Travaux philosophiques d'un jeune militant
Cette polémique avec Sartre, qui se situait bien sur le plan politique, nous permet de constater que Castoriadis n'avait nullement renoncé à la philosophie, et proposait déjà une vision de Marx fort éloignée de la Vulgate marxiste, en le félicitant d'avoir approfondi « la révolution copernicienne commencée avec Kant, en montrant que non seulement toute connaissance est connaissance pour le sujet, mais que ce sujet est un sujet historique, donc pratique-actif. » [QMO, t 1, p. 81]. Bien qu'il ait, assez tôt, déserté la Sorbonne, la politique étant alors "trop absorbante", le militant de Socialisme ou barbarie n'avait pas délaissé l'objet de sa recherche, comme nous l'ont appris, il n'y a pas très longtemps, les esquisses, les notes et les articles rassemblés, par les soins de Nicolas Poirier, dans Histoire et création [HC, Paris, Seuil, 2009] : cette publication bouleverse le schéma qu'on avait pu se faire - parfois dans un esprit quelque peu malveillant - du parcours de Castoriadis, qui ne serait venu à la philosophie qu'après avoir mené une double carrière, professionnelle et militante. Tel un autre Docteur Jekyll, doublé d'un ténébreux Mister Hyde, il aurait partagé son temps entre un travail respectable et bien rémunéré, en tant qu'économiste à l'OCDE, et l'activité plus ou moins clandestine d'un groupuscule marxiste, où il n'était connu que sous un pseudonyme. On a donc pu, comme le dit Poirier dans un livre où il tire les conséquences de cette découverte, "construire la fiction d'un Castoriadis qui serait venu à la philosophie à la suite de sa rupture avec le marxisme" - fiction qui fait pendant à "l'idée préconçue d'un Marx devenu économiste à la suite de sa rupture avec la philosophie" [OPC, p. 26]. Dans l'un et l'autre cas, on s'interdit de voir que, dès leurs premiers pas, le jeune Marx et le jeune Castoriadis ont visé, à la fois, "la totalité du pensable" et l'ambition "radicale" que nourrissent des philosophes pour qui il ne s'agit plus d'interpréter le monde, mais de le transformer.
Les inédits que publie Nicolas Poirier - y compris, dans sa thèse, ceux qui n'avaient pas trouvé place dans Histoire et création - font justice de ces constructions arbitraires. C'est bien ce que nous montre la première partie de son livre, consacrée à "la pensée philosophique de Castoriadis à l'époque de Socialisme ou Barbarie". Rappelons toutefois qu'à cette même époque, dès 1948, Castoriadis avait développé, dans un style hégélien, les thèses qui soutenaient son orientation politique, texte inédit qui a dû circuler dans le groupe, même si la revue, fondée un an plus tard, ne l'a pas publié : Castoriadis l'exhume en 1973, et le joint à des textes publiés dans la revue [Phénoménologie de la conscience prolétarienne, dans QMO, t 1, p. 363-377]. Avant même d'accéder à d'autres inédits, tout le monde aurait pu - même Philippe Gottraux - se rendre compte que le militant politique n'était pas un néophyte en philosophie. Et Nicolas Poirier le sait mieux que personne, lui qui va expliquer, à partir de ce texte, les premières divergences, politiques et philosophiques, qui ont opposé Castoriadis et Lefort, dès la création de Socialisme ou Barbarie [OPC, p. 310-328] - mais ce texte avait bien sa place parmi tous ceux qui servent à reconstituer la pensée philosophique du jeune Castoriadis. L'analyse de ce texte aurait fait contrepoids à l'impression que donne l'abondance de textes destinés à une thèse universitaire, au risque d'établir un clivage trompeur entre des disciplines qui semblent enfermées dans des compartiments, strictement séparés par des cloisons étanches, bien qu'ils soient simplement les différents registres sur lesquels s'exerçait une même pensée. Cette analyse, en outre, aurait permis de lever les équivoques qui s'attachent à la notion même d'ontologie politique, qui risquait d'être prise au sens où Pierre Bourdieu étudiait L'ontologie politique de Martin Heidegger, et où l'ontologie deviendrait l'instrument d'un projet politique, auquel elle servirait de légitimation. Ce que Castoriadis s'est refusé à faire, même et surtout dans la période où il reprendrait ses recherches dans un cadre universitaire : « Nous ne philosophons pas - nous ne nous occupons pas d'ontologie - pour sauver la révolution (A. Honneth), mais pour sauver notre pensée, et notre cohérence. L'idée qu'une ontologie, ou une cosmologie, pourrait sauver la révolution, appartient à l'hégélo-marxisme, soit à une conception aussi éloignée que possible de la mienne. » [FF, p. 9-10]. Ce qui montre, à la fois, que le dernier Castoriadis désavouait le projet d'une Phénoménologie de la conscience prolétarienne, mais aussi que ce texte révèle l'existence de liens inextricables, chez le premier Castoriadis, entre une politique et une ontologie, qu'il faut bien appeler "hégélo-marxiste" : comme ceux du noeud gordien, il faudra les trancher. Mais on aurait tort de mettre entre parenthèses les rapports qui unissent, chez un penseur qui n'est nullement schizophrène, la passion du logos et celle de la polis, en pratiquant une méthode husserlienne qui pouvait certes avoir une fonction heuristique, si cela permettait d'aborder chaque texte sans se préoccuper d'autre chose que de lui, et sans préjuger des positions à venir, qui infléchiraient son sens, ou le démentiraient. C'est à bon droit que nous devons nous interdire de projeter sur un texte notre connaissance de textes ultérieurs, ce qui reviendrait à importer dans notre propre lecture les idées toutes faites que nous impose une tradition héritée... Mais nous avons affaire à des textes écrits à une même époque, et par le même auteur, qui ne s'adressait pas de la même façon à des publics divers, formés de philosophes, ou bien de militants : en s'adressant aux uns, il parlait de Kant, de Hegel et de Frege, mais s'il parlait aux autres, il se référait à Marx, à des penseurs marxistes, par exemple à Trotsky. C'est justement ce que nous permet de comprendre cet autre inédit, qui exposait en style hégélien les positions de Socialisme ou Barbarie : dès la première phrase, l'en-soi et le pour-soi (la classe en-soi et la classe pour-soi) s'y trouvent introduits à partir de Trotsky, et nullement de Hegel. Il ne s'agit pas d'un artifice oratoire, conforme à ce que Leo Strauss appelle un "art d'écrire" : c'est plutôt un indice du rapport intime qui noue, dans la pensée d'un philosophe-militant, la méthode philosophique et le contenu politique.
"Un maléfice de l'existence à plusieurs"
La querelle avec Sartre sera bientôt suivie d'un différend avec Merleau-Ponty, d'autant plus étonnant que celui-ci avait soutenu la position de Lefort contre Sartre, tout en rejetant le marxisme lui-même, ce que Castoriadis, en 1956, perçoit comme un retrait dans le "désert du scepticisme politique" : il nous semble, à vrai dire, que Merleau-Ponty va désormais servir de prête-nom, pour s'en prendre à Lefort, dans la querelle récurrente qui va opposer les fondateurs de Socialisme ou Barbarie. En 1956, il s'agit d'une querelle rétrospective, où Castoriadis trouve dans le Rapport Khrouchtchev l'occasion de reprendre la critique d'un livre publié dix ans plus tôt (Humanisme et Terreur), pour faire grief à Merleau-Ponty « de supprimer les questions propres à la révolution par le "maléfice de la vie à plusieurs" et d'aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoi qu'on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d'action rationnelle est finalement abolie » ["Rideau sur la métaphysique des procès", 2015, p. 379-390, cf. aussi SV, p. 410] ? Condamnation hâtive, que Castoriadis aurait pu réviser quand il en viendrait à un pareil "scepticisme" à l'égard d'un texte fameux, où Marx présente l'activité révolutionnaire du prolétariat comme un processus nécessaire, objectivement déterminé, où la volonté consciente des prolétaires n'entre pas en ligne de compte : « Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but, il s'agit de ce qu'il est, de ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être » [La Sainte Famille, 1844]. Phrase qui, dans Les Aventures de la Dialectique, motivait le "scepticisme" de Merleau-Ponty : « même si le marxisme et sa philosophie de l'histoire ne sont rien d'autre que le "secret de l'existence" du prolétariat, c'est un secret que le prolétariat ne possède pas lui-même, et c'est le théoricien qui le déchiffre. N'est-ce pas avouer que, par personne interposée, c'est encore le théoricien qui donne son sens à l'histoire en donnant son sens à l'histoire du prolétariat ? » [AD, p. 65.]
Scepticisme fondé, puisque Castoriadis, une fois qu'il aurait critiqué le marxisme, dirait la même chose, à l'égard d'une théorie qui prétend décider « si, en faisant ceci ou cela, le prolétariat agit sous l'empire de simples "représentations", ou sous la contrainte de son être. A quel moment peut-on encore parler d'autonomie ou de créativité du prolétariat ? A aucun, et moins que jamais au moment de la révolution puisque c'est précisément pour lui le moment de la nécessité ontologique absolue, où l'histoire le contraint enfin de manifester son être - que jusqu'alors il ignore, mais que d'autres connaissent pour lui » [QD, t 1, p. 387].
Même s'il continue de monter en épingle - sans aucune référence au contexte de cette phrase - le "maléfice de l'existence à plusieurs", il rejoint donc Merleau dans ce "désert du scepticisme politique" où seront exilés tous ceux qui se refusent à faire de l'histoire une marche triomphale vers l'avenir radieux promis par des prophètes. Cette histoire de maléfice constitue, à nos yeux, une fausse querelle : penser, comme Merleau, que l'existence humaine est vouée au conflit, n'implique pas que ce conflit soit sans issue, ni que les hommes soient voués à la solitude. Dans un article où il commente la fameuse réplique où Garcin, dans Huis clos, déclare, comme chacun sait, que « L'enfer c'est les autres », Merleau-Ponty observe que « Si les autres sont l'instrument de notre supplice, c'est parce qu'ils sont d'abord indispensables à notre salut. Nous sommes mêlés à eux de telle façon qu'il nous faut, tant bien que mal, établir l'ordre dans ce chaos » [SNS : Sens et non-sens, Nagel, 1948, p. 74]. Et c'est encore lui qui, à partir de Hegel, soutient que les rivaux ne peuvent s'affronter que parce qu'ils sont pareils, et qu'ils aspirent à la même satisfaction : « La conscience du conflit n'est possible que par celle d'une relation réciproque et d'une humanité qui nous est commune (...) et cet autre en qui je voyais d'abord mon rival, il n'est mon rival que parce qu'il est moi-même » [SNS, p. 118]. Qui peut croire que Merleau, dans la phrase où il mentionne "l'existence à plusieurs", voulait dire autre chose que cette banalité : l'existence des hommes n'est jamais solitaire, ce qui peut, quelquefois, devenir infernal ? Castoriadis lui-même, quand il lui arrive de parler d’existence collective, ne sous-entend pas qu’une existence « individuelle » puisse être « purement individuelle », étant bien entendu que ce qu’il nommera la « monade psychique » ne constitue pas encore un individu…
Qu'est-ce que l'auteur de "Marxisme et théorie révolutionnaire", qui rejette, à son tour, la théorie marxiste, sans renoncer au projet révolutionnaire - s'il reste défini par la lutte contre l'exploitation - peut sérieusement objecter à ce qu'écrit Merleau dans le dialogue fictif qui occupe les dernières pages des Aventures ?
« - Ainsi, vous renoncez à être révolutionnaire, vous consentez à cette distance sociale qui transforme en péchés véniels l'exploitation, la misère, la famine...
- Je n'y consens ni plus ni moins que vous. Un communiste écrivait hier "Il n'y aura plus d'Octobre 17". Sartre dit aujourd'hui que la dialectique est une fadaise. Un marxiste de mes amis, que le bolchevisme déjà ruinait la révolution, et qu'il faut mettre à sa place l'imprévisible invention des masses. Etre révolutionnaire aujourd'hui, c'est accepter un Etat dont on ne sait presque rien, ou s'en remettre à une grâce de l'histoire dont on sait moins encore, et tout cela non plus n'irait pas sans misère et sans larmes. Est-ce donc tricher que de demander qu'on vérifie les dés ? [AD, p. 312-313] »
La sortie du tunnel
C'est justement à partir de 1956, quand le rapport Khrouchtchev et la révolte hongroise commencent à ébranler le mythe stalinien, que Socialisme ou Barbarie parvient à sortir du ghetto gauchiste, et devient visible dans le champ intellectuel ; un débat s'engage avec la revue Arguments. Le jeune Michel Winock, qui militait alors à la Nouvelle Gauche, tout en poursuivant ses études d'histoire, découvre « avec une émotion joyeuse (...) le numéro de décembre (1956) consacré à l'insurrection hongroise ». « Ce numéro, dit-il, fut notre meilleure parade à la contre-offensive stalinienne», selon laquelle, « quand toute la droite occidentale se réjouit du soulèvement de Budapest, une telle unanimité et une telle joie chez les réactionnaires dénoncent le caractère fasciste de la rébellion. Socialisme ou Barbarie démontra, au contraire, la solidarité de l'Humanité avec le Figaro et l'Aurore : comme la presse bourgeoise, la presse communiste avait essayé de cacher les manifestations révolutionnaires du prolétariat hongrois ». Mais l'image de la revue est en train de changer, elle apparaît moins comme l'organe d'un groupe militant que comme un laboratoire d'idées, où s'affrontent « des tendances contraires », et qui « ne nous offrait - déclare Michel Winock - d'autre perspective que celle d'un travail intellectuel sans relâche de démythification. Or j'étais, à dix-neuf ans, impatient d'action, et suivre les conclusions de Socialisme ou Barbarie me paraissait aboutir à un isolement superbe certes, splendide assurément, mais à un isolement tout de même » [Winock 1978, pp. 105-107 ; voir aussi Gérard Genette, Bardadrac, Seuil 2006, p. 433-437].
Jugement qui aurait déçu, et même surpris, les militants de S ou B, dont l’ambition était, pour Jean-François Lyotard, de « reconstituer à neuf le tissu des idées directrices de l'émancipation des travailleurs, partout dans le monde, mais en se tenant au plus près de ce qui s'invente dans les luttes - afin de le leur restituer ». Il est vrai que le groupe n'aspirait pas à jouer un rôle dirigeant, et soutenait que « le rôle de l'organisation révolutionnaire n'était pas de diriger les luttes, mais de leur apporter les moyens de déployer la créativité qui s'y exerce, et d'en prendre conscience pour qu'elles se dirigent elles-mêmes » [Lyotard 1989, note liminaire, p. 34]. Dira-t-on que c'est faire de nécessité vertu ? Pour certains militants du groupe (Claude Lefort, Henri Simon), l'organisation révolutionnaire devait se cantonner dans un rôle auxiliaire, faire connaître et populariser les luttes exemplaires, sans prétendre leur apporter des orientations stratégiques - ce qu'exprime le titre des publications qu'ils allaient animer après 1958, Informations et liaisons ouvrières, puis Informations et correspondance ouvrières (à ne pas confondre avec Informations ouvrières, organe d’un groupe trotskiste lambertiste). Mais pour Castoriadis, ainsi que pour Lyotard, les militants révolutionnaires, dans la mesure même où ils intervenaient dans des luttes exemplaires, ne pouvaient pas se contenter de soutenir ces luttes, ils devaient exposer et défendre leurs conceptions. Ce qui donne à ces luttes une valeur d'exemple, ce sont leurs formes d'organisation, par lesquelles elles échappent au contrôle des bureaucraties syndicales - comités de grève élus par les grévistes, et ne rendant de comptes qu'à la base - et le contenu anti-hiérarchique des revendications.
Lyotard ajoute : « quand on représente aujourd'hui 'Socialisme ou Barbarie' comme un quarteron d'intellectuels parisiens dont tout le mérite aurait été de ne pas trop se tromper sur la nature de la 'gauche' socialiste ou communiste, ou sur celle de la droite libérale ou conservatrice, à l'époque de la guerre froide et de la décolonisation, on ne fait que perpétuer ce contre quoi le groupe luttait. On perpétue l'oubli du véritable enjeu qui était le sien », qui est « avec le concept d'une autonomie déjà là dans le concret de la lutte des classes (...) le secret d'où toute résistance tire son énergie ».
Querelles et scissions
« Si la vie du groupe, pendant quelque vingt ans, a été si prodigieusement agitée, ce ne fut certes pas du fait de conflits de prestige ou d'intérêts personnels, comme c'est la règle, paraît-il, dans l'intelligentsia parisienne. (...) Les controverses, les démissions, les scissions eurent pour motif la manière d'entendre les luttes en cours et la façon dont il convenait de s'y associer. Ce fut l'agitation d'une interminable cure, où se jouait le passé de la lutte révolutionnaire, mais dans le déchirement quotidien de la vie moderne. Rien de moins académique ». Lyotard, bien entendu, reformule dans son jargon ce qui était en jeu, d'après lui, dans l'expérience militante de Socialisme ou Barbarie, « ce qui est et reste absolument vrai de cet enjeu. Vrai même aujourd'hui où le principe d'une alternative radicale (le pouvoir ouvrier) à la domination capitaliste doit être abandonné », sans qu'il soit pour autant permis « de renoncer à toute résistance et de se rendre sans conditions à l'état des choses ». Ainsi renonce-t-il à la « révolution », pour se rabattre sur une « résistance » qui doit être « intraitable ». C’est-à-dire ce qui, dans tout système, reste irréductible, et que le système ne parvient pas à traiter : « cet enjeu, qui motive la poursuite de la résistance par d'autres moyens, sur d'autres terrains, et peut-être sans fins assignables » [Lyotard 1989, pp. 34-35].
Pour rendre compte de cette « interminable cure », qui s'est prolongée, en tout cas, bien après la scission et la disparition de Socialisme ou Barbarie, peut-on faire abstraction de l'ego militant, des « conflits de prestige ou d'intérêts personnels » ? Lyotard lui-même en donnait un autre aperçu dans son Economie libidinale, où l'évocation des mêmes conflits l'obligeait à ouvrir une « parenthèse de haine (...) contre le grand égout collecteur de consolations nommé spontanéité et créativité » : selon lui, rompre avec le marxisme n'a de sens que si on abandonne, en même temps que le marxisme, le projet messianique qu'il a véhiculé : « Recommencer la révolution, c'est ne pas la recommencer, c'est cesser de voir le monde aliéné et les gens à sauver ou à aider ou même à servir, c'est abandonner la position virile, entendre la féminité, la bêtise, la folie, autrement que comme des maux. Haine pour le mac qui se déguise en fille sans avoir le désir de l'être, sinistre caricature virile du noble travesti » [Lyotard 1974, pp. 142-146].
Castoriadis, pour sa part, ne veut pas éluder le soupçon qui impute au projet révolutionnaire de « véhiculer, chez les uns, un désir de pouvoir ; chez d'autres, le refus du principe de réalité, le phantasme d'un monde sans conflit où tous seraient réconciliés avec tous et chacun avec soi-même, une rêverie infantile qui voudrait supprimer le côté tragique de l'existence humaine » [IIS, p. 135]. Question inévitable, dont il admet que « même si personne ne la posait, celui qui parle de révolution doit se la poser à soi-même » - il doit interroger sa propre implication dans ce processus historique, trop souvent présenté comme une nécessité objective. C'est ce qu'il accomplit dans un texte qui, avant de devenir la première partie de son plus fameux livre [IIS, "Marxisme et théorie révolutionnaire"], va remplir les derniers numéros de la revue, et où il va repenser le projet révolutionnaire, hors du cadre marxiste, et bientôt hors de tout cadre organisationnel.
Mai 68
En juin 65, la revue cesse de paraître. Deux ans plus tard, le groupe tient sa dernière réunion, où il décide la « suspension » des activités de Socialisme ou Barbarie - en fait, il se dissout, et sera donc absent, au printemps 68, d'un mouvement où il exerce une influence posthume, attestée notamment par les écrits de Daniel et de Gabriel Cohn-Bendit. Hors de toute organisation, les fondateurs de Socialisme ou Barbarie ont quand même pris part au mouvement de mai, dont ils ont proposé une analyse à chaud, dans un ouvrage collectif : Mai 1968, la Brèche, publié sous la triple signature d'Edgar Morin, Claude Lefort, et Jean-Marc Coudray, alias Cornelius Castoriadis, dont quelques initiés connaissent alors le nom, et quelques-uns de ses précédents pseudonymes. Cet ouvrage paraît dans une collection où, quelques mois plus tôt, le précédent ouvrage d'Edgar Morin [Commune en France, La métamorphose de Plodémet, Paris, 1967] avait connu un grand succès de librairie. Castoriadis, à cette date, est déjà l'auteur d'une œuvre importante, mais n'a encore rien publié sous son nom. Il le fera bientôt, pour un public restreint, celui de la revue freudienne L'inconscient, où il va publier ses Epilégomènes à une théorie de l'âme qu'on a pu présenter comme science [octobre 1968, repris dans CL]. Ce titre parodie les Prolégomènes de Kant - ce qui suffit pour signaler qu'il ne s'adresse qu'à un public d'initiés. Mais la contribution qu'il apporte à La Brèche est son premier contact avec le grand public.
Dans un bref avertissement, les auteurs de ce livre s'expliquent sur la précipitation apparente avec laquelle ils proposent aux lecteurs des essais « rédigés entre le 15 mai et le 10 juin ». S'ils ont pris « le risque de publier leurs réflexions, c'est qu'il leur paraissait important d'ouvrir un débat, sans tarder, sur l'explosion révolutionnaire de mai 68 » [Cet avertissement n'a pas été repris dans la réédition de 1988, où il est remplacé par une mise à jour].
Formulation prudente, puisqu'elle sous-entend qu'une explosion révolutionnaire n'est pas la même chose qu'une révolution, ce que confirme, en outre, le texte de Castoriadis : « Si la révolution n'est que explosion de quelques jours ou semaines, l'ordre établi (qu'il le sache ou non, qu'il le veuille ou non) s'en accommode fort bien. Plus même, contrairement à ce qu'il croit, il en a profondément besoin. Historiquement, c'est la révolution qui permet au monde de la réaction de se survivre en se transformant, en s'adaptant - et on risque aujourd'hui d'en avoir une nouvelle démonstration » [QD, t 1, p. 284]. C'est dire que le sens d'une telle explosion reste encore à venir, et ne sera révolutionnaire que si ce qu'elle vise parvient à se traduire dans des institutions. Ce qu'elle aura été, lorsqu'on en débattra dans les décennies qui suivront, sera déterminé par l'issue de la crise, et les conséquences réelles ou supposées, heureuses ou mal venues, dont on la rendra responsable.
Mais ce qu'elle est, sur l'heure, c'est d'abord une grande surprise, devant cette explosion imprévue et imprévisible, irréductible aux théories qui prétendent observer « la croissance graduelle des contradictions» et «l'accumulation progressive d'une conscience révolutionnaire des masses ». Elle se comprend, plutôt, par l'idée que « cette société est obligée de produire, périodiquement, des 'accidents' inéluctables qui bloquent son fonctionnement et font éclater la lutte des hommes contre son organisation. » [QD, t 1, p. 279]
Idée que Castoriadis professait depuis longtemps : « cette société (...) est condamnée à produire des 'crises', qui, pour accidentelles qu'elles puissent paraître chaque fois, n'en sont pas moins inéluctables, et n'en posent pas moins objectivement chaque fois devant l'humanité la totalité de ses problèmes. » [QD, t 1, p. 144]
Une interruption de l’apathie politique
Mais cette idée, bien sûr, ne peut pas expliquer pourquoi tel accident a lieu à tel moment, pas plus qu'elle ne nous permet de le prédire - ce que, bien entendu, n'a pas fait Castoriadis, qui venait de dissoudre Socialisme ou Barbarie, et qui, depuis dix ans, décrivait la France gaulliste comme une société plongée durablement dans une apathie politique dont la crise de 1958 lui avait fait prendre la mesure : la Constitution de la Cinquième République, observait-il alors, « a ceci de dictatorial, qu'elle élimine en réalité la politique de la scène publique et en fait l'affaire privée et secrète du gouvernement. Mais ce n'est là qu'en apparence un acte arbitraire : c'est la population française, dans sa grande majorité, qui s'est retirée de la politique, tacitement depuis des années, explicitement depuis le 13 mai, bruyamment enfin le 28 septembre. L'approbation de la Constitution, l'octroi de tous les pouvoirs à de Gaulle signifiaient précisément : nous ne voulons plus nous en occuper, vous avez carte blanche » [QMO, t 2, p. 250-251].
Certes, ajoutait-il, « l'état actuel d'apathie des masses ne sera pas éternel. (...) Il est peu probable, en effet, que les organisations bureaucratiques pourront continuer à jouer le même rôle de frein des luttes que par le passé. Leur usure, manifeste depuis longtemps, portée à son comble depuis le 13 mai, ne pourra que s'accélérer encore sous le nouveau régime » [QMO, t 2, p. 257].
Mais l'apathie des masses lui est bientôt apparue comme un effet durable des transformations qu'introduit le capitalisme moderne, dans une société où la démocratie, « même en tant que démocratie bourgeoise, a déjà effectivement disparu, non par le règne de la Gestapo, mais par la bureaucratisation de toutes les institutions étatiques et politiques et l'apathie concomitante de la population » : cette pseudo-démocratie « est précisément la forme adéquate de domination du capitalisme moderne, qui ne pourrait pas se passer de partis (y compris socialistes et communistes) et de syndicats, désormais rouages essentiels du système à tous points de vue » [QD, t 1, p. 130-131].
Kriegspiel, ou psychodrame ?
La question du pouvoir, en mai-juin 68, ne se réduit donc pas à la compétition des partis politiques, auxquels les élections ont permis d'enterrer le mouvement de grève et les occupations : à l'issue de la crise, les élections de juin donnent au gouvernement la forte majorité parlementaire qui lui faisait défaut depuis mars 67, mais ce renforcement du régime gaulliste ne peut pas faire oublier que, pendant quelques jours, il a failli tomber. Contentons-nous de rappeler le témoignage de Raymond Aron : même si, à ses yeux, les étudiants ne font que jouer un psychodrame, et si « les révolutionnaires français, c'est-à-dire le PSU et les groupuscules, trotskystes, maoïstes, et autres, peuvent éventuellement détruire, ils ne peuvent pas refaire un ordre », il les juge capables de créer une situation qui acculerait la France à choisir « entre la restauration de l'ordre par le Parti communiste ou la restauration de l'ordre par un gaullisme ou un gouvernement de droite renforcé. La solution intermédiaire aurait été un gouvernement Mendès-France sous contrôle communiste, mais une telle solution n'aurait représenté qu'une phase intermédiaire », puisqu'elle conduisait, « comme les gouvernements de la Libération, soit à l'élimination des communistes du gouvernement au bout d'un certain temps, soit au pouvoir total du Parti communiste » [Aron 2005, p. 619].
Or les groupuscules gauchistes, s'ils n'ont jamais cherché à prendre le pouvoir, voulaient mettre au pied du mur la gauche parlementaire (socialiste et communiste), et la forcer ainsi à se discréditer. Tel était le calcul stratégique auquel faisait écho une interview de Sartre, que nous pouvons relire dans Situations VIII [p. 223], où il jugeait que « les communistes ont peur de la révolution » et se déclarait favorable « à ce qu'un mouvement révolutionnaire se constitue hors du PC et à sa gauche ». Sartre ajoutait, d'ailleurs, « que c'est la seule chose qui peut débloquer la politique du PC en permettant aux véritables révolutionnaires qui y demeurent encore de faire entendre leur voix et d'imposer une nouvelle orientation du Parti » : position comparable à celle des trotskistes, qui reprochent au PC sa théorie du passage pacifique au socialisme, où ils voient un alibi, qui le dispense de lutter pour le pouvoir.
Telle n'est pas, bien sûr, la position de Castoriadis : l'attitude des communistes, à quelque époque et dans quelque lieu que ce soit, ne se fondait pas sur la peur, mais sur leur propre calcul stratégique qui envisage toujours la prise du pouvoir, mais ne se dispose à le prendre que s'il est en mesure d'exercer ce pouvoir sans partage et sans contrôle. C'est pourquoi, en 1968, Castoriadis estime que le PCF « ne veut et ne peut rien vouloir quant au pouvoir : il sait qu'il ne serait accepté dans un gouvernement 'Front populaire' qu'à condition de faire les frais de l'opération (assumer l'usure de ce gouvernement sans accès aux ministères qui lui permettraient de noyauter l'appareil d'Etat) - et qu'accéder autrement au pouvoir ne serait concevable qu'à travers une guerre civile qui dégénérerait rapidement en troisième guerre mondiale ; sur cette voie, il rencontre un veto absolu de Moscou. Il ne peut donc que manœuvrer, prétendant qu'il veut un 'gouvernement populaire' et craignant par-dessus tout que celui-ci ne se réalise, faisant des vœux (qui ont toutes chances de s'accomplir) pour que, en cas de victoire électorale, la Fédération le trahisse pour former un gouvernement 'centre gauche'. Sa ligne se réduit à ceci : perdre le moins de plumes possibles, ou en gagner quelques-unes » [QD, t 1, p. 301 ; rappelons que, dans les années 60, la FGDS, fédération de la gauche démocrate et socialiste regroupait les partis de ce qu'on appelait gauche non communiste].
S'il faut combattre et dénoncer la politique stalinienne des partis communistes, ce n'est donc pas parce qu'ils ont peur de la révolution (que Sartre et les trotskistes identifient encore à la conquête du pouvoir), mais parce qu'on sait très bien ce qu'ils font du pouvoir, chaque fois qu'ils le prennent, et qu'ils le prennent seuls ; quand ils ne sont pas seuls, comme c'était le cas dans les gouvernements tripartites de 1944-1947, leur présence n'est qu'un expédient provisoire, imposé par les circonstances, et qui peut leur servir à occuper des positions de force dans tel ou tel secteur de l'appareil d'Etat. Mais ils n'ont nulle part, de manière durable, partagé le pouvoir avec des partenaires aussi forts qu'eux, ou plus. C'est ce qui détermine la pratique alternée d'une stratégie unitaire, lors des élections présidentielles de 1965 et de 1974, et de surenchères tactiques, en Mai 68, où ils n'ont pas voulu faire la courte échelle à Mendès-France ou à Mitterrand, comme dix ans plus tard, lorsqu'ils ont transformé en déroute la victoire annoncée de mars 78. Stratégie unitaire, quand il ne s'agit pas de gouverner ensemble, avec leurs alliés du moment, mais seulement d'accroître leur représentation parlementaire ou leur pouvoir municipal. Surenchère tactique, quand il suffit d’annoncer, sur un ton menaçant, qu'avec l'union de la gauche, « il y aura des ministres communistes » pour que cela détourne du parti socialiste un nombre suffisant d'électeurs indécis. [QD, t 1, p. 666-668]
Ces jeux de stratégie, comme ceux que pratiquent tous les autres partis, sont efficaces et rationnels aussi longtemps que la population reste apathique, qu'elle n'intervient pas sur la scène publique, et se contente d'assister au spectacle que lui donnent des figurants, auxquels elle a permis de la représenter. Le mouvement de Mai a pu, pendant deux mois, interrompre ces simulacres, mais - c'est tout le problème - il ne s'est pas donné les moyens de durer, en perpétuant les formes d'organisation autonome (assemblées générales et coordinations) [Denis 1996] que nous voyons pourtant, chaque fois que surgit un mouvement de masse, reparaître comme un acquis, dont on n'a plus besoin d'évoquer l'origine.
Questions rétrospectives
Mais l'organisation, alors comme aujourd'hui, définit un problème, celui de concilier l'efficacité pragmatique avec les exigences d'une sensibilité libertaire, qui vise à « intégrer les individus dans des structures qu'ils comprennent et qu'ils puissent contrôler » [Bakounine, cité et approuvé dans QMO, t 2, p. 59] - ambition légitime, mais qui s'expose au risque de désintégration dans l'individualisme, si l’on entend ce mot au sens de Tocqueville : au temps des groupuscules, on déplorait parfois que certains militants aient disparu « dans la nature ». Mais l’individualisme, en un tout autre sens, est le propre des gens qui pensent par eux-mêmes, il n’éteint pas toujours les ardeurs militantes. S'ensuit-il que l'on doive, comme l'ont fait plus tard des interprètes trop sensibles à l’air du temps, réduire Mai 68 à une poussée de fièvre individualiste, qu'exprime, d’après eux, l'injonction paradoxale : « Il est interdit d'interdire » ? Cette interprétation, mise en forme par les auteurs de La Pensée 68 [Ferry-Renaut 1985], joue sur les multiples sens que peut prendre ce terme, qui sert, selon les cas, à justifier un individualisme politique, « inhérent par nature aux sociétés démocratiques », ou bien à déprécier la recherche narcissique de jouissances privées, ou encore à stigmatiser l'attitude anti-normativiste, qui s'exprime dans le refus des interdits.
C'est ce troisième sens que retient Luc Ferry : « Dès lors qu'il est 'interdit d'interdire', dès lors que toute normativité est perçue comme répressive, l'individu devient à lui-même et pour lui-même sa propre norme. (...) L'essentiel est d'en finir avec la transcendance des normes, d'accéder enfin à la juste compréhension de ce fait indubitable : la seule transcendance qui subsiste est celle de soi à soi, celle d'un moi encore inauthentique à un moi authentique. Bref, une transcendance tout entière circonscrite dans la sphère de l'immanence à l'ego individuel » [Ferry 1996, p. 87 dans l'édition de poche].
En 1984, lors d'une intervention au colloque de Lyon sur Mai 68, Luc Ferry était moins offensif, et prétendait porter, sur l'individualisme qu'il attribuait déjà au mouvement de mai, « un regard globalement positif » : « Le paradoxe, bien sûr, c'est que Mai 68, malgré ou plutôt à travers les projets communautaires et collectifs qui s'affichaient de toute part, ait pu, non pas interrompre, mais bien renforcer comme jamais auparavant les tendances des sociétés modernes à l'individualisme ». Bien sûr, dans son esprit, il ne s'agissait que d'un paradoxe apparent, qui a son sens dans la logique tocquevillienne : « si la naissance de la démocratie ou de l'individualisme politique (autour de la Révolution française, pour donner un repère aisément visible) correspond à l'émergence d'un sujet qui commence de se penser non seulement comme une monade autonome et douée de liberté, mais comme le fondement ultime de toute valeur et de toute norme, la faculté à remettre sans cesse en cause ces valeurs et ces normes, tout particulièrement bien sûr celles du pouvoir politique, est inhérente par nature aux sociétés démocratiques » [Pouvoirs 1986, pp. 12-13].
Tocqueville, il est vrai, nomme individualisme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis de telle sorte que, après s'être créé ainsi une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » [De la démocratie en Amérique, tome 2, livre 2, chapitre 2, page 612 dans l'édition de la Pléiade : cet individualisme ne peut être celui d’un individu autonome, puisqu’il s’agit d’un individu qui renonce à prendre part à la souveraineté politique, un individu privatisé] c'est là un sentiment plutôt conservateur, qu'il faut attribuer, non aux soixante-huitards, mais à la majorité silencieuse qui a refait surface aussitôt que De Gaulle a fait appel à son soutien. Parce que, rétorque Castoriadis, « si on veut comprendre où était 'l'individualisme' en mai 68, qu'on réfléchisse donc sur ce qui, après la modification des accords de Grenelle, a scellé l'effritement du mouvement : le réapprovisionnement des pompes à essence. L'ordre a été définitivement rétabli lorsque le Français moyen a pu de nouveau, dans sa voiture, avec sa famille, rouler vers sa résidence secondaire ou son endroit de pique-nique. Cela lui a permis, quatre semaines plus tard, de voter à 60% pour le Gouvernement » [MI, p. 28].