrier. C'est elle que met en scène le grand roman de George Orwell, 1984, avec son paradoxe : la guerre, c'est la paix. Et c'est encore elle qui motive querelles et départs dans l'équipe des Temps Modernes (Aron, Camus, Etiemble), puis qui entraîne Sartre, en 1952, à se faire compagnon de route de ceux qui, jusqu'alors, ne voulaient voir en lui qu'une « hyène dactylographe » : son ralliement s'exprime dans Les communistes et la paix, où il prend la défense d'une Russie pacifique, menacée par les faucons maccarthystes.
Enfin, faut-il le rappeler, l'opposition de Castoriadis à la défense de l'URSS n'impliquait aucune adhésion à la défense du monde libre ; elle renouvelait, d'une façon qui, après coup, nous paraît irréaliste, la conception léniniste du défaitisme révolutionnaire : transformer la guerre impérialiste en révolution prolétarienne... d'autant plus nécessaire, est-il dit dans un texte de 1948, que, dans la société russe, le pouvoir totalitaire exclut « toute fausse médiation - telle par exemple une revendication réformiste ou une bureaucratie ouvrière spéciale ». Dans ces conditions, la révolution ne peut conduire qu'à la gestion ouvrière : « la forme même de la solution est posée, car toute relation individuelle avec les moyens de production est supprimée, l'Etat étant sujet de toute propriété ; il suffit donc de supprimer cet Etat et de le remplacer par le prolétariat lui-même » [ QMO1, p. 376].
Mais même par la suite, alors que, semble-t-il, Castoriadis ne croit plus guère à un tel scénario, il a constamment refusé de choisir entre « les deux super-gangs » : « Si l'on dit que le gang de Dillinger dans telle conjoncture est plus fort que celui d'Al Capone, cela ne signifie ni que l'on admire le premier, ni que l'on plaint le second » [GTG, p. 76].


Ordre totalitaire, ou société cynique ?

Tout autre est la logique de l'interprétation, défendue par Claude Lefort, qui met l'accent sur la nature totalitaire du régime russe et qui tend, par là-même, à réhabiliter la démocratie libérale, l'état de droit, et la « société ouverte ». Tout au long des années 70, le débat se poursuit dans les revues Textures et Libre, où se sont retrouvés les deux fondateurs de Socialisme ou Barbarie. Leur opposition est visible, en 1976, dans le premier numéro de Libre, où ils commémorent le vingtième anniversaire de la révolte hongroise : alors que Castoriadis, dans La source hongroise, présente les Conseils ouvriers comme des organes autonomes qui « n'acceptent pas l'institution établie de la société » et « dénient toute légitimité à un pouvoir qui ne viendrait pas d'eux-mêmes », Lefort les félicite, dans Une autre révolution, d'avoir perçu le « danger que recelait un pouvoir (fût-il en de 'bonnes mains', celles du gouvernement Nagy) », et même s'il s'agit de leur propre pouvoir - qu'ils sont prêts à soumettre au contrôle d'autres assemblées : c'est pourquoi Lefort les crédite d'avoir fait preuve, « dans la période de leur créativité la plus intense, c'est-à-dire après la seconde intervention soviétique, d'une réflexion neuve sur le danger qui émanait du développement de leur propre pouvoir » [Libre n°1, pp. 72 et 102 - textes repris dans QD et Lefort 1981].
Cette opposition s’envenime, et prend de telles proportions qu'elle va conduire à la rupture, lorsque Castoriadis, au printemps de 1980, publie l'article Devant la guerre [qui sera repris dans DG, dont il est le premier chapitre], à la suite d'une querelle où de nouvelles divergences ont certainement ravivé un contentieux très ancien. Témoin, deux ans plus tard, une lettre de Claude Lefort, qui rejette la thèse de Castoriadis et « trouve insupportable sa prétention à incarner la pensée de la Révolution, alors qu'elle porte à son envers le mythe totalitaire », ajoutant aussitôt la précision suivante : « cela, c'est l'essentiel, à mes yeux, qui fait que je ne veux à aucun prix être confondu ou mis en tandem avec lui » [lettre à Pierre-Marie Borel, 19 février 1982 - source privée].
C'est ce que nous confirme, en termes plus voilés, un article sur La nature des régimes de l'Est, où Lefort mentionne les faits qui soutiennent la thèse de Castoriadis, avant d'examiner l'analyse elle-même : « ce qui retient à bon droit l'attention des observateurs c'est l'appauvrissement du discours idéologique, encore qu'il subsiste et brasse les mêmes thèmes. C'est, d'autre part, comme l'enseignent de nombreux signes, qu'il ne parvient plus à ses fins. Le temps de son efficacité à mobiliser de larges masses semble bien terminé. Alors que le régime se nourrissait de la croyance populaire, à présent, règnent le cynisme, la corruption, l'indifférence, ou une sorte de familiarité avec le mensonge. » Puis il note que « pour beaucoup » - et surtout pour un seul, qui n’est pas cité nommément - « telle est la preuve que la société, dans sa réalité, n'est plus totalitaire, au sens où elle le paraissait à l'époque de Staline ou de l'essor des partis communistes en Europe de l'Est » [Lefort 1982. Castoriadis, lui aussi, polémique contre Lefort sans mentionner son nom, DG, p. 281].
Castoriadis lui-même a résumé sa thèse dans une conférence de 1981, Les destinées du totalitarisme, où il commence par demander : « Qu'advient-il d'un régime totalitaire, lorsqu'il reste en place pendant deux tiers de siècle et plus ? Et, puisqu'il ne sert à rien de prétendre parler en termes généraux, comme s'il existait toute une classe de régimes totalitaires avec une vie aussi longue : qu'est-il advenu du régime russe après la mort de Staline ? » - question qu'il envisage à partir d'un inventaire des changements qu'il juge significatifs :
- le système répressif devient plus « rationnel », et s'il renonce à la terreur, c'est pour être plus efficace, y compris lorsqu'il fait appel à des traitements psychiatriques pour réduire la dissidence : « le quantum d'obéissance sociale par cadavre ou par homme/année de camp a immensément augmenté » ;
- le régime renonce à « la proclamation d'objectifs délirants », et même « à tous les objectifs proclamés non triviaux, à l'exception d'un seul : la domination mondiale », définie comme « victoire mondiale du socialisme » ; 
- il cherche à mettre en œuvre des moyens appropriés aux desseins qu'il poursuit : « Le secteur militaire fonctionne avec un degré élevé d'efficacité - même si son efficience est beaucoup plus basse qu'aux Etats-Unis. Le secteur non militaire est certes dans un état de crise rampante continue. Mais il n'est plus secoué et profondément perturbé périodiquement par des purges et des 'réformes' délirantes » ;
- l'idéologie marxiste-léniniste cesse de cimenter l'édifice social, cédant ainsi la place à une conscience cynique qui permet à chacun de régler sa conduite sur l'évaluation des rapports de force, et de leurs fluctuations : « Ce que les couches dominantes russes retiennent du 'marxisme', et même du 'léninisme', sont quelques éléments de réalisme politique transformés en cynisme vulgaire et en 'machiavélisme' » ;
- le régime ne tente plus d'imposer un « contrôle idéologique positif total (...) sauf en matière de politique, de philosophie, de sociologie et d'économie », il tolère les groupes de rock, et la publication d'œuvres littéraires « neutres », « russonostalgiques » ou « slavophiloïdes » ;
- il semble même avoir « renoncé au contrôle de la pensée et de l'âme des gens (...) il est satisfait s'il obtient le contrôle du comportement manifeste » ;
- tout ceci nous ramène au modèle des dictatures classiques : « le régime a renoncé à l'hyper-socialisation forcée des gens (...) On pousse les gens à cultiver leurs carrières, leur vie privée, leurs jardins s'ils en ont - ou à consommer de la vodka » ;
- il n'y a plus de Führerprinzip, de culte du leader, de l'égocrate ou du Big Brother : « Il n'y a plus de Big Brother, il n'y a qu'un appareil sans figure, qui ne demande plus des sentiments ou des pensées, mais seulement un minimum d'actes ».
Castoriadis conclut que « le totalitarisme classique, dans sa réalisation russe, a échoué pour ce qui est de sa fin centrale : assimiler totalement les êtres humains ou les détruire », et que cet échec se traduit par « la décadence du Parti et l'émergence de l'Armée. La Force brute pour la Force brute est poursuivie comme un objectif purement matériel et externe, sans hymnes de gloire, sans confessions ni auto-accusations » [GTG, pp. 54-69]. 
Quant au rôle joué par la société militaire, ce que Castoriadis nomme stratocratie, il apparaît dans le contraste, que de nombreux observateurs avaient déjà reconnu, entre les performances accomplies par les Russes dans la recherche spatiale et les industries stratégiques, et le délabrement continuel de leur économie : Emmanuel Todd, par exemple, notait en 1976 que « la technologie militaire et spatiale russe n'est pas la partie émergée d'un immense iceberg technologique. (...) Toutes les énergies de la recherche soviétique sont concentrées dans le secteur militaire et spatial : bombes A et H, fusées, chars, satellites, appareils de guidage et de repérage, artillerie et armes légères, aviation. Les prouesses militaires soviétiques ont fait surestimer l'avancement de la technologie de l'URSS en général et ont donné à ce grand pays pauvre une couleur exagérément moderne » [Todd 1976, pp. 113-114].  Selon Castoriadis, GTG, p. 336, « On n'a pas vu les produits textiles, les caméras ou les transistors russes envahir les marchés mondiaux. Par contre, si l'on en croit les informations disponibles, les Russes sont tout à fait prêts à exporter, à des conditions très compétitives, quelques bombes H aux Etats-Unis ». 
Quatre ans plus tôt que Castoriadis, Emmanuel Todd décrit déjà l'URSS comme une société à deux vitesses, bien qu'il présente ceci, à la manière d'Alain Besançon, comme un trait inhérent au système, alors que Castoriadis présente la stratocratie comme l'aboutissement d'une évolution du régime. A cette divergence près, qui n'est pas négligeable, ce qu'écrit Todd en 1976 pourrait se retrouver dans Devant la guerre : "A Oslo, le 20 mai 1976, au cours d'une réunion de l'OTAN, le secrétaire d'Etat américain recommande aux alliés occidentaux d'adopter une attitude tolérante vis-à-vis de la puissance militaire soviétique, conséquence naturelle, selon lui, de l'expansion de la puissance économique de l'URSS. Les rapports réels entre puissance économique et puissance militaire sont, dans le cas de l'URSS, absolument inverses : l'Union soviétique produit des canons parce qu'elle est incapable de produire du beurre ou des automobiles, ou n'importe quel autre type de bien de consommation." 
Tableau paradoxal, que validaient pourtant les mesures d'urgence auxquelles devait recourir le Goliath soviétique, pour assurer une subsistance précaire aux heureux habitants de sa Terre Promise : « On ne comprend pas comment le Département d'Etat américain peut prendre au sérieux l'économie soviétique quand on voit le Kremlin, deux jours à peine après la réunion d'Oslo, prendre des mesures exceptionnelles pour assurer la rentrée des récoltes. Ces mesures donnent une impression de panique absolue. » 
Au-delà de la panique, elles témoignent de l'archaïsme des méthodes auxquelles le régime doit recourir : « Surtout, un travailleur ayant accepté de faucher à la main un pré qui n'a pu l'être par une machine pourra conserver la moitié de la récolte. On reconnaît là une version marxiste-léniniste du droit de dixième gerbe médiéval, caractéristique des économies faiblement monétarisées. Le caractère régressif, précapitaliste, du mode de production soviétique se confirme de jour en jour. » [La Chute finale, 1976, p. 319-320, cf. Alain Besançon, Court traité de soviétologie, 1976, et Anatomie d'un spectre, 1981]. 
Todd remarquait encore que les dirigeants soviétiques avaient cessé de croire aux thèses marxistes-léninistes qu'ils produisaient encore, mais comme article d'exportation : « Ces textes sont trop délirants, trop coupés du réel. On y sent du cynisme et aussi, il faut l'avouer, un certain humour. Les hommes du Kremlin savent parfaitement que leur système est en crise (...). Ces textes ne sont pas pour leur usage personnel. (...) On ne doit plus considérer, comme le fait Henry Kissinger, les communistes russes comme des dirigeants de type 'idéologique', mais comme de parfaits cyniques » [Todd 1976, pp. 189-190].
C'est cette conclusion que rejette Lefort, parce qu'elle repose, à ses yeux, sur une « confusion dans l'analyse », pour qui l'échec de l'idéologie se traduirait par sa disparition pure et simple, alors que, note-t-il, même au point culminant de son ascension historique, « le pouvoir n'a jamais réussi à se subordonner la société entière à travers le Parti. La bureaucratie n'a jamais été réellement unifiée. Les divisions internes ne furent jamais abolies. L'idéologie, jamais efficace, même pour ceux qui s'en faisaient les plus fervents zélateurs, au point d'annuler l'expérience que les hommes (y compris les travailleurs dans la production) font de ce qui est réel et imaginaire, vrai et faux, juste et injuste. La critique du totalitarisme deviendrait fantasmatique, tout autant que l'apologie stalinienne du socialisme, si elle confondait les représentations dominantes, tout ce qui se diffuse sous l'autorité du Parti, et la réalité effective » [Lefort 1982].
Telle est, finalement, la question décisive que soulève Devant la guerre, et définit le différend où s'opposent Castoriadis et ses contradicteurs, au-delà des controverses stratégiques sur l'équilibre des forces : qu'advient-il d'un régime totalitaire, dont l'idéologie n'est plus que lettre morte, et n'apporte même plus ce semblant de justification rationnelle qui donnerait un sens à la soumission des sujets ? Ce régime peut-il se perpétuer par la force, ou se transforme-t-il, et de quelle façon ? Question que Castoriadis s’était déjà posée, en 1977, dans un article où il affirmait que le pouvoir lui-même, « la puissance et la gloire de l’Empire Russe, ou ailleurs celle de l’Empire Chinois, est en cours de devenir le principal ingrédient » de ce qui tient le rôle d’une idéologie, ce qui impose la question : « combien de temps un régime peut-il survivre dans le cynisme pur et simple ? » [QD, t 1, p. 656]. 
Ne serait-ce qu'en Chine, une telle question est toujours pertinente, quelle que soit la réponse qu’il faudra lui donner : il s'agit, là aussi, d'un pouvoir communiste, où le mot communisme ne désigne rien d'autre que le pouvoir incontrôlé d'un parti totalitaire, et n'a plus rien à voir avec les doctrines de Marx, la lutte des classes, ou l'émancipation de la classe ouvrière. Dans la Chine actuelle, comme dans la Russie de Brejnev, les communistes sont ceux qui se disent tels, c'est-à-dire les membres de l'appareil bureaucratique, lors même qu'ils s'adaptent à la mondialisation libérale, et peuvent inonder le marché planétaire de produits compétitifs, que n'aurait pu offrir l'industrie soviétique. Différence visible, le secteur militaire n'est pas plus performant que la production civile, ce qui exclut l'idée d'une stratocratie. Mais ici comme ailleurs, l'idéologie communiste est bien morte, résultat qui ne doit rien à la pénétration d'un quelconque libéralisme - culturel, politique, ou même économique - dans une société dont la cohésion apparente semble, comme en Russie, ne s’être ressourcée que dans l'imaginaire national-impérial.

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11 mars 2017 6 11 /03 /mars /2017 10:02

Chapitre II 
L'héritage marxiste


[épigraphe] L'analyse économique et sociale n'a pas la précision de l'astronomie ; mais à partir de la simple existence de normes de production définies par l'Etat on peut de Paris établir l'exploitation  des ouvriers en Russie et leur opposition à l'exploitation avec autant de certitude que Leverrier établissait l'existence de Neptune à partir des perturbations de la trajectoire d'Uranus. [QMO, p. 87]


Rappelant qu'en mai 68, « Castoriadis (suivant en cela la ligne d'un désaccord déjà ancien avec Lefort) préconise, comme seul antidote à sa récupération, l'organisation du mouvement », Luc Ferry explique ce choix par une « analyse quasi rousseauiste », et lui oppose deux objections : « outre qu'il ne me semble ni absurde, ni 'immoral', de préférer la liberté des modernes à celle des anciens, je ne parviens pas à saisir les conditions sous lesquelles cette dernière pourrait être compatible avec la modernité (sauf à susciter des situations politiques infernales que nul ne souhaite). D'autre part : cette lecture de Mai me semble largement 'projective' (elle sélectionne ce qui, dans Mai, correspond à un choix pratique, celui d'une vision du monde autogestionnaire) et, comme telle, sans valeur théorique pour concevoir ce qui est, et, éventuellement, ce qui sera » [Pouvoirs 1985, pp. 11-12].
De quoi donc s'agit-il ? Castoriadis, en mai 68, n'invoquait ni Rousseau ni Marx, ni Athènes ni Sparte, il ne prétendait pas savoir "ce qui serait", mais chercher les moyens de faire être ce qu'il jugeait alors possible et souhaitable : y avait-il vraiment lieu de lui chercher querelle au nom de Benjamin Constant et d'une description de la "cité antique" telle qu'on la trouve chez Fustel de Coulanges ? Il citait "le vieux Michelet" parlant des journées de 1789 : "Ce jour-là, tout était possible... l'avenir fut présent... plus de temps, un éclair de l'éternité."
- "Mais si ce n'est qu'un éclair, faisait-il observer, les bureaucrates réapparaîtront aussitôt après, avec leurs lanternes sourdes comme seules sources de lumière. (...) Si nous trouvons aujourd'hui, face à nous, Waldeck Rochet et Séguy, ce n'est pas parce que les ouvriers russes ont été incapables de renverser l'ancien  "régime. C'est au contraire, parce qu'ils en ont été capables - et qu'ils n'ont pas pu instaurer, instituer leur propre pouvoir."
C'est pourquoi il refuse de se laisser enfermer dans le dilemme qui oppose "le moment  d'explosion créatrice et la durée qui ne peut être qu'aliénation", ou d'accepter "que spontanéité et organisation s'excluent", car c'est "livrer le champ de l'organisation - sans lequel aucune société ne peut survivre un jour - aux bureaucrates." [QD1, p. 284-285]
Sous prétexte d'y voir une "analyse quasi rousseauiste", Luc Ferry méconnaît ce qui fait de ce texte une intervention dans le mouvement de mai 68 - que lui-même, Ferry, ne perçoit  que comme un incident dont il est spectateur, un spectateur inquiet qui se demande quand sera sifflée la fin de cette récréation imprévue, dont il n'a sûrement conçu les lendemains que dans la perspective d'un retour à la normale... comme le marquis de Dreux-Brézé, en 1789, ordonnant aux députés du Tiers-Etat de quitter la salle où ils prétendaient poursuivre leurs délibérations. Ses conceptions s'opposent à celles de Castoriadis, non comme une défense de la liberté des Modernes contre un retour à la liberté des Anciens, mais comme celles de ceux qui veulent rétablir le fonctionnement normal des institutions et celles de ceux qui proclamaient alors que "dix ans, ça suffit", et qu'il était temps de voir si ces institutions pouvaient être changées, et faire place à un autre fonctionnement. On peut déjà prévoir la discordance entre les interprétations qu'ils feront, les uns et les autres, des suites prévisibles du mouvement de mai : quand il s'achève sur la fin des grèves et des occupations, les uns n'y verront qu'un échec, même s'il est provisoire : "ce n'est qu'un début, continuons le combat !", les autres auront du mal à se rassurer, même si l'ordre est rétabli, dans la société comme dans l'Université : les grèves prendront fin, les distributeurs d'essence seront approvisionnés, une "Chambre introuvable" va enfin être élue, et les examens auront lieu, mais le ver est dans le fruit, avec l'idée qu'il est "interdit d'interdire". Même vaincu comme mouvement politique, Mai 68 triomphe dans l'épanouissement d'un individualisme qui accomplit pourtant la liberté des Modernes, qui peuvent vaquer à leurs jouissances privées, tout en abandonnant les affaires publiques aux soins experts des bureaucrates.
Permettons-nous de le rappeler, c'est dans la nuit du 10 mai 1968 que l'interdiction d'interdire a fait son apparition sur un mur aveugle de la rue Gay-Lussac, où on pouvait déjà lire "Défense d'afficher - loi du 28 juillet 1881" : cette inscription reçut alors un commentaire, que nous avons vu de nos yeux : "Défense d'interdire - 10 mai 1968". A tort ou à raison, nous n'y avons pas perçu l'expression d'une idéologie nouvelle et subversive, mais seulement un signe du sens de l'humour, dont les étudiants n'étaient pas dépourvus. Que ce puisse être, aussi, l'expression d'un certain "individualisme", nous l'accorderons volontiers à Luc Ferry, s'il nous accorde que ce terme a plusieurs sens, ceux qu'il devait plus tard énumérer lui-même, en commençant par l'esprit de libre examen, "inhérent par nature aux sociétés démocratiques", et en se demandant si le mot "individualisme" correspond bien à ce que Tocqueville avait décrit sous ce nom, ne vaudrait-il pas mieux l'appeler "privatisation", comme l'avait fait Castoriadis au début des années 60 ? Tocqueville, en effet, parlait d'un homme qui se retire "à l'écart avec sa famille et ses amis de telle sorte que, après s'être créé ainsi une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même". Peut-être pensait-il au jardin d'Epicure, plutôt qu'aux assemblées où parlait Périclès ... 
 

Le projet d'autonomie

Dans un essai qu'elle intitule "La Pensée 68 de Cornélius Castoriadis", Evelyne Pisier s'amuse avec l'idée qu'en Mai 68 « Castoriadis retrouve Castoriadis : comme si l'événement venait confirmer l'œuvre antérieure. L'auto-interprète ne retient de 68 que ce qui donne sens à L'institution imaginaire de la société » [Busino 1989, p. 348]. Elle pourrait remarquer que Castoriadis ne s'est pas retrouvé dans la révolution culturelle chinoise, ni dans les guérillas castristes ou guévaristes, ni même dans la révolution des œillets à Lisbonne : il ne reconnaît pas le projet d'autonomie dans toute action supposée révolutionnaire, mais seulement dans celles où il est vraiment possible de le voir émerger. C'est pourquoi, notamment, il signale en 68 « la fausseté des comparaisons avec la pseudo-révolution culturelle en Chine. Malgré l'infinie complexité des situations, des forces, des problèmes en cause, le sens de celle-ci est clair : une vaste opération de reprise en main de l'appareil bureaucratique par sa fraction maoïste qui n'a pas hésité à procéder en faisant appel à la population contre la fraction adverse » - et la «confusion totale» qui consiste à rapprocher « même de loin » la critique de l'Université, de la culture, et du rapport maître-élève avec «les 'libres discussions' qui ont lieu en Chine, dont le sens vrai éclate dans leur finalité : imposer à sept cent millions d'hommes une nouvelle Bible, le grotesque petit livre rouge qui contient les principes de toute vérité passée, présente et future [QD, t 1, p. 307] ». 
Avec le mouvement de mai 68, Castoriadis retrouve un problème qu'il s'est posé d'abord dans les termes où le pose la tradition marxiste, pour qui l'organisation autonome des luttes répond à la fois au souci pragmatique d'une action efficace, et à celui qui naît de l'action elle-même, dont les succès partiels font parfois oublier les motivations initiales. Le Manifeste communiste rappelle que, dans leurs premiers combats, ceux qu'ils ont soutenus sous l'impulsion d'une bourgeoisie révolutionnaire qui avait besoin d'eux pour abattre l'Ancien Régime, les ouvriers ne combattaient pas « leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c'est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois ». Leur action, selon Marx, était certes efficace, car elle déblayait le terrain sur lequel auraient lieu d'autres affrontements, elle les préparait à connaître la force qui naît de leur union dans une action commune, et qu'ils sauraient, plus tard, mettre en jeu pour leur propre cause : la bourgeoisie, dit-il, «se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l'entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c'est-à-dire des armes contre elle-même ».
Comme l'explique Engels dans sa préface à la réédition du Manifeste en 1888, c'est justement l'autonomie du mouvement ouvrier qui justifie le choix du mot communiste, de préférence à socialiste, parce que, « en 1847, on donnait le nom de socialistes, d'une part, aux adeptes des divers systèmes utopiques (...) d'autre part, aux médicastres sociaux de tout acabit qui promettaient, sans aucun préjudice pour le Capital et le profit, de guérir toutes les infirmités sociales au moyen de toutes sortes de replâtrage. Dans les deux cas, c'étaient des gens qui vivaient en dehors du mouvement ouvrier et qui cherchaient plutôt un appui auprès des classes 'cultivées'. Au contraire, cette partie des ouvriers qui, convaincue de l'insuffisance de simples bouleversements politiques, réclamait une transformation fondamentale de la société, s'était donné le nom de communistes. (...) En 1847, le socialisme signifiait un mouvement bourgeois, le communisme, un mouvement ouvrier. Le socialisme avait, sur le continent tout au moins, 'ses entrées dans le monde', pour le communisme, c'était exactement le contraire. Et comme, depuis toujours, nous étions d'avis que 'l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes', nous ne pouvions hésiter un instant sur la dénomination à choisir ». 
Nous rencontrons ici ce que Castoriadis appelle « l'élément révolutionnaire du marxisme », et qu'il oppose aux tendances rationalistes et déterministes qui ont fini par le submerger : celui « qui met l'accent sur le fait que les hommes font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera que l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. C'est lui qui sera capable de reconnaître dans la Commune de Paris ou dans les Soviets russes non seulement des éléments insurrectionnels, mais la création par les masses en action de nouvelles formes de vie sociale » [IIS, p. 83]. Faut-il le souligner, Castoriadis n'est pas l'un de ces marxologues qui réduisent l'élément révolutionnaire à la pensée du jeune Marx, puisqu'il en trouve des exemples dans les textes où le vieux Marx salue dans la Commune de Paris « la forme enfin trouvée » d'une démocratie qui ne délègue son pouvoir qu'à des représentants élus et révocables ; - et même chez Lénine, pendant la brève période où l'émergence des Soviets l'oblige à reconnaître, dans L'Etat et la Révolution, l'initiative autonome des masses, échappant au contrôle des révolutionnaires professionnels du parti bolchevik, et leur dictant des choix qu'ils n'avaient pas su faire.
Chez Marx et les marxistes, l'élément révolutionnaire coexiste dès l'origine avec l'élément régressif, « celui qui réaffirme et prolonge la culture et la société capitalistes dans ses tendances les plus profondes », celui « qui tisse ensemble la logique sociale du capitalisme et le positivisme des sciences du dix-neuvième siècle » [IIS, p. 84].
Rappelons que Castoriadis, à l'époque où il se réclamait du marxisme, citait avec faveur, comme une « clé pour la compréhension du marxisme », une phrase du Capital sur « la révolte de la classe ouvrière qui grandit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme même de la production capitaliste... » [QMO, t 1, p. 92] Mais il revient sur cette phrase, dans son Introduction au recueil où il avait repris cet article, pour juger vaine « l'invocation des effets du processus d'accumulation du capital », et poser la question suivante : « Discipline, unité et organisation en vue de quoi, avec quels objectifs dépassant la lutte contre la misère et l'exploitation ? » [QD, t 1, p. 424] Un marxiste répondrait sans doute - ce que Castoriadis aurait dit vingt ans plus tôt - que la lutte contre l'exploitation implique la totalité des objectifs actuels et virtuels de la révolte ouvrière. 


L'autonomie comme processus historique

Cette phrase, bien sûr, présuppose une histoire humaine, et Marx devait savoir qu'un troupeau de moutons, fût-il « dressé, uni et organisé » par la houlette du berger, ne constituerait pas une société libre. Castoriadis, alors, reconnaissait à Marx le mérite d'avoir approfondi « la révolution copernicienne commencée avec Kant, en montrant que non seulement toute connaissance est connaissance pour le sujet, mais que ce sujet est un sujet historique, donc essentiellement pratique-actif ». [QMO, t 1, p. 81] L'autonomie prolétarienne devait être comprise comme un processus historique, résultant de l'action des classes antagonistes, que leur antagonisme force à s'organiser : c'est ce qu'il opposait à l’ultra-bolchevisme qu'avait défendu Sartre dans Les communistes et la paix, puis dans la Réponse à Lefort. L'expression ultra-bolchevisme, introduite par Merleau-Ponty, fait allusion aux thèses de Lénine, pour qui la classe ouvrière ne peut, par elle-même, s'élever au-delà d'une action trade-unioniste. Mais Sartre allait plus loin : d'après lui, le prolétariat ne trouvait, dans sa condition objective, aucune incitation à s'unifier lui-même, et ne pouvait se constituer en classe que par la médiation du parti communiste. Pour Lefort et Castoriadis, c'est au contraire « parce que le prolétariat est objectif qu'il est sujet possible », autrement dit c'est parce que son existence est conditionnée par sa situation objective qu'il peut se constituer en sujet agissant : « l'unité du prolétariat comme sujet - comme expérience et comme critère - est posée par les conditions objectives du capitalisme d'abord, par la réaction des ouvriers contre ces conditions ensuite » [QMO, t 1, p. 97]. 
« Ce processus de développement, note Castoriadis, Marx ne l'a jamais vu comme une ascension linéaire. (...) Marx n'a jamais vu l'histoire du capitalisme comme un développement idyllique de l'économie et de la culture, où un jour des ouvriers parfaitement cultivés accéderaient pacifiquement - ou par une 'révolution' instantanée, craquant la coquille, à la gestion de la société. » [QMO, t 1, p. 95]. 
Cette histoire est marquée par le surgissement de formes variées, où l'autonomie de la classe cherche à se définir, et s'adapte aux situations que lui impose la politique des classes dominantes, et qu'elle-même a pu marquer de son empreinte : « Le prolétariat a créé des formes d'organisation diverses - partis, communes, syndicats, soviets. Il a suivi des organisations à idéologies différentes - marxistes tout court, anarchistes, réformistes, léninistes, staliniennes. Les formes d'organisation se sont écroulées ou vidées de leur substance - les partis politiques ont disparu, ou ont 'trahi' » [QMO, t 1, p. 95].
L'autonomie ouvrière, telle qu'elle est conçue dans le Manifeste communiste, est d'abord l'autonomie d'un parti, qu'il s'agit de constituer, puisqu'il ne compte alors qu'un petit nombre d'adhérents, notamment des exilés allemands, réfugiés à Paris, à Bruxelles ou à Londres : réunis tout d'abord dans une Ligue des Bannis, ils ont fini par prendre, sous l'impulsion de Marx, l'appellation de Ligue des communistes - par laquelle ils cherchent à se démarquer des intellectuels radicaux qui restent, en fin de compte, l'aile gauche du républicanisme bourgeois. Mais bien que ce parti ne prétende pas être « un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers », bien que les communistes « n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier », et même si leur « but immédiat » s'accorde avec « celui de tous les autres partis prolétariens : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat », ils s'attribuent déjà un rôle d'avant-garde, puisque « dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité ». En un mot, ils l'emportent sur le plan de la théorie : « ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ». Mais ils sont encore loin d'afficher les prétentions qu'aura le parti léniniste, qui voudra apporter à la classe ouvrière un savoir théorique qu'elle n'aurait pas su produire elle-même, en tirant les leçons de sa propre expérience. Loin de se référer aux enseignements de Hegel, d'Adam Smith, ou de Ricardo, les auteurs du Manifeste prétendent n'exprimer rien de plus que le sens du mouvement historique dont ils sont les témoins : « Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux » [seconde partie du Manifeste : Prolétaires et communistes]. 
Ce que Castoriadis montre grâce aux travaux d'un historien marxiste, certes fort éloigné des vues conventionnelles [Thompson 1988] c'est que « l'essentiel des thèmes socialement et politiquement pertinents utilisés par Marx est déjà engendré et explicitement formulé entre 1790 et 1840 par le mouvement ouvrier naissant, et tout particulièrement par le mouvement anglais ». Ces thèmes ne sont pas empruntés aux trois sources qu'allégueront plus tard Kautsky et Lénine : la philosophie classique allemande, l'économie politique anglaise, et le socialisme utopique. Mais « ce recouvrement n'est pas un accident, puisque ce que l'on a considéré comme important a toujours été le côté pseudo-scientifique du marxisme (qui, lui, effectivement, procède de Hegel et de Ricardo), et non pas le noyau qu'il a repris à la création ouvrière, et sans lequel il n'aurait été qu'un autre système philosophique. » [QD, t 1, p. 434]. En particulier, « ce qui est sociologiquement vrai et important dans la 'théorie de la valeur-travail' était de longue date conscience commune des travailleurs anglais ». Bien sûr, il ne s'agit pas de la définition scolastique de la valeur d'échange par le temps de travail socialement nécessaire, il s'agit de l'expérience sociale qu'exprime un tisserand de Manchester déclarant « que le travail est toujours vendu par les pauvres, et toujours acheté par les riches, et que le travail ne peut d'aucune façon être emmagasiné, mais doit à chaque instant être vendu ou perdu », ce qui réduit l’échange à un rapport de force, dont ne peut pas résulter un prix équitable, et qui l'autorise à conclure que « jamais travail et capital ne pourront être avec justice soumis aux mêmes lois. » [QD, t 1, p. 434, note]. 
Cette activité autonome et créatrice, par laquelle la classe ouvrière se constitue, s'organise, prend conscience d'elle-même et développe une culture, ne s'accomplit pas dans le vide, elle n'est pas imperméable aux hommes et aux idées que lui apportent la philosophie des Lumières, la révolution américaine et la révolution française : « Les mouvements de cette période, et le mouvement anglais plus que tout autre, se situent tous directement dans le sillage de la Révolution française, sont conditionnés par l'énorme bouleversement de l'ordre établi qu'elle a provoqué, nourris par le brassage sans fin et la circulation accélérée des idées qui en a résulté autant que par leur contenu. (...) Les ouvriers s'approprient la culture bourgeoise - et ce faisant ils en inversent la signification. Ils lisent Paine, Voltaire ou Volney - mais est-ce dans ces auteurs qu'ils trouvent l'idée que le capital n'est que du travail accumulé, ou que le gouvernement du pays ne devrait être rien d'autre que l'association des unions des producteurs ? » [QD, t 1, p. 436].

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11 mars 2017 6 11 /03 /mars /2017 09:41

Entre marxisme et léninisme

La Vulgate marxiste a rejeté dans l'ombre les antécédents véritables de ce qui a, si longtemps, associé le marxisme, le projet révolutionnaire, et le mouvement ouvrier. En pratique, ils se sont bien souvent dissociés, et ne se sont rejoints que de façon précaire : les ouvriers révolutionnaires qui combattent, en 1871, contre la réaction versaillaise, ne sont pas des marxistes, mais Marx est encore capable de reconnaître l'authenticité révolutionnaire d'un mouvement qui échappe à son influence. Au contraire, en 1905, le parti bolchevik, devant l'apparition spontanée des Soviets, met ceux-ci en demeure de se placer sous son autorité, celle du seul parti qui s’identifie, par essence, à la révolution... C'est pourtant un marxiste qui se trouve à la tête du Soviet de Pétrograd, et ce même marxiste, Trotsky, avait su, dès 1904, percevoir et dénoncer les penchants bureaucratiques du bolchevisme. Dans une œuvre précoce, reniée par la suite, il montrait que les bolcheviks voulaient se substituer à la classe ouvrière, et que la dictature du prolétariat, telle qu'ils l'entendaient, deviendrait dictature sur le prolétariat, qu'elle soit exercée par une direction collective, un comité central, ou par un chef unique, qui se substituerait à son tour au Parti. Dans cette conception, dont le jeune Trotsky avait bien perçu l'esprit totalitaire, « ce n'est pas la classe ouvrière qui, par son action autonome, a pris dans ses mains le destin de la société, mais une 'organisation forte et puissante' qui, régnant sur le prolétariat et à travers lui sur la société, assure le passage au socialisme. » [Trotsky 1970, p. 198] 
Trotsky, à ce moment, n'était pas encore trotskiste, mais il avait compris que l'autonomie prolétarienne devrait se conquérir non seulement contre l'hégémonie bourgeoise, mais contre les partis que la classe ouvrière avait cru se donner comme instruments de lutte, et qui, sous des formes diverses, devenaient des obstacles à cette même lutte. Les partis sociaux-démocrates, dénoncés par le syndicalisme révolutionnaire, ne songeaient plus qu'à leur croissance électorale, alors que le parti d'avant-garde, inventé par Lénine, et réservé par lui à des révolutionnaires professionnels, se préparait à prendre un pouvoir qui serait celui d'une nouvelle classe dominante, échappant au contrôle des masses dominées. Quarante-deux ans plus tard, c'est le même constat que fait Castoriadis, dans le tout premier texte de la tendance Socialisme ou Barbarie : « La politique révolutionnaire qui, naguère, consistait essentiellement dans la lutte contre les instruments directs de la domination bourgeoise (Etat et partis bourgeois) s'est depuis longtemps compliquée par l'apparition d'une nouvelle tâche non moins fondamentale : la lutte contre les propres partis que s'était créés la classe ouvrière pour sa libération, et qui, d'une manière ou d'une autre, l'avaient trahie. » Rien de nouveau, bien sûr, dans l'analyse des trahisons réformistes, mais ce qui fait problème, et que le vieux Trotsky n'a guère préparé ses disciples à comprendre, c'est le fait que les staliniens puissent suivre « une ligne politique indépendante et une stratégie autonome et opposée à celle de la bourgeoisie, non moins qu'à celle du prolétariat ». Paradoxe qu'il va falloir élucider, par « l'analyse réaliste et dépouillée de tout préjugé doctrinaire de la société dans laquelle le stalinisme s'est pleinement réalisé », l'analyse de la société soviétique. [2015, p. 589]

La question russe

Dans l'Introduction générale qu'il rédige, en 1972, pour la réédition des textes de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis rappelle que « la question russe était, et reste, la pierre de touche des attitudes théoriques et pratiques se réclamant de la révolution » [QD, t 1, p. 335]. C'est sans doute moins évident pour ceux qui appellent socialiste une économie définie par la mainmise de l'Etat sur les principaux moyens de production et d'échange - et qui ont pu, sans problème, appeler socialiste l'Egypte de Nasser ou l'Algérie de Boumedienne. Mais si le socialisme a quelque chose à voir avec l'émancipation des travailleurs, la définition du régime russe conditionne le sens du projet socialiste : « Pour les staliniens, l'identification de la Russie et du socialisme sert à prouver l'excellence du régime russe, tandis que pour les capitalistes elle démontre le caractère exécrable du socialisme » [2015, p.136].
Qu'en est-il aujourd'hui, maintenant que l'URSS n'est plus qu'un souvenir, et que semble avoir disparu l'idée même d'une alternative révolutionnaire à l'expansion mondiale du modèle capitaliste ? Si le régime russe était bien socialiste, il faudrait admettre que la disparition du socialisme réellement existant marque la fin de toute une époque historique, et rejette dans l'utopie tout projet révolutionnaire visant à instaurer la société sans classes. Mais la question reste ouverte, pour tous ceux qui ont pensé que le régime russe n'était qu'une autre forme de l'exploitation du travail, et qu'il représentait le principal obstacle à l'établissement d'une société socialiste.
L'effondrement de ce régime met-il un point final à l'histoire des mouvements sociaux, qui ont, pendant deux siècles, ébranlé la société capitaliste, et l'ont faite, d'ailleurs, telle qu'elle est aujourd'hui, si différente de celle qu'a connue Marx ? Pour parler d'une fin de l'histoire, il faut présupposer qu'un tel achèvement était inscrit d'avance dans la rationalité d'un système qui devait, à la longue, supplanter tous les autres. Cette conception de l'histoire est encore plus déterministe que ne l'avait été celle de Marx et des marxistes : car le Manifeste communiste, qui ramène toute l'histoire à la « guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée » qui oppose les classes sociales, fait encore une concession à la contingence historique en ajoutant que cette guerre « finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte ».
Cette formulation devait conduire certains marxistes, comme l’a noté Raymond Aron, à se demander si « la révolution salvatrice, c'est-à-dire celle qui mettra fin au déroulement antagoniste de l'histoire » est prescrite par « une dialectique rationnelle, qui doit se dénouer par la réconciliation », ou par une causalité stricte, s'il s'agit d'un « mouvement historique, dont on peut prévoir le terme dernier parce que celui-ci est déterminé par des forces irrésistibles ». Telle est, remarque-t-il, la question que soulève une formule de Marx, « qui sert aujourd'hui de titre à une petite revue d'inspiration marxiste, d'ailleurs intéressante, Socialisme ou barbarie » [Aron 2001, pp. 260-261].
C’est la lecture de cette revue qui lui permet d’apprendre aux auditeurs de ses leçons sur Marx que « si l'on raisonne en termes marxistes, comme l'ont fait les trotskistes, on peut faire intervenir la notion d'exploitation en dehors du système de la société privée » [Aron 2001, p. 436]. Car la thèse qu’il attribue aux trotskistes est précisément celle que Trotsky rejetait : pour lui, l'URSS était devenue un Etat ouvrier dégénéré, où la révolution prolétarienne avait créé les conditions d'une transition vers le socialisme, mais où les bases du socialisme étaient mises en danger par la politique thermidorienne d'une bureaucratie qui n'avait, à ses yeux, qu'un rôle instrumental, et ne constituait pas une nouvelle classe. Les bureaucrates staliniens n'étaient que des gérants incapables et déloyaux, et la classe ouvrière devait donc les chasser, mais ils restaient à son service, tant qu'ils maintenaient la propriété collective des moyens de production. Ainsi Raymond Aron prête-t-il aux trotskistes une argumentation que soutenaient, contre eux, les dissidents social-barbares, qu’il persiste - avec Sartre - à tenir pour des trotskistes :
« S'il y avait eu un Marx soviétique, il aurait construit une théorie de la plus-value et de l'exploitation par la classe bureaucratique. Ce n'est pas tout à fait imaginaire. Il suffit de lire Trotsky : l'on trouve dans son analyse de l'URSS une argumentation de type marxiste, mais retournée contre l'exploitation par la classe bureaucratique au lieu de la classe capitaliste. Dans une certaine mesure, Marx et Trotsky ont raison et, dans une certaine mesure, ils ont tort. Ils ont raison tous les deux en disant que dans aucune société connue les privilégiés n'ont partagé les privations des masses populaires dans les phases d'accumulation capitaliste ou soviétique. En ce sens, ils ont raison de parler d'exploitation. En un autre sens, ils ont tort parce qu'il n'y a pas plus de théorie de la paupérisation en régime soviétique que de théorie de la paupérisation en régime capitaliste » [Aron 2001, p. 443]. 


Le concept d’exploitation

Raymond Aron objecte, aux analyses qu’il attribue à Trotsky, que si on les admet, « il n'y a plus de définition scientifiquement rigoureuse de l'exploitation. On constatera, de manière empirique et simple, que dans toutes les sociétés modernes, une fraction importante du surplus social est réinvestie chaque année, qu'une autre fraction est consommée par les privilégiés. Il reste à comparer l'efficacité des deux méthodes et, dans les deux cas, celui qui n'aime pas le système pourra y découvrir l'exploitation, et la dénoncer » [Aron 2001, p. 437].
Reste à se demander si, en dehors du marxisme, le mot exploitation peut être défini de façon rigoureuse : ce qui intéresse Aron, comme il le dit très bien, c'est « l'efficacité des deux méthodes », mesurée par l'importance relative du surplus social qui sera consommé, et d'une autre fraction de ce même surplus, celle qui pourra être réinvestie dans la production. Mais l'analyse économique, telle qu'il la conçoit, n'a rien à dire sur l'exploitation du travail, qui cesse d’être un concept économique, hors du cadre marxiste, et des distinctions théoriques établies par les marxistes entre valeur et prix, travail et force de travail, profit et plus-value... Castoriadis lui-même, qui, dans ses premiers textes, raisonnait en termes marxistes, pourra-t-il maintenir sa théorie de l'exploitation une fois qu'il aura rejeté le marxisme ? Ses définitions initiales, formulées en termes marxistes, semblent inscrire l'exploitation dans un rapport comptable, qui traduit la différence entre la rémunération du travail, calculée par rapport à son prix de revient, et celle qui inclurait « la valeur ajoutée par le travail vivant (...) moins une fraction destinée à couvrir les 'frais généraux' de la société et une autre fraction destinée à l'accumulation » [2015, p. 175, où l'argumentation reprend les grandes lignes de la Critique du programme de Gotha]. Mais il ne s'agit pas d'une comptabilité d'entreprise, c'est dans le cadre d'une société globale que la production capitaliste dégage un surplus, qui sera réparti à l'échelle globale, et va rémunérer tous les agents sociaux qui s'y trouvent impliqués, y compris les forces de l'ordre, les autorités militaires, civiles et religieuses, les services sociaux et la recherche scientifique. L'exploitation ne résulte pas du caractère privé de la propriété bourgeoise, mais du fait que les travailleurs ne participent en rien à la gestion des entreprises, situation qui est la même dans l'industrie capitaliste des pays occidentaux, et dans celle que la Russie étatise, de sorte que, si on se refuse à confondre les formes juridiques de la propriété avec la réalité sociologique des rapports de production, on retrouve, à l'Est comme à l'Ouest, la même exploitation du travail salarié - à ceci près que la fixation du salaire, dans les pays occidentaux, est négociée entre patrons et syndicats, ce qu'exclut, en Russie, la « structure totalitaire de l'Etat » [2015, p.180]. 
Cette définition ne présuppose pas la totalité des conceptions marxistes, elle reste pertinente dans toute autre théorie révolutionnaire, pourvu qu'elle admette - seul postulat requis - que l'ordre social existant n'est pas le seul ordre possible, et peut donc être transformé, ou remplacé par un autre. C'est qu'elle se situe sur le plan politique, si l'on appelle politique l'institution globale de la société : « L'exploitation est une idée politique : elle présuppose qu'une autre société est possible, et affirme que la société présente est injuste. Si on accepte la société telle qu'elle est, toutes les dépenses (les catégories de dépenses) qui y ont lieu sont nécessairement déterminées par sa structure et nécessaires pour sa continuation : la nourriture des ouvriers autant que la police, les prisons, etc. Si la société doit exister et fonctionner comme société capitaliste, 'la loi et l'ordre' sont des inputs tout autant (sinon plus) nécessaires à la fabrication du produit total que la force de travail. Il n'y a pas d'économie égyptienne sans prêtres et sans Pharaon. Si un paysan ou esclave égyptien avait eu l'idée que le Pharaon et les prêtres l'exploitaient, cela aurait voulu dire qu'il aurait conçu la possibilité d'une autre institution de la société, et jugé celle-ci préférable » [GTG, p. 278-279 ; voir aussi HC, p. 175].


Qu’est-ce que la bureaucratie ?

Le sens de ce débat est souvent obscurci par le sens habituel du mot bureaucratie que Trotsky - et bien d'autres, à la suite de Marx - emploient pour désigner l'appareil du parti, ou celui de l'Etat, l'organisme hiérarchisé qui transmet à la base les directives du sommet, et qui exerce donc un pouvoir, mais par délégation. Ceci, par extension, décrit tout aussi bien la bureaucratie des entreprises, qu'elles soient publiques ou privées. Cette bureaucratie répond-elle aux exigences de la division du travail dans une société complexe, où la spécialisation technique dissocie les tâches productives, et réclame l'intervention d'un corps de spécialistes, qui doit coordonner l'activité des autres ? Telle n'est pas la thèse de Marx, qui avait retenu l'exemple de la Commune de Paris, avec ses fonctionnaires élus et révocables : les tâches de direction ne sont pas définies par des compétences techniques, et leur exécution ne doit pas échapper au contrôle des citoyens. La bureaucratie de l'Etat n'est fondée, selon lui, que sur la division de la société en classes antagonistes, elle n'est qu'un instrument de la domination bourgeoise, et devra disparaître avec celle-ci. Thèse qui est encore soutenue par Lénine, dans un ouvrage écrit en 1917, L'Etat et la révolution, mais qui est aussitôt contredite par l'action effective des bolcheviks au pouvoir. 
Ce que retient Trotsky du marxisme classique, c'est seulement l'idée que l'existence même d'une bureaucratie traduit la persistance d'une lutte de classes, où les protagonistes restent, encore et toujours, la bourgeoisie déchue et le prolétariat. L'enjeu de cette lutte reste, selon Trotsky, la propriété juridique des moyens de production, collective ou privée. Bien qu'il note lui-même, dans La révolution trahie, que « les moyens de production appartiennent à l'Etat » et que « l'Etat appartient dans une certaine mesure à la bureaucratie », il rejette, trois ans plus tard, les conclusions logiques qu'en tire, à ce moment, son disciple Craipeau [cf. Trotsky 1972, pp. 73-85].
Aussi longtemps qu'elle préserve la propriété collective, la bureaucratie qui s'installe aux commandes de l'Etat ouvrier n'est donc pour les trotskistes qu'une couche parasitaire et privilégiée de la classe, comparable aux bureaucraties syndicales qui essaient, tant bien que mal, de contrôler l'action de la classe ouvrière afin de négocier avec le patronat : sa position de classe est nécessairement équivoque et instable, puisqu'elle doit se défendre contre l'encerclement capitaliste, qui tend à restaurer le régime bourgeois, et contre un renouveau de la lutte ouvrière, seul moyen d'empêcher cette restauration.
La valeur de cette analyse allait être mise à l'épreuve par la guerre mondiale, avec le pronostic qu'en déduisait Trotsky, pour qui le pouvoir soviétique ne pouvait être sauvé que par l'intervention active et consciente des masses ouvrières, lesquelles devraient, par la même occasion, mettre fin au parasitisme de la bureaucratie stalinienne... alors que celle-ci est sortie renforcée d'une guerre patriotique où la classe ouvrière n'a pu jouer qu'un rôle passif et subordonné, sans pouvoir ébranler l'appareil bureaucratique. Et l'incapacité du mouvement trotskiste à tirer les leçons de cette expérience historique allait le condamner à une dispersion durable, que décrit Daniel Bensaïd dans un abrégé historique, où il passe en revue les diverses tendances qui s'affrontaient alors sur la nature du régime stalinien. [Bensaïd 2002, chapitre IV, Les tribus dispersées, pp. 56-73] La dispersion, d'ailleurs, affecte davantage les militants qui vont s'éloigner du trotskisme, par exemple ceux qui rejoignent l'éphémère Rassemblement Démocratique de Rousset et de Sartre, alors que, note Castoriadis, « les militants qui y restaient étaient visiblement de moins en moins capables de mettre en question l'idéologie du parti et d'évoluer (lorsqu'ils arrivaient à comprendre l'absurdité de cette idéologie, ils quittaient simplement toute activité politique). En même temps, aussi bien les événements - grèves de 1947 en France, évolution des pays d'Europe orientale, débuts de la guerre froide - que le développement de notre travail théorique nous faisaient voir l'énorme distance qui séparait les discours trotskistes et ce qui était pertinent dans la lutte des classes, l'histoire mondiale contemporaine, et la théorie révolutionnaire elle-même » [SD, p. 29] 


La société bureaucratique

Pour qui rompt avec le trotskisme, le régime russe est une nouvelle forme d'exploitation du travail salarié, c'est donc une variante du capitalisme, que Castoriadis va nommer capitalisme bureaucratique : cette formulation s'oppose évidemment à toutes celles qui voudraient y percevoir une forme de transition entre capitalisme et socialisme, un socialisme autoritaire, socialisme bureaucratique ou socialisme d'Etat, mais elle s'oppose aussi à la notion de capitalisme d'Etat, qui est souvent appliquée, depuis 1914, à l'économie de pays où d'importants secteurs de l'activité productive ont été placés sous contrôle étatique, ou même nationalisés, bien que cette extension du secteur public ne représente aucune transformation révolutionnaire du régime social. Définir le régime russe comme un capitalisme d'Etat, ce serait le réduire à une étape déterminée de la concentration des forces productives, résultant de contradictions structurelles et de lois économiques, formulées dans le Capital, et qui auraient produit les mêmes conséquences, même s'il n'y avait pas eu de révolution, et si un parti totalitaire n'avait pas conquis le pouvoir.
S'il y a bien lieu, pourtant, d'établir un parallèle entre le régime russe et celui des pays capitalistes occidentaux, c'est parce que ceux-ci cessent d'être, à leur tour, identifiables par les mécanismes du marché concurrentiel, et se bureaucratisent, en l'absence de toute transformation révolutionnaire, résultat qui apparaît comme « l'aboutissement immanent de l'évolution 'idéale' du capitalisme » : l'évolution technologique et la concentration du capital « entraînent l'élimination du capitaliste individuel 'indépendant' et l'émergence d'une strate bureaucratique qui 'organise' le travail de milliers de travailleurs dans les entreprises géantes», et prend en charge la direction réelle, alors que « les capitalistes 'propriétaires', s'il en subsiste, ne peuvent jouer un rôle dans l'entreprise moderne que moyennant la place qu'ils y occupent dans la pyramide bureaucratique » [DH, p. 189]. 
Alors même qu'elles résultent de l'évolution spontanée du capitalisme privé [quoique sous la pression des luttes ouvrières], ces transformations affectent la nature même du régime social, et permettent de « définir le régime social des pays occidentaux comme capitalisme bureaucratique fragmenté » [DH, p. 190]. Les tâches d'organisation, de rationalisation et de planification qui incombent à la direction d'entreprises multinationales qui intègrent des branches productives multiples et disparates, échappent au contrôle des patrons individuels, ou des assemblées d'actionnaires, et font croître, dans ces entreprises, un appareil bureaucratique dont les choix stratégiques sont d'autant moins dictées par les lois du marché que le marché lui-même est de plus en plus éloigné des fictions qui le définissent par la concurrence parfaite : « A la limite de la concentration totale (et en fait, longtemps avant que celle-ci ne soit atteinte), il n'y a plus de 'marché' véritable, plus de 'prix de production', plus de 'loi de la valeur' et finalement plus de 'capital' au sens que Marx donnait à ce terme (qui contient comme moment inéliminable l'idée d'une somme de 'valeurs' en processus d'auto-agrandissement) » [DH, p. 191].

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11 mars 2017 6 11 /03 /mars /2017 09:31

Travaux philosophiques d'un jeune militant 

Cette polémique avec Sartre, qui se situait bien sur le plan politique, nous permet de constater que Castoriadis n'avait nullement renoncé à la philosophie, et proposait déjà une vision de Marx fort éloignée de la Vulgate marxiste, en le félicitant d'avoir approfondi « la révolution copernicienne commencée avec Kant, en montrant que non seulement toute connaissance est connaissance pour le sujet, mais que ce sujet est un sujet historique, donc pratique-actif. » [QMO, t 1, p. 81]. Bien qu'il ait, assez tôt, déserté la Sorbonne, la politique étant alors "trop absorbante", le militant de Socialisme ou barbarie n'avait pas délaissé l'objet de sa recherche, comme nous l'ont appris, il n'y a pas très longtemps, les esquisses, les notes et les articles rassemblés, par les soins de Nicolas Poirier, dans Histoire et création [HC, Paris, Seuil, 2009] : cette publication bouleverse le schéma qu'on avait pu se faire - parfois dans un esprit quelque peu malveillant - du parcours de Castoriadis, qui ne serait venu à la philosophie qu'après avoir mené une double carrière, professionnelle et militante. Tel un autre Docteur Jekyll, doublé d'un ténébreux Mister Hyde, il aurait partagé son temps entre un travail respectable et bien rémunéré, en tant qu'économiste à l'OCDE, et l'activité plus ou moins clandestine d'un groupuscule marxiste, où il n'était connu que sous un pseudonyme. On a donc pu, comme le dit Poirier dans un livre où il tire les conséquences de cette découverte, "construire la fiction d'un Castoriadis qui serait venu à la philosophie à la suite de sa rupture avec le marxisme" - fiction qui fait pendant à "l'idée préconçue d'un Marx devenu économiste à la suite de sa rupture avec la philosophie" [OPC, p. 26]. Dans l'un et l'autre cas, on s'interdit de voir que, dès leurs premiers pas, le jeune Marx et le jeune Castoriadis ont visé, à la fois, "la totalité du pensable" et l'ambition "radicale" que nourrissent des philosophes pour qui il ne s'agit plus d'interpréter le monde, mais de le transformer.
Les inédits que publie Nicolas Poirier - y compris, dans sa thèse, ceux qui n'avaient pas trouvé place dans Histoire et création - font justice de ces constructions arbitraires. C'est bien ce que nous montre la première partie de son livre, consacrée à "la pensée philosophique de Castoriadis à l'époque de Socialisme ou Barbarie". Rappelons toutefois qu'à cette même époque, dès 1948, Castoriadis avait développé, dans un style hégélien, les thèses qui soutenaient son orientation politique, texte inédit qui a dû circuler dans le groupe, même si la revue, fondée un an plus tard, ne l'a pas publié : Castoriadis l'exhume en 1973, et le joint à des textes publiés dans la revue [Phénoménologie de la conscience prolétarienne, dans QMO, t 1, p. 363-377]. Avant même d'accéder à d'autres inédits, tout le monde aurait pu - même Philippe Gottraux - se rendre compte que le militant politique n'était pas un néophyte en philosophie. Et Nicolas Poirier le sait mieux que personne, lui qui va expliquer, à partir de ce texte, les premières divergences, politiques et philosophiques, qui ont opposé Castoriadis et Lefort, dès la création de Socialisme ou Barbarie [OPC, p. 310-328] - mais ce texte avait bien sa place parmi tous ceux qui servent à reconstituer la pensée philosophique du jeune Castoriadis. L'analyse de ce texte aurait fait contrepoids à l'impression que donne l'abondance de textes destinés à une thèse universitaire, au risque d'établir un clivage trompeur entre des disciplines qui semblent enfermées dans des compartiments, strictement séparés par des cloisons étanches, bien qu'ils soient simplement les différents registres sur lesquels s'exerçait une même pensée. Cette analyse, en outre, aurait permis de lever les équivoques qui s'attachent à la notion même d'ontologie politique, qui risquait d'être prise au sens où Pierre Bourdieu étudiait L'ontologie politique de Martin Heidegger, et où l'ontologie deviendrait l'instrument d'un projet politique, auquel elle servirait de légitimation. Ce que Castoriadis s'est refusé à faire, même et surtout dans la période où il reprendrait ses recherches dans un cadre universitaire : « Nous ne philosophons pas - nous ne nous occupons pas d'ontologie - pour sauver la révolution (A. Honneth), mais pour sauver notre pensée, et notre cohérence. L'idée qu'une ontologie, ou une cosmologie, pourrait sauver la révolution, appartient à l'hégélo-marxisme, soit à une conception aussi éloignée que possible de la mienne. » [FF, p. 9-10]. Ce qui montre, à la fois, que le dernier Castoriadis désavouait le projet d'une Phénoménologie de la conscience prolétarienne, mais aussi que ce texte révèle l'existence de liens inextricables, chez le premier Castoriadis, entre une politique et une ontologie, qu'il faut bien appeler "hégélo-marxiste" : comme ceux du noeud gordien, il faudra les trancher. Mais on aurait tort de mettre entre parenthèses les rapports qui unissent, chez un penseur qui n'est nullement schizophrène, la passion du logos et celle de la polis, en pratiquant une méthode husserlienne qui pouvait certes avoir une fonction heuristique, si cela permettait d'aborder chaque texte sans se préoccuper d'autre chose que de lui, et sans préjuger des positions à venir, qui infléchiraient son sens, ou le démentiraient. C'est à bon droit que nous devons nous interdire de projeter sur un texte notre connaissance de textes ultérieurs, ce qui reviendrait à importer dans notre propre lecture les idées toutes faites que nous impose une tradition héritée... Mais nous avons affaire à des textes écrits à une même époque, et par le même auteur, qui ne s'adressait pas de la même façon à des publics divers, formés de philosophes, ou bien de militants : en s'adressant aux uns, il parlait de Kant, de Hegel et de Frege, mais s'il parlait aux autres, il se référait à Marx, à des penseurs marxistes, par exemple à Trotsky. C'est justement ce que nous permet de comprendre cet autre inédit, qui exposait en style hégélien les positions de Socialisme ou Barbarie : dès la première phrase, l'en-soi et le pour-soi (la classe en-soi et la classe pour-soi) s'y trouvent introduits à partir de Trotsky, et nullement de Hegel. Il ne s'agit pas d'un artifice oratoire, conforme à ce que Leo Strauss appelle un "art d'écrire" : c'est plutôt un indice du rapport intime qui noue, dans la pensée d'un philosophe-militant, la méthode philosophique et le contenu politique. 


"Un maléfice de l'existence à plusieurs" 

La querelle avec Sartre sera bientôt suivie d'un différend avec Merleau-Ponty, d'autant plus étonnant que celui-ci avait soutenu la position de Lefort contre Sartre, tout en rejetant le marxisme lui-même, ce que Castoriadis, en 1956, perçoit comme un retrait dans le "désert du scepticisme politique" : il nous semble, à vrai dire, que Merleau-Ponty va désormais servir de prête-nom, pour s'en prendre à Lefort, dans la querelle récurrente qui va opposer les fondateurs de Socialisme ou Barbarie. En 1956, il s'agit d'une querelle rétrospective, où Castoriadis trouve dans le Rapport Khrouchtchev l'occasion de reprendre la critique d'un livre publié dix ans plus tôt (Humanisme et Terreur), pour faire grief à Merleau-Ponty « de supprimer les questions propres à la révolution par le "maléfice de la vie à plusieurs" et d'aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoi qu'on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d'action rationnelle est finalement abolie » ["Rideau sur la métaphysique des procès", 2015, p. 379-390, cf. aussi SV, p. 410] ? Condamnation hâtive, que Castoriadis aurait pu réviser quand il en viendrait à un pareil "scepticisme" à l'égard d'un texte fameux, où Marx présente l'activité révolutionnaire du prolétariat comme un processus nécessaire, objectivement déterminé, où la volonté consciente des prolétaires n'entre pas en ligne de compte : « Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but, il s'agit de ce qu'il est, de ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être » [La Sainte Famille, 1844]. Phrase qui, dans Les Aventures de la Dialectique,  motivait le "scepticisme" de Merleau-Ponty : « même si le marxisme et sa philosophie de l'histoire ne sont rien d'autre que le "secret de l'existence" du prolétariat, c'est un secret que le prolétariat ne possède pas lui-même, et c'est le théoricien qui le déchiffre. N'est-ce pas avouer que, par personne interposée, c'est encore le théoricien qui donne son sens à l'histoire en donnant son sens à l'histoire du prolétariat ? » [AD, p. 65.] 
Scepticisme fondé, puisque Castoriadis, une fois qu'il aurait critiqué le marxisme, dirait la même chose, à l'égard d'une théorie qui prétend décider « si, en faisant ceci ou cela, le prolétariat agit sous l'empire de simples "représentations", ou sous la contrainte de son être. A quel moment peut-on encore parler d'autonomie ou de créativité du prolétariat ? A aucun, et moins que jamais au moment de la révolution puisque c'est précisément pour lui le moment de la nécessité ontologique absolue, où l'histoire le contraint enfin de manifester son être - que jusqu'alors il ignore, mais que d'autres connaissent pour lui » [QD, t 1, p. 387]. 
Même s'il continue de monter en épingle - sans aucune référence au contexte de cette phrase - le "maléfice de l'existence à plusieurs", il rejoint donc Merleau dans ce "désert du scepticisme politique" où seront exilés tous ceux qui se refusent à faire de l'histoire une marche triomphale vers l'avenir radieux promis par des prophètes. Cette histoire de maléfice constitue, à nos yeux, une fausse querelle : penser, comme Merleau, que l'existence humaine est vouée au conflit, n'implique pas que ce conflit soit sans issue, ni que les hommes soient voués à la solitude. Dans un article où il commente la fameuse réplique où Garcin, dans Huis clos, déclare, comme chacun sait, que « L'enfer c'est les autres », Merleau-Ponty observe que « Si les autres sont l'instrument de notre supplice, c'est parce qu'ils sont d'abord indispensables à notre salut. Nous sommes mêlés à eux de telle façon qu'il nous faut, tant bien que mal, établir l'ordre dans ce chaos » [SNS : Sens et non-sens, Nagel, 1948, p. 74]. Et c'est encore lui qui, à partir de Hegel, soutient que les rivaux ne peuvent s'affronter que parce qu'ils sont pareils, et qu'ils aspirent à la même satisfaction : « La conscience du conflit n'est possible que par celle d'une relation réciproque et d'une humanité qui nous est commune (...) et cet autre en qui je voyais d'abord mon rival, il n'est mon rival que parce qu'il est moi-même » [SNS, p. 118]. Qui peut croire que Merleau, dans la phrase où il mentionne "l'existence à plusieurs", voulait dire autre chose que cette banalité : l'existence des hommes n'est jamais solitaire, ce qui peut, quelquefois, devenir infernal ? Castoriadis lui-même, quand il lui arrive de parler d’existence collective, ne sous-entend pas qu’une existence « individuelle » puisse être « purement individuelle », étant bien entendu que ce qu’il nommera la « monade psychique » ne constitue pas encore un individu…  
Qu'est-ce que l'auteur de "Marxisme et théorie révolutionnaire", qui rejette, à son tour, la théorie marxiste, sans renoncer au projet révolutionnaire - s'il reste défini par la lutte contre l'exploitation - peut sérieusement objecter à ce qu'écrit Merleau dans le dialogue fictif qui occupe les dernières pages des Aventures ? 
« - Ainsi, vous renoncez à être révolutionnaire, vous consentez à cette distance sociale qui transforme en péchés véniels l'exploitation, la misère, la famine... 
- Je n'y consens ni plus ni moins que vous. Un communiste écrivait hier "Il n'y aura plus d'Octobre 17". Sartre dit aujourd'hui que la dialectique est une fadaise. Un marxiste de mes amis, que le bolchevisme déjà ruinait la révolution, et qu'il faut mettre à sa place l'imprévisible invention des masses. Etre révolutionnaire aujourd'hui, c'est accepter un Etat dont on ne sait presque rien, ou s'en remettre à une grâce de l'histoire dont on sait moins encore, et tout cela non plus n'irait pas sans misère et sans larmes. Est-ce donc tricher que de demander qu'on vérifie les dés ? [AD, p. 312-313] » 


La sortie du tunnel 

C'est justement à partir de 1956, quand le rapport Khrouchtchev et la révolte hongroise commencent à ébranler le mythe stalinien, que Socialisme ou Barbarie parvient à sortir du ghetto gauchiste, et devient visible dans le champ intellectuel ; un débat s'engage avec la revue Arguments. Le jeune Michel Winock, qui militait alors à la Nouvelle Gauche, tout en poursuivant ses études d'histoire, découvre « avec une émotion joyeuse (...) le numéro de décembre (1956) consacré à l'insurrection hongroise ». « Ce numéro, dit-il, fut notre meilleure parade à la contre-offensive stalinienne», selon laquelle, « quand toute la droite occidentale se réjouit du soulèvement de Budapest, une telle unanimité et une telle joie chez les réactionnaires dénoncent le caractère fasciste de la rébellion. Socialisme ou Barbarie démontra, au contraire, la solidarité de l'Humanité avec le Figaro et l'Aurore : comme la presse bourgeoise, la presse communiste avait essayé de cacher les manifestations révolutionnaires du prolétariat hongrois ». Mais l'image de la revue est en train de changer, elle apparaît moins comme l'organe d'un groupe militant que comme un laboratoire d'idées, où s'affrontent « des tendances contraires », et qui « ne nous offrait - déclare Michel Winock - d'autre perspective que celle d'un travail intellectuel sans relâche de démythification. Or j'étais, à dix-neuf ans, impatient d'action, et suivre les conclusions de Socialisme ou Barbarie me paraissait aboutir à un isolement superbe certes, splendide assurément, mais à un isolement tout de même » [Winock 1978, pp. 105-107 ; voir aussi Gérard Genette, Bardadrac, Seuil 2006, p. 433-437].
Jugement qui aurait déçu, et même surpris, les militants de S ou B, dont l’ambition était, pour Jean-François Lyotard, de « reconstituer à neuf le tissu des idées directrices de l'émancipation des travailleurs, partout dans le monde, mais en se tenant au plus près de ce qui s'invente dans les luttes - afin de le leur restituer ». Il est vrai que le groupe n'aspirait pas à jouer un rôle dirigeant, et soutenait que « le rôle de l'organisation révolutionnaire n'était pas de diriger les luttes, mais de leur apporter les moyens de déployer la créativité qui s'y exerce, et d'en prendre conscience pour qu'elles se dirigent elles-mêmes » [Lyotard 1989, note liminaire, p. 34]. Dira-t-on que c'est faire de nécessité vertu ? Pour certains militants du groupe (Claude Lefort, Henri Simon), l'organisation révolutionnaire devait se cantonner dans un rôle auxiliaire, faire connaître et populariser les luttes exemplaires, sans prétendre leur apporter des orientations stratégiques - ce qu'exprime le titre des publications qu'ils allaient animer après 1958, Informations et liaisons ouvrières, puis Informations et correspondance ouvrières (à ne pas confondre avec Informations ouvrières, organe d’un groupe trotskiste lambertiste). Mais pour Castoriadis, ainsi que pour Lyotard, les militants révolutionnaires, dans la mesure même où ils intervenaient dans des luttes exemplaires, ne pouvaient pas se contenter de soutenir ces luttes, ils devaient exposer et défendre leurs conceptions. Ce qui donne à ces luttes une valeur d'exemple, ce sont leurs formes d'organisation, par lesquelles elles échappent au contrôle des bureaucraties syndicales - comités de grève élus par les grévistes, et ne rendant de comptes qu'à la base - et le contenu anti-hiérarchique des revendications. 
Lyotard ajoute : « quand on représente aujourd'hui 'Socialisme ou Barbarie' comme un quarteron d'intellectuels parisiens dont tout le mérite aurait été de ne pas trop se tromper sur la nature de la 'gauche' socialiste ou communiste, ou sur celle de la droite libérale ou conservatrice, à l'époque de la guerre froide et de la décolonisation, on ne fait que perpétuer ce contre quoi le groupe luttait. On perpétue l'oubli du véritable enjeu qui était le sien », qui est « avec le concept d'une autonomie déjà là dans le concret de la lutte des classes (...) le secret d'où toute résistance tire son énergie ». 


Querelles et scissions

« Si la vie du groupe, pendant quelque vingt ans, a été si prodigieusement agitée, ce ne fut certes pas du fait de conflits de prestige ou d'intérêts personnels, comme c'est la règle, paraît-il, dans l'intelligentsia parisienne. (...) Les controverses, les démissions, les scissions eurent pour motif la manière d'entendre les luttes en cours et la façon dont il convenait de s'y associer. Ce fut l'agitation d'une interminable cure, où se jouait le passé de la lutte révolutionnaire, mais dans le déchirement quotidien de la vie moderne. Rien de moins académique ». Lyotard, bien entendu, reformule dans son jargon ce qui était en jeu, d'après lui, dans l'expérience militante de Socialisme ou Barbarie, « ce qui est et reste absolument vrai de cet enjeu. Vrai même aujourd'hui où le principe d'une alternative radicale (le pouvoir ouvrier) à la domination capitaliste doit être abandonné », sans qu'il soit pour autant permis « de renoncer à toute résistance et de se rendre sans conditions à l'état des choses ». Ainsi renonce-t-il à la « révolution », pour se rabattre sur une « résistance » qui doit être « intraitable ». C’est-à-dire ce qui, dans tout système, reste irréductible, et que le système ne parvient pas à traiter : « cet enjeu, qui motive la poursuite de la résistance par d'autres moyens, sur d'autres terrains, et peut-être sans fins assignables » [Lyotard 1989, pp. 34-35]. 
Pour rendre compte de cette « interminable cure », qui s'est prolongée, en tout cas, bien après la scission et la disparition de Socialisme ou Barbarie, peut-on faire abstraction de l'ego militant, des « conflits de prestige ou d'intérêts personnels » ? Lyotard lui-même en donnait un autre aperçu dans son Economie libidinale, où l'évocation des mêmes conflits l'obligeait à ouvrir une « parenthèse de haine (...) contre le grand égout collecteur de consolations nommé spontanéité et créativité » : selon lui, rompre avec le marxisme n'a de sens que si on abandonne, en même temps que le marxisme, le projet messianique qu'il a véhiculé : « Recommencer la révolution, c'est ne pas la recommencer, c'est cesser de voir le monde aliéné et les gens à sauver ou à aider ou même à servir, c'est abandonner la position virile, entendre la féminité, la bêtise, la folie, autrement que comme des maux. Haine pour le mac qui se déguise en fille sans avoir le désir de l'être, sinistre caricature virile du noble travesti » [Lyotard 1974, pp. 142-146].
Castoriadis, pour sa part, ne veut pas éluder le soupçon qui impute au projet révolutionnaire de « véhiculer, chez les uns, un désir de pouvoir ; chez d'autres, le refus du principe de réalité, le phantasme d'un monde sans conflit où tous seraient réconciliés avec tous et chacun avec soi-même, une rêverie infantile qui voudrait supprimer le côté tragique de l'existence humaine » [IIS, p. 135]. Question inévitable, dont il admet que « même si personne ne la posait, celui qui parle de révolution doit se la poser à soi-même » - il doit interroger sa propre implication dans ce processus historique, trop souvent présenté comme une nécessité objective. C'est ce qu'il accomplit dans un texte qui, avant de devenir la première partie de son plus fameux livre [IIS, "Marxisme et théorie révolutionnaire"], va remplir les derniers numéros de la revue, et où il va repenser le projet révolutionnaire, hors du cadre marxiste, et bientôt hors de tout cadre organisationnel. 


Mai 68 

En juin 65, la revue cesse de paraître. Deux ans plus tard, le groupe tient sa dernière réunion, où il décide la « suspension » des activités de Socialisme ou Barbarie - en fait, il se dissout, et sera donc absent, au printemps 68, d'un mouvement où il exerce une influence posthume, attestée notamment par les écrits de Daniel et de Gabriel Cohn-Bendit. Hors de toute organisation, les fondateurs de Socialisme ou Barbarie ont quand même pris part au mouvement de mai, dont ils ont proposé une analyse à chaud, dans un ouvrage collectif : Mai 1968, la Brèche, publié sous la triple signature d'Edgar Morin, Claude Lefort, et Jean-Marc Coudray, alias Cornelius Castoriadis, dont quelques initiés connaissent alors le nom, et quelques-uns de ses précédents pseudonymes. Cet ouvrage paraît dans une collection où, quelques mois plus tôt, le précédent ouvrage d'Edgar Morin [Commune en France, La métamorphose de Plodémet, Paris, 1967] avait connu un grand succès de librairie. Castoriadis, à cette date, est déjà l'auteur d'une œuvre importante, mais n'a encore rien publié sous son nom. Il le fera bientôt, pour un public restreint, celui de la revue freudienne L'inconscient, où il va publier ses Epilégomènes à une théorie de l'âme qu'on a pu présenter comme science [octobre 1968, repris dans CL]. Ce titre parodie les Prolégomènes de Kant - ce qui suffit pour signaler qu'il ne s'adresse qu'à un public d'initiés. Mais la contribution qu'il apporte à La Brèche est son premier contact avec le grand public.
Dans un bref avertissement, les auteurs de ce livre s'expliquent sur la précipitation apparente avec laquelle ils proposent aux lecteurs des essais « rédigés entre le 15 mai et le 10 juin ». S'ils ont pris « le risque de publier leurs réflexions, c'est qu'il leur paraissait important d'ouvrir un débat, sans tarder, sur l'explosion révolutionnaire de mai 68 » [Cet avertissement n'a pas été repris dans la réédition de 1988, où il est remplacé par une mise à jour].
Formulation prudente, puisqu'elle sous-entend qu'une explosion révolutionnaire n'est pas la même chose qu'une révolution, ce que confirme, en outre, le texte de Castoriadis : « Si la révolution n'est que explosion de quelques jours ou semaines, l'ordre établi (qu'il le sache ou non, qu'il le veuille ou non) s'en accommode fort bien. Plus même, contrairement à ce qu'il croit, il en a profondément besoin. Historiquement, c'est la révolution qui permet au monde de la réaction de se survivre en se transformant, en s'adaptant - et on risque aujourd'hui d'en avoir une nouvelle démonstration » [QD, t 1, p. 284]. C'est dire que le sens d'une telle explosion reste encore à venir, et ne sera révolutionnaire que si ce qu'elle vise parvient à se traduire dans des institutions. Ce qu'elle aura été, lorsqu'on en débattra dans les décennies qui suivront, sera déterminé par l'issue de la crise, et les conséquences réelles ou supposées, heureuses ou mal venues, dont on la rendra responsable.
Mais ce qu'elle est, sur l'heure, c'est d'abord une grande surprise, devant cette explosion imprévue et imprévisible, irréductible aux théories qui prétendent observer « la croissance graduelle des contradictions» et «l'accumulation progressive d'une conscience révolutionnaire des masses ». Elle se comprend, plutôt, par l'idée que « cette société est obligée de produire, périodiquement, des 'accidents' inéluctables qui bloquent son fonctionnement et font éclater la lutte des hommes contre son organisation. » [QD, t 1, p. 279] 
Idée que Castoriadis professait depuis longtemps : « cette société (...) est condamnée à produire des 'crises', qui, pour accidentelles qu'elles puissent paraître chaque fois, n'en sont pas moins inéluctables, et n'en posent pas moins objectivement chaque fois devant l'humanité la totalité de ses problèmes. » [QD, t 1, p. 144] 


Une interruption de l’apathie politique

Mais cette idée, bien sûr, ne peut pas expliquer pourquoi tel accident a lieu à tel moment, pas plus qu'elle ne nous permet de le prédire - ce que, bien entendu, n'a pas fait Castoriadis, qui venait de dissoudre Socialisme ou Barbarie, et qui, depuis dix ans, décrivait la France gaulliste comme une société plongée durablement dans une apathie politique dont la crise de 1958 lui avait fait prendre la mesure : la Constitution de la Cinquième République, observait-il alors, « a ceci de dictatorial, qu'elle élimine en réalité la politique de la scène publique et en fait l'affaire privée et secrète du gouvernement. Mais ce n'est là qu'en apparence un acte arbitraire : c'est la population française, dans sa grande majorité, qui s'est retirée de la politique, tacitement depuis des années, explicitement depuis le 13 mai, bruyamment enfin le 28 septembre. L'approbation de la Constitution, l'octroi de tous les pouvoirs à de Gaulle signifiaient précisément : nous ne voulons plus nous en occuper, vous avez carte blanche » [QMO, t 2, p. 250-251].
Certes, ajoutait-il, « l'état actuel d'apathie des masses ne sera pas éternel. (...) Il est peu probable, en effet, que les organisations bureaucratiques pourront continuer à jouer le même rôle de frein des luttes que par le passé. Leur usure, manifeste depuis longtemps, portée à son comble depuis le 13 mai, ne pourra que s'accélérer encore sous le nouveau régime » [QMO, t 2, p. 257]. 
Mais l'apathie des masses lui est bientôt apparue comme un effet durable des transformations qu'introduit le capitalisme moderne, dans une société où la démocratie, « même en tant que démocratie bourgeoise, a déjà effectivement disparu, non par le règne de la Gestapo, mais par la bureaucratisation de toutes les institutions étatiques et politiques et l'apathie concomitante de la population » : cette pseudo-démocratie « est précisément la forme adéquate de domination du capitalisme moderne, qui ne pourrait pas se passer de partis (y compris socialistes et communistes) et de syndicats, désormais rouages essentiels du système à tous points de vue » [QD, t 1, p. 130-131].

Kriegspiel, ou psychodrame ?

La question du pouvoir, en mai-juin 68, ne se réduit donc pas à la compétition des partis politiques, auxquels les élections ont permis d'enterrer le mouvement de grève et les occupations : à l'issue de la crise, les élections de juin donnent au gouvernement la forte majorité parlementaire qui lui faisait défaut depuis mars 67, mais ce renforcement du régime gaulliste ne peut pas faire oublier que, pendant quelques jours, il a failli tomber. Contentons-nous de rappeler le témoignage de Raymond Aron : même si, à ses yeux, les étudiants ne font que jouer un psychodrame, et si « les révolutionnaires français, c'est-à-dire le PSU et les groupuscules, trotskystes, maoïstes, et autres, peuvent éventuellement détruire, ils ne peuvent pas refaire un ordre », il les juge capables de créer une situation qui acculerait la France à choisir « entre la restauration de l'ordre par le Parti communiste ou la restauration de l'ordre par un gaullisme ou un gouvernement de droite renforcé. La solution intermédiaire aurait été un gouvernement Mendès-France sous contrôle communiste, mais une telle solution n'aurait représenté qu'une phase intermédiaire », puisqu'elle conduisait, « comme les gouvernements de la Libération, soit à l'élimination des communistes du gouvernement au bout d'un certain temps, soit au pouvoir total du Parti communiste » [Aron 2005, p. 619].
Or les groupuscules gauchistes, s'ils n'ont jamais cherché à prendre le pouvoir, voulaient mettre au pied du mur la gauche parlementaire (socialiste et communiste), et la forcer ainsi à se discréditer. Tel était le calcul stratégique auquel faisait écho une interview de Sartre, que nous pouvons relire dans Situations VIII [p. 223], où il jugeait que « les communistes ont peur de la révolution » et se déclarait favorable « à ce qu'un mouvement révolutionnaire se constitue hors du PC et à sa gauche ». Sartre ajoutait, d'ailleurs, « que c'est la seule chose qui peut débloquer la politique du PC en permettant aux véritables révolutionnaires qui y demeurent encore de faire entendre leur voix et d'imposer une nouvelle orientation du Parti » : position comparable à celle des trotskistes, qui reprochent au PC sa théorie du passage pacifique au socialisme, où ils voient un alibi, qui le dispense de lutter pour le pouvoir. 
Telle n'est pas, bien sûr, la position de Castoriadis : l'attitude des communistes, à quelque époque et dans quelque lieu que ce soit, ne se fondait pas sur la peur, mais sur leur propre calcul stratégique qui envisage toujours la prise du pouvoir, mais ne se dispose à le prendre que s'il est en mesure d'exercer ce pouvoir sans partage et sans contrôle. C'est pourquoi, en 1968, Castoriadis estime que le PCF « ne veut et ne peut rien vouloir quant au pouvoir : il sait qu'il ne serait accepté dans un gouvernement 'Front populaire' qu'à condition de faire les frais de l'opération (assumer l'usure de ce gouvernement sans accès aux ministères qui lui permettraient de noyauter l'appareil d'Etat) - et qu'accéder autrement au pouvoir ne serait concevable qu'à travers une guerre civile qui dégénérerait rapidement en troisième guerre mondiale ; sur cette voie, il rencontre un veto absolu de Moscou. Il ne peut donc que manœuvrer, prétendant qu'il veut un 'gouvernement populaire' et craignant par-dessus tout que celui-ci ne se réalise, faisant des vœux (qui ont toutes chances de s'accomplir) pour que, en cas de victoire électorale, la Fédération le trahisse pour former un gouvernement 'centre gauche'. Sa ligne se réduit à ceci : perdre le moins de plumes possibles, ou en gagner quelques-unes » [QD, t 1, p. 301 ; rappelons que, dans les années 60, la FGDS, fédération de la gauche démocrate et socialiste regroupait les partis de ce qu'on appelait gauche non communiste].
S'il faut combattre et dénoncer la politique stalinienne des partis communistes, ce n'est donc pas parce qu'ils ont peur de la révolution (que Sartre et les trotskistes identifient encore à la conquête du pouvoir), mais parce qu'on sait très bien ce qu'ils font du pouvoir, chaque fois qu'ils le prennent, et qu'ils le prennent seuls ; quand ils ne sont pas seuls, comme c'était le cas dans les gouvernements tripartites de 1944-1947, leur présence n'est qu'un expédient provisoire, imposé par les circonstances, et qui peut leur servir à occuper des positions de force dans tel ou tel secteur de l'appareil d'Etat. Mais ils n'ont nulle part, de manière durable, partagé le pouvoir avec des partenaires aussi forts qu'eux, ou plus. C'est ce qui détermine la pratique alternée d'une stratégie unitaire, lors des élections présidentielles de 1965 et de 1974, et de surenchères tactiques, en Mai 68, où ils n'ont pas voulu faire la courte échelle à Mendès-France ou à Mitterrand, comme dix ans plus tard, lorsqu'ils ont transformé en déroute la victoire annoncée de mars 78. Stratégie unitaire, quand il ne s'agit pas de gouverner ensemble, avec leurs alliés du moment, mais seulement d'accroître leur représentation parlementaire ou leur pouvoir municipal. Surenchère tactique, quand il suffit d’annoncer, sur un ton menaçant, qu'avec l'union de la gauche, « il y aura des ministres communistes » pour que cela détourne du parti socialiste un nombre suffisant d'électeurs indécis. [QD, t 1, p. 666-668] 
Ces jeux de stratégie, comme ceux que pratiquent tous les autres partis, sont efficaces et rationnels aussi longtemps que la population reste apathique, qu'elle n'intervient pas sur la scène publique, et se contente d'assister au spectacle que lui donnent des figurants, auxquels elle a permis de la représenter. Le mouvement de Mai a pu, pendant deux mois, interrompre ces simulacres, mais - c'est tout le problème - il ne s'est pas donné les moyens de durer, en perpétuant les formes d'organisation autonome (assemblées générales et coordinations) [Denis 1996] que nous voyons pourtant, chaque fois que surgit un mouvement de masse, reparaître comme un acquis, dont on n'a plus besoin d'évoquer l'origine. 


Questions rétrospectives

Mais l'organisation, alors comme aujourd'hui, définit un problème, celui de concilier l'efficacité pragmatique avec les exigences d'une sensibilité libertaire, qui vise à « intégrer les individus dans des structures qu'ils comprennent et qu'ils puissent contrôler » [Bakounine, cité et approuvé dans QMO, t 2, p. 59] - ambition légitime, mais qui s'expose au risque de désintégration dans l'individualisme, si l’on entend ce mot au sens de Tocqueville : au temps des groupuscules, on déplorait parfois que certains militants aient disparu « dans la nature ». Mais l’individualisme, en un tout autre sens, est le propre des gens qui pensent par eux-mêmes, il n’éteint pas toujours les ardeurs militantes. S'ensuit-il que l'on doive, comme l'ont fait plus tard des interprètes trop sensibles à l’air du temps, réduire Mai 68 à une poussée de fièvre individualiste, qu'exprime, d’après eux, l'injonction paradoxale  : « Il est interdit d'interdire » ? Cette interprétation, mise en forme par les auteurs de La Pensée 68 [Ferry-Renaut 1985], joue sur les multiples sens que peut prendre ce terme, qui sert, selon les cas, à justifier un individualisme politique, « inhérent par nature aux sociétés démocratiques », ou bien à déprécier la recherche narcissique de jouissances privées, ou encore à stigmatiser l'attitude anti-normativiste, qui s'exprime dans le refus des interdits.
C'est ce troisième sens que retient Luc Ferry : « Dès lors qu'il est 'interdit d'interdire', dès lors que toute normativité est perçue comme répressive, l'individu devient à lui-même et pour lui-même sa propre norme. (...) L'essentiel est d'en finir avec la transcendance des normes, d'accéder enfin à la juste compréhension de ce fait indubitable : la seule transcendance qui subsiste est celle de soi à soi, celle d'un moi encore inauthentique à un moi authentique. Bref, une transcendance tout entière circonscrite dans la sphère de l'immanence à l'ego individuel » [Ferry 1996, p. 87 dans l'édition de poche]. 
En 1984, lors d'une intervention au colloque de Lyon sur Mai 68, Luc Ferry était moins offensif, et prétendait porter, sur l'individualisme qu'il attribuait déjà au mouvement de mai, « un regard globalement positif » : « Le paradoxe, bien sûr, c'est que Mai 68, malgré ou plutôt à travers les projets communautaires et collectifs qui s'affichaient de toute part, ait pu, non pas interrompre, mais bien renforcer comme jamais auparavant les tendances des sociétés modernes à l'individualisme ». Bien sûr, dans son esprit, il ne s'agissait que d'un paradoxe apparent, qui a son sens dans la logique tocquevillienne : « si la naissance de la démocratie ou de l'individualisme politique (autour de la Révolution française, pour donner un repère aisément visible) correspond à l'émergence d'un sujet qui commence de se penser non seulement comme une monade autonome et douée de liberté, mais comme le fondement ultime de toute valeur et de toute norme, la faculté à remettre sans cesse en cause ces valeurs et ces normes, tout particulièrement bien sûr celles du pouvoir politique, est inhérente par nature aux sociétés démocratiques » [Pouvoirs 1986, pp. 12-13].
Tocqueville, il est vrai, nomme individualisme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis de telle sorte que, après s'être créé ainsi une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » [De la démocratie en Amérique, tome 2, livre 2, chapitre 2, page 612 dans l'édition de la Pléiade : cet individualisme ne peut être celui d’un individu autonome, puisqu’il s’agit d’un individu qui renonce à prendre part à la souveraineté politique, un individu privatisé] c'est là un sentiment plutôt conservateur, qu'il faut attribuer, non aux soixante-huitards, mais à la majorité silencieuse qui a refait surface aussitôt que De Gaulle a fait appel à son soutien. Parce que, rétorque Castoriadis, « si on veut comprendre où était 'l'individualisme' en mai 68, qu'on réfléchisse donc sur ce qui, après la modification des accords de Grenelle, a scellé l'effritement du mouvement : le réapprovisionnement des pompes à essence. L'ordre a été définitivement rétabli lorsque le Français moyen a pu de nouveau, dans sa voiture, avec sa famille, rouler vers sa résidence secondaire ou son endroit de pique-nique. Cela lui a permis, quatre semaines plus tard, de voter à 60% pour le Gouvernement » [MI, p. 28]. 
 

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