Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
26 novembre 2019 2 26 /11 /novembre /2019 08:31

* Chapitre premier :

Portrait de l’artiste en jeune homme

 

Bien qu'il soit apparu, de manière furtive, dans des épisodes où il n'est pas présenté, Xénophon n’entre en scène qu’à partir du moment critique où les Grecs, accablés par la perte de leurs principaux chefs, seraient prêts à céder aux menaces des Perses, si ce jeune Athénien, jusqu’alors inconnu, n’intervenait pas pour ranimer leur courage, et les conduire à un complet revirement : « il y avait dans l'armée un Athénien, nommé Xénophon, qui ne la suivait ni comme stratège, ni comme lochage, ni comme soldat. C'était Proxène, son hôte depuis des années, qui l'avait fait venir de chez lui. Il lui promettait, si Xénophon le rejoignait, qu'il ferait de lui un ami de Cyrus, dont il attendait plus pour lui-même, disait-il, que de sa patrie. (...) Il fut mis en relations avec Cyrus. Proxène engageait Xénophon à marcher avec eux ; Cyrus en faisait autant de son côté : il assurait à Xénophon qu’aussitôt l’expédition finie, il le renverrait immédiatement chez lui. On marchait, disait-on, contre les Pisidiens. Ce fut ainsi que Xénophon s'engagea dans cette campagne. On l'avait trompé. Ce ne fut pas Proxène qui le trompa. Proxène ne savait pas qu'on marchait contre le Roi, non plus qu'aucun des autres Grecs, Cléarque excepté [3, 1, 4-10] ».

Si ce récit est l'œuvre d’un auteur inconnu, nous ne pouvons qu’imputer à sa propre ignorance la maigreur de l’information qu’il nous livre ; mais s’il s’agit de Xénophon, qu’est-ce donc qui le force à nous dissimuler presque tout son passé, et même à présenter comme une devinette le rôle qu’il a pu jouer auprès de Cyrus ? Car, si jeune soit-il, il est assez âgé pour avoir combattu dans la récente guerre, à laquelle ont pris part les compagnons qu’il nomme, et tout d’abord Proxène, ce Thébain qui est son hôte, et dont il ne dit pas comment il l’a connu. Et remarquons qu’ici, il omet de nous dire que Proxène est issu d’une cité qui avait combattu contre Athènes. Pour qu’il soit devenu l’hôte de Xénophon, il faut que celui-ci, prisonnier des Thébains, ait été libéré grâce à son entremise. Ou bien qu’il ait été, comme Alcibiade et beaucoup d’autres Athéniens, un transfuge qui a combattu contre Athènes, avant de soutenir la tyrannie des Trente. Cette supposition, si elle reste indémontrable, n’en est pas moins plausible, justement parce que Xénophon omet de s’expliquer sur l’hospitalité qui le lie à Proxène. Quant aux motivations par lesquelles il justifie son engagement, nous pourrons apprécier, chez ce fringant jeune homme, le goût des aventures, ou l’imprudence folle, l’ingénuité de bon aloi, ou l’incurable niaiserie que certains lui attribuent. Lui qui a été trompé, c’est du moins ce qu’il dit, vient de faire l’éloge de ceux qui - prétend-il - ont surpris sa bonne foi : ce grand prince, Cyrus, et ce vaillant guerrier, l’exemplaire Cléarque, qui aurait, dès le début, été seul à connaître les projets de Cyrus. Le lecteur sait, pourtant, que ce même Cléarque n’était pas, au début, le commandant en chef des mercenaires grecs, et n’avait aucun titre à en savoir plus long que Proxène, ou Ménon. Or Ménon seul nous est présenté comme un fourbe, ce sont d’autres défauts que le narrateur a signalés chez Cléarque.

Notre auteur ne peut ignorer le démenti cinglant qu’il s’inflige à lui-même. Tout au long des deux premiers livres, chaque fois que l’auteur lui a donné la parole, Cléarque a prétendu que Cyrus lui avait caché le vrai but de l’expédition. Nous avons pu le croire, tant que l’auteur lui-même s’est retenu de dire ce qu’il en était. S’il ne nous l’a pas dit, c’est un choix qu’il a fait, sachant bien qu’il allait nous induire en erreur. Il a su nous faire admirer l’ingéniosité de Cléarque, sans nous dire que cet Ulysse, à l’égal du héros d’Homère, était un fourbe consommé. D’autant plus fourbe, en fait, qu’il invoquait sans cesse des principes chevaleresques, et la sainteté des serments.

Quand il nous révèle, après coup, les informations pertinentes qui faisaient défaut jusqu’alors, il nous invite à réviser ce qu’il nous a fait croire à première lecture. Ainsi nous faudra-t-il renoncer à notre admiration pour Cléarque, ou l’admirer toujours, mais de façon cynique, parce qu’il nous apprend, sans l’avoir jamais dit, ce que Machiavel seul ose dire crûment : qu’il importe à la fois de « paraître miséricordieux, fidèle à sa parole, humain, honnête, religieux, et de l’être ; mais avoir l’esprit tout prêt, s’il faut ne pas l’être, à pouvoir et savoir changer du tout au tout » [Le Prince, chapitre 18, traduction de Christian Bec]. La leçon n’est donnée, de façon sélective, qu’aux lecteurs qui auront su remettre bout à bout les deux pièces du puzzle : ceux qui auront su voir, dans les contradictions où le narrateur feint parfois de s’empêtrer, l’indication discrète d’une énigme à résoudre. Bien loin d’être un auteur naïf, il n’écrit que pour des lecteurs disposés à relire, à revenir sans cesse sur les traces peu apparentes qui signalent la bonne piste. Et cela vaut, bien sûr, pour l’incohérence visible d’un récit qui nous laisse croire que Xénophon n’était qu’un simple observateur, dans l’armée de Cyrus, alors que celui-ci a mis tant d’insistance, en le pressant de se joindre à son entreprise, qu’il s’est laissé convaincre, et qu’il y a pris part. Le lecteur humaniste se plaît toujours à croire que “Xénophon, avec les Dix-Mille, n’était ni général, ni officier, ni soldat. Il suivait l’expédition en curieux, sans doute avec le dessein de la raconter, à la manière des correspondants de guerre d’aujourd’hui”. [Flacelière 1969, p. 302] N’insistons pas sur ce correspondant de guerre qui publiera son scoop quinze ou vingt ans plus tard, son professionnalisme n’obéit pas encore aux exigences du reportage moderne. Mais plus sérieusement, qui peut imaginer que Cyrus a pris tant de peine pour s’attacher les services de Xénophon, si celui-ci n’était qu’un simple observateur ? Tout se passe comme si une formule - qui a pourtant tout l’air d’être une devinette, qu’est-ce donc qui n’était ni ceci ni cela ? - restait seule dans nos mémoires, et si elle nous rendait amnésiques à tout ce qui est dit par ailleurs.

Xénophon n’en fait pas mystère, il est venu à Sardes pour être l’ami de Cyrus, et pour combattre à ses côtés. Il s’est battu à Counaxa, où on l’a vu sortir du rang, s’adresser à Cyrus et recevoir ses ordres, ce qui n’est pas le fait d’un simple observateur. Chacun admet, d’ailleurs, qu’au lendemain de la bataille c’est Xénophon qui apparaît, sous le nom de Théopompe, au premier rang des chefs [archontas] qui reçoivent, et refusent, l’ultimatum des Perses. Il n’est peut-être pas un lochage ni un stratège, mais quel que soit son titre, il est visiblement l’un des chefs de l’armée. C’est bien cela qui l’autorise, lorsque cinq généraux sont capturés par Tissapherne, à convoquer lui-même tous les officiers de Proxène, avec l’appui desquels il va s’adresser, par la suite, à l’ensemble des officiers de l’armée tout entière : « Là-dessus il se lève et convoque d’abord les lochages de Proxène (...) Les chefs, après ce discours, lui enjoignirent tous de se mettre à leur tête. (...) Les autres, passant le long des troupes, quand le stratège avait la vie sauve, appelaient le stratège, quand il n’était plus là, l’hypostratège, et aussi le lochage, quand le lochage était indemne » [3, 1, 15-32]. Marquons un temps d’arrêt, pour observer que Xénophon, même s’il n’était pas stratège ou lochage, pouvait faire partie de ces hypolochages, ou ces hypostratèges ; il pouvait être le lieutenant d’un lochage, ou plutôt d’un stratège, et nous comprendrons qu’il puisse lui succéder, dès lors qu’il est tombé entre les mains des Perses.

 

 

Quand une “Athènes errante” élit ses généraux

 

Xénophon, le jour même, est élu général. Bien des commentateurs s’émerveillent encore de l’ascension soudaine d’un aventurier inconnu, hissé sur le pavois parce qu’il est beau parleur : “grâce à un seul discours, prononcé au bon moment, et de la manière convenable, il est passé général alors qu’il n’était rien du tout” [Strauss 1991, p. 163]. Mais il nous suffira de relire le texte pour savoir que ce vote ne peut pas résulter d’un emballement passager, car les généraux sont élus, non point par les soldats, mais par les officiers. Cette élection consacre le talent reconnu d’un chef qui a fait ses preuves, et que Cyrus lui-même a traité comme tel. La “république voyageuse”, que Taine a saluée dans l’armée des Dix-Mille, ne confie pas son sort au premier rhéteur venu. Et les lecteurs de Taine, plus que Taine lui-même, ont souvent tort d’y voir une pure démocratie “qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d’Athènes errante au milieu de l’Asie”.

La partialité du récit ne consiste pas, pour l’instant, dans le fait qu’il surestime les hauts faits du héros, ou lui attribue un rôle de chef charismatique : le narrateur s’emploie à effacer les traces du rôle que Xénophon a pu déjà jouer dans l’expédition de Cyrus, et à minimiser l’importance des faits qu’il ne peut pas nier. Ainsi déclare-t-il que Cyrus et Cléarque étaient seuls à connaître le vrai but de l’expédition, ce qui ne risque guère, au moment où il écrit, d’être ouvertement démenti par des témoins directs. Et nous pourrons le voir, chaque fois qu’il lui faut recourir au mensonge, il préfère, quand c’est possible, mentir par omission, et vider de leur sens des faits indéniables, qu’il lui faut bien citer, parce que d’autres témoins ont dû en faire état (Ctésias, ou Sophénète). Il lui faut mettre en œuvre un subtil art d’écrire, si subtil qu’il a pu passer inaperçu, sous l’aspect séduisant d’un récit sans apprêts.

Xénophon, somme toute, est beaucoup plus sincère, et nous renseigne mieux sur une autre période, celle où, longtemps après, il va rentrer en Grèce, avec Agésilas, et se fixer à Scillonte, où l’ont établi les Spartiates. Il nous y parle, entre autres, d’un bois sacré dont il avait fait un sanctuaire, qu’il avait dédié à l’Artémis d’Éphèse, et des parties de chasse auxquelles ses fils prenaient part, avec “les fils des autres citoyens”. Il nous apprend ainsi, au détour d'une phrase, qu'il était devenu citoyen de Scillonte, ce que nous pourrions ignorer, si nous nous en tenions à la traduction de Paul Masqueray, qui dans ce cas précis nous paraît défaillante, car elle rend “politôn” par “habitants” [5, 3, 10]. Cette version biaisée correspond au cliché qui fait de Xénophon, tel Frédéric Moreau, un bon fils de famille qui se range après une jeunesse agitée, et qui mène dès lors la vie paisible et retirée d'un gentleman-farmer, dans le vaste domaine que lui ont donné les Spartiates. C'est oublier un peu vite que ces mêmes Spartiates l'ont investi alors d'une charge diplomatique, en faisant de lui leur proxène, c'est-à-dire le chargé d'affaires qui prend soin de leurs intérêts : ce “consul de Sparte à Scillonte”, comme il serait tentant de le dire en français, ne doit pas être pris pour un fonctionnaire spartiate, c’est un citoyen de Scillonte, et sans doute un magistrat. C’est ce qu’illustre bien l’exemple de Callias, le notable athénien qui est, dans sa cité, le proxène de Sparte. Et bien que Masqueray déclare dans sa notice [tome I, page IX] que les Spartiates avaient donné “le titre de proxène” à Xénophon, il ne s’agit pas là d’un titre honorifique, décerné honoris causa, il nous faut répéter que c’est bien une charge, d'autant plus importante que Scillonte est située dans un lieu stratégique, près de l'Elide et de l'Arcadie, deux groupes de cités qui résistaient, alors, à l'hégémonie de Sparte. Quand elle s’effondrera, après la bataille de Leuctres, le proxène de Sparte devra prendre la fuite, et une fois de plus il connaîtra l'exil... Mais revenons au temps des péchés de jeunesse.

 

 

L’amitié de Cyrus

 

Xénophon laisse entendre qu’il n’aurait pas pris part à l’expédition de Cyrus, s’il avait pu savoir qu’elle était dirigée contre le Roi lui-même. Dès lors que Tissapherne, satrape de Carie, a pu se rendre compte - grâce à ses espions - que les préparatifs de Cyrus étaient trop importants pour une expédition contre les Pisidiens, Proxène et Xénophon, qui se trouvaient sur place, ont forcément compris de quoi il retournait [à supposer, bien sûr, que Cyrus ait vraiment voulu le leur cacher]. Mais pourquoi Xénophon veut-il nous faire croire qu’il n’y avait vu que du feu ? Qu’est-ce qu’un Athénien aurait eu à se reprocher, pour être intervenu dans la guerre civile qui oppose un roi barbare à son frère ennemi ? En quel sens pouvait-il s’estimer compromis, s’il se mêlait à ces querelles dynastiques ? Seule compte, en réalité, la question de savoir qui est l’allié d’Athènes, et qui est son ennemi. Xénophon ne l’ignorait pas, même avant que Socrate le lui ait rappelé : « Socrate, qui appréhendait que l’amitié avec Cyrus ne fût mal vue de la cité, parce que Cyrus passait pour avoir soutenu avec ardeur les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes, conseilla à Xénophon d’aller à Delphes pour consulter le dieu sur ce voyage » [3, 1, 5.]. Tout Athénien, alors, savait parfaitement que c’était à bon droit que « Cyrus passait pour avoir soutenu » les ennemis d’Athènes ; et Xénophon nous l’explique sans réticence, dans un autre de ses ouvrages, où il ne cache pas le soutien que Cyrus obtiendrait en retour de la part des Spartiates :

Cyrus, par des messagers qu'il envoya à Lacédémone, y fit valoir qu'à sa propre conduite vis-à-vis des Lacédémoniens dans la guerre contre Athènes devait répondre celle des Lacédémoniens à son égard. Les éphores, reconnaissant la justice de ses paroles, donnèrent ordre à Samios, le navarque de cette année, d'être à la disposition de Cyrus, à toute réquisition. Et, de fait, Samios mit de l'empressement à faire ce qu'on lui demanda : avec sa flotte jointe à celle de Cyrus, il longea la côte jusqu'en Cilicie, et fit en sorte que Syennésis, le souverain de la Cilicie, ne pût mettre sur terre des obstacles à la marche de Cyrus contre le Roi” [Helléniques, 3, 1, 1.]

L’auteur des Helléniques complète et contredit l’auteur de l’Anabase, puisqu'il ne se contente pas d'affirmer l'engagement de Sparte aux côtés de Cyrus, il nous apprend aussi que c'est la flotte spartiate, commandée par Samios, qui a forcé Syennésis, le roi des Ciliciens, à laisser passer l'armée de Cyrus, qui traverse son territoire : d’après l’auteur de l’Anabase c'est pour les beaux yeux de Cyrus que la reine de Cilicie vient lui apporter l'argent dont il a besoin pour payer ses soldats, au moment même où ceux-ci commencent à grogner parce qu'il y a plusieurs mois qu'ils n'ont pas touché leur solde. Alors va commencer un épisode obscur : malgré l’aide que Cyrus a reçue de la reine, ses mercenaires vont piller la ville de Tarse et le palais royal, exactions que l’auteur s’efforce d’attribuer aux soldats de Ménon. Ce qui, à première vue, paraît inexplicable : ce sont eux que Cyrus a chargés d'escorter la reine lorsqu’elle retourne à Tarse, par la route directe. Le reste de l’armée, on ne sait trop pourquoi, va faire un long détour avant de les rejoindre.

 

 

Eléments de cryptographie

 

Pour y comprendre quelque chose, il nous faut prendre garde aux formulations qui s’appliquent à des faits avérés, que l’auteur semble connaître de source sûre, et aux réserves qui accompagnent toujours les faits qu’il dit connaître seulement par ouï-dire, par l’emploi répété d’expressions telles que dit-on, disait-on, legetai, elegeto... Il se porte garant du fait que la reine Epyaxa est bien venue apporter à Cyrus la somme dont il a besoin pour payer ses mercenaires ; puis, s'il fait état de rumeurs concernant des rapports intimes entre Epyaxa et Cyrus, il signale, par un double elegeto, qu'il s'agit de racontars : «On racontait qu'elle lui donna beaucoup d'argent. En tout cas Cyrus versa à l'armée quatre mois de solde. (...) On disait aussi que Cyrus eut commerce avec la Cilicienne» [1, 2, 12].

Mais pour nous qui avons pu lire les Helléniques, il est plus facile de croire que la collaboration d'Epyaxa s'explique par la diplomatie musclée qu'ont su pratiquer les Spartiates. Il est clair que Cyrus n’est pas le bienvenu, et qu’il devait s’attendre au moins à quelques heurts pendant la traversée d'un territoire dont la population reste hostile : « Ensuite Cyrus renvoie Epyaxa en Cilicie par la route la plus courte, lui donnant pour l'accompagner les soldats qu'avait Ménon et Ménon lui-même » [1, 2, 20.]. Il fait lui-même un détour par Dana, « ville habitée, grande et riche », et à partir de là, « il essaya de passer en Cilicie. Le chemin qui y menait assez large pour les chariots était fortement escarpé et inaccessible à une armée, pour peu qu'elle rencontrât de résistance. On disait aussi que Syennésis se tenait sur les hauteurs, afin de garder le col. Ainsi on resta un jour dans la plaine. Le lendemain arriva un messager annonçant que Syennésis avait abandonné les crêtes, à la nouvelle que la troupe de Ménon avait déjà pénétré en Cilicie, après avoir franchi les montagnes. Il lui avait été aussi rapporté que Tamos était en train, avec les trières de Lacédémone et aussi celles de Cyrus, de longer la côte, venant d’Ionie, pour se rendre en Cilicie... » [1, 2, 21]. L’artifice qui trompe la plupart des lecteurs - et que seul Leo Strauss semble avoir remarqué - est aussi simple qu’efficace : l’auteur peut se permettre de mentionner la plupart des faits pertinents, à condition d’omettre les rapports qui pourraient les rendre intelligibles, et de détourner l'attention en introduisant des “on-dit” grâce auxquels les faits mentionnés prendront un autre sens que celui qu'il s'agit de rendre méconnaissable. Le résultat est bien celui que Masqueray nous signale au sujet d’un autre épisode [5, 3, 6] où il comprend bien que Xénophon égare son lecteur sans avoir besoin de mentir effrontément - il suffit qu’il emploie « un langage ambigu, et sans altérer essentiellement la vérité, il la dissimule » [Notes complémentaires de sa traduction, tome 2, p. 183]. Pour peu qu’il rétablisse les rapports entre faits que l’auteur escamote, le lecteur s’aperçoit que l'armée de Ménon ne se contentait pas d'escorter la reine jusqu'à Tarse : elle effectuait une manœuvre de diversion, qui devait permettre le passage des Portes de Cilicie par le gros des troupes, une fois que Syennésis se serait retourné contre l'armée de Ménon, croyant qu'il s'agissait de l'armée tout entière. Pour comprendre, dans ces conditions, la perte de cent hoplites, il n'est pas nécessaire de croire les racontars qui nous sont rapportés comme tels : « Dans le passage des montagnes pour revenir dans la plaine, deux compagnies de la troupe de Ménon succombèrent. Les uns racontaient qu'elles avaient été mises en pièces par les Ciliciens, tandis qu'elles étaient en train de piller, d'autres qu'étant restées en arrière sans pouvoir rejoindre le gros de l'armée, ni retrouver leur chemin, elles s'étaient perdues et avaient péri... » [1, 3, 25.].

 

 

Des villes “grandes” et “riches”, mais pas toujours “peuplées”

 

De même comprend-on que Cyrus trouve vide la capitale de Syennésis, “ville de Cilicie grande et riche”, parce que « les habitants s'étaient enfuis de Tarse, avec Syennésis, pour se réfugier dans un endroit fortifié, sur les monts » [1, 2, 23-24]. Xénophon, chaque fois que l'armée entre dans une ville, la décrit par des adjectifs tels que “grande”, “riche”, et “peuplée” : une ville peut être riche et peuplée sans être grande, elle peut être aussi grande et riche sans être peuplée, c'est-à-dire, tout simplement, lorsque la population s'est enfuie, ce qui est maintenant le cas. Comme l’a noté Leo Strauss, ce procédé permet d’indiquer au lecteur des choses qu’on ne veut pas dire ouvertement : quand Xénophon fera le portrait de Cyrus, et parlera de ses vertus, il ne nous dira pas que Cyrus n’est pas pieux, il se contentera d’omettre la piété. C’est ainsi, pour l’excellent auteur de La persécution et l’art d’écrire, que Xénophon parvient à dire à mots couverts, en ne s’adressant qu’à des lecteurs éclairés, ce qu’il lui faut rendre impénétrable au vulgaire. Faut-il le confesser, nous craignons que l’astuce de Xénophon ne lui serve à couvrir des secrets plus gênants, sur lesquels, par la suite, nous devrons enquêter [Mentionnons pour mémoire, et sans nous y attarder, quelques bourdes commises par un auteur auquel nous restons redevable : ainsi croit-il que “Xénophon” dérive de phonos, et peut donc se traduire par “tueur d’étrangers”. C’est oublier que xénos, s’il veut dire “étranger”, signifie aussi “l’hôte”, ce qui est aussi le cas dans le nom de Proxène. Celui de Xénophon, construit comme Antiphon, Cléophon, Chéréphon, etc., signifie quelque chose comme “la voix de l’hôte”, et contient l’oméga qu’on trouve dans phônè. Sur un autre terrain, cédant comme tant d’autres à des anachronismes, Leo Strauss anticipe sur l’expédition d’Alexandre quand il présente Phalinos, un mercenaire grec employé par Tissapherne, comme “un traître grec” - pas plus traître que ceux qui ont servi Cyrus, dont la cause n’avait rien de patriotique...].

Cyrus s’arrête à Tarse, et parvient à s’entendre avec Syennésis, mais il va perdre trois semaines, parce que c'est le moment où les soldats comprennent que l'expédition n'est pas dirigée contre les montagnards Pisidiens, mais contre Artaxerxès, et se mutinent alors contre des chefs qu’ils accusent de les trahir. Il faudra que Cléarque déploie toute sa ruse pour leur faire accepter de reprendre la route. Selon Diodore de Sicile, Cyrus repart alors avec des renforts ciliciens : Syennésis “fait alliance avec Cyrus et lui envoie son fils aîné avec des troupes, mais il dépêche aussi à Artaxerxès son second fils, pour l'informer de ce qui se prépare contre lui. Ainsi prémuni contre les caprices de la fortune, de quelque côté qu'elle tourne, il n'a rien à craindre”, commente Masqueray [Anabase, Notes complémentaires, p. 161]. Le double jeu de Syennésis, qui serait peu compréhensible s’il n’avait eu affaire qu’à Cyrus et au Roi, s’explique seulement par la pression de Sparte, qu’omet soigneusement l’auteur de l’Anabase. Bien qu’il signale, alors, l’arrivée des renforts conduits par Chirisophe, il se garde bien de nous dire qu’il ne s’agit plus, cette fois, de troupes mercenaires recrutées par Cyrus, mais d’un corps expéditionnaire envoyé par les éphores. Socrate avait raison : l’amitié de Cyrus est bien compromettante. Elle le serait, plutôt, si nous pouvions douter du fait que Xénophon est depuis bien longtemps un allié des Spartiates.

 

 

L’ascension de Cléarque

 

L’intervention de Sparte s’est-elle limitée à l’envoi de Samios et des soldats de Chirisophe ? Plutarque nous apprend, dans sa Vie d’Artaxerxès, que, sollicités par Cyrus, « les Lacédémoniens envoyèrent donc une scytale [un message secret] à Cléarque lui ordonnant de se mettre en tout au service de Cyrus » [Vies parallèles, traduction de J.-A. Pierron, Garnier-Flammarion, 1996, p. 297]. Cela paraît invraisemblable, puisqu’il s’agit d’un hors-la-loi, un Spartiate exilé, condamné par les éphores. L’auteur de l’Anabase, dans l’éloge funèbre qu’il nous fait de Cléarque, affecte d’ignorer les raisons pour lesquelles il a été banni. Diodore de Sicile paraît mieux informé : installé à Byzance dans les fonctions d’harmoste, que nous pourrions comparer à celles qu’un “Résident” exerçait autrefois dans les protectorats de l’Empire français, Cléarque s’y était conduit comme un despote, en faisant massacrer les notables locaux [Diodore, Bibliothèque historique, livre 14, chapitre 12]. Ce n’est sûrement pas un simple fou de guerre ; et ce qu’admire Xénophon, même s’il est frappé par son ardeur guerrière, c’est l’habileté politique, dont il fait preuve à Tarse, et qui fera de lui le vrai chef des Dix-Mille.

Au début, il ne conduisait que deux mille soldats, c’est-à-dire autant que Proxène, et un peu plus que la plupart des autres chefs : Ménon, mille cinq cents ; Sophénète de Stymphale, mille ; Socrate d’Achaïe, cinq cents ; Parion de Mégare, six cents ; Sosis de Syracuse, trois cents ; Agias d’Arcadie, mille ; mais le général que Cyrus avait mis à la tête des garnisons qu’il recrutait dans les villes ioniennes, Xennias d’Arcadie, arrivait à la tête de quatre mille hoplites. Plus tard, lorsque Cyrus passe en revue ses troupes, en présence de la reine Epyaxa, et leur ordonne de simuler un assaut, c’est Ménon qui commande l’aile droite des Grecs, position qui, en Grèce, est toujours celle qu’occupe le commandant en chef ; il en va autrement chez les Perses, où le chef est placé en position centrale.

Tout va changer à Tarse, lorsque les soldats se mutinent, que deux mille d’entre eux abandonnent leurs chefs, et vont grossir les rangs de l’armée de Cléarque. Celui-ci est assez habile pour leur faire croire, d’abord, que lui-même ignorait le vrai but de l’expédition ; il se dit prêt à suivre la masse des soldats, quelle que soit leur décision ; placés au pied du mur, ceux-ci comprendront vite qu’il est déjà trop tard pour rebrousser chemin. Tout en feignant alors de désavouer Cyrus, Cléarque le rassure, en secret, et l’associe à ses manœuvres : « Il lui recommanda aussi de l’inviter à se rendre auprès de lui et il l’avertit le premier qu’il n’irait pas » [1, 3, 8]. Xénophon, cette fois, ne cache pas qu’il connaît le dessous des cartes, il nous apprend aussi que Cléarque manipule l’assemblée des soldats, où vont intervenir des orateurs auxquels il a fait la leçon, et qui parviendront à convaincre l’auditoire : exemple qui n’est pas perdu pour Xénophon, que nous verrons agir de façon similaire, à la fin du voyage, quand c’est lui qui devra justifier sa conduite [7, 6, 41]. Pour le moment, il semble ne jouer aucun rôle, puisque son nom n’a pas encore été cité, mais il se pourrait bien qu’il ait été lui-même l’émissaire envoyé par Cléarque à Cyrus, puisqu’il est, dans ce cas, le seul témoin de cette démarche secrète.

Cléarque, désormais, va avoir sous ses ordres les soldats qui ont quitté Xennias et Pasion : Cyrus qui, désormais, lui accorde sa confiance, ne reviendra pas sur le fait accompli, et les soldats qui ont rejoint ses troupes vont rester avec lui, cependant que leurs chefs, mortifiés par l’affront, vont bientôt déserter, profitant d’une étape dans un port phénicien. Cyrus, pour une fois, se montre débonnaire et ne les poursuit pas, car il est bien conscient de ses torts envers eux.

 

 

La comédie de Counaxa

 

Cléarque, à ce moment, semble être entièrement dévoué à Cyrus. A Counaxa, pourtant, nous le verrons bientôt refuser d’obéir, précisément lorsque le vie même du prince va dépendre de la fidélité des Grecs. L’issue de la bataille va se jouer, en effet, dans l’affrontement de Cyrus et de son frère. Cyrus a donc besoin des Grecs auprès de lui, alors qu’ils se sont rangés au bord de l’Euphrate : « il cria à Cléarque de mener son armée contre le centre de l'ennemi, parce que c'était là, pensait-il, qu'était le Roi : Et si à cet endroit, dit-il, nous avons le dessus, pour nous tout est terminé ». Cléarque s’y refuse, car pour lui, ce qui compte, c’est d’avoir rangé ses hommes de façon à ce qu’ils ne puissent être encerclés : ils sont à l’aile droite, sur la rive du fleuve. Xénophon expose les faits, mais s’arrange aussitôt pour les faire oublier. C’est à cette occasion qu’il apparaît sur scène, soi-disant pour prendre les ordres de Cyrus, comme si celui-ci n’avait pas donné d’ordres, ou comme s’il devait “refaire sa copie”, du moment que Cléarque y oppose son veto. En guise d’instructions, Xénophon ne rapporte que le récit d’un entretien lénifiant, qui nous montre Cyrus, toujours plein de confiance, et sans la moindre rancune à l’égard des Grecs, comme si leur défection n’allait pas lui coûter la victoire et la vie - ce qui, entre autres effets, l’empêche de démentir ce douteux témoignage. On comprend que Plutarque, sans tenir compte d’un récit aussi suspect, juge sévèrement la conduite des Grecs : « Cyrus commit sans doute une grande faute en se jetant tête baissée au milieu des périls, sans prendre garde au danger, mais Cléarque n’en commit pas une moindre, si même elle ne fut pas plus grave, en refusant de ranger ses Grecs face au roi et en appuyant son aile droite sur le fleuve de peur d’être encerclé. Car s’il voulait à tout prix la sécurité et si le plus important à ses yeux était de n’éprouver aucun dommage, il aurait mieux fait de rester chez lui. Mais, après avoir couvert dix mille stades en armes sans que personne l’y obligeât, et dans le seul but de mettre Cyrus sur le trône royal, aller chercher un terrain et un poste, qui au lieu de lui permettre d’assurer le salut du chef qui le payait, lui offraient à lui-même une position sûre où combattre tranquillement, cela revenait à sacrifier l’intérêt général par crainte du danger présent et à renoncer au but de l’expédition » [Vies parallèles, op. cit., p. 299]. Reste à se demander si le but de l’expédition était bien, pour Cléarque, le triomphe de son employeur. Ou s’il servait, d’abord, les intérêts de Sparte. Question que Masqueray n’envisage même pas, dans la “note complémentaire” où il tance Plutarque comme un mauvais élève : « Aucun des soldats qui entouraient le Roi, dit-il, n'aurait soutenu le choc des Grecs et une fois l'ennemi repoussé et le Roi mis en fuite ou tué, Cyrus vainqueur avait la vie sauve et le trône de son frère. On peut discuter indéfiniment sur cette hypothèse, sans oublier que Cléarque, chef nominal des Grecs, avait pour premier devoir d'assurer le salut de ses compatriotes, en ne les laissant pas écraser sous la masse des barbares qu'ils avaient devant eux » [Anabase, Notes complémentaires, p. 165].

En tout état de cause, Cyrus aurait pu s'attendre à ce que “le chef nominal des Grecs” reste persuadé que son premier devoir était d'obtenir la victoire, fût-ce au prix d'un choc meurtrier. Car c’était bien pour ça qu'il l'avait recruté, et qu'il lui avait donné des milliers de dariques. Si Cléarque est le condottiere que nous présente Xénophon, son devoir n'est pas d'épargner le sang des mercenaires, et son refus d'obéissance est alors une trahison, cent fois plus condamnable que celle d’Orontas, et d’autres nobles Perses, qui avaient quitté Cyrus pour rejoindre le Roi. Ces “traîtres” étaient fidèles à leur roi légitime, détail sans importance aux yeux de Xénophon. Le même Xénophon cherche à nous faire croire que Cyrus, au moment décisif, n’avait pas besoin des mercenaires grecs, puisque, raconte-t-il, avec six cents cavaliers, il parvient à disperser les six mille cavaliers qui défendent son frère [sic !], qu’il va enfin pouvoir affronter corps à corps.

S’il meurt, dans ce combat, c’est un incident de parcours, un hasard malheureux, dont il serait mesquin de nommer les responsables. Dira-t-on que Cléarque, en trahissant Cyrus, reste fidèle aux Grecs ? Cela n’a aucun sens, s’il n’est qu’un mercenaire, mais ça n’en a que trop, s’il est secrètement au service de Sparte. Peut-être aurions-nous dû prendre plus au sérieux la version de Plutarque, quand il nous informait d’une mission secrète, que les éphores auraient confiée à ce banni... Supposition gratuite, va-t-on nous objecter, puisqu’aucun document ne peut la confirmer : aucun dépôt d’archives ne risque de livrer les états de service d’une taupe infiltrée dans l’armée de Cyrus. Nous ne remplirons pas la mission impossible d’un enquêteur soucieux de rétablir “les faits”, notre seule ressource est de mettre à l’épreuve la cohérence du récit qui prétend les avoir rapportés tels qu’ils furent. Supposer que Cléarque, et Xénophon lui-même, savaient ce qu’ils faisaient, est la seule façon de rendre intelligibles les événements qui vont suivre : loin d’être un ingénu, Xénophon dissimule et défigure le sens des faits qu’il nous rapporte. Loin d’être un fou de guerre, Cléarque se conduira comme un fin politique.

 

Incipit tragœdia

 

Aussitôt après la bataille, Cléarque met en œuvre une stratégie de rechange. Comme Ariée et ses troupes, les Perses et les Lydiens qui avaient suivi Cyrus, ont abandonné le combat dès que Cyrus est mort, il s’efforce de les rallier, et se pose en faiseur de rois : « Plût aux dieux que Cyrus fût encore en vie ! mais puisqu'il n'est plus, annoncez à Ariée que nous, nous avons vaincu le Roi, et que, comme vous le voyez, personne ne nous résiste plus. Si vous n'étiez pas venus, nous serions en train de marcher contre lui. Nous faisons savoir à Ariée que, s'il vient ici, nous l'installerons sur le trône royal : c'est à ceux qui ont vaincu, les armes à la main, qu'il appartient aussi de commander » [2, 1, 6]. Cléarque sait, bien sûr, que ni lui, ni Ariée, n’ont gagné la bataille. Et la mort de Cyrus a dénoué leur alliance, qu’il est urgent de rétablir, quel que soit le prétexte invoqué pour cela : peut-il croire au succès de sa proposition ? Ariée n’est qu’un noble perse, il faut être de sang royal pour prétendre accéder au trône. Si Cléarque a besoin de renouer l’alliance, ce n’est pas pour tenter, avec un nouveau prétendant, de reprendre la lutte contre Artaxerxès, c’est pour être en bonne posture quand le moment viendra de conclure une trêve.

Chirisophe est chargé de transmettre cette offre, et chacun sait que Chirisophe est l’envoyé de Sparte. Entre Cléarque et lui, les rapports ne sont pas ceux qu’ils auraient dû être, entre le hors-la-loi justement condamné, et le représentant de ceux qui l’ont banni... Chirisophe est déjà le second de Cléarque : bien que Ménon se joigne, de lui-même, à cette ambassade, Xénophon nous précise qu’il y va parce qu’il est l’hôte d’Ariée, et c’est bien Chirisophe qui est l’envoyé de Cléarque.

Celui-ci va alors offrir un sacrifice, afin de consulter les entrailles des bêtes. Il ne s’agit pas là d’un signe de piété, c’est l’un des attributs qui reviennent au chef de l’armée. Cyrus, la veille encore, avait agi de même, et les présages étaient, paraît-il, favorables, mais l’issue du combat semble les démentir... sauf si on ne s’intéresse qu’à la survie des Grecs. Cléarque, pour sa part, attendra de connaître la réponse d’Ariée avant de dire ce qu’annoncent les présages.

Les hérauts de Tissapherne, conduits par Phalinos, arrivent à ce moment, et veulent être reçus par les chefs de l’armée. Trois d’entre eux sont absents : Chirisophe et Ménon se trouvent au camp d’Ariée, Cléarque va d’abord offrir son sacrifice, et renvoie les hérauts auprès des autres chefs. L’ultimatum des Perses est alors débattu, car les chefs semblent loin d’être du même avis. Le narrateur, bien sûr, n’est pas censé avoir assisté au débat. Il ne va pas nommer tous les intervenants, il mentionne deux noms qui sont déjà connus : Cléanor et Proxène, puis un autre dont c’est la seule apparition : l’Athénien Théopompe. Cet Athénien, bien sûr, ne va pas disparaître, mais il reparaîtra sous son nom véritable : nul n’a jamais douté que ce soit Xénophon.

Tous les trois, fièrement, refusent que les Grecs rendent leurs armes au Roi. Les Grecs, dit Cléanor, aimeraient mieux mourir. Proxène, en bon élève du sophiste Gorgias, demande à quel titre le Roi veut que les Grecs lui remettent leurs armes : si c’est comme vainqueur, qu’il vienne donc les prendre ; s’il veut qu’on les lui donne, en gage d’amitié, qu’offrira-t-il lui-même, si on lui fait cette faveur ? Chacun sait que les dons appellent d’autres dons... Théopompe, à son tour, fait assaut d’éloquence : « Phalinos, actuellement, comme tu vois, il ne nous reste plus que nos armes et que notre courage. Avec nos armes, il me semble que nous pourrions aussi tirer parti de notre courage, tandis que si nous les livrons, nous pourrions bien en plus perdre la vie. Ne t’imagine donc pas que nous allons vous remettre les seuls biens qui nous restent... ». Phalinos a beau rire, « tu m’as l’air d’un philosophe, et tu ne parles pas sans agrément », répond-il avec humour [2, 1, 12-13, la formule pastiche les paroles de bienvenue qu'Homère met dans la bouche de Nausicaa] - ce “jeune homme” a dit vrai. Réduits au désespoir, les Grecs peuvent encore faire payer très cher le prix de leur défaite. Mieux vaudra négocier, puisque même vainqueur, le Roi n’est pas à même d’écraser les vaincus. Telle est, finalement, l’opinion d’autres chefs qui ne sont pas nommés, et dont le narrateur essaie d’insinuer qu’ils cèdent au défaitisme : « D’autres aussi, qui commençaient à faiblir, firent valoir, dit-on, qu’ils avaient été fidèles à Cyrus et qu’ils pourraient être d’une grande utilité au Roi, s’il consentait à leur accorder son amitié » [2, 1, 14) Nous n’en saurons pas plus, puisque l’auteur invoque ce commode “dit-on” qui veut nous faire croire qu’il n’avait pas lui-même assisté au débat, dont il ne pourrait donc parler que par ouï-dire. Ainsi laisse-t-il croire, en nous parlant de ceux qui “commencent à faiblir”, sans rapporter leurs dires, et même pas leur nombre, que leur “défaitisme” est resté minoritaire. Mais Cléarque lui-même n’exclura pas d’entrer au service du Roi : « nous estimons, au cas où nous serions forcés de devenir les amis du Roi, que nous serions pour lui des amis plus efficaces avec nos armes, qu’en les ayant livrées à autrui ; dans le cas, au contraire, où il nous faudrait combattre, que nous combattrions mieux avec nos armes que si quelque autre les avait reçues de nous » [2, 1, 20].

Il ne repousse donc l’ultimatum des Perses que pour ouvrir la porte à des négociations, si ce n’est même à des marchandages orientaux : Cléarque compte bien faire monter les prix. Dès qu’il aura reçu la réponse d’Ariée, il ira le rejoindre, et c’est cela, bien sûr, qui va forcer le Roi à chercher, lui aussi, une stratégie de rechange.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
26 novembre 2019 2 26 /11 /novembre /2019 08:30

* Chapitre deux : Le bruit et la fureur

 

Cléarque, coup sur coup, va conclure deux pactes. Avec Ariée, d’abord, qui a décliné l’offre d’une alliance offensive ; mais les envoyés de Cléarque sont revenus porteurs d’une proposition, à prendre ou à laisser : « Ariée, disaient-ils, assurait que nombre de Perses, plus nobles que lui, ne supporteraient pas qu’il devînt Roi. Mais si vous voulez vous en retourner avec lui, ajoutèrent-ils, il vous conseille de le rejoindre cette nuit ; sinon il déclare que demain, à l’aurore, il s’en ira » [2, 2, 1].

Les Grecs n’ont pas le choix, ils vont rejoindre Ariée. Celui-ci leur expose un si bon plan de fuite que c’est celui qu’ils finiront par mettre en œuvre, quand il ne restera plus d’autre alternative. Mais il faut croire qu’ils projetaient autre chose, et que la fuite n’était pour eux qu’un “plan B”. S’ils veulent, avant tout, reconstituer l’alliance des forces que Cyrus avait menées jusqu’à Counaxa, ce n’est pas pour revenir au point de départ, mais pour peser plus lourd quand il faudra traiter. Xénophon n’en fait pas mystère : « Cette tactique ne visait qu’à échapper au Roi ou qu’à prendre la fuite, mais la Fortune en fournit une autre plus glorieuse » [2, 2, 13]. Ce qui est, selon lui, plus glorieux, ou plus beau [kallion], c’est que les circonstances viennent obliger le Roi à conclure une trêve. Le pacte avec Ariée n’a été qu’un moyen de faire peur au Roi, qui enverra cette fois des hérauts pour traiter. Les envoie-t-il aux Grecs, n’en envoie-t-il qu’à eux ? Les “barbares” d’Ariée sont dix fois plus nombreux que les dix-mille Grecs, il serait surprenant qu’on négocie sans eux [Faut-il le rappeler, le mot “barbare” ne doit pas être pris dans un sens péjoratif : il permet d’englober, sous la même appellation, l’ensemble des sujets de l’empire perse, ce qui inclut bien des peuples, fort différents des Perses : pour s’en tenir à ceux que nous apercevons dans l’armée de Cyrus, il y a des Lydiens, des Cariens, et même des Égyptiens...]. Mais Xénophon ne parle que des tractations qui s’engagent entre Cléarque et Tissapherne, et où il n’est question que des Grecs, des Grecs seuls. Cléarque va conclure une paix séparée, et prêter des serments tout aussi solennels que ceux qu’il échangeait, la veille, avec Ariée. C’est loin d’être glorieux, car les Grecs, après tout, ne sont pas des sujets rebelles, et risquent moins que ces “barbares”, qu’ils abandonnent à la vindicte du Grand Roi : Cléarque peut toujours assurer Tissapherne qu’il ne connaissait pas les projets de Cyrus, et Tissapherne peut affecter de le croire, mais Ariée ne peut guère invoquer cette excuse, et ne peut pas non plus espérer un asile hors de l’empire perse. Négocier sans lui, c’est lui donner le droit de chercher, lui aussi, à se sauver tout seul. Ce qu’il fera, bien sûr : Xénophon nous l’apprend de manière voilée, l’alliance est caduque, mais qui est-ce qui l’a rompue ? Son récit insinue que ce sont les Barbares : « Après cela les Grecs et Ariée qui avaient installé leur camp les uns près des autres, attendirent Tissapherne plus de vingt jours. Pendant ce temps arrivent chez Ariée ses frères avec d’autres parents, et chez ceux qui étaient avec lui arrivent plusieurs Perses. Ces gens les réconfortaient et apportaient au nom du Roi à quelques-uns d’entre eux l’assurance qu’il ne leur en voudrait point de l’expédition qu’ils avaient faite contre lui avec Cyrus et qu’il oublierait le passé » [2, 4, 1].

Quelques Grecs, à présent, estiment que la trêve a été une erreur, et vont même tenter d’en convaincre Cléarque : « Qu’est-ce que nous attendons ici, disaient-ils, ne savons-nous pas que le Roi paierait n’importe quel prix notre perte, pour que les autres Grecs aient peur de marcher contre lui ? Actuellement, sans doute, il nous suggère de rester ici, parce que son armée est dispersée, mais dès qu’il l’aura de nouveau réunie, à coup sûr il nous attaquera... » [2, 4, 3]

Cléarque ne peut pas cacher son embarras, il partage, dit-il, « toutes ces inquiétudes ». Sans avouer qu’il a pu commettre une erreur, il explique, en substance, que le vin est tiré, qu’il faudra donc le boire, même si on lui trouve un petit goût amer : « Pourtant je réfléchis que si nous partons actuellement, on dira que nous partons pour nous battre et que nous violons la trêve » - et bien que, somme toute, il nous semble douteux qu’il soit inhibé par des scrupules moraux, il doit penser que la violation d’une trêve pourra toujours être justifiée après coup, mais seulement si elle conduit à la victoire : « Faudra-t-il livrer bataille ? Nous n’avons pas de cavaliers pour nous soutenir, tandis que chez nos ennemis ce sont les cavaliers qui sont les plus nombreux et qui ont le plus de valeur. De cette façon, si nous sommes vainqueurs, quelles pertes pourrions-nous bien causer ? Si nous sommes vaincus, il est impossible qu’aucun de nous en réchappe » [2, 4, 3-7]. Nous le verrons plus tard, cet argument technique est tout à fait sérieux : les Dix-Mille devront se donner, dans l’urgence, cette cavalerie qui leur fait tant défaut [3, 3, 19-20]. Mais comme il s’agit de technique militaire, et nullement d’éthique, ou d’honneur chevaleresque, il n’y a donc aucun désaccord de principe entre Cléarque et les “grognards” qui l’interpellent : ils seraient tous d’accord, s’ils le croyaient possible, pour s’échapper du piège où ils savent être tombés.

Personne, à ce moment, ne réplique à Cléarque. Mais Xénophon, plus tard, quand la trêve sera rompue, ne nous cachera pas qu’il a toujours été partisan de la rompre : « Quant à moi, tant que durait la trêve, je n’ai pas cessé un instant de nous plaindre et de porter envie au Roi et à ses gens ; je contemplais l’immensité de leur pays, sa beauté, l’abondance de leurs ressources, la multitude de leurs serviteurs, de leurs richesses, leur or, leurs vêtements ; par contre, toutes les fois que je réfléchissais à la situation de nos soldats, que nous n’avions part à aucun de ces biens qu’à condition de les acheter, et l’argent nécessaire pour les acquérir, je savais que peu d’entre nous en avaient encore, et que pour nous procurer des vivres autrement qu’en les achetant, des serments nous l’interdisaient désormais ; quand je réfléchissais donc à tout cela, il m’arrivait de redouter la trêve plus qu’aujourd’hui la guerre » [3, 1, 19-20].

 

 

Flash-back

 

Telles sont, en effet, les clauses de la trêve, que l’auteur avait rapportées sans commentaire, au moment où il la présentait comme glorieuse : « il faudra nous jurer de faire route comme si vous étiez en territoire ami, ne prenant, sans rien endommager, de quoi manger et boire, que lorsque nous ne vous ouvrirons pas de marché ; quand nous vous en ouvrirons un, c’est contre paiement que vous aurez vos vivres » [2, 3, 27].

Cette trêve glorieuse, aux yeux de Xénophon, n’est en réalité qu’un expédient ruineux, auquel Cléarque n’a recouru que par force. Lui qui est si malin, comment a-t-il pu faire un tel marché de dupes ? La réponse est, sans doute, qu’il n’a pas eu le choix : le Roi, d’après ce qu’en a dit l”auteur de l’Anabase, a offert une trêve parce qu’il avait eu peur ; mais les Grecs, avoue-t-il, avaient eux-mêmes été saisis par la terreur, pendant la même nuit [2, 2, 19]. Cléarque a su calmer cet accès de panique, mais lorsqu’il négocie, le lendemain matin, il sait dans quel état est le moral des troupes, ses officiers eux-mêmes ne sont pas plus vaillants : « on était d’avis de conclure vite la trêve et d’aller tranquillement où étaient les vivres et de les prendre ». Cléarque, à ce moment, fait traîner sa réponse « jusqu’à ce que les envoyés appréhendent que nous ne soyons pas d’avis de conclure cette trêve. Il est vrai, ajouta-t-il, que nos propres soldats auront aussi la même inquiétude » [2, 3, 8-9]. Nécessité fait loi, la conduite adoptée n’a pas été choisie parce qu’elle est la meilleure, mais parce qu’il n’y avait plus d’autre issue concevable. Cléarque, désormais, n’aura plus les mains libres. C’est lui qui a intérêt à dénoncer la trêve, et à tirer parti d’une occasion propice, même si l’on admet que Tissapherne aussi soit tenté de la rompre, mais pour quelles raisons ? Faut-il lui attribuer le seul motif qui soit allégué dans le texte : terroriser les Grecs, pour les dissuader d’entreprendre à nouveau une agression semblable [2,4,3] ? Ce serait oublier que les Dix-Mille n’étaient, dans l’armée de Cyrus, qu’une troupe auxiliaire, plutôt qu’une avant-garde préparant le terrain pour une invasion grecque. C’est bien ce qu’oublieront, quinze ou vingt ans plus tard, les lecteurs auxquels va s’adresser l’Anabase : ils percevront cette aventure dans une perspective où elle semble préparer les campagnes d’Agésilas, dont Xénophon lui-même essaie de faire croire qu’elles n’ont échoué que parce qu’Agésilas s’est vu contraint de retourner en Grèce, pour combattre les Thébains et les Athéniens... L’équipée des Dix-Mille pourra prendre, dès lors, un sens “patriotique” qu’elle n’avait jamais eu, ainsi que nous l’atteste un discours d’Isocrate, où ils sont présentés comme des misérables, aventuriers sans foi ni loi, “des hommes que leur propre vilenie (phaulotès) empêchait de vivre dans leurs propres cités” [Panégyrique, 146]. Même si on fait la part de l’emphase oratoire, dans un discours qui vise un public bien-pensant, ce jugement ne devrait pas nous étonner, puisqu’il justifie la réception peu cordiale qu’ont reçue les Dix-Mille, dans plusieurs cités grecques, y compris à Byzance, d’où l’harmoste spartiate les expulse aussitôt, et fait vendre ceux qui sont restés dans la ville, comme des clandestins qu’on juge indésirables [7,1,7-10, et 7,2,6]. Il faudra du recul pour que ces misérables apparaissent, après coup, comme les champions de la Grèce, dont il faut faire alors, contre toute évidence, des défenseurs loyaux de l’ordre et du bon droit. Tel est, nous semble-t-il, le but qu’a poursuivi l’auteur de l’Anabase, sans recourir à des mensonges trop flagrants, qu’il ne prend jamais à son compte, même quand il les met dans la bouche d’un autre.

Ainsi rapporte-t-il une succession d’incidents, qui attestent la tension croissante qui s’instaure, entre Grecs et Barbares, et nous préparent au clash qui surviendra bientôt, mais sans rien dire, au vrai, qui puisse nous aider à saisir ses enjeux, ni à savoir qui est responsable de quoi.

Première alerte, un soir, quand un messager inconnu vient, de la part d’Ariée, avertir les Grecs qu’ils vont être attaqués. Ils viennent de franchir, sur un pont formé de sept bateaux, l’un des larges canaux qui arrosent la plaine. Ils campent au bord du Tigre, dans une sorte d’île, alors que les "barbares" sont déjà passés sur l’autre rive. Ariée et Artaozos, qui envoient ce messager, “vous conseillent, dit-il, de vous tenir sur vos gardes, de peur que cette nuit les barbares ne vous attaquent (...) Ils vous conseillent aussi d’envoyer une garde le long du pont de bateaux du Tigre, parce que Tissapherne a dessein d’en délier cette nuit les amarres, s’il le peut, pour que vous ne puissiez plus le franchir et que vous soyez cernés entre le fleuve et le canal” [2, 4, 16-17].

Un jeune homme, dont les propos rappellent les dilemmes que manie souvent Xénophon, fait alors observer qu’il est incohérent de vouloir attaquer et de rompre le pont : « s’ils attaquent, ils ne pourront être que vainqueurs ou vaincus. S’ils sont vainqueurs, à quoi leur sert-il de rompre le pont ? (...) Si c’est nous, au contraire, qui sommes vainqueurs, le pont détruit, ils ne pourront faire retraite nulle part ; il y a plus, bien qu’ils aient des forces nombreuses sur la berge opposée, personne ne pourra leur porter secours, le pont détruit » [2, 4, 19-20]. Et l’on finit par reconnaître « que les Barbares avaient envoyé sous main cet homme, dans la crainte que les Grecs, après avoir coupé le pont, ne restassent dans l’île, où ils auraient pour se protéger d’un côté le Tigre, de l’autre le canal, dans la crainte aussi qu’ils ne vécussent sur ce pays isolé, qui était grand, fertile, plein d’habitants pour le cultiver, et qu’ensuite ils n’y trouvassent un refuge, si l’un des leurs voulait attaquer le Roi » [2, 4, 22].

Cette provocation semble assez maladroite : pourquoi donc Tissapherne incite-t-il les Grecs à saisir l’occasion de rompre, à leur profit, la trêve qu’ils n’observent que contraints et forcés ? Cela n’aurait un sens que s’il était certain d’écraser leur révolte. Si tel était le cas, qu’est-ce qui l’empêchait de passer à l’attaque ? Sa loyauté, peut-être ? Mais que penser, alors, du guet-apens où il va faire tomber Cléarque ?

 

 

Un suspect idéal

 

Du moins s’il nous faut croire que Tissapherne lui a tendu un guet-apens : l’épisode est obscur, et Xénophon lui-même n’affirme rien de tel. Sa méthode, encore une fois, consiste à rapporter ce que dit tel ou tel, ainsi suggère-t-il que Ménon est un traître, comme l’indiquent ses rapports avec Ariée, mais il ne le dit pas, et se borne à tracer un portrait de Ménon, qui nous fera juger que cet homme est coupable, puisqu’il en est capable, des forfaits qu’on voudra lui mettre sur le dos [Monique Canto-Sperber déclare toutefois que, “en dépit de l’hostilité qu’il ressentait pour Ménon, Xénophon ne suggère jamais que celui-ci a trahi les Grecs” : cf. Platon, Ménon, traduction et introduction de Monique Canto-Sperber, Garnier-Flammarion, 1993, p. 23]. Quant aux accusations qui visent Tissapherne, Xénophon se contente de les introduire dans la bouche d’un Grec, tout en rapportant une autre version des faits, énoncée par des Perses, mais de telle façon qu’ils semblent peu fiables. Ainsi la conclusion semble s’imposer d’elle-même, bien que nous restions libres d’en adopter une autre. C’est d’ailleurs de la même façon que l’auteur nous a laissés libres de croire que les Grecs avaient été vainqueurs sur le champ de bataille, ou de nous rendre compte qu’ils n’avaient triomphé que dans une escarmouche, loin du lieu où se jouait le sort des prétendants.

Si nous nous en tenons aux faits qu’il nous rapporte, c’est Cléarque, en effet, qui prend l’initiative, qui va voir Tissapherne, et s’explique avec lui. Mais que se sont-ils dit, entre deux paires d’yeux ? Deux ou trois paires, en fait, puisque nous savons bien qu’ils n’ont pu se parler qu’avec un interprète, mais celui-ci, sans doute, n’a laissé rien filtrer. Les propos qu’ils échangent, tels qu’ils sont rapportés à partir du récit qu’en aurait fait Cléarque, pourraient nous laisser croire qu’ils se sont mis d’accord. Si méfiants soient-ils, ils mettent en avant des considérations réalistes sur l’intérêt mutuel qu’ils auraient, l’un et l’autre, à se rendre service. Et même l’intérêt que trouverait l’un d’eux à prendre à son service l’armée que menait l’autre : contre les Pisidiens, contre les Égyptiens, et qui sait, pourquoi pas, contre le Roi lui-même...

Mais surtout, dit l’auteur, ils auraient dissipé les soupçons réciproques, que des calomniateurs avaient entretenu. Pour démasquer ceux-ci, Cléarque et Tissapherne convenaient donc de se rencontrer à nouveau, avec leurs généraux, pour que chacun s’explique, en présence de tous. L’auteur, bien renseigné, nous confie que Cléarque « soupçonnait que le calomniateur était Ménon, sachant que celui-ci s’était, en compagnie d’Ariée, abouché avec Tissapherne, qu’il cabalait et conspirait contre lui, Cléarque, pour gagner à sa cause toute l’armée et devenir l’ami de Tissapherne » [2, 5, 28]. Si Cléarque a pu faire état de ses soupçons, et si Xénophon est l’auteur de l’Anabase, il en savait plus long que tous les autres Grecs, et devait être le confident de Cléarque. Celui-ci n’a pas dû le dire ouvertement, s’il voulait prendre au piège l’homme qu’il soupçonnait. Or Xénophon précise que « Cléarque voulait que toute l’armée eût la pensée tournée vers lui-même et que ceux qui lui portaient ombrage fussent écartés » [2, 5, 29], ce qui nous laisse entendre qu’il soupçonnait sans preuve tous ceux qui étaient pour lui des rivaux potentiels, et confirme, en tout cas, qu’il ne faisait pas confiance à n’importe qui.

Plus surprenant encore, le narrateur rapporte une confidence explosive. Quand Cléarque lui a fait des offres de service, Tissapherne est censé les avoir accueillies comme s’il projetait de reprendre à son compte les projets de Cyrus : avec l’aide des Grecs, il défierait le Roi. Mais comment pourra-t-il, une fois qu’il aura capturé les stratèges, les envoyer au Roi, sans craindre de les voir témoigner contre lui ? On aurait mieux compris qu’il les tue aussitôt, ce qui est dit tout d’abord, pour être contredit à la page suivante... [2, 5, 38, et 2, 6, 1].

Mais quel besoin a-t-il de tendre un piège aux Grecs ? Nous le savons déjà, le piège où ils sont tombés, c’est justement la trêve : leur intérêt les pousse à la rompre au plus tôt. Dès qu’elle sera rompue, ils se croiront en droit de piller et de tuer, même chez les Cardouques, ces montagnards irréductibles qui n’ont pas reconnu l’autorité du Roi. La bonne foi des Grecs n’est pas plus avérée que celle des Barbares, et Xénophon lui-même a l’art de rendre obscur le sens de son récit.

Faut-il le rappeler, Xénophon n’est pas un moraliste kantien. Le mensonge, à ses yeux, peut être justifiable, et c’est, s’il faut l’en croire, l’opinion de Socrate. Tromper les ennemis, c’est le premier devoir qui s’impose au stratège, qui doit, à l’occasion, mentir même aux amis : “supposons qu'un général, voyant son armée découragée, lui fasse accroire qu'il va recevoir des renforts et que, par ce mensonge, il relève le courage de ses soldats, de quel côté mettrons-nous cette tromperie ? A mon avis, dit-il, du côté de la justice. Supposons encore qu'un enfant ait besoin d'un remède et qu'il refuse de le prendre, qu'ensuite son père le trompe en lui donnant ce remède comme un aliment et que, par ce mensonge, il lui rende la santé, où placerons-nous aussi cette tromperie ?” [Mémorables, 4, 2,17] Mais il s’arrange pour qu’on puisse rarement le suspecter lui-même, ce qui est facile quand aucun autre témoin ne peut le démentir ; dans la plupart des cas, il ment par omission, et trompe son lecteur par le faux éclairage sous lequel celui-ci peut percevoir les faits. S’il n’était pas aussi l’auteur des Helléniques, aurions-nous pu comprendre comment Cyrus a pu passer en Cilicie ? car son récit n’est pas manifestement faux, mais quelques “legetai” habilement placés lui ont suffi pour lancer les lecteurs sur une fausse piste, qu’il leur a fallu suivre, tant qu’ils ne savaient rien des pressions exercées par la flotte spartiate. De même a-t-il omis, au début de l’Anabase, de nous rapporter que Cyrus avait déjà tenté de s’emparer du trône. Tissapherne, en le dénonçant, passe ainsi pour un fourbe : il est déjà suspect, ainsi pourrons-nous croire que c’est lui qui a berné cet ingénu, Cléarque. Mais rien, dans son récit, n’affirme clairement qu’il en est bien ainsi. Cléarque, nous dit-il, se fiait à Tissapherne ; ses amis, méfiants, l’ont dissuadé de prendre tant de monde avec lui ; ce qui se passe ensuite, au camp de Tissapherne, est rapporté aux Grecs par l’Arcadien Nicarque, qui a pu s’échapper. Plus tard ils entendront la version d’Ariée, qui accuse Cléarque, démasqué, selon lui, par Ménon et Proxène. Nous ne saurons jamais si cette version est partiellement véridique, mais nous savons déjà qu’elle comporte un mensonge, car elle prétend que Cléarque est déjà mort, alors que Tissapherne va l’envoyer au Roi, en même temps que tous les autres généraux. Ce mensonge met Ariée en fâcheuse posture, quand Xénophon réclame que les Grecs puissent entendre Proxène et Ménon. Les Perses, à ce moment, repartent sans répondre, ce qui nous porte à croire qu’Ariée n’est qu’un fourbe. Pour nous faire oublier que le nom de Proxène a pu être associé à celui de Ménon, le narrateur devra tellement noircir Ménon qu'il aura le profil d'un suspect idéal, et puisqu'Ariée se trouve avoir été son hôte, cela permet aussi de le discréditer. Mais Xénophon lui-même, quelques années plus tard, nous parle encore d’Ariée, qui est revenu à Sardes, quand des Barbares qui ont servi Agésilas vont avoir à se plaindre d’un de ses lieutenants. Ils décident alors de rejoindre Ariée, « en qui ils avaient confiance, parce qu’Ariée s’était révolté contre le Roi et lui avait fait la guerre » [Helléniques, 4, 1, 27] : Ariée, semble-t-il, ne méritait donc pas les injures que les Grecs lui ont prodiguées.

 

Qui a tué Roger Ackroyd ?

 

L’histoire du guet-apens nous rappelle l’étude que Pierre Bayard a faite du Meurtre de Roger Ackroyd, ce roman d’Agatha Christie, où le narrateur se dénonce, et où chacun admet qu’il est bien le coupable. Mais une lecture attentive du récit où il s’accuse peut nous porter à croire qu’il ne s’accuse que pour couvrir le coupable, et nous ne pouvons plus savoir ce qu’il en est, puisqu’il est impossible de confondre ce faux témoin, et de lui faire avouer qu’il est un faux coupable, puisqu’il a réussi à se donner la mort. Or l’histoire que nous raconte Xénophon est encore plus obscure que l’épisode du passage en Cilicie : comme dans le récit qu'analyse Bayard, elle met en oeuvre une pratique de "dissémination des données, qui les rend non pas illisibles mais insignifiantes [Qui a tué Roger Ackroyd ?, Minuit, p. 142]". Ce dont nous sommes sûrs, c’est que l’on s’est battu, et que cinq généraux ont été capturés. Mais il nous faut poser la question que se posent tous les historiens grecs, quand ils cherchent à savoir qui a déclenché la guerre, question qui est, pour eux, toujours plus compliquée que celle de savoir qui est-ce qui l’a commencée. Ainsi, chez Thucydide, lorsque les Athéniens acceptent l’alliance proposée par Corcyre, ce sont les Corinthiens qui, s’estimant lésés, appellent les Spartiates à prendre leur parti contre les Athéniens. Ce sont les Corinthiens qui commencent la guerre, ainsi que les Thébains, qui attaquent Platées. Mais la guerre s’explique parce que les Athéniens ont “forcé” les Spartiates à leur faire la guerre : la puissance d’Athènes est parvenue au point où elle ne peut plus s’accroître sans que les autres Grecs se sentent menacés.

Mutatis mutandis, nous cherchons à savoir qui a rompu la trêve conclue entre les Perses et l’armée des Dix-Mille. Qu’elle soit rompue, en fait, lorsque Cléarque tombe aux mains de Tissapherne, ne nous explique pas pourquoi elle est rompue. Les clauses de la trêve ont été imposées dans un rapport de force qui était, évidemment, défavorable aux Grecs : eux seuls ont intérêt à les remettre en cause. Xénophon nous l’explique en des termes si clairs que ce point-là, du moins, n’est pas une hypothèse. L’adage policier, is fecit cui prodest, nous porte donc à croire que c’est Cléarque qui a provoqué la rupture. Comment s’y est-il pris ? Nous ne le savons pas, mais nous savons, du moins, que, dans leur geôle perse, les autres prisonniers s’en prenaient à Cléarque, et que Ctésias a dû le défendre contre eux : « Ctésias dit aussi que les soldats emprisonnés avec lui s’appropriaient et consommaient les vivres envoyés à Cléarque et ne lui laissaient que de toutes petites portions. Et il ajoute encore qu’il y remédia en obtenant qu’on en envoyât davantage à Cléarque et qu’on servît les soldats séparément ; ce service et ces approvisionnements étaient permis grâce à l’accord et au bon vouloir de Parysatis (...) Il poursuit en disant que le roi, sur les instances de sa mère, avait promis et juré de ne pas tuer Cléarque, mais Stateira le persuada du contraire et il les fit mettre tous à mort, excepté Ménon » [Plutarque, Vies parallèles, op. cit., p. 308]. Ménon, à ce qu’on dit [legetai], sera finalement mis à mort, lui aussi. Qu’il puisse être épargné ne permet pas de dire s’il a trahi les Grecs, ou s’il a, lui aussi, des protecteurs puissants à la cour d’Artaxerxès. En tout cas, tant que les prisonniers restent enfermés ensemble, c’est Cléarque, et non lui, qui est traité par les autres comme un pestiféré.

 

 

Projets rocambolesques

 

Xénophon, pour sa part, nous a dit que Cléarque devait mener chez Tissapherne ses lochages et ses généraux. Il n’était pas question qu’il se fasse escorter par une troupe en armes, c’est ce qu’il fait, pourtant. Est-ce parce que les Grecs redoutent un coup fourré ? Dans la discussion que Cléarque a dû tenir avec ses proches, « il y eut quelques soldats qui soutinrent contre lui que tous les lochages, tous les stratèges ne devaient pas aller chez Tissapherne, ni avoir confiance en lui. Cléarque persista avec force dans son opinion, jusqu’à ce qu’il eût obtenu que cinq stratèges s’y rendissent, et vingt lochages. Ils étaient accompagnés, comme s’ils allaient chercher des vivres, d’environ deux cents soldats » [2, 5, 30 : l’expression “quelques soldats” ne doit pas nous abuser, il ne s’agit pas d’une assemblée générale, mais d’une réunion en petit comité]. A quoi sert cette escorte ? Il ne peut pas s’agir d’une garde d’honneur, car il n’y aurait pas lieu de fournir un prétexte. Ces deux cents hommes font “comme si” leur présence n’avait pas d’autre objet qu’une corvée banale. Il s’agit d’une ruse, qui n’aurait aucun sens si on n’avait pas prévu d’attaquer par surprise, d’enlever Tissapherne, ou de l’assassiner. De l’enlever, plutôt, car Tissapherne mort ne peut servir à rien, alors que, prisonnier, il serait pour les Grecs un otage précieux.

Projet rocambolesque ? Xénophon nous apprend, sans que rien l’y oblige, que Cléarque y a pensé, tout en s’en défendant auprès de Tissapherne : « Si donc, comme de vrais insensés, nous te faisions périr, ne ferions-nous pas véritablement périr notre bienfaiteur, pour avoir ensuite dans notre lutte contre le Roi le plus puissant des champions ? » [2, 5, 10]. Cléarque a déjà nié, contre toute évidence, qu’il savait où Cyrus conduisait ses soldats. C’est un professionnel de la dénégation, et tous ses démentis tendent à confirmer ce dont il se défend.

Que pouvons-nous comprendre au guet-apens lui-même, tel que nous le présente le récit de Xénophon ? Nous lisons, tout d’abord, que les cinq généraux entrent chez Tissapherne, alors que les lochages restent avec les soldats. Pourquoi les vingt lochages ne sont-ils pas entrés ? Pour un coup de filet, Tissapherne aurait dû faire entrer les lochages, et l’escorte, au dehors, serait restée sans chefs. Si on veut la massacrer, ce serait plus facile. Qu’un tel massacre ait lieu, c’est ce qui nous est dit, mais croirons-nous qu’il ait été prémédité ? Si tel était le cas, les Perses auraient prévu d’attaquer aussitôt le campement des Grecs.

Ils n’enverront, en fait, que trois cents cavaliers, conduits par « Ariée, Artaozos et Mithradatès, qui avaient témoigné la plus grande fidélité à Cyrus. L’interprète des Grecs dit qu’il voyait aussi avec eux le frère de Tissapherne, qu’il le reconnaissait » [2, 5, 35]. Ce n’est qu’une ambassade, ils viennent exiger la reddition des Grecs. Ceux-ci s’attendent alors à l’attaque imminente qui devrait avoir lieu, s’il s’agissait vraiment d’une machination, que Tissapherne aurait mise au point par avance. Rien de tel n’aura lieu : les Grecs auront le temps de reprendre courage, et c’est alors, bien sûr, qu’apparaît Xénophon. Si l’on persiste à croire que Tissapherne avait tendu un guet-apens, il faut admettre, alors, qu’il s’y est pris comme un manche.

Bien moins rocambolesque est l’idée que Cléarque, que la nécessité force à être audacieux, a joué son va-tout. Il était aux abois, la situation des Grecs devenait intenable, les risques encourus devaient peser moins lourd que les gains prévisibles : Cléarque et d’autres chefs allaient risquer leur vie, mais les Grecs ne seraient plus liés par la trêve.

Jusqu’ici Xénophon a su rester dans l’ombre. Quelle qu’ait été sa part dans les décisions prises, il feint, à l’occasion, de ne savoir rien d’autre que ce qu’a pu savoir n’importe quel soldat. C’est ainsi qu’il a pu, dès l’abord, rendre incompréhensible l’épisode où l’armée passe en Cilicie : il suffisait d’omettre ce qu’il savait du rôle joué par les Spartiates. De même, a-t-il faussé le sens de son récit, en feignant d’ignorer ce que voulait Cyrus, et ce qu’était Cléarque. Pour ceux qui pensent encore que Xénophon n’était ni un soldat ni un chef, il est permis de croire que, n’ayant pu savoir tout ce qui se tramait, il se borne à nous dire ce qu’il a pu savoir, et qui est parfois confus, voire inintelligible : Waterloo, raconté par le jeune Fabrice. Le bruit et la fureur y occupent tant de place que nous n’y trouvons plus ni rime ni raison, ça a tout l’air d’un conte, conté par un idiot [cf. Castoriadis, Figures du pensable, p. 49-53].

L’auteur de l’Anabase est tout, sauf un idiot : en bon historien grec, il a su maîtriser les techniques oratoires enseignées par Gorgias, Lysias ou Antiphon. Ces logographes lui ont appris à présenter les faits de façon pathétique, même si le récit manque de cohérence. Ils savaient détourner l’attention des juges, et leur faire oublier que leurs clients avaient un mobile, et des armes, pour déclencher la rixe où l’un d’eux s’est fait tuer. Puisque c’est lui qui est mort, c’est lui qui est la victime, ses compagnons et lui doivent être innocents. Telle est la mise en scène qui a déjà joué en faveur de Cyrus, et qui ressert encore, en faveur de Cléarque.

Devant des juges grecs, la cause est défendable : la perfidie des Perses est tenue pour acquise. Certains lecteurs, bien sûr, sont déjà persuadés que Dieu est avec nous, que notre cause est juste, nos héros exemplaires, et l’ennemi, barbare. Mais Xénophon n’est pas homme à se satisfaire du succès trop facile qu’un public complaisant lui accorde par avance. Car il s’adresse aussi aux lecteurs mal-pensants, et multiplie les signes grâce auxquels ils pourront mener leur propre enquête, et sauront que l’auteur ne s’est pas moqué d’eux. Il n’a dupé que ceux qui voulaient être dupes, parce qu’ils voyaient en lui un témoin sans malice. Son livre étant perçu, suivant le mot de Taine, comme un “journal de marche”, sa forme littéraire n’est pas prise au sérieux.

 

Politique de la prose

 

Le piège a fonctionné dès la première page, avec la description des préparatifs de Cyrus. Le narrateur a su nous faire admettre la crédibilité d’un projet qui aurait dû, normalement, être perçu comme une aventure insensée. Il insiste, à plusieurs reprises, sur l’idée que Cyrus veut gagner du temps, et surprendre son frère avant que celui-ci ait pu rassembler toutes ses forces. Ce n’est pas vrai dès le début, car il lui arrive de faire des haltes prolongées, mais il est vrai qu’il avance à marches forcées, à partir du moment où il traverse l’Euphrate, et où aucun prétexte ne peut plus dissimuler son vrai but : “pendant tout le trajet, Cyrus faisait diligence et ne perdait point de temps, sauf pour se ravitailler ou pour quelque autre raison indispensable. Il pensait que plus il irait vite, moins il trouverait le Roi préparé à combattre ; que plus il irait lentement, plus grossirait l'armée qu'on rassemblait pour ce prince. Et l'on pouvait en réfléchissant se rendre compte que l'empire du Roi était puissant par la grandeur du pays et de la population, mais que la longueur des distances et la dispersion de ses forces le rendaient faible contre un adversaire qui mènerait la guerre avec rapidité” [1, 5, 9].

Ces remarques, bien sûr, nous aident à comprendre comment les Dix-Mille vont se tirer d'affaire : une armée peu nombreuse, si elle n'est pas forcée d'affronter l'ennemi sur un champ de bataille, reste capable de dévaster les campagnes, et de détrousser des paysans désarmés. Tel est l'exploit que vont accomplir les Dix-Mille, au cours de leur retraite. C'est même ce qui explique le succès d'Alexandre, qui a longtemps évité la bataille frontale, et s'est appliqué à conquérir une à une les satrapies où il n'était pas confronté à l'ensemble des forces que Darius III pouvait rassembler contre lui. Mais que faut-il penser dans le cas de Cyrus, qui se précipite vers le choc décisif ? C'est seulement alors que le lecteur découvre l’écrasante disproportion des forces mises en jeu, à peu près dix contre un, quand l’auteur se décide à nous apprendre enfin quels sont les effectifs des troupes de Cyrus, et de celles du Roi. Il n’avait, jusqu’alors, indiqué que le nombre des mercenaires grecs... Même à ce moment-là, le lecteur croit encore que Cyrus peut gagner, puisque Cyrus y croit, c’est du moins ce que Xénophon nous a fait croire. Mais remarquons-le bien, Cyrus n’a jamais cru que ses troupes vaincraient. Il avait cru, d’abord, qu’une bataille ne serait pas nécessaire, c’est ce qu’il dit, d’ailleurs, au moment où il approche de Babylone, au devin grec qui lui prédit que le Roi ne combattrait pas avant dix jours : il lui répond alors que, si c’est bien le cas, et “s’il n’y a point d’action pendant ces dix jours, il n’y en aura pas du tout” [1, 7, 18]. Formule énigmatique, qui n’aurait aucun sens, sauf s’il nous faut comprendre qu’il mettait ses espoirs dans une révolution de palais, orchestrée par la reine-mère Parysatis. C’est seulement ainsi que nous pouvons comprendre une conduite qui semblerait imprudente, pour ne pas dire folle, quand quelques heures avant l’apparition des troupes du Roi, « il s'avançait sur son char, précédé de quelques hommes en ligne ; le gros de l'armée cheminait en désordre et les soldats faisaient porter une bonne partie de leurs armes sur des chariots ou des bêtes de somme » [1, 7, 20].

Placé au pied du mur, il met tous ses espoirs dans l’heureux coup de main qui lui permettrait de tuer Artaxerxès, ce qui est alors sa dernière et sa seule chance. Il ne fait pas confiance à ses troupes “barbares”, comme il l’a récemment dit aux généraux grecs, à un moment critique où ils se querellaient : « Cléarque, Proxène, et vous autres Grecs ici présents, vous ne savez ce que vous faites. Si vous vous battez entre vous, soyez bien certains qu’aujourd’hui même c’en est fait de moi et que votre perte suivra de près la mienne. Nos affaires allant mal, tous ces barbares que vous voyez seront pour nous de pires ennemis que les gens qui sont auprès du Roi [1, 5, 16] ».

Méfiance que confirme l’épisode suivant, où la trahison d’Orontas, et les précautions prises lors du conseil de guerre qui va le condamner, montrent bien que Cyrus ne peut vraiment se fier qu’aux mercenaires grecs : « Cyrus lit la lettre, fait arrêter Orontas, convoque ensuite dans sa propre tente les principaux Perses de son entourage, sept en tout, puis il ordonna aux stratèges des Hellènes d’amener des hoplites et à ceux-ci de poser leurs armes autour de sa tente. Les stratèges obéirent et amenèrent environ trois mille hoplites [1, 6, 4] » : il semble que Cyrus s’attende à une émeute, et qu’il fasse des Grecs sa garde prétorienne...

Et c’est bien dans ce rôle qu’ils peuvent lui être utiles, au moment décisif où il lui faut affronter les armées de son frère. Car à quoi peut servir cette troupe d’élite, si elle n’est pas employée là où va se jouer l’issue d’une bataille, qui est perdue d’avance, si elle doit se réduire au choc de deux armées ? Cyrus l’a bien compris, son seul espoir de vaincre est de décapiter l’armée d’Artaxerxès, c’est dans cette occasion qu’il a vraiment besoin d’une troupe d’élite. C’est justement alors que Cléarque refuse d’exécuter les ordres que lui adresse Cyrus, ce qui, dans toute armée, s’appelle trahison. Et c’est alors aussi, comme on l’a déjà vu, que Xénophon lui-même apparaît dans l’histoire, et reçoit les dernières instructions de Cyrus. Son récit laisse croire que Cyrus est confiant, serein, et qu’il n’a rien à dire au sujet de Cléarque... La bravoure des Grecs va nous faire oublier que, s’ils se battent bien, ce n’est que pour eux-mêmes, et ne sert nullement la cause de Cyrus.

Se battent-ils, d’ailleurs ? Dès qu’ils foncent, tête baissée, sur des troupes "barbares" très supérieures en nombre, celles-ci se débandent, et se laissent poursuivre sur une trentaine de stades… Le fâcheux résultat de cette brillante offensive, c’est qu’elle les entraîne loin du champ de bataille, loin des lieux où se joue le destin de Cyrus. Xénophon nous l’apprend, mais trop tard pour que ses lecteurs se rendent compte des effets désastreux de leur belle conduite : « A ce moment la distance qui séparait le Roi et les Grecs, était d’une trentaine de stades, ces derniers poursuivaient ceux qu’ils avaient devant eux, [comme s’ils étaient pleinement victorieux,] les troupes du Roi se livrant au pillage, comme si elles avaient déjà remporté un succès complet » [1, 10, 4].

Admirons l’euphémisme. Xénophon ne peut pas nier la victoire d’Artaxerxès, mais il parvient encore à la minimiser. Du moment que les Grecs n’ont pas été battus, ils peuvent dire encore ce que dira Cléarque aux envoyés d’Ariée : «comme vous le voyez, personne ne nous résiste plus».

Ils n’ont pas été battus, mais disons-le tout net, c’est parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de se battre. Parce que leurs chefs ont choisi de se tenir au loin du coeur de la bataille. Peut-être même, aussi, parce que Tissapherne en a tiré parti pour les éloigner davantage, et pour les isoler de l’armée de Cyrus. Comment pouvons-nous croire qu’ils ont été vainqueurs ? Or aujourd’hui encore, des historiens sérieux écrivent innocemment que les Grecs ont gagné la bataille de Counaxa, même s’ils n’ont pas su “exploiter” leur victoire. C’est qu’ils tombent, à leur tour, dans le piège que leur a tendu Xénophon.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
26 novembre 2019 2 26 /11 /novembre /2019 08:28

* Chapitre trois : Les mains sales

 

Il est temps d'évoquer l'ombre de Machiavel, et de l'interroger sur ce que lui a appris la lecture de Xénophon. Bien qu'il ne nous parle jamais de l'Anabase, Machiavel fait grand cas de la Cyropédie, où il trouve mise en scène l'action qu'a pu mener un monarque exemplaire : « Quiconque lit la vie de Cyrus écrite par Xénophon observe ensuite dans la vie de Scipion combien cette imitation lui apporta de gloire, et combien en chasteté, affabilité, humanité, libéralité, Scipion se conforma à ce que Xénophon a écrit de Cyrus. Ce sont de telles manières que doit observer un prince sage : ne jamais rester inactif en temps de paix, mais en faire avec soin un capital pour pouvoir s’en servir dans l’adversité, afin que, quand change la fortune, elle le trouve prêt à lui résister» [Chapitre 14, pp. 147-148 de la traduction des Œuvres de Machiavel par Christian Bec, collection Bouquins, Paris 1998].

Un général de la république romaine a donc pris pour modèle ce monarque idéal, qui devient le modèle de tout homme d'Etat, quel que soit le régime où opère sa virtú. Cet éloge, à première vue, met au tout premier plan les vertus chevaleresques d’un parfait gentilhomme, mais la dernière phrase nous rappelle discrètement que la vertu d’un prince est une vertu politique. Pour Machiavel, le prince est un prophète armé, il sait que « la nature des peuples est changeante ; et il est facile de les persuader d’une chose, mais difficile de les maintenir en cette persuasion. Aussi faut-il être organisé de façon telle que, lorsqu’ils ne croient plus, on puisse les faire croire de force. Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n’auraient pas pu leur faire observer longtemps leurs institutions, s’ils avaient été désarmés » [Chapitre 6, traduction citée, p. 123].

Le prince vertueux est logé à la même enseigne que « ceux qui sont parvenus par des crimes à la monarchie » [Chapitre 8, traduction citée, pp. 130-133 : De his qui per scelera ad principatum pervenere] : l’amour de ses sujets est l’un des avantages qu’il doit à ses vertus, réelles ou supposées, mais il vaut mieux pour lui qu’on le craigne et qu’on le respecte. S’il lui fallait choisir entre ces avantages, « le prince doit se faire craindre de façon que, s’il n’acquiert pas l’amour, il fuie la haine ; car être craint et n’être pas haï sont deux choses qui peuvent très bien aller ensemble (...) les hommes aimant selon leur gré et craignant selon le gré du prince, un prince sage doit se fonder sur ce qui lui est propre, non pas sur ce qui est propre à autrui: il doit donc seulement s’efforcer de fuir la haine » [Chapitre 17, traduction citée, pp. 152-153].

Les vertus grâce auxquelles il peut se faire aimer lui sont moins nécessaires que celles qui assurent, préservent et renforcent le pouvoir qu'il exerce. Sans doute importe-t-il qu’on lui attribue les plus hautes vertus morales, qu’il passe pour loyal, juste et compatissant, mais il ne s’ensuit pas qu’il doive pratiquer les vertus qu’on lui prête. Et c’est précisément l’exemple de Cyrus qui va justifier ce que Platon appelle un mensonge royal.

 

 

Les rigueurs de la guerre

 

Mais, remarquons le bien, ce n'est pas dans Le Prince que Machiavel tient ce propos machiavélique, où il semble contredire le trop flatteur éloge que nous avons cité : « Xénophon démontre, dans sa vie de Cyrus, qu’il est nécessaire de tromper pour réussir, compte tenu du fait que la première expédition que Cyrus fit contre le roi d’Arménie est pleine de ruses et qu’il occupa par la ruse le royaume de celui-ci, et non par la force. Il conclut de ces actions qu’un prince qui veut faire de grandes choses est contraint d’apprendre à tromper les autres. Il raconte que Cyrus trompa aussi Cyaxare, roi des Mèdes, son oncle maternel, et de plusieurs façons. Et il démontre que, sans la ruse, Cyrus n’aurait pu atteindre à la grandeur à laquelle il parvint. Je ne crois pas que l’on puisse trouver quelqu’un qui soit parvenu d’une basse condition à un grand empire en ne recourant ouvertement et ingénument qu’à la force, mais qu’il y parvint en ne recourant qu’à la ruse. » [Discours sur Tite-Live, II, 13, traduction citée, p. 320]

Dirons-nous que Machiavel résume de façon tendancieuse le récit de Xénophon, et qu'il pervertit l'enseignement socratique, en nous faisant confondre la sagesse d'un roi et l'habileté d'un tyran ? Leo Strauss nous rappelle que la rupture moderne avec la "philosophie politique classique", rupture consommée par Machiavel et Hobbes, est marquée par l'effacement de toute différence entre roi et tyran. Or Cyrus est un roi, légitime héritier de son père Cambyse [Strauss 1982, p. 314]. Rappelons toutefois que Xénophon met dans la bouche de Socrate une apologie du mensonge royal, dont il explique à Euthydème les raisons qui pourraient le rendre légitime : "Supposons maintenant qu'un homme qui a été élu général asservisse une cité injuste et ennemie, dirons-nous qu'il est injuste ? (...) Et s'il trompe les ennemis à la guerre ? Cela aussi est juste, dit-il. (...) mais j'ai cru d'abord que tes questions ne regardaient que les amis. Maintenant, reprit Socrate, tout ce que nous avons attribué à l'injustice, ne faudrait-il pas aussi l'attribuer à la justice ? Il me le semble, dit-il".

Socrate explique même, nous l'avons déjà vu, que le mensonge est juste à l'égard des amis : "supposons qu'un général, voyant son armée découragée, lui fasse accroire qu'il va recevoir des renforts et que, par ce mensonge, il relève le courage de ses soldats, de quel côté mettrons-nous cette tromperie? A mon avis, dit-il, du côté de la justice. Supposons encore qu'un enfant ait besoin d'un remède et qu'il refuse de le prendre, qu'ensuite son père le trompe en lui donnant ce remède comme un aliment et que, par ce mensonge, il lui rende la santé, où placerons-nous aussi cette tromperie? A la même place, il me semble, répondit le jeune homme. Et si, voyant un ami désespéré et craignant qu'il ne se suicide, on lui dérobe ou lui arrache, soit une épée, soit n'importe quelle arme, de quel côté faut-il placer encore cette action ? Celle-là, aussi, dit-il, il faut, par Zeus, la mettre du côté de la justice." [Mémorables, 4, 2, 15-17]

 

 

Une éducation raisonnée

 

Dans la Cyropédie, c'est Cambyse lui-même qui apprend à son fils qu'il lui faut, à la guerre, "savoir tendre des pièges, dissimuler ses pensées, ruser, tromper, voler, piller et l'emporter en tout point sur l'adversaire" [2, 6, 27]. Cyrus observe alors que c'est tout le contraire de ce qui lui a été appris dans son enfance. Cambyse lui répond que l'éducation des enfants doit leur apprendre à ne pas nuire à leurs amis, tout en les préparant à nuire aux ennemis, par des exercices tels que le tir à l'arc, le maniement des armes, et l'usage des pièges employés par les chasseurs : "Pourquoi donc appreniez-vous à tirer de l'arc, à lancer le javelot, à attraper par la ruse des sangliers, soit avec des filets, soit au moyen de fosses, et des cerfs avec des pièges et des lacets ? (...) nous vous enseignions à viser une cible, afin de vous mettre en état, non pas de faire du mal à nos amis, mais, en cas de guerre, d'atteindre aussi des hommes" [2, 6, 28-29].

C'est là, pourrait-on dire, une ruse de la raison, qui emploie des artifices dont la finalité n'est pas encore perçue par des enfants qui n'ont pas encore atteint l'âge où ils apprendront "sans risques" les règles qui ne s'appliquent qu'aux ennemis : "Il semble en effet que vous ne pourriez plus vous laisser entraîner à vous conduire brutalement avec vos concitoyens, ayant été nourris ensemble dans le respect les uns des autres. De même nous ne parlions pas aux êtres trop jeunes des choses de l'amour de peur que, la liberté s'ajoutant à la violence de leurs désirs, ils ne s'y livrent sans retenue" [2, 6, 34]. Faut-il le rappeler, Platon prête à Socrate des propos similaires, où il dépeint les guerriers, gardiens de la cité, comme des "chiens de bonne race" que leur bon naturel rend capables "d'être de la plus grande douceur possible envers les familiers et les gens qu'ils connaissent, tandis que c'est le contraire à l'égard des inconnus" [République, 375e].

Quant à Cyrus le Jeune, et aux chefs que célèbre l'auteur de l'Anabase, leur conduite est réglée par les mêmes principes, ils ne dévoilent leurs projets qu'au moment même où ils doivent les accomplir [par exemple, Cléarque, 2, 1, 22-23], et c'est cela, bien sûr, qui justifie plus tard l'idée de s'en remettre au pouvoir d'un seul chef, quand les Dix-Mille se croient presque au bout de leurs peines, et ne songent plus qu'à amasser du butin, pour ne pas retourner en Grèce les mains vides. Qui veut la fin veut les moyens, une armée de pillards réclame un chef unique : "Ils pensèrent donc, s'ils se donnaient un seul chef, que ce chef unique pourrait tirer plus de rendement de l'armée, la nuit comme le jour, que si le commandement était divisé ; que lorsqu'il faudrait surprendre l'ennemi, la chose resterait plus cachée ; que, si, d'autre part, il fallait le prévenir, il y aurait moins de retard : on n'aurait pas besoin, en effet, de palabrer les uns devant les autres ; ce qu'aurait décidé le chef unique, on l'exécuterait. Jusque-là, au contraire, les stratèges n'agissaient jamais qu'à la majorité des voix". [6, 1, 17-18]

 

 

La fragilité du pouvoir

 

L'épisode mérite qu'on s'y arrête un moment. Diodore de Sicile, qui écrit trois siècles plus tard, contredit Xénophon, il croit que Chirisophe a naturellement succédé à Cléarque, et qu'il a donc mené l'armée dans sa retraite. S'il faut se fier à l'Anabase, Chirisophe ne conduisait que l'avant-garde, pendant que Xénophon menait l'arrière-garde, et que d'autres stratèges menaient le gros des troupes. En outre, dès qu'ils sont arrivés au bord de la Mer noire, les Dix-Mille ont pu croire qu'ils rentreraient à bord des vaisseaux que Chirisophe est allé quérir à Byzance, et l'armée, quelque temps, va se passer de lui, qui ne semble pas être un chef irremplaçable... Quand il rejoint l'armée, près du port de Sinope, il ne ramène pas les vaisseaux attendus, et il ne va pouvoir être élu chef suprême que parce que Xénophon, pressenti pour ce poste, s'est récusé lui-même, en rappelant que les Dix-Mille, qui peuvent avoir besoin de l'aide des Spartiates, auront tout intérêt à choisir Chirisophe [6, 1, 26]. L'argument est spécieux, c'est sans doute un prétexte, et nous comprenons mieux le choix de Xénophon, quand nous voyons l'armée se scinder en trois groupes, six ou sept jours après avoir élu son chef, dès lors que celui-ci ne remplit pas le rôle en vue duquel l'armée voulait un chef unique : Chirisophe, en effet, n'accepte pas de rançonner les cités grecques qui ont offert aux Dix-Mille un "don d'hospitalité" que ceux-ci jugent insuffisant, et qu'ils voudraient donc les contraindre à augmenter [6, 2, 4-12]. Cette troupe de mercenaires, qui n'est pas une armée nationale, puisque la Grèce est loin de former une nation, éclate alors suivant des clivages ethniques : "Ainsi l'armée se divisa en trois corps : les Arcadiens et les Achéens, plus de quatre mille hommes, tous hoplites" ; Chirisophe avait quatorze cents hoplites et sept cents peltastes : c'étaient les Thraces de Cléarque ; Xénophon commandait à dix-sept cents hoplites et à trois cents peltastes ; lui seul avait de la cavalerie, quarante hommes environ" [6, 2, 16]. Au moment où elle se désagrège, cette armée des Dix-Mille, qui comptait, au début, plus de treize mille hommes, en avait donc perdu cinq mille, qui ne sont pas tous morts, mais qui ont dû déserter, certains depuis longtemps, et la plupart après avoir rejoint la côte : ils peuvent, désormais, se mêler aux habitants des nombreuses colonies grecques qui jalonnent leur route, entre Trapézonte et Byzance, et bien que Xénophon minimise le fait, il lui arrive bien de citer quelques cas [5, 6, 34 ; 5, 7, 15], puis d'admettre, au moment où lui-même songe à quitter l'armée, que de nombreux soldats "vendirent leurs armes dans le pays et s'embarquèrent comme ils purent ; d'autres même les donnaient et se mêlaient à la population des villes" [7, 2, 3].

L'échec de Chirisophe n'est donc pas la sanction de son incompétence, il s'explique plutôt par la situation d'une armée dont les buts ne s'accordent avec ceux d'aucun de ses chefs : Xénophon a tenté de les implanter sur la côte, en fondant une colonie [5, 6, 15] ; Timasion désirait les mener en Troade [5, 6, 23-24] ; Chirisophe entreprend de les conduire en Thrace, pour les incorporer dans une armée spartiate. Mais le simple soldat n'aspire qu'à rentrer, avec un bon viatique, "vivre entre ses parents le reste de son âge" [comme dit l'auteur des Regrets, Heureux qui comme Ulysse...]

 

 

La question politique

 

Cette situation est loin d'être normale : l'érudition moderne, à la suite de Taine, admire tellement cette "Athènes errante", "république voyageuse, qui délibère et qui agit", qu'elle risque d'oublier que l'armée des Dix-Mille n'est qu'un rassemblement éphémère et fortuit, qui se dispersera au fur et à mesure, dès lors que tel ou tel y trouvera son compte. Et c'est bien pour cela qu'elle ne s'est pas fixée sur les rivages où Xénophon aurait voulu fonder une colonie grecque... Cette politeia n'est pas une polis, dont les citoyens doivent se sentir solidaires, obéir à ses lois, et respecter les ordres d'un pouvoir légitime. Elle ne peut même pas distribuer aux soldats la solde sans laquelle il leur faut, pour survivre, s'adonner au pillage, et fonder leur conduite sur l'évaluation des risques encourus, et des enjeux qui justifient qu'on les encoure. Calcul utilitaire et individualiste, qui n'est pas étranger aux Grecs de cette époque, mais qui est un signe du déclin de la cité, thème récurrent des entretiens socratiques, chez Xénophon bien sûr, mais aussi chez Platon, dans le Protagoras, le Gorgias et la République. Même dans le Criton, qui insinue l'idée d'un contrat implicite, le lien social n'est pas créé par un contrat : Socrate se soumet aux lois de la cité, puisqu'il est supposé les avoir approuvées, puisqu'il était libre d'émigrer, s'il les trouvait injustes, et d'aller se fixer dans une autre cité, dont il aurait jugé les lois plus convenables [cf. le commentaire qu'en fait Castoriadis, La société bureaucratique, 1990, p. 484, note 13]. Mais c'est bien parce qu'il est un citoyen d'Athènes, produit et éduqué par les lois athéniennes, qu'il peut examiner si ces lois sont injustes, et s'il doit s'y soumettre : cette liberté de pensée n'est pas un attribut naturel et universel, qui appartiendrait aux hommes dans l'état de nature, et qui précéderait la vie en société. Xénophon, en tout cas, ne se soucie pas des problèmes d'origine. Ce qui importe, pour lui, ce n'est pas de savoir d'où est issu l'ordre social, mais pourquoi tel pouvoir est capable de se faire obéir, autant que les bergers qui mènent leurs troupeaux, sans que leurs bêtes aient jamais conspiré contre eux, cependant que les hommes "ne conspirent jamais plus volontiers que lorsqu'ils s'aperçoivent qu'on entreprend de les gouverner" [Cyropédie, 1, 1, 2]. Ce qu'il admire chez Cyrus, c'est le fait qu'il ait su se faire obéir "de bon gré par des peuples qui habitaient à des jours de marche, à des mois même, par d'autres qui ne l'avaient même jamais vu, par d'autres qui savaient très bien qu'ils ne le verraient même jamais, et qui pourtant acceptaient de se soumettre à lui" [Cyropédie, 1, 1, 3]. De façon toute pragmatique, l'obéissance volontaire n'est pas présentée comme le fondement d'un pouvoir légitime, mais comme le résultat d'une conduite sage, grâce à laquelle il parvient à se maintenir. Cette leçon que Cyrus reçoit de son père se trouve confirmée, aux yeux de Xénophon, par tout ce dont il a pu faire l'expérience : "si les hommes estiment quelqu'un plus avisé qu'eux-mêmes touchant leur intérêt, ils lui obéissent de grand coeur", c'est ainsi que les malades "s'empressent d'appeler les médecins, pour que ceux-ci leur prescrivent ce qu'ils doivent faire" et que, sur un navire, "les passagers obéissent avec empressement aux pilotes" : ils cessent d'obéir, dès qu'ils cessent de se fier à leur compétence, "ils se refusent absolument à céder devant des punitions et à se laisser séduire par des présents" [Cyropédie, 1, 6, 21]. C'est aussi la conclusion de l'Économique [21, 2-12], mais c'est surtout l'exemple que Xénophon retient d'un chef tel que Cléarque, qui arrive toujours à se faire obéir, même quand il n'est qu'un général parmi d'autres, mais sans doute le seul qui sache où il veut aller [Anabase, 2, 2, 5] : militaire ou politique, l'autorité d'un chef n'est pas garantie par la régularité de son investiture, mais par l'habileté de celui qui l'exerce.

 

 

[Encadré] Digression sur l'autonomie

 

Socrate est, sans nul doute, ce que nous appelons un sujet autonome, mais il l'aurait lui-même formulé autrement. L'adjectif autonome ne s'applique, au sens propre, qu'au cas d'une cité souveraine, gouvernée par ses propres lois, par contraste avec celles qui sont assujetties à une autre puissance - ce qu'illustre fort bien le sort qu'Athènes a fait subir à ses alliés, bientôt réduits à la condition de sujets. Dire qu'un individu pourrait être autonome signifie, à la lettre, qu'il pourrait n'obéir qu'aux lois qu'il se serait imposées à lui-même, ce qui supposerait qu'il cesse d'obéir aux lois de la cité, sans être pour autant réellement lié par les lois qu'il se donne, puisqu'il pourrait les révoquer à tout moment. Si nous pouvons dire que Socrate est autonome, c'est parce qu'il vit dans une société autonome, où il exerce un droit reconnu, celui de critiquer les lois et de participer à une action commune qui vise à les changer : la société autonome n'est pas une société parfaite, les lois qui la régissent ne sont pas toujours justes, et ne peuvent être amendées que par l'action consciente d'individus autonomes. Cela ne veut pas dire qu'ils n'obéissent pas aux lois de la cité, ni qu'aucun d'eux se donne, à titre individuel, les seules lois auxquelles il veut bien obéir [position "intenable", selon Castoriadis, La cité et les lois, Seuil 2008, pp. 34-35]. Dans une société où les lois sont dictées par un dieu, par un maître, ou par Dame Nature, ceux qui n'y adhèrent pas ne sont que des rebelles, ce qui n'est à nos yeux nullement méprisable, mais n'implique pas qu'ils soient vraiment autonomes : il faudrait, pour cela, qu'ils instituent eux-mêmes un espace public, où ils pourraient régler leur conduite commune à partir d'un débat où tous les points de vue se seraient exprimés. Dès que la loi peut être librement débattue, l'autonomie consiste, non pas à transgresser les lois qu'on trouve injustes, et qui restent en vigueur alors qu'on les transgresse, mais à les abolir, en développant une action politique, au sens propre du mot, qui se rapporte aux actions des citoyens. C'est pourquoi, comme dit la Déclaration de 1789, "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi". Il ne s'agit pas là d'un droit individuel, comme le droit de propriété, où ce qui m'appartient n'appartient pas aux autres, et où ma liberté doit s'arrêter là où la leur va commencer. La liberté de penser, et de communiquer ses opinions à tous, est un droit collectif, aussi précieux pour le groupe auquel on s'adresse, que pour l'individu qui exprime sa pensée. C'est alors qu'on peut dire, avec Castoriadis : "ma liberté commence là où commence la liberté de l'autre" [L'institution imaginaire de la société, p. 137]. Comme l'indique, en grec, le mot iségoria, cette liberté suppose l'égalité, elle implique et contient l'essentiel des "valeurs démocratiques". Elle implique, en effet, que chaque citoyen peut s'exprimer sans crainte, et qu'il n'a pas à redouter les sanctions, ou les représailles, que voudraient lui infliger le pouvoir politique, les partis, les églises, les lobbies et les coteries, sans parler des patrons pour lesquels il travaille, ou de ceux qui pourraient lui offrir un emploi, mais se garderont bien de prendre à leur service un sujet mal-pensant. Tout ce qui est essentiel, dans la démocratie, tient à l'iségoria. Le reste est accessoire : la séparation des pouvoirs, les modes de scrutin, ou le tirage au sort, les procédures suivies dans le vote des lois, ne sont pas négligeables, mais ne sont que des règles qui servent à garantir, de façon pragmatique, ce qu'on a pu nommer l'empire du moindre mal. Libéralisme et démocratie sont deux choses distinctes, même dans les cas où elles peuvent coïncider : la liberté de conscience et la liberté d'expression ne signifient pas tout à fait la même chose si elles sont pensées comme droits de l'individu, qui exprime ses croyances parce qu'elles sont à lui, et si elles sont reconnues comme droits collectifs, dont le respect importe à tous les citoyens. Il ne s'agit pas d'une liberté "formelle", et le sens positif que nous accordons aux "valeurs démocratiques" est inséparable du bouillonnement créateur dont les Grecs, avant nous, ont pu faire l'expérience, et qui peut disparaître, en dépit des meilleures garanties juridiques, quand la société s'installe dans le conformisme.

 

Les leçons du Vieil Oligarque

 

Machiavel n'est donc pas le premier politique qui ait subordonné la question de savoir si un pouvoir est juste à une autre question, posée en préalable, qui serait de savoir si ce pouvoir est viable. Question machiavélique, celle de savoir comment on accède au pouvoir, comment on s'y maintient, et comment on le perd : question qui est constamment posée dans l'Anabase, dans la Cyropédie, et dans un court traité, la République des Athéniens, que la tradition place dans la liste des oeuvres attribuées à Xénophon. Mais il est impossible que notre auteur ait pu écrire cet ouvrage, où la description du régime athénien renvoie visiblement à une époque où il n'était qu'un enfant. L'époque où Périclès était encore à la tête de la cité, qui était encore puissante, au début de la guerre qui allait arracher leur empire aux Athéniens. Dans certains manuscrits, l'oeuvre est attribuée à "l'orateur Xénophon", ce qui peut désigner un homme politique, et sans doute un stratège, qui pourrait être alors l'un des trois généraux qui ont, après un long siège, reçu la reddition de Potidée, puis se sont fait tuer en combattant les Thraces de Chalcidique. Nous savons, grâce à Thucydide [2, 70], que le peuple athénien blâmait ces généraux, et les soupçonnait de s'être laissé corrompre, parce qu'ils ont négocié avec les habitants de Potidée, et leur ont permis de partir libres de leur cité, sans attendre qu'ils soient réduits par la famine à se livrer au bon vouloir des assiégeants : tout au long de la guerre, le démos athénien trouve tout naturel de réduire en esclavage les populations grecques qui s'opposent à lui, à Mytilène ou à Corcyre, et plus tard à Mélos, et c'est plutôt dans les cercles aristocratiques qu'on voit naître l'idée que les Grecs ne doivent pas asservir d'autres Grecs. C'est que, contrairement à la masse du peuple, les nobles ont souvent des liens de parenté avec les grandes familles d'autres cités, ce qu'attestent les noms étrangers qu'ils transmettent à leurs descendance : le nom spartiate d'Alcibiade, ou celui d'Oloros, qui est celui d'un roi thrace, avant d'être celui du père de Thucydide. C'est seulement à l'époque de Périclès qu'il devient nécessaire, pour être citoyen, d'être né de parents athéniens l'un et l'autre : dans la République des Athéniens, c'est le peuple qui est xénophobe.

Quoique certains critiques attribuent ce pamphlet à des auteurs connus, tels que Critias ou Thucydide, nous aimerions penser que c'est bien ce stratège, homonyme ou parent de notre Xénophon, qui exprime dans cette oeuvre une amère critique du régime athénien, mais il ne peut y avoir aucune certitude, et nous suivrons l'usage, qui est de l'attribuer à un "Vieil Oligarque" dont l'identité reste à jamais inconnue.

Or ce Vieil Oligarque, qui proclame avec force son hostilité au régime, nous surprend par l'analyse qu'il en fait : le régime athénien, qui opprime les "bons", c'est-à-dire les nobles, et les soumet à l'arbitraire des "méchants", ceux qui en d'autres temps seront nommés vilains, lui apparaît pourtant comme un régime viable, dont les institutions sont si bien agencées qu'elles fonctionnent de façon tout à fait cohérente, au service des buts pour lesquels elles sont faites : "il est juste qu'à Athènes les pauvres et le peuple jouissent de plus d'avantages que les nobles et les riches, et la raison en est que c'est le peuple qui fait marcher les vaisseaux et qui donne à la cité sa puissance (...) Cela étant, il paraît juste que tous aient part aux magistratures, et à celles qui se tirent au sort et à celles qui sont électives, et que la parole soit accordée à tout citoyen qui la demande [traduction Chambry, Œuvres complètes de Xénophon, Garnier-Flammarion, 1967, tome 2, page 473]".

 

 

La démocratie comme compromis historique

 

De quoi est-il question ? De la démocratie, mais il ne s'agit pas d'une analyse abstraite, portant sur une idée de la démocratie. Il s'agit de la démocratie athénienne, puissance maritime dont l'existence même peut être mise en jeu dans un combat naval. La plupart des cités confient alors leur salut à l'infanterie lourde, où servent des hoplites, assez riches pour payer leur équipement, et à des cavaliers, qui se recrutent dans la jeunesse dorée. Mais Athènes a besoin d'une flotte puissante.

Rameurs ou matelots, ce sont les pauvres qui servent dans la marine, et deviennent ainsi le facteur décisif des succès ou des risques encourus dans les guerres. C'est ce qui leur confère un rôle politique sans commune mesure avec leur rang social : ils siègent au Conseil, et dans les tribunaux, dont les membres sont choisis par un tirage au sort, et perçoivent un misthos (salaire) qui compense les journées de travail perdues. Mais ils laissent aux riches les charges électives par lesquelles s'exerce ce que nous appelons "pouvoir exécutif" : stratèges, triérarques, commandants de cavalerie "car le peuple sait qu'il a avantage à ne pas exercer ces charges lui-même et à les laisser à ceux qui sont les plus capables de les remplir [traduction Chambry, page 474]".

La force du régime réside dans l'alliance qui s'est établie entre la masse populaire et une partie de la classe possédante, celle qui trouve son compte dans des richesses qu'elle possède à l'étranger, en Thrace et dans les îles où s'est constitué un empire athénien : pensons aux mines d'or qu'exploitait Thucydide, dans cette Thrace où il était parent des rois. Ce n'était pas le cas des propriétaires fonciers, dont les terres se trouvaient sur le sol de l'Attique, et que la guerre allait exposer au pillage. Ainsi que l'a bien vu notre Vieil Oligarque, si les Athéniens, "avec leur supériorité maritime, demeuraient dans un île, ils pourraient, à leur gré, faire du mal à leurs ennemis sans crainte de représailles, tant qu'ils auraient l'empire de la mer ; ils ne verraient ni leur territoire saccagé, ni l'ennemi dans leurs murs. Mais, étant donné leur situation, les propriétaires fonciers et les riches sont plus disposés que les autres à se soumettre aux ennemis. (...) En outre ils seraient délivrés d'une autre crainte, s'ils habitaient une île, celle de voir la cité trahie par les oligarques, leurs portes ouvertes et l'ennemi introduit dans leurs murs [traduction Chambry, pp. 480-481]". Pour cette fraction de la classe possédante, il ne suffira pas d'exclure les "méchants" du corps civique qui élit les magistrats, il faut encore éliminer ceux des nobles et des riches qui se sont alliés au pouvoir populaire, et qui sont plus odieux que le peuple lui-même : "Pour moi, j'excuse le peuple d'être démocrate ; car tout le monde est excusable de rechercher son avantage ; mais celui qui, n'étant pas du peuple, aime mieux vivre dans une cité démocratique que dans une oligarchique a dessein de faire le mal [traduction Chambry, page 482]". On comprend mieux pourquoi, à l'issue de la guerre, la tyrannie des Trente va s'en prendre aux aristocrates "modérés", et verra s'affronter, parmi les Trente eux-mêmes, les amis de Critias et ceux de Théramène - c'est l'un des arguments que Luciano Canfora invoque pour attribuer ce texte à Critias [Canfora 1989 : cet ouvrage propose une autre traduction de la République des Athéniens, qu'il présente sous la forme d'un dialogue].

Voici, dès le début de cette grande guerre, la prévision lucide - ou l'annonce perfide - des méthodes auxquelles vont recourir les oligarques, et de leurs résultats, tels qu'ils seront rapportés dans les Helléniques : pour abattre la démocratie athénienne, il faut d'abord abattre sa puissance navale, détruire les Longs Murs qui relient Athènes au Pirée, chasser de la cité marins et artisans, qui devront revenir au travail de la terre : comme dira Pétain, la terre ne ment pas... [Rappelons en passant que Jules Isaac, dans son livre Les Oligarques, développait un parallèle suggestif entre Athènes et la France, l'oligarchie ancienne et celle qui a fleuri pendant les années noires]. Pour que les oligarques accèdent au pouvoir, il faudra tout d'abord qu'Athènes soit vaincue, et tenue en respect par la présence d'une garnison spartiate, accordée par Lysandre afin de soutenir ses complices athéniens. Mais ceux-ci sont très loin de s'accorder entre eux : la lutte à mort qui oppose Critias et Théramène, et qui se solde par la mort de ce dernier, fera perdre à Critias l'appui des modérés. Ces dissensions permettent une offensive des démocrates exilés, qui parviennent grâce à un hardi coup de main à rentrer au Pirée, puis à s'en rendre maîtres, lors d'un combat où mourront Critias et Charmide : la guerre civile reprend, entre les modérés, qui contrôlent la ville, les fidèles de Critias, réfugiés à Éleusis, et les démocrates qui s'installent au Pirée. Les Spartiates vont jouer un rôle d'arbitres, bien que Lysandre cherche à sauver les tyrans, alors que Pausanias, l'un des deux rois de Sparte, parvient à imposer une paix de compromis. Cette paix fait renaître une alliance entre les "modérés" des deux bords, et proclame une amnistie, dont ne seront exclus que les crimes de sang : il n'y aura donc pas d'épuration massive, et c'est en pure perte que les victimes des Trente voudront faire punir ceux d'entre eux qui avaient pris parti pour Théramène [cf. Lysias, Contre Ératosthène]. Mais ce compromis laisse en fâcheuse posture les proches de Critias, et même les cavaliers qui ont, en mainte occasion, dû se salir les mains, par exemple lors du guet-apens où ils ont, sur les ordres des Trente, arrêté les citoyens d'Éleusis, condamnés aussitôt dans un procès truqué. Xénophon, qui nous rapporte cet épisode, montre bien que Critias a voulu compromettre ceux-là même qui n'ont fait qu'obéir aux ordres, mais à qui l'on pourra reprocher par la suite d'avoir exécuté des ordres illégaux [Helléniques, 2, 4, 9]. Jusqu'à quel point était-il impliqué lui-même ? nous ne le savons pas, puisqu'il se garde bien d'évoquer son propre rôle, mais nous l'avons déjà vu passer sous silence nombre de faits gênants, ou s'ingénier afin de rejeter la faute sur un seul des coupables, ce qui est bien le cas lorsqu'il charge Critias, alors que chaque fois qu'il mentionne Charmide, il le dépeint toujours comme un agneau sans tache, comme s'il était resté l'adolescent gracieux que met en scène un dialogue de Platon. S'ils vivaient parmi nous, les amis de Socrate nous paraîtraient sans doute un peu moins innocents.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
26 novembre 2019 2 26 /11 /novembre /2019 07:56

* Chapitre quatre : Entre mythe et politique

 

L'Anabase n'est pas un récit de voyage, ni un "journal de marche", ni un équivalent du Livre des merveilles, narré par un précurseur de Marco Polo. Est-ce un livre d'histoire ? Sûrement pas au sens que ce terme a pour nous, pour qui l'historien se doit d'être scientifique, mais c'est ce que les Grecs entendaient par histoire, et même Machiavel, pour qui "la vie de Cyrus écrite par Xénophon" est un livre d'histoire, ce qui vaut pour l'Anabase, à plus forte raison. Mais la Cyropédie, dans l'esprit des modernes, est une sorte de roman. Dans la notice qu'il lui consacre, Marcel Bizos rappelle "la diversité des appellations qui lui ont été données : histoire, histoire romancée ou roman historique, biographie romancée, roman philosophique ou moral, roman didactique, traité d'éducation, institution militaire, ouvrage socratique, éloge [Bizos 1972, p. V]". Selon lui, "elle est tout cela", mais l'auteur "n'y a pas fait oeuvre d'historien", comme l'avait déjà remarqué Cicéron : suit un long inventaire des libertés qu'il prend avec les sources auxquelles il avait pu puiser. Son Cyrus fait des guerres qui n'ont jamais eu lieu, comme celle d'Arménie, que Machiavel trouvait tellement instructive... "Quant à la peinture que fait Xénophon de la vie quotidienne des Perses au Ve siècle, elle n'est ni riche ni exacte, par exemple en ce qui concerne les détails de la vie militaire, de la religion, des repas. Souvent le lecteur se trouve en fait transporté en pleine Grèce, à Athènes et plus souvent à Sparte. Ses beaux récits de batailles sont aussi le fruit de l'imagination de l'auteur [pp. VI-VIII]". La cause est entendue : il s'agit d'un roman, même si à notre goût il est peu romanesque, des lors qu'il met en scène une histoire fictive, et des personnages qui n'ont pas existé...

Que dire de l'Anabase ? Sans doute est-elle plus fiable que la Cyropédie, et la plupart des événements qu'elle rapporte sont attestés par Diodore et Plutarque, qui ont eux-mêmes puisé dans les témoignages d'auteurs qui avaient participé à la même aventure, dont le récit paraît globalement véridique. Si nous prétendions le rejeter de l'histoire, nous devrions aussi bien rejeter Hérodote, Thucydide ou Polybe, dont les procédés narratifs sont aussi éloignés de la rigueur qu'exige la méthodologie de l'histoire moderne. Les faits qu'ils nous rapportent sont souvent des "on-dit", qu'il leur arrive de présenter comme tels, quitte à signaler que d'autres versions circulent, entre lesquelles il leur fallait bien décider, comme nos jurés d'assises, et s'en tenir à leur intime conviction... Quant aux nombreux discours qui ponctuent le récit, nous savons qu'ils n'ont jamais été prononcés, même s'ils correspondent à l'idée que l'auteur se fait des circonstances, et des intentions probables des orateurs. Les trois discours que Périclès est censé prononcer dans le récit de la guerre du Péloponnèse ne nous apprennent, en fait, que l'interprétation faite par Thucydide des projets stratégiques du leader athénien, et des conceptions politiques qui restent à nos yeux le plus bel énoncé du credo démocrate. Hérodote, avant lui, fournit d'autres versions de ce même credo, dont il est improbable qu'elles aient été formulées par les personnages auxquels il les attribue : par exemple Otanès, l'un des grands seigneurs perses qui débattent avec le futur roi Darius des mérites respectifs de la démocratie, de l'aristocratie et de la monarchie. Les discours que Xénophon s'attribue à lui-même, ou ceux qu'il attribue à Cyrus ou à Cléarque, ne sont évidemment ni plus "vrais", ni plus "faux". Les lecteurs athéniens savent parfaitement que ces discours expriment, non ce qu'un orateur dit à son auditoire, mais ce que l'historien veut dire à ses lecteurs, soit pour leur dévoiler la perfidie d'un tel, la sottise d'un autre, ou la sagacité d'un troisième, soit pour dégager le sens des événements, les implications des choix qui vont être faits, et qui ordinairement apparaissent après coup. En ce sens, il est vrai que tout historien grec, même s'il est "objectif", et si son récit reste fidèle aux faits "tels qu'ils se sont produits", n'apporte à son public ce qu'il attend de lui que par la fiction où il leur assigne une place, et qui les transfigure en mythe, ou en épopée. Et dans le cas de "la guerre du Péloponnèse", les mêmes événements suivraient un autre rythme sans le coup de génie par lequel l'auteur a choisi de les inscrire dans la trame d'une seule et unique guerre. Chez d'autres historiens, l'interruption marquée par la "paix de Nicias" aurait pu justifier une tout autre intrigue, un tout autre agencement, où il s'agirait de deux guerres successives, avec d'autres mobiles et d'autres enjeux, où n'apparaîtrait pas la logique immanente qui gouverne le scénario de Thucydide.

 

 

La création d'un mythe

 

Comme la Cyropédie, mais pour d'autres raisons, l'Anabase est aussi un roman historique. Elle l'est, tout d'abord, parce qu'elle transfigure le sens et la portée d'une aventure qui est restée mémorable, pour ceux qui l'ont vécue, mais qui n'avait nullement, pour les contemporains, le caractère grandiose que la postérité allait lui reconnaître. Pour une bonne part, ce caractère est un effet rétroactif de la conquête de l'Asie par Alexandre. L'odyssée des Dix-Mille, après trois quarts de siècle, apparaîtra comme une préfiguration du bouleversement qui s'accomplit alors. Mais c'est aussi parce que, dans la forme que lui a donnée Xénophon, cette aventure a pris l'apparence d'une entreprise commune où les peuples de Grèce, enfin unis contre un adversaire commun, dont la puissance leur semblait irrésistible, ont pu se rendre compte qu'ils combattaient un colosse aux pieds d'argile. Telle n'est pas l'expérience qu'ont vécue les Dix-Mille, qui n'ont jamais rêvé de conquérir un monde. Loin d'être l'avant-garde d'une armée d'invasion, ils servaient les ambitions d'un prince barbare, qui avait dû leur cacher ses objectifs de guerre, parce que - nous l'avons vu - ils n'auraient sûrement pas consenti à le suivre, s'ils avaient pu savoir où il les emmenait. Puis, s'ils ont parcouru toute l'Asie mineure, ce n'est pas pour donner à leurs compatriotes l'exemple qu'ils auraient dû s'empresser de suivre. Le seul exploit dont les crédite Xénophon, et dont il est en droit de se louer lui-même, c'est d'avoir traversé un territoire hostile sans subir trop de pertes, en vivant sur les ressources de ce pays, tout en accumulant un butin appréciable [Helléniques, 3, 4, 1] - ce n'est pas le récit d'une guerre de conquête, mais d'un exploit dont se vanteraient des pirates. Tout ce que les Grecs ont pu trouver méritoire, c'est ce que nous lisons à la fin du récit : ceux des Dix-Mille qui ont suivi Xénophon reprennent du service, et vont encore combattre contre les deux satrapes - Tissapherne et Pharnabaze - avec lesquels ils avaient eu maille à partir [Anabase, 7, 8, 24]... Mais cette même phrase annonce les limites d'une guerre locale, cantonnée dans les satrapies occidentales : il ne s'agit pas de détrôner le Grand Roi. Plus prosaïquement, leurs nouveaux employeurs les recrutent pour défendre les cités grecques établies sur la côte, entre Éphèse et Milet. Les Spartiates non plus n'ont pas rêvé d'abattre l'empire achéménide, même si Xénophon, quelques années plus tard, en attribue l'idée à son cher Agésilas [Helléniques, 3, 5, 1 et 4, 2, 41]. Mais il ne peut s'agir que d'une idée en l'air, qui ne pourra pas se convertir en projet : à peine en parle-t-on, qu'il faut y renoncer. C'est justement alors que l'alliance conclue entre Thèbes et Athènes, pour mettre fin à la suprématie de Sparte, contraint Agésilas à retourner en Grèce, et à renoncer à ses rêves de conquête.

Xénophon, toutefois, va se faire l'apôtre d'une nouvelle alliance des Grecs contre les Perses, et va prôner dans ses écrits cette entreprise dont les dieux n'ont pas permis qu'il puisse l'accomplir lui-même par les armes. Tel est le mythe que divulgue l'Anabase : c'est bien là qu'apparaît le rôle des discours, dont nous savons qu'ils s'adressent à des lecteurs, et tout d'abord à des lecteurs athéniens, puisque l'ouvrage est écrit en dialecte attique, alors que les Dix-Mille s'exprimaient en dorien. Cet artifice peut servir à formuler de façon élégante des discours qui ont été improvisés sur place, et souvent en des termes maladroits et confus. Mais il permet aussi d'introduire après coup des idées que l'orateur n'a pas exprimées, et qui, probablement, ne lui étaient même pas venues à l'esprit. Dans le premier discours que Xénophon lui-même est censé prononcer au moment même où il va être élu général, il adresse aux soldats des propositions qu'ils auraient sûrement trouvées fort incongrues, s'il les leur avait faites : avant même d'avoir échappé aux périls qui définissent leur situation immédiate, il leur fait miroiter les richesses des Perses, et suggère qu'ils ne doivent rentrer en Grèce que dans le but d'aller y chercher des renforts, avec lesquels ils pourraient revenir en force, et s'installer en maîtres dans ce qu'il décrit comme un pays de Cocagne [3, 2, 23-26]... Sachant que par la suite, alors qu'il n'y a plus de péril immédiat, il ne peut même pas persuader les Dix-Mille de s'établir sur les côtes de la Mer noire, il n'est guère douteux que ces mêmes soldats, s'il leur avait vraiment tenu un tel langage, l'auraient pris pour un fou. Mais il s'agit là d'un discours de propagande, dont le sens politique répond aux circonstances dans lesquelles Xénophon l'a écrit. Son but était sans doute, s'il est vrai qu'il s'adresse aux élites athéniennes, de les pousser à s'entendre avec les Spartiates, et à se coaliser contre l'empire perse : s'agit-il d'un programme approprié aux besoins des cités grecques établies en Asie mineure, ou n'est-ce qu'un thème abstrait sans rapport avec la situation réelle ? Peut-être inventait-il un avenir possible, pour un monde hellénique où la crise de la polis devenait manifeste, et où quelques penseurs s'affirmaient comme Grecs, plutôt que comme citoyens d'Athènes ou de Thèbes... Mais ce qui, à nos yeux, ne peut faire aucun doute, c'est que, sur le terrain, l'orateur n'a pas tenu aux soldats les beaux discours où il vante les combattants de Salamine, et rappelle la puissance de l'empire athénien, propos qui flattaient les lecteurs de son ouvrage, mais sûrement pas ses auditeurs supposés.

 

 

L'art de désinformer

 

Quand il donne la parole à d'autres orateurs, il s'en sert quelquefois pour nous désinformer : ce sont eux qui déclarent, au lendemain de Counaxa, que les Grecs sont sortis vainqueurs de la bataille, ce que se garde bien de dire Théopompe, alias Xénophon. C'est ce que maint lecteur s'est empressé de croire, et que nous avons cru, parce qu'on nous l'enseignait. Mentionnons pour mémoire un ouvrage scolaire, celui-là même où l'auteur de ces lignes a pour la première fois rencontré Xénophon : il s'agit de morceaux choisis, qu'on étudiait alors en classe de troisième, et dont la notice est un spécimen typique des lieux communs admis dans l'univers scolaire, et qui n'ont pas encore totalement disparu [Guastalla et Michaud 1938]. Mais il nous faut citer un livre plus sérieux, que nous ne voulons nullement discréditer, car nous y avons nous-même appris beaucoup de choses sur la place des guerres dans le monde hellénique. Mais voici ce qu'il dit à l'entrée "Counaxa" :

"Cette bataille, qui met aux prises l’armée d’environ douze mille mercenaires de Cyrus le Jeune et les effectifs d’à peu près neuf cent mille hommes du roi Artaxerxès II, est restée célèbre par le récit qu’en a fait Xénophon (An., I, 8) mais on la connaît aussi par les indications de Diodore (XIV, 22-24) et Plutarque. Elle se déroule à environ vingt-cinq kilomètres de Babylone, en un lieu dit Counaxa. Le roi de Perse a fait creuser un fossé (canal ou ouvrage de défense ?) que les hommes de Cyrus traversent sans riposte de l'armée perse, pensant que celle-ci a renoncé à combattre. C'est Cyrus qui vient annoncer son approche et qui fait passer l'ordre de s'armer. Juste avant l'affrontement, les chefs des mercenaires grecs font passer à leurs hommes les mots d’ordre suivants : "Zeus Sôter et Nikè" (Zeus Sauveur et Victoire). Le roi de Perse aligne non seulement beaucoup plus de soldats que les Grecs mais aussi des chars à faux, placés en tête des contingents pour disloquer les lignes helléniques Les Grecs parviennent cependant à éviter chars à faux et flèches, par une course à allure modérée, en ouvrant leurs rangs à chaque obstacle. L'aile droite, dirigée par Cléarchos (harmoste spartiate de Byzance en 403 qui après avoir été révoqué pour s'être conduit en tyran, est devenu chef de mercenaires), d'abord regroupée sur la rive du fleuve qui la protège, se voit attaquée par la cavalerie de Tissaphernès. Repoussant cette charge, elle passe à son tour à l'attaque avec ses propres cavaliers. Cyrus, qui se trouve à la tête du centre de l'armée, charge avec sa cavalerie, mettant en fuite celle de l'adversaire. Alors qu'il se lance avec ses hommes dans une poursuite effrénée, dans l’ardeur du mouvement, il distance les siens et se retrouve relativement isolé. C'est alors qu'il aperçoit son frère, contre lequel il s'élance, le blessant à travers sa cuirasse. Mais il tombe, percé par un inconnu d'un coup de javelot sous l’œil. L'armée d'Artaxerxès massacre la garde de Cyrus qui tente de protéger son corps puis se livre au pillage. Cléarchos attaque une seconde fois, entraînant le repli de l'armée royale. Mais il ne peut exploiter sa victoire en raison de la mort de Cyrus et il est obligé d'ordonner la retraite des troupes vers le Pont Euxin (v. Dix Mille)". [Atlande 2000 : c'est nous qui soulignons les passages en italique]

Nous retrouvons ici des éléments mythiques qui semblent avoir été si bien assimilés qu'on ne s'étonne plus de voir 12 000 Grecs affronter 900 000 Barbares et l'emporter sur eux, et qu'on oublie encore qu'il ne s'agit pas d'une guerre gréco-perse : dans l'armée de Cyrus, les mercenaires grecs ne sont rien d'autre qu’une troupe auxiliaire, qui s'aligne aux côtés de 100 000 Barbares - et l'on oublie, bien sûr, qu'ils ne s'alignent pas là où Cyrus avait réclamé leur présence, indiscipline ou défection qui va peser très lourd sur l'issue du combat. Après quoi l'on répète que la mort de Cyrus va les empêcher d'exploiter leur victoire ! C'est là, nous semble-t-il, un bel exemple de la puissance des mythes, qui paralysent les facultés rationnelles de chercheurs aussi consciencieux qu'érudits, et qui, en tout autre cas, auraient sans doute aperçu ces invraisemblances.

 

 

Les artifices narratifs

 

Mais le récit lui-même est construit comme un film où tous les projecteurs seraient braqués sur les faits et gestes des Grecs, alors que les Barbares restent à l'arrière-plan : quand il nous présente les préparatifs de Cyrus, le narrateur mentionne les effectifs des troupes qu'Aristippe, Cléarque, Proxène et d'autres chefs vont recruter en Grèce. Il fournit plusieurs fois un compte détaillé des hoplites, peltastes et gymnètes amenés par chacun, alors qu'il ne dit rien, jusqu'au dernier moment, des effectifs que comptent les troupes recrutées par Cyrus en Lydie. Ainsi va s'établir, tout naturellement, une confusion entre ce que l'auteur intitule pourtant Kurou Anabasis, la "montée de Cyrus" ou "l'expédition de Cyrus", et ce que ses lecteurs vont bientôt percevoir comme "l'expédition des Dix-Mille", une avant-garde grecque qui s'aventure dans un empire barbare. Comme le narrateur est resté anonyme, le lecteur ne sait pas s'il est témoin direct, ni quelles sont les sources dont il peut disposer. Et comme le récit commence in medias res, par la présentation du conflit dynastique, et des intrigues nouées à la cour du Grand Roi, nous pouvons croire l'auteur aussi bien informé sur le rôle des Perses que sur celui des Grecs, alors que, finalement, ce qu'il nous dit des Perses va souvent se réduire aux rumeurs, ou aux ragots, qui ont pu circuler dans les rangs d'une armée de mercenaires grecs. Ce même auteur peut aussi feindre d'ignorer des faits qu'il connaît bien puisqu'il a lu Ctésias, et qui nous ont été transmis grâce à Plutarque : c'est ce qui lui permet, dès la première page, de présenter Cyrus dans un rôle de victime, accablé par les calomnies de Tissapherne, qui est figé, pour sa part, dans un rôle de traître.

 

 

Les préparatifs de Cyrus

 

C'est le même artifice qui lui permet, surtout, de faire prendre au sérieux les préparatifs de Cyrus, qui seraient moins crédibles si nous savions d'avance le nombre des soldats qui vont se retrouver sur le champ de bataille. Mais nous ne savons pas combien de soldats peuvent être mobilisés par Artaxerxès, ni combien de Barbares figurent dans l'armée rassemblée par Cyrus. Les seules indications, que le narrateur nous distille au compte-gouttes, semblent corroborer la première impression : Cyrus s'est préparé dans le plus grand secret, afin de prendre son ennemi par surprise, et quand Tissapherne percera ce secret, il ira dire au Roi que les préparatifs de Cyrus sont trop importants pour correspondre au prétexte d'une expédition punitive, soi-disant dirigée contre les Pisidiens [1, 1, 6 et 1, 2, 4]. Comme Cyrus va s'empresser de quitter Sardes dès qu'il sait que Tissapherne a rejoint le Roi, et n'attend même pas que tous ses alliés grecs aient déjà débarqué, nous pourrons, par la suite, nous demander pourquoi il s'attarde à Colosses, où le rejoint Ménon, puis à Célènes, où il va rester trente jours. Est-ce encore pour attendre les quelques troupes grecques qui ont pris du retard - celles qu'amènent Cléarque, Sosis de Syracuse, et l'Arcadien Agias [1, 2, 9] ? Sans doute auraient-ils pu faire leur jonction plus tard, et s'il fallait vraiment que Cyrus les attende, pourquoi ne les a-t-il pas attendus à Sardes ? La seule réponse que nous suggère le récit, c'est que Cyrus soupçonnait une trahison, et qu'il lui avait fallu, pour démasquer les traîtres qui devaient faire partie de son propre entourage, leur faire d'abord perdre les contacts qu'ils avaient pu établir avec les espions de Tissapherne à Sardes, puis surprendre les courriers qu'ils pourraient envoyer, à telle ou telle étape du parcours de l'armée. C'est ainsi que, plus tard, sera pris Orontas [1, 6, 3] mais c'est déjà lors d'une étape en Cappadoce que Cyrus met à mort Mégapherne et un autre dignitaire de sa cour, qu'il accuse d'avoir conspiré contre lui [1, 2, 20]. Nous devrions certes, alors, nous demander si les Perses et les Lydiens qui accompagnent Cyrus connaissent le vrai but de son expédition, et si, en l'apprenant, ils vont encore le suivre, ou s'ils vont se rallier à leur Roi légitime, surtout si celui-ci dispose d'une armée très supérieure en nombre. Cette question, en fait, ne semble avoir troublé aucun commentateur, même pas lorsqu'elle est mise par Xénophon dans la bouche de Cyrus, lors d'un épisode où les chefs grecs se querellent : « Cléarque, Proxène, et vous autres Grecs ici présents, vous ne savez ce que vous faites. Si vous vous battez entre vous, soyez bien certains qu’aujourd’hui même c’en est fait de moi et que votre perte suivra de près la mienne. Nos affaires allant mal, tous ces barbares que vous voyez seront pour nous de pires ennemis que les gens qui sont auprès du Roi [1, 5, 16] ». Nous avons déjà signalé cet épisode, mais il faut insister, car les commentateurs modernes le négligent. Les Grecs, à ce moment, ont sûrement compris qu'ils jouaient pour Cyrus le rôle d'une garde, comme celle dont Denys s'entoure à Syracuse, et qu'ils lui servaient à forcer l'obéissance des combattants barbares dont il n'était pas sûr. Mais le lecteur pressé risque de s'en tenir à l'idée que Cyrus est un prince philhellène, comme l'étaient alors les rois de Macédoine, et qu'il préfère les Grecs à ses propres sujets, ce qu'il est censé dire dans un discours que l'auteur lui fait prononcer [1, 7, 3-4].

 

 

Où sont les Athéniens ?

 

Dans cette Grèce unie contre l'empire perse, où sont les Athéniens ? Est-ce qu'une Grèce unie peut se faire sans eux ? Aucun d'eux n'apparaît avant que Xénophon ne surgisse des rangs, sur le champ de bataille, pour s'enquérir des ordres que Cyrus aurait pu vouloir donner aux Grecs... alors que, justement, il vient d'en donner un, auquel ils n'ont aucune intention d'obéir. Nous allons voir bientôt l'Athénien Théopompe délibérer avec les autres chefs des Grecs, mais nous ne saurons rien du poste qu'il occupe, ni des troupes placées sous son commandement. Et c'est encore plus tard, quand la trêve est rompue, et que les Grecs ne cherchent plus qu'à se sauver, que d'autres Athéniens vont faire enfin surface : Lycios, Polycrate, Phrasias et Gnésippe, et même deux personnages dont le narrateur précise la filiation. Ce sont Céphisodore, fils de Céphisophon, et Amphicrate, fils d'Amphidémos, qui vont se faire tuer dans un combat où ils sauvent la vie de Xénophon. Tous ces Athéniens sont de famille honorable, et nous constatons qu'ils sont au moins capitaines, ce qui suppose qu'ils n'ont pas rejoint Cyrus à titre individuel, mais qu'ils ont amené des soldats avec eux... Mais comment se fait-il que le narrateur ne les ait jamais mentionnés dans les dénombrements où, à plusieurs reprises, il établissait le total des effectifs ? Faudra-t-il rectifier la somme qui résulte des comptes minutieux qu'il nous a présentés ? La réponse est sans doute que le narrateur les a bien dénombrés, tout en leur attribuant une autre identité, que nous découvrirons en nous demandant ce qu'ont pu devenir les trois cents hoplites syracusains qu'amenait avec lui le mystérieux Sosis, dont le nom ne sera plus cité par la suite. Pourtant c'est un beau nom, qui annonce un sauvetage, de même que le nom d'un certain "Théopompe" suggère qu'il s'agit d'un envoyé des dieux. Après le livre III, il ne sera plus question des Syracusains. Si on excepte "Sosis", un seul Syracusain est encore mentionné pour le rôle brillant qu'il joue à Counaxa : il s'appelle Lycios, et l'on peut soupçonner qu'il ne fait qu'un avec Lycios d'Athènes, fils de Polystratos, qui jouera par la suite un rôle aussi brillant, mais qui a déjà pris part, auprès de Xénophon, à la guerre civile qui a déchiré Athènes, sous le régime des Trente. Nous l'avions soupçonné : les seuls Athéniens qui ont pu suivre Cyrus sont forcément issus d'un clan oligarchique, c'est une vérité qui n'est pas bonne à dire, quand on appelle les Grecs à s'unir contre l'ennemi héréditaire. C'est ici, croyons-nous, que nous rencontrons le secret de Xénophon, celui qu'il a vraiment voulu dissimuler. Car il nous avoue bien qu'il a pris part à l'expédition de Cyrus, et qu'il savait bien ce que cela signifiait, sans avoir besoin que Socrate le lui explique. Mais il veut nous faire croire qu'il est venu tout seul, pour répondre aux instances de son hôte Proxène. Nous croyons, au contraire, qu'il s'est fait suivre d'une troupe de "réprouvés" athéniens, qui devaient, comme lui, quitter Athènes sans nul espoir de retour. Aussi lorsqu'il fait dire, par ceux qui le jalousent, au moment où l'armée croit utile de se donner un chef unique, qu'il n'a aucun titre à recevoir cet honneur, lui qui n'a pas amené de soldats avec lui [6, 2, 10], nous pensons qu'il s'agit d'une dénégation, et qu'il est, au contraire, arrivé à la tête des trois cents hommes qu'aurait amenés "Sosis". C'est là, confessons-le, une simple hypothèse, à laquelle on pourra sûrement objecter qu'elle ne s'accorde pas avec l'évocation d'une première rencontre où Cyrus aurait dû vaincre les réticences d'un Xénophon soucieux de rentrer à Athènes aussitôt que l'expédition serait finie [3, 1, 8-9]. Nous ne sommes pas gênés par cette discordance, car c'est cette entrevue qui nous paraît fictive, aussi fictive que la nostalgie d'Athènes qu'exprime Xénophon, chaque fois qu'il va faire une fausse sortie [6, 2, 15 ; 7, 1, 6-8 ; 7, 1, 38-40 ; sans oublier, bien sûr, 7, 7, 57]. Comment pourrions-nous croire à ces protestations, quand Xénophon lui-même nous dit avoir rêvé de s'établir en Thrace, dans un fief que lui avait promis le roi Seuthès ? C'est là, déclare-t-il, qu'il avait cru "trouver un glorieux asile (apostrophèn kalèn) pour moi et pour mes enfants, s’il m’en naissait" [7, 6, 34]. Cet étonnant Ulysse n'est pas tellement pressé de rentrer à Ithaque, il serait bien resté parmi les Lotophages, ou chez Alcinoos, dont il serait volontiers devenu le gendre.

 

 

L'aventure coloniale

 

Dans un livre scolaire, que nous avons cité, l'équipée des Dix-Mille est présentée comme "une expédition coloniale". La Perse y est présentée comme "un vaste conglomérat de peuples divers, conquis. mais non assimilés, qui ressemble plutôt à la Chine de la fin du 19e siècle ou à un État indigène africain" : la première édition remonte aux années 30, sans doute les auteurs pensaient-ils à l'Éthiopie du Négus, qu'envahissait alors l'armée de Mussolini, héritière des valeurs de l'empire romain... Mais l'empire barbare - perse ou éthiopien - ne peut mobiliser, contre l'envahisseur, qu'un "ramassis de peuplades qui s'ignorent ou se détestent entre elles, sans patriotisme et sans cohésion : immenses masses d'hommes (plus d'un million à Counaxa) difficiles à remuer et indisciplinées ; chaque peuple est armé à sa manière, traîne à sa suite une quantité prodigieuse de bagages et d'esclaves et déserte à la première occasion" [Guastalla et Michaud, op. cit., pp. 1-2]. Analogie trompeuse, et qui joue sur des mots, dont le sens a changé : barbare, et colonie... Nous l'avons déjà vu, Xénophon cherche à fonder une colonie, c'est-à-dire à fixer, sur la terre asiatique, des Grecs qui ont quitté leur ancienne demeure : c'est ce que signifie le mot grec apoikia qui s'applique aussi bien au départ d'un essaim qui doit quitter la ruche, mais chaque colonie reste indépendante, à l'égard de ce qu'elle nomme sa métropole, ou sa mère-patrie, laquelle n'est donc pas une capitale impériale.

Quant au terme « barbare », il n'a pas pour les Grecs le sens qui lui sera donné par les modernes, et qui évoque aujourd'hui, dans les langues latines, les « invasions barbares » qui ont détruit l’empire romain, et compromis la transmission d’un héritage culturel qui reste un élément de notre identité [En version allemande, ces mêmes invasions n'ont plus rien de barbare, il s'agit seulement de migrations des peuples, Völkerwanderungen, et c'est ce mot qu'emploie Marx dans le Manifeste]. La barbarie, dès lors, s’identifie pour nous à la régression culturelle, à la sauvagerie ou à la férocité d’hommes qui ont cessé d’être vraiment humains.

Ce n’est aucunement ce qu’exprimait ce mot dans la bouche d’un Grec, quelle que fût sa haine pour des Barbares qu’il a souvent combattus.

Dans le récit de Xénophon, ce sont plutôt les Grecs qui occupent, à l’égard des Perses, une position comparable à celle des Goths, des Francs et des Vandales qui détruiront, plus tard, la puissance romaine. Pour eux, l’empire perse est un Eldorado où ils comptent faire fortune, à tel point que Xénophon, dans un de ses discours, fait semblant de redouter les effets corrupteurs de l’influence perse : « Mais si nous apprenons une fois à vivre sans rien faire, à passer nos jours dans l’abondance, à avoir commerce avec les femmes, les filles des Mèdes et des Perses, qui sont belles et grandes, j’appréhende que, comme les Lotophages, nous n’oubliions le chemin du pays. Dès lors, il me semble naturel et juste d’abord de faire tous nos efforts pour revenir en Grèce auprès des nôtres. Nous prouverons aux Hellènes que, s’ils sont pauvres, c’est parce qu’ils le veulent bien, puisqu’ils ont toute liberté, en conduisant ici ceux qui là-bas mènent aujourd’hui une vie pénible, de les voir dans l’opulence » [3, 2, 25-26].

Quand Xénophon parlait aux mercenaires grecs, il s’exprimait sûrement de façon plus brutale, et faisait miroiter les richesses de l'empire, qui allaient maintenant revenir aux plus braves, puisque leurs possesseurs les défendaient si mal... Mutatis mutandis, c’est ce qu’aurait pu dire n’importe quel Barbare, s’apprêtant à piller les richesses de Rome : ce qu’un Goth pourra dire à propos des Romains, c’est ce qu’un Grec pouvait dire à propos des Perses. La supériorité à laquelle il prétend, c’est celle d’un guerrier qui n’a pas froid aux yeux, et pour qui le raffinement d’une civilisation avancée n’est que mollesse et décadence.. Pour le dire en deux mots, le Barbare est efféminé, alors que le Grec est viril.

Leur apparence même illustre cette idée : les Barbares aiment à se parer de bijoux féminins, colliers et bracelets, et leurs oreilles sont percées par des anneaux. Leur corps se dissimule sous de lourds vêtements, et leur peau reste blanche, alors que le soleil bronze le corps des Grecs. Ces lieux communs, bien sûr, donnent une image fausse, et consciemment faussée par un témoin qui manipule l’opinion. Telle est la ruse que pratique Agésilas, que Xénophon loue d'avoir su tromper ses soldats pour les persuader qu’ils seront les plus forts : « Comme, à ses yeux, le mépris des ennemis était aussi une source d’énergie pour la bataille, il donna l’ordre aux crieurs de vendre nus les barbares faits prisonniers par les corsaires ; les soldats, qui leur voyaient la peau blanche parce qu’ils ne se déshabillaient jamais, le corps mou et flasque parce qu’ils allaient toujours en char, pensèrent que dans cette guerre ce serait tout comme s’il fallait se battre contre des femmes » [Helléniques, 3, 4, 19]. Et l’Anabase montre que Xénophon lui-même a volontiers recours à de telles astuces. Dans le premier discours qu’il adresse aux Dix-Mille, il feint de mépriser la cavalerie perse, alors que son récit montre, tout au contraire, que sans cavalerie les Grecs seront perdus. Nous ne pouvons savoir ce qu’il pense lui-même que si nous dissocions les discours qu’il adresse aux lecteurs de son livre, et ceux qu’il est censé prononcer in situ, s’adressant à un auditoire qu’il lui faut induire en erreur. Ce premier discours aux soldats est d’ailleurs précédé par deux autres discours, où est froidement décrite la situation réelle. Mais ces discours s’adressent à l’état-major de l’armée... Nous ne pouvons juger sainement ces discours qu'en les rapportant au public qui les écoute, surtout si ce public a envie de les croire. Au lendemain d’une défaite, les généraux prétendent avoir été vainqueurs, c’est du moins ce qu’ils disent en présence des troupes. Mais ils tiennent un autre langage quand il leur faut répondre aux parlementaires ennemis. Nous y avons assisté, lorsqu'après Counaxa, les Grecs ont refusé de déposer leurs armes. C’est parce qu’ils sont conscients d’avoir eu le dessous qu’ils ne peuvent pas accepter l’ultimatum : « Il ne nous reste plus que nos armes et que notre courage, déclare Théopompe, alias Xénophon. Avec nos armes, il me semble que nous pourrions aussi tirer parti de notre courage, tandis que si nous les livrons, nous pourrions bien en plus perdre la vie... » [2, 1, 12]. Une fois n’est pas coutume, ce beau discours est bien un discours véridique, parce que Phalinos, son interlocuteur, sait de quoi il retourne. Mais dans tout autre cas, le mensonge est permis, dès lors qu’il est plausible, et qu’il dit justement ce qu’on désire entendre.

 

 

L’imaginaire grec

 

Quant aux différences réelles, que l’ethnocentrisme des Grecs a pu interpréter de façon abusive, elles ne signifient pas ce qu’ils leur ont fait dire. Ni Agésilas ni Xénophon n’ont pu croire eux-mêmes que la peau blanche et molle de leurs prisonniers perses faisait d’eux des soldats faibles et vaincus d’avance. Chez des Perses couverts de robes précieuses, Xénophon admire un modèle de discipline (de « bon ordre », eutaxia), qu'il célèbre avec émotion : « Un jour qu’on était dans un passage étroit, que la boue rendait difficile aux chariots, Cyrus s’arrêta avec les personnages les plus distingués, les plus riches de son entourage, et il ordonna à Glous et à Pigrès de prendre avec eux un détachement de barbares et de tirer les chariots de ce mauvais pas. Comme ces gens ne lui semblaient pas aller assez vite, d’un air de colère il enjoignit aux seigneurs perses autour de lui de les aider pour accélérer les choses. On put contempler alors un exemple de belle discipline : ils jettent leur surtout de soie rouge à l’endroit même où chacun avait fait halte ; ils s’élancent, comme on courrait pour gagner le prix (niké, la victoire), bien qu’ils descendissent la pente escarpée d’un coteau, avec leurs tuniques somptueuses, leurs larges pantalons brodés ; quelques-uns même avaient des colliers au cou, des bracelets aux mains. En cet accoutrement ils sautèrent sans hésiter dans la boue et plus vite qu’on n’aurait jamais pu penser, ils enlevèrent les chariots à bout de bras »[1, 5, 7-8]. L’auteur de ce récit ne peut guère avoir cru à la mollesse de ces Barbares que leurs robes et leurs bijoux auraient pu faire prendre pour des minets de cour.

Dirons-nous que l’ardeur qu’ils mettent à concourir - dans tous les sens du mot - à l’accomplissement d’une tâche commune est l’effet d’une soumission servile à leur maître ? Il est vrai que ces nobles perses sont les bandakas de Cyrus, ses fidèles ou ses hommes liges [Cf. Briant 1996]. Mais pour traduire bandaka, les Grecs n’ont pas trouvé d'autre mot que doulos, et ils n’ont pas compris la nature du lien qui unit le bandaka, comme le samouraï, à celui qui a reçu sa parole d’honneur. Dans les langues modernes, doulos est presque toujours traduit par esclave, bien qu'il s'applique aussi aux sujets d’un monarque, de sorte que Cyrus est lui-même un doulos [1, 9, 29]. Les Grecs employaient d’autres mots, pais et andrapodon, quand ils voulaient nommer l’esclavage au sens strict.

La servilité supposée des Barbares se ramène, en dernier ressort, à l’idée que les Grecs auraient choisi la mort plutôt que l’esclavage, alors que les Barbares, si on épargne leur vie, se laissent aisément réduire en servitude. De sorte qu’ils seraient esclaves « par nature », selon la trop fameuse expression d’Aristote. Or nous ne lisons rien de tel chez Xénophon, qui met les Grecs en garde contre un risque de dispersion, qui les exposerait à devenir esclaves : « Nous savons, en effet, que partout où nous serons les plus forts, notre salut sera assuré et que nous aurons des vivres. Si par hasard nous sommes surpris en état d’infériorité à l’égard de nos ennemis, il est clair comme le jour que nous tomberons au rang d’esclaves » [5, 6, 13].

L'imaginaire grec, façonné par Homère, associe l'esclavage aux hasards de la guerre, et comprend que puissent tomber en esclavage les plus vaillants héros, par exemple Héraclès, les princesses troyennes, ou de nobles enfants, volés par des pirates. Le sort qu'ils ont subi ne sanctionne pas une lâcheté naturelle, qui les disposait à céder devant la force, au lieu de résister jusqu'à leur dernier souffle. Notre auteur, en tout cas, ne prétend pas du tout que les Grecs soient plus combatifs que les Barbares : tout ce que l'Anabase nous apprend sur les peuples auxquels les mercenaires ont dû se mesurer, Cardouques, Chalybes, Driles, et autres Mossynèques, c'est justement qu'ils sont des guerriers redoutables. Et Xénophon sait bien que ses propres soldats ne se battront pas comme ceux des Thermopyles, ils ne se feront pas tuer jusqu’au dernier. Leurs exploits, note Italo Calvino, auraient pu prendre place dans « un récit picaresque ou héroï-comique : dix-mille mercenaires grecs, engagés sous un faux prétexte par un prince perse, Cyrus le Jeune, doivent prendre part à une expédition en Asie Mineure destinée, en réalité, à détrôner son frère, Artaxerxès II. Ils sont vaincus dans la bataille de Counaxa et se retrouvent alors sans chefs, loin de leur patrie, et ils doivent s'ouvrir le chemin du retour au milieu de populations ennemies. Ils ne souhaitent rien d’autre que de revenir chez eux, mais, quoi qu’ils fassent ils représentent un danger public ; ces dix mille hommes, armés, affamés, pillent et détruisent, tel un essaim de sauterelles, partout où ils arrivent ; et ils traînent à leur suite un grand nombre de femmes. » [Calvino 1996, p. 17]

C’est la nécessité qui impose à nos héros de piller les campagnes, et de réduire en esclavage les pauvres villageois qu’ils trouvent en chemin. Mais au moins une fois, ils ont eu la surprise de voir que ces Barbares préfèrent eux aussi la mort à l’esclavage : « On vit alors un affreux spectacle : les femmes jetaient leurs petits enfants du haut du rocher et se jetaient ensuite elles-mêmes après eux ; les hommes en faisaient autant à leur tour (...) En cette occasion on captura très peu d’hommes, mais des bœufs, des ânes en quantité, et des moutons » [6, 7, 13-14] .

Terrible déception, ces Barbares ne sont pas du bétail humain, et ne jouent pas le rôle que vont leur assigner les lecteurs d'Aristote, sinon ceux de Hegel, dont l'histoire philosophique n'est trop souvent qu'une histoire pour philosophes. Nos héros, pour leur part, seront plus réalistes, et sauront, pour survivre, se comporter comme l’a prévu Xénophon. En effet, dès qu'ils sont arrivés à Byzance, où ils s’attendaient à recevoir un bon accueil, le gouverneur spartiate les expulse aussitôt, et fait vendre tous ceux qui sont pris dans la ville : « pas moins de quatre cents », que leur naissance grecque ne met pas à l'abri d'un sort qu'on aurait cru réservé aux Barbares [7, 2, 5].

 

 

Repères bibliographiques

 

Nous nous limitons à mentionner les ouvrages dont la consultation nous a été utile, parce qu'il serait vain de proposer un inventaire exhaustif des travaux consacrés à la Grèce classique.

 

[Ouvrage collectif] Guerres et sociétés. Mondes grecs Ve-IVe siècles, Atlande, 2000 [Atlande 2000]

BIZOS Marcel : Notice de la Cyropédie, Les Belles-Lettres, 1972 [Bizos 1972]

BRIANT Pierre : Histoire de l’empire perse, Fayard, 1996 [Briant 1996]

CALVINO Italo : Pourquoi lire les classiques, Seuil, 1991 et collection Points, 1996 [Calvino 1996]

CANFORA Luciano, Une profession dangereuse, les penseurs grecs dans la cité, traduction française, éditions Desjonquères, 2000. [Canfora 2000]

Histoire de la littérature grecque, traduction française, éditions Desjonquères, 1994.

Le mystère Thucydide, éditions Desjonquères, 1997.

La démocratie comme violence, traduction française, éditions Desjonquères, 1989 [Canfora 1989]

CARLIER Pierre : Le quatrième siècle grec, Points-Seuil, 1995

DELEBECQUE Edouard : Essai sur la vie de Xénophon, Klinksieck 1957

DORION Louis-André : Notice des Mémorables, Les Belles-Lettres, 2000.

FLACELIERE Robert : Histoire littéraire de la Grèce, Paris 1969 [Flacelière 1969]

GAUTHIER Philippe : Xénophon et l'odyssée des Dix-Mille, article publié dans "L'histoire", juin 1985, et repris dans La Grèce ancienne, ouvrage collectif, Points-Seuil, 1986

GERNET Louis : Les grecs sans miracle, La Découverte, 1983

GUASTALLA R.M. et MICHAUD Guy, «L’Anabase de Xénophon, classiques Athéna, librairie Hachette, première édition, 1938 [Guastalla-Michaud 1938]

HATZFELD Jean : Notice des Helléniques, Les Belles-Lettres, 4ème édition, 1960

Alcibiade, PUF, 1940 [Hatzfeld 1940]

HUMBERT Jean : Manuel pratique de grec ancien, Picard, 1962 [propose une traduction commentée du passage de l'Anabase où Xénophon entre en scène]

Socrate et les petits socratiques, PUF, 1967

ISAAC Jules : Les oligarques, Minuit, 1946 [Isaac 1946]

MASQUERAY Paul : Notice de l'Anabase, Les Belles-Lettres, 1992 (première édition, 1930)

MAUSS Marcel : Œuvres, tome III, pp. 35-43 [Une forme ancienne de contrat chez les Thraces, Revue des Etudes Grecques, 1921]

MOMIGLIANO Arnaldo : Les origines de la biographie en Grèce ancienne, traduction française, 1991 [Momigliano 1991]

PICARD Olivier : Les Grecs devant la menace perse, SEDES, 1980

STRAUSS Leo : Etudes de philosophie politique platonicienne, Belin, 1991 [Strauss 1991]

La renaissance du rationalisme politique classique, Gallimard, 1993

Pensées sur Machiavel, Payot 1982 [Strauss 1982]

De la tyrannie, Gallimard, 1954

TAINE Hippolyte : Essais de critique et d'histoire, deuxième édition, Paris 1866, p. 127-172

VANNIER François : Le IVe siècle grec, Armand Colin, 1967

WILL Edouard, MOSSÉ Claude, GOUKOWSKY Pierre : Le monde grec et l'Orient II - Le IVe siècle et l'époque hellénistique, (troisième édition) PUF 1990

 

 

Partager cet article
Repost0
25 novembre 2019 1 25 /11 /novembre /2019 14:43

[Je publie dans ce blog la note introductive, - assez critique sinon polémique, où je traitais fort mal l'auteur que je présentais… - que j'ai publiée en 2012 dans mon édition de l'étude que Taine a consacrée à l'Anabase : "Xénophon, L'Anabase" - aux éditions "Mille et une nuits" - à laquelle je renvoie les lecteurs soucieux du texte de Taine, en espérant qu'il n'est pas encore épuisé] 

Hippolyte Taine :

 

Essais de critique et d'histoire, deuxième édition, Paris 1866, p. 127-173

[les chiffres entre crochets renvoient à la pagination de cet ouvrage]

 

 

XENOPHON.

L'Anabase.

 

* Présentation, par Jean-Louis Prat

 

Enfoui dans un recueil qui, depuis bien longtemps, n'est plus réédité, cet ouvrage de Taine est pourtant "bien connu" par quelques citations que se transmettent pieusement les hellénistes :

 

- "Rien de plus curieux que cette armée grecque, république voyageuse qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d'Athènes errante au milieu de l'Asie" ;

- "Xénophon ne parle pas de lui-même ; point de réflexions générales ; rien que des faits, exposés avec autant de naïveté que de concision" ;

- "Le livre est un journal de marche, sans commentaires, ce qui lui donne un air de vérité frappante." ;

- "Tout le monde aujourd'hui connaît et admire dans la Chartreuse de Parme de Stendhal le récit de la bataille de Waterloo ; il semble, quand on l'a lu, qu'on vient d'apprendre pour la première fois ce qu'est une bataille. Il m'a semblé souvent, en lisant la retraite des dix mille, que j'apprenais pour la première fois ce qu'est la marche d'une armée. Xénophon parle à chaque page du fourrage, des vivres, de la pluie, de la poussière".

 

Cette dernière phrase nous semble être la seule qui réponde parfaitement au caractère du récit de Xénophon. Mais, pas plus que les autres, elle ne satisfait le goût de François Léger, excellent biographe dont un livre très vif nous a permis de suivre les "années d'apprentissage" de Taine, dont il préfère, en fait, une oeuvre plus tardive, qu'il a présentée dans la collection Bouquins : Les origines de la France contemporaine. Quant aux deux grands articles consacrés à l'Anabase, il les juge médiocres, et nous prévient d'ailleurs que Taine les présentait comme un "délassement" dont il avait besoin, après tant de travaux beaucoup plus épuisants :

"Xénophon n'est pas fatigant pour la tête, et la sienne avait besoin d'être ménagée. Ce ménagement fut excessif (...) Il loue la sobriété et le naturel du style de Xénophon - ce qui n'apprend rien à personne -, affirme que Xénophon n'intervient pas dans sa narration - ce qui est faux, car son livre est d'abord une apologie et n'est pas exempt de galéjades -, estime que les anciens Grecs furent bien heureux de n'avoir pas eu l'équivalent de notre Moyen Age (...), les félicite de leur esprit d'indépendance - ce qui est légèrement comique car les dix mille étaient un ramassis d'horribles aventuriers parmi lesquels Xénophon essayait en vain de faire régner un minimum d'ordre (...). Il raconte cette aventure sans inexactitude, mais comme il n'a réellement rien à en dire, case dans son texte quelques lignes sur la description de Waterloo dans la Chartreuse de Parme. Celles-ci relèvent d'un louable souci de propagande stendhalienne, mais le sujet ne les imposait pas" [François Léger, La jeunesse d'Hippolyte Taine, Paris, Editions Albatros, 1980, p. 321].

Eût-il écrit plus tard, Taine aurait tout aussi bien pu citer Guerre et paix, pour faire comprendre ce qu'il avait voulu dire en évoquant l'image que Stendhal a su nous donner de Waterloo : un tableau de bataille où des détails obscurs passent au premier plan, et font oublier les belles vues cavalières qui voudraient ressaisir la pensée du stratège. Car Xénophon partage avec ces romanciers le souci du détail, fût-il sordide et bas, il ne souscrit pas à la fameuse maxime, suivant laquelle un chef n'a pas à s'occuper des questions d'intendance : "De minimis non curat praetor". Sans provisions, dit-il, une armée ne vaut rien [cf. Anabase, I, 3, 11] - et le jeune Fabrice a pu s'apercevoir qu'une bataille n'est pas une aventure épique.

 

Un récit sans apprêts ?

 

Beaucoup plus légitime est la critique du caractère innocent attribué par Taine au récit de Xénophon : simple "journal de marche", où n'apparaissent "que des faits, exposés avec autant de naïveté que de concision" - sans aucun commentaire, "ce qui lui donne un air de vérité frappante." François Léger sent bien qu'un air de vérité n'est pas la vérité, et qu'il dissimule un plaidoyer pro domo. Mais il s'en tient, comme la plupart des critiques, à l'idée que Xénophon veut se faire mousser, et s'attribue un rôle plus brillant que celui qu'il a vraiment joué. Comme la plupart d'entre eux, si on excepte Plutarque - qui n'est quand même pas un auteur insignifiant - il se laisse imposer celle de ses "galéjades" qui est bien la plus hardie, sans prendre garde aux procédés qui permet au narrateur de faire croire que les Grecs avaient, à Counaxa, remporté la victoire, dont les aurait frustrés un fait malencontreux : la mort du prétendant pour lequel ils luttaient... Il arrive à le faire croire, alors même qu'il se garde bien de le dire : cette prétention n'est soutenue, dans son texte, que par les discours qu'il prête à d'autres personnages, et qu'il ne s'attribue nulle part à lui-même. Aucune galéjade n'est placée dans la bouche du guerrier Xénophon, mais les autres lui servent s'il a l'intention de dérouter le lecteur. Pratique assez courante chez les historiens grecs, et chez leurs émules romains, qui écrivent des discours (logoi), non pas pour relater ce que leurs personnages ont réellement dit, mais pour informer leurs lecteurs sur l'arrière-plan des actions (erga) qu'ils ont pu accomplir : or cette information peut être tendancieuse, et servir à l'usage qui a récemment reçu le doux nom de storytelling, mais qui n'est pas lui-même une invention récente. Comme la plupart des commentateurs modernes, Taine et ses critiques oublient que l'Anabase - "Anabasis Kurou" - a pour objet l'expédition de Cyrus, qu'ils rebaptisent en "expédition des Dix Mille". L'aventure des Dix Mille ne commence qu'après la mort de Cyrus, c'est le récit d'une retraite qui leur permettra de parvenir, sains et saufs, aux bords de la Mer noire (Thalatta ! Thalatta !), et plus tard à Byzance. Au début de l'histoire, ils n'étaient rien de plus qu'une troupe auxiliaire, dont l'importance numérique était beaucoup moins forte que celle des autres troupes rassemblées par Cyrus, sans parler de celles qu'ils auraient à combattre. Xénophon s'attache à montrer qu'il s'agit d'une troupe d'élite, sur laquelle Cyrus comptait pour emporter le combat décisif. C'est justement alors qu'elle va faire défaut, parce que son chef, Cléarque, l'aligne sur la droite de l'armée de Cyrus, et au bord de l'Euphrate, afin d'éviter tout risque d'encerclement. Et Cyrus, bien en vain, réclame sa présence au point où il va lui-même affronter son frère ennemi, et jouer quitte ou double, la mort ou la victoire. Les Grecs vont, pour leur part, mettre en fuite les soldats qu'ils trouvent en face d'eux : ils n'auront pas de pertes, bien qu'ils perdent Cyrus, pour la cause duquel ils n'ont rien fait d'utile.

Dans sa Vie d'Artaxerxès, Plutarque estime que « Cyrus commit sans doute une grande faute en se jetant tête baissée au milieu des périls, sans prendre garde au danger, mais Cléarque n’en commit pas une moindre, si même elle ne fut pas plus grave, en refusant de ranger ses Grecs face au roi et en appuyant son aile droite sur le fleuve de peur d’être encerclé. Car s’il voulait à tout prix la sécurité et si le plus important à ses yeux était de n’éprouver aucun dommage, il aurait mieux fait de rester chez lui. Mais, après avoir couvert dix mille stades en armes sans que personne l’y obligeât, et dans le seul but de mettre Cyrus sur le trône royal, aller chercher un terrain et un poste, qui au lieu de lui permettre d’assurer le salut du chef qui le payait, lui offraient à lui-même une position sûre où combattre tranquillement, cela revenait à sacrifier l’intérêt général par crainte du danger présent et à renoncer au but de l’expédition » - commentaire que chacun aurait dû faire lui-même, s'il s'était rappelé que les Dix Mille étaient au service de Cyrus, et n'étaient pas censés mener leur propre guerre : dans quel but, et pour quelle cause ? Car ils ne formaient pas une avant-garde grecque, cherchant à conquérir l'empire achéménide.

Les Anciens le savaient, et le Grec romanisé qui est devenu l'auteur d'une autre Anabase, celle qui rapporte les exploits d'Alexandre, s'étonne du fait que "l'expédition des Dix Mille avec Cyrus à l'intérieur de l'Asie contre le roi Artaxerxès, les souffrances endurées par Cléarque et ceux qui furent faits prisonniers avec lui, la descente ensuite de ces mêmes Dix Mille vers la mer, sous le commandement de Xénophon, sont bien plus célèbres grâce à Xénophon qu'Alexandre et que les exploits d'Alexandre" [Arrien, Histoire d'Alexandre, L'anabase d'Alexandre le Grand, Editions de Minuit, 1984, p. 33]. Ce Grec romanisé, auquel Vidal-Naquet consacre une notice ["Flavius Arrien entre deux mondes", op. cit. p. 311-394], avait justement pris Xénophon pour modèle : ce que Xénophon avait fait pour Socrate, il l'a fait pour Epictète, et ce que Xénophon avait fait pour Cyrus, il a voulu le faire pour le conquérant de l'Asie, dont les exploits, dit-il, sont quand même plus grandioses que ceux dont Xénophon a retracé l'histoire. Mais fort injustement, nous parlons toujours des "Entretiens d'Epictète", en oubliant le nom de leur auteur, Arrien. Or personne ne dit les "Mémorables de Socrate", comme il faudrait le dire, car c'est bien le titre original de cette oeuvre - et l'on devrait traduire "Anabasis Kurou", "l'Anabase de Cyrus", alors que ces deux livres sont toujours associés au nom du rédacteur...

Innocent aux mains pleines, dont le "journal de marche", écrit sans commentaires, est supposé n'avoir rapporté que des faits, "exposés avec autant de naïveté que de concision" : Taine est pris en défaut, mais il n'est pas le seul, ses critiques se sont laissés prendre au même leurre.

 

 

"Une Athènes errante" ?

 

Taine écrit sous le règne de Napoléon III, et se plaît à marquer les traits républicains d'une armée qu'on voit élire ses généraux, et porter sur le pavois un brillant orateur qui était, jusqu'alors, passé inaperçu et qui suivait l'armée sans y être soldat, ni lochage ou capitaine, ni encore moins général (s'il ne s'agit pas d'une nouvelle "galéjade") : c'était, s'il faut l'en croire, un parfait inconnu, et voici qu'il prononce quelque chose comme un "appel du 18 juin", qui va rendre courage à une armée qui se livrait au désespoir. C'est ce qu'il dit lui-même, dans un texte que Taine n'oublie pas de citer : « Il y en eut beaucoup qui ne vinrent pas au camp cette nuit, et se couchèrent où ils se trouvaient, ne pouvant dormir à cause du chagrin et du regret qu'ils avaient de leur patrie [le texte grec parle de "patries", au pluriel], de leurs parents, de leurs femmes et de leurs enfants, qu'ils ne croyaient jamais revoir »

Cet inconnu surgit en chef charismatique, et devient aussitôt l'un des nouveaux stratèges qui vont être élus, sans que les Dix Mille aient éprouvé le besoin d'en savoir davantage sur les talents d'un homme auquel ils confiaient une bien lourde charge : ignoraient-ils vraiment qui était leur élu, ou en savaient-ils déjà plus long que les lecteurs, que le narrateur a tenus dans l'ignorance ? Dans l'un de ces deux cas, l'éloge de cette armée, "république voyageuse qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d'Athènes errante au milieu de l'Asie" pourrait impliquer une certaine ironie, qui annoncerait les thèses d'un ouvrage à venir, où la démocratie apparaît comme une prime à l'incompétence [Les origines de la France contemporaine]. Remarquons, toutefois, que l'armée des Dix Mille est une oligarchie, où les stratèges sont élus par les lochages, et où les soldats ne peuvent se faire entendre que quand ils se mutinent, ou désertent, ce qui est souvent le cas, quand ils n'adhèrent pas aux projets mirifiques qu'imaginent les chefs, et qui se heurtent à l'entêtement de leur "base".

Un projet qui tenait au coeur de Xénophon, et qu'il évoque avec beaucoup de nostalgie, est celui de fonder, au bord de la Mer noire, une colonie grecque, en y établissant la "république voyageuse", qu'il aurait voulu "fixer", pour reprendre le mot qu'emploie Vidal-Naquet : "Xénophon voyant tous ces hoplites grecs, tous ces peltastes, ces archers, ces frondeurs, ces cavaliers, entraînés et par là même capables, rassemblés sur les bords du Pont, où l'on n'aurait pu, sans de grandes dépenses, mobiliser une pareille force, pensa qu'il serait à son honneur d'accroître le territoire et la puissance de la Grèce par la fondation d'une cité" [Anabase, V, 6, 15 ; cf. Michael Austin et Pierre Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne, Armand Colin, 1992, p. 405 ; et l'article de Philippe Gauthier, "Xénophon et l'expédition des Dix-Mille", repris dans "La Grèce ancienne", Seuil, collection Points-Histoire, 1986, p. 245-248]. L'échec de ce projet nous semble être imputable au fait que cette république voyageuse, cette "politeia", n'était pas une "polis", une véritable cité, mais un conglomérat d'hommes dont la patrie n'était nullement "la Grèce", mais Stymphale, ou Thèbes, ou la Thessalie, ou Athènes, et que Xénophon nous parle de "leurs patries", qui appartenaient sans doute au même "monde grec", mais ne constituaient pas une patrie commune.

Les Athéniens, d'ailleurs, n'étaient guère nombreux dans cette "Athènes errante" dont les soldats sont issus de Thèbes ou d'Argos, d'Arcadie ou de Thessalie, et sont, pour la plupart, des vétérans de la guerre du Péloponnèse, où ils ont combattu contre les Athéniens, qu'ils ont pu vaincre grâce à l'or de Cyrus, qui a permis aux Spartiates d'équiper une flotte, eux qui n'étaient pas une puissance maritime. Quant aux Athéniens qui apparaissent dans le récit, ils n'étaient sûrement pas les amis d'un régime qui les avait bannis, ou qui allait le faire, comme c'est précisément le cas de Xénophon, dont les écrits attestent sa familiarité avec les oligarques, par exemple Charmide, personnage auquel il n'adresse aucun reproche, alors qu'il lui arrive d'en faire à Critias, Chariclès ou Théramène. Si l'on tient à l'idée que l'Anabase est bien une apologie où il plaide pour lui-même, il faudrait s'inquiéter de ce qu'il dissimule, plutôt que des vantardises qu'on lui attribue, et s'interroger sur le rôle qu'il jouait, dans l'armée de Cyrus, avant le jour où il choisit de se mettre en scène.

 

Partager cet article
Repost0
23 novembre 2019 6 23 /11 /novembre /2019 07:36

LA MAUVAISE REPUTATION

 

Quel est donc ce "village" où le jeune Brassens a mauvaise réputation ? Notre auteur n'est pas villageois, son village n'est tel que par comparaison avec la "métropole" où il passera le plus clair de sa vie, et qu'il nomme précisément, dans une autre chanson, où il évoque aussi son village  : « C'est pas seulement à Paris / Que le crime fleurit, / Nous au village aussi l'on a / De beaux assassinats ». Il n'en faut pas douter, ce village est la ville de Sète, où il est né, où il a fréquenté le lycée que Paul Valéry avait illustré avant lui, et où son professeur, Alphonse Bonnafé, l'avait initié à quelques-uns des plus grands poètes français. Cette ville qu'il a quittée, en 1939 – il avait dix-huit ans – dans des circonstances obscures, mais qu'il a éclaircies lui-même par la suite : par exemple, dans "Le Mécréant", où il déclare : « Je n'ai jamais tué, jamais violé non plus / Il y a déjà quelque temps que je ne vole plus / Si l’Éternel existe, en fin de compte il voit / Que j'me conduis guère plus mal que si j'avais la foi », et surtout dans "Les Quatre Bacheliers" : « Pour offrir aux filles des fleurs / Sans vergogne / Nous nous fîmes un peu voleurs, un peu voleurs ». Tout ceci nous menant à quelques réflexions, d'inspiration chrétienne, même si ce chrétien reste hors de l’Église :

  • à propos de son père : « Je ne sais pas s'il eut raison / Sans vergogne / D'agir d'une telle façon, telle façon / Mais je sais qu'un enfant perdu / Sans vergogne / A de la corde de pendu, de pendu / A de la chance quand il a / Sans vergogne / Un père de ce tonneau-là, ce tonneau-là /

  • à propos des gentils paroissiens du "village" : « Et si les chrétiens du pays / Sans vergogne / Jugent que cet homme a failli, homme a failli / ça laisse à penser que pour eux / Sans vergogne / L’Évangile c'est de l'hébreu, c'est de l'hébreu. »

Réflexions qu'on peut rapprocher de celles qui concluent sa chanson sur l'Assassinat, où la meurtrière est "prise d'un vrai remords", « Et le matin qu'on la pendit/Elle fut en paradis/Quelques dévots depuis ce temps/Sont un peu mécontents »

On peut sans doute regretter que cette manière d'évoquer un passé douloureux, et de réclamer une amnistie à laquelle chacun a consenti depuis longtemps, s'accompagne d'une dévalorisation du village et des villageois, qualifiés de « croquants » et de « culs-terreux » (j'en ai fait la critique à propos d'autres chansons) – de même qu’elle l'a conduit à dire bien du mal des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », et qu'il a quand même rejoints, quand "celui qui a mal tourné" retourne au "quartier natal", s'attendant à voir les humains se détourner de son chemin : « Y en a un qui m'a dit salut / Te revoir on n'y comptait plus / Y en a un qui m'a demandé / Des nouvelles de ma santé / Lors j'ai vu qu'il restait encore / Du monde et du beau monde sur terre / Et j'ai pleuré le cul par terre / Toutes les larmes de mon corps ».

 

 

Partager cet article
Repost0
4 octobre 2019 5 04 /10 /octobre /2019 13:32

Un petit chef-d'œuvre de persiflage

"Francisco Franco, indépendamment d'autres aspects parfois discutables de son action politique, pouvait être considéré comme le véritable inventeur, au niveau mondial, du tourisme de charme, mais son œuvre ne s'arrêtait pas là, cet esprit universel devait plus tard jeter les bases d'un authentique tourisme de masse (qu'on pense à Benidorm ! qu'on songe à Torremolinos ! existait-il dans le monde, durant les années 1960, quoi que ce soit qui puisse y être comparé ?), Francisco Franco était en réalité un authentique géant du tourisme, et c'est à cette aune qu'il finirait par être réévalué, il commençait d'ailleurs à l'être  dans quelques écoles hôtelières suisses, et plus généralement sur le plan économique le franquisme avait fait récemment l'objet de travaux intéressants à Harvard et à Yale, montrant comment le caudillo, pressentant que l'Espagne ne parviendrait jamais à raccrocher au train de la révolution industrielle qu'elle avait il faut bien le dire totalement manqué, avait hardiment décidé de brûler les étapes en investissant dans la troisième phase, la phase finale de l'économie européenne, celle du tertiaire, du tourisme et des services, donnant ainsi à son pays un avantage concurrentiel décisif à l'heure où les salariés des nouveaux pays industriels, accédant à un pouvoir d'achat plus élevé, souhaiteraient l'utiliser en Europe soit dans le tourisme de charme, soit dans le tourisme de masse, conformément à leur statut, il n'y avait ceci dit pour l'instant aucun Chinois au parador de Chinchon, un couple d'universitaires anglais des plus ordinaires attendait son tour derrière nous, mais les Chinois viendraient, ils viendraient certainement,  je n'avais aucun doute sur leur venue, la seule chose était peut-être quand même de simplifier les formalités d'accueil, quel que soit le respect que l'on puisse et que l'on doive éprouver pour l'œuvre touristique du caudillo les choses avaient changé, il était peu probable maintenant que des espions venus du froid songent à se glisser dans l'innocente cohorte des touristes ordinaires à l'instar de leur chef, Vladimir Poutine, le premier d'entre eux." (Sérotonine, p. 39-41)

Commentaire (ça s'appelle commentaire, mais ce n'est qu'une note) : La citation est-elle trop longue ? Il faut bien remarquer qu'elle ne comporte qu'une seule phrase, qu'il aurait été difficile de couper sans en altérer le sens et la verve. Maintenant, s'il existe toujours quelque chose de comparable à la fameuse dictée de Bernard Pivot, elle ferait peut-être l'affaire.

Par ailleurs, cette page a pu me réconcilier avec l'auteur, juste après quelques autres où j'avais été choqué par des bourdes : linguistique, page 36, il écrit "Weltanschaung" au lieu de "Weltanschauung" ; géographique, pages 37-38, où ce fumeur incorrigible qu'est, sinon lui-même, en tout cas son héros et narrateur, après avoir inventorié les "établissements dissidents", c'est-à-dire les rares hôtels où il reste possible de fumer, il en mentionne trois, "l'un sur la côte basque, l'autre sur la côte vermeille, un troisième dans les Pyrénées-Orientales (sic) également, mais plus à l'intérieur des terres, à Bagnères-de-Luchon, exactement (re-sic)".  

Partager cet article
Repost0
1 octobre 2019 2 01 /10 /octobre /2019 17:52

L'écriture de Jacques Bainville

 

Je parle d'écriture au sens où Roland Barthes l'avait distinguée de la « langue » et du « style » : la langue, disait-il, « est un corps de prescriptions et d'habitudes, commun à tous les écrivains d'une époque », elle est donc « en-deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi, sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur » : « L'horizon de la langue et la verticalité du style dessinent donc pour l'écrivain une nature, car il ne choisit ni l'une ni l'autre. »

L'écriture au contraire est un choix raisonné, « le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut, et c'est ici précisément que l'écrivain s'individualise clairement parce que c'est ici qu'il s'engage. » [tout ceci est, bien sûr, expliqué aux premières pages du Degré zéro de l'écriture, et illustré par des exemples : « Mérimée et Fénelon sont séparés par des phénomènes de langue et par des accidents de style ; et pourtant ils pratiquent un langage chargé d'une même intentionnalité (…) Au contraire, presque contemporains, Mérimée et Lautréamont, Mallarmé et Céline, Gide et Queneau, Claudel et Camus, qui ont parlé ou parlent le même état historique de notre langue, usent d'écritures profondément différentes ; tout les sépare, le ton, le débit, la fin, la morale, le naturel de leur parole, en sorte que la communauté d'époque et de langue est bien peu de chose au prix d'écritures si opposées et si bien définies par leur opposition même. »]

J'ai lu à quatorze ans l'Histoire de France de Jacques Bainville, à quinze ans son Napoléon, l'un et l'autre parus dans le « Livre de Poche », et par la suite encore plusieurs autres ouvrages : je n'avais pas alors la moindre idée de ce qu'explique Barthes, ni le moindre soupçon de ce que pouvait être l'intentionnalité, ou l'engagement, qui m'aurait permis de situer son « écriture ». D'autant plus qu'il récuse toute prétention à « une œuvre originale : on peut éclaircir l'histoire, on ne la renouvelle pas. Nous n'avons pas non plus soutenu une thèse. Nous nous sommes efforcé de montrer comment les choses s'étaient produites, quelles conséquences en étaient résultées, pourquoi, à tel moment, telle décision avait été prise plutôt que telle autre. » [Histoire de France, Avant-propos, p. 7-8 : je cite l'édition Arthème Fayard, 1924]

Cela semble tout naturel, l'histoire cherche à expliquer l'enchaînement des causes et des effets, des décisions et des conséquences, heureuses ou désastreuses, qu'elles ont pu entraîner : on comprend donc pourquoi l'auteur peut dire, aussitôt après : « Ce qu'on découvre, au bout de cette analyse, c'est qu'il n'est pas facile de conduire les peuples, qu'il n'est pas facile non plus de fonder et de conserver un Etat comme l'Etat français, et l'on en garde, en définitive, beaucoup d'indulgence pour les gouvernements. » L'auteur, avec ce dernier mot, nous montrait un bout de l'oreille, mais un adolescent n'est pas toujours capable de comprendre que cette histoire est écrite du point de vue des dirigeants, et s'intéresse peu aux masses qu'ils dirigent : après tout, à l'école, on nous avait parlé de César et de Vercingétorix, puis des empereurs romains et des invasions germaniques, de Clovis et des rois fainéants, puis de Pépin le Bref et de Charles Martel, et puis de Charlemagne, et puis des Capétiens, des Valois et des Bourbons, avant d'en venir à la Révolution française, et à de nouveaux dirigeants. D'ailleurs, même si j'ignorais encore Thucydide, n'est-ce pas la même chose qu'il fait dans son histoire : expliquer pourquoi et comment les Athéniens et les Péloponnésiens ont pris telle ou telle décision, faire la guerre ou la paix, et les conséquences qui en ont résulté ? Tel semblait bien être le sujet de toute histoire – c'est-à-dire à la fois la matière étudiée (qu'on nomme aussi objet), et le sujet agissant, l'homme d'action, où la communauté d'hommes qui mènent une action collective : les nobles, le clergé, les Croisés, les bâtisseurs des cathédrales, mais aussi les Encyclopédistes, les soldats de l'an II, les insurgés de 1830 et de 1848, etc. C'était ça, l'Histoire de France, et un peu l'Histoire des Français – un titre qu'emploierait plus tard Pierre Gaxotte, un disciple de Bainville, mais qui reste éloigné de l'histoire pratiquée par l'école des Annales : l'économie, les sociétés, les civilisations...

 

NOTRE PEUPLE, NOTRE PAYS

 

Un trait fondamental de l'écriture bainvillienne est de s'adresser au lecteur en l'incluant dans une communauté qui traverse les siècles, et qu'il appelle nous, notre peuple ou notre pays. Ainsi nous mène-t-il à nous identifier à ceux qui ont peut-être été nos ancêtres, et parfois qui ne l'étaient pas : "référence triplement imaginaire à une histoire commune - triplement, car cette histoire n'est que du passé, car elle n'est pas tellement commune, car enfin ce qui en est su et sert de support à cette identification collectivisante dans la conscience des gens est mythique pour la plus grande partie" [Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Seuil 1975, p. 207-208]. Selon Bainville, quand les Français ont livré bataille, sous Louis XIV, pendant la Révolution française ou les guerres napoléoniennes, c'est nous qui avons été vainqueurs ou vaincus, c'est nous qui partageons cette gloire ou ce deuil. De même conduit-il ses lecteurs à prendre pour leur compte les sentiments d'amour ou de haine qu'à diverses époques ont pu susciter les Français : lorsque Charles d'Anjou, un neveu de saint Louis, envahit la Sicile que le Pape lui donne après avoir déposé le jeune Conradin, héritier des Hohenstaufen - que Charles d'Anjou fait exécuter, il nous dit que « les Allemands, six cents ans plus tard, au dire d'Henri Heine, ne nous avaient pas encore pardonné l'exécution. » [page 71]

Sous le règne des Stuarts restaurés, Charles II et Jacques II, « l'Angleterre, affaiblie par ses luttes intérieures fut dans nos intérêts et méconnut les siens. Les difficultés commencèrent à partir du jour où l'Angleterre et la Hollande se réunirent et où Guillaume d'Orange ayant commencé par renverser la République hollandaise, renversa aussi les Stuarts, prit le trône de son beau-père Jacques II, et devint roi d'Angleterre en 1689. Après cette révolution, la fortune de Louis XIV changea. L'Angleterre deviendra notre principale ennemie. » [p. 225]. C'est d'ailleurs une suite de la révolution monarchique qui s'était produite en Hollande : attaquée par Louis XIV, « la Hollande s'inonda pour se sauver et mettre Amsterdam hors d'atteinte. Elle fit plus : elle renversa la République bourgeoise, où nous gardions encore des amis, pour donner le stathoudérat, c'est-à-dire la monarchie, à Guillaume d'Orange, notre adversaire obstiné. » [p. 230] C'est là un trait constant de l'histoire bainvillienne, qu'on pourrait illustrer par vingt autres exemples...

C'est là, pourrait-on dire, une histoire nationaliste, et vous savez sans doute que Bainville militait à l'Action Française, la Ligue monarchiste dirigée par Charles Maurras et Léon Daudet. Mais ce nationalisme est quelquefois bizarre : si vous vous attendiez à ce qu'il glorifie la résistance héroïque de Vercingétorix à l'agression romaine, vous allez être surpris : « A qui devons-nous notre civilisation ? A quoi devons-nous d'être ce que nous sommes ? A la conquête des Romains. Et cette conquête, elle eût échoué, elle se fût faite plus tard, dans des conditions différentes,peut-être moins bonnes, si les Gaulois n'avaient été divisés entre eux et perdus par leur anarchie. (…) La guerre civile, le grand vice gaulois, livra le pays aux Romains. (…) Les Français n'ont jamais renié l'alouette gauloise et le soulèvement national dont Vercingétorix fut l'âme nous donne encore de la fierté. (…) L'héroïsme de Vercingétorix et de ses alliés n'a pas été perdu : il a été comme une semence. Mais il était impossible que Vercingétorix triomphât et c'eût été un malheur s'il avait triomphé. » [p. 13-14]

Ce jugement rétrospectif se fonde sur l'idée, tout à fait contestable, que les Romains étaient beaucoup plus avancés que les Gaulois : « aucune comparaison n'était possible entre la civilisation romaine et cette pauvre civilisation gauloise, qui ne connaissait même pas l'écriture, dont la religion était restée aux aux sacrifices humains. » Argument fallacieux : si les Romains connaissaient l'écriture, il ne s'ensuit pas que tous les Romains savaient lire et écrire. Quant aux Gaulois, ils avaient été en rapport avec les Phocéens de Marseille, grâce auxquels ils avaient connu l'alphabet grec : ils n'avaient certes pas encore institué l'école obligatoire, gratuite et laïque, pas plus que les Romains ! Faut-il rappeler qu'ils bâtissaient de vraies villes, défendues par des remparts, et n'habitaient pas tous dans des huttes de bois. Quant aux sacrifices humains, on aurait tort d'en conclure que leur religion était plus sanguinaire que celle des Romains, qui punissaient les Vestales en les enterrant vives, et qui pratiquaient les jeux de gladiateurs dans des cérémonies funéraires, avant même d'en faire le hideux divertissement qui apparaît dans tous les péplums... Cet argument, d'ailleurs, a une fonction politique assez trouble : il implique qu'une nation « civilisée » peut impunément conquérir des « peuplades » moins avancées, comme l'ont fait toutes les nations européennes depuis la fin du Moyen-Age, en Afrique et en Amérique. Sous prétexte de leur apporter la « vraie religion » (elle est vraie, puisque c'est la nôtre) – et plus tard les splendeurs d'une technologie qui démontre si bien que nous sommes supérieurs à ce que nous avons appelés « indigènes », l'idéologie colonialiste prétend se justifier par le fait que nous-mêmes avons été colonisés : « Jamais colonisation n'a été plus heureuse, n'a porté plus de beaux fruits, que celle des Romains en Gaule. » [p. 14] Nous ne saurons jamais ce qu'en ont pensé les Gaulois, à moins de croire que les notables gallo-romains, ceux qui se sont assimilés, sont des témoins représentatifs des populations asservies.

 

LA REPETITION HISTORIQUE

Je ne crois pas que Bainville ait lu Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, un livre de Marx qui aurait pu l'intéresser, car il part du problème de la répétition historique. Celle-ci, pour Bainville, n'est sans doute pas un problème, elle semble être plutôt une loi de l'histoire. Ainsi, alors que Marx se réfère au coup d’État de Napoléon Bonaparte pour éclairer celui de son neveu, le 2 décembre 1851, Bainville se réfère aux journées révolutionnaires de 1789 pour éclairer une tentative avortée, qui remonte au quatorzième siècle. Le roi Jean II, alors, est prisonnier en Angleterre, son fils, le futur Charles V, n'est encore que dauphin, et se voit confronté à la révolte des bourgeois de Paris, conduite par Étienne Marcel, le prévôt des marchands : « Étienne Marcel faisait prendre à ses partisans des cocardes rouges et bleues. Son plan était d'humilier le dauphin, de détruire son prestige et ce qui lui restait d'autorité. Un jour, s'étant rendu au Louvre avec une troupe en armes et suivi d'une grande foule, il adressa au dauphin de violentes remontrances. Puis, sur un signe du prévôt, les deux maréchaux, conseillers du jeune prince, qui se tenaient auprès de lui, furent assassinés sous ses yeux. Le dauphin lui-même, couvert de leur sang, fut coiffé par Étienne Marcel du chaperon rouge et bleu comme Louis XVI le sera un jour du bonnet rouge » [p. 92]

Commentaire immédiat : « Ces scènes révolutionnaires, qui ont eu, quatre cents ans plus tard, de si frappantes répétitions, ne s'accordent guère avec l'image qu'on se fait communément de l'homme du Moyen Age, pieusement soumis à ses rois. On sait mal comment le dauphin, captif d’Étienne Marcel, après la sanglante journée du Louvre, réussit à s'échapper de Paris. Ayant atteint l'âge de dix-huit ans, il prit le titre de régent et, réfugié en Champagne, il obtint l'appui des États de cette province. Ce fut le point de départ de la résistance... » [p. 92-93]

A l'appui de ses conceptions, Bainville invoquera, « à propos d'une autre période troublée de notre histoire », l'autorité du grand critique Sainte-Beuve : « Nous nous imaginons toujours volontiers nos ancêtres comme en étant volontiers à l'enfance des doctrines et dans l'inexpérience des choses que nous avons vues ; mais ils en avaient vu eux-mêmes et en avaient présentes beaucoup d'autres que nous avons oubliées » [p. 213. On croit entendre ce mot d'esprit célèbre : « Le nouveau, c'est ce qu'on a oublié »]

Ce n'est pas un hasard si le même Sainte-Beuve est invoqué par Maurras dans Trois Idées politiques comme arbitre dans le conflit qui oppose la vieille France légitimiste, incarnée par Chateaubriand, et la France moderne, représentée par Michelet. Mais cela nous confirme que l'histoire de France, racontée ou expliquée par Jacques Bainville, est une initiation aux doctrines maurrassiennes : c'est précisément le rôle qu'elle a joué pour moi, quand j'avais quatorze ans.

 

POST-SCRIPTUM (3 octobre 2019)

 

Si vous m'avez bien lu, vous avez dû comprendre qu'il s'agit d'une confession, qui n'était certes pas celle de mes péchés, tout au plus celle de mes sottises. Je les comprends, aujourd'hui, comme appartenant à l'histoire de ma crise d'adolescence – notion qui, à cette époque [en 1958], m'était naturellement tout à fait inconnue. Cette crise, à mon sens, s'était déjà manifestée dans la brusque impression d'ennui que m'avait inspiré, en classe de quatrième, le cours de mon professeur de mathématiques, d'où s'était ensuivi un effondrement de mes résultats scolaires : jusqu'alors, j'étais bon élève, et j'étais, en cinquième, le premier de ma classe... C'est une époque révolue, et j'ai vite dégringolé jusqu'aux dernières places. Je gardais, heureusement, un niveau respectable dans les « matières » littéraires, ce qui a conditionné la suite de mes études. Mais enfin, somme toute, ma crise maurrassienne était sûrement moins grave que mon délaissement des études scientifiques. Même en lisant Maurras, et des penseurs réactionnaires, j'étais toujours capable de lire Malraux, Saint-Exupéry, Camus et Sartre, même s'il m'a fallu attendre plus longtemps pour prendre goût à des auteurs tels que Gide, et même Proust. Alors que l'abandon durable de tout intérêt scientifique m'a nui jusqu'au moment où la lecture de Koyré, et d'abord celle des Etudes galiléennes, m'a fait reprendre goût à l'histoire des sciences... Tel est le bénéfice secondaire de mon échec à l'oral de l'agrégation, en 1966, quand j'ai compris ce qui avait manqué à mon explication d'un texte de Descartes, où il était question du principe d'inertie. Bien que, l'année suivante, je n'aie pas grandement brillé, j'étais quand même reçu, et savais bien pourquoi j'avais perdu un an.

Bien sûr, je ne prétends pas avoir cessé alors de faire des bêtises, et j'en ai fait sans doute, dans les années qui ont suivi 1968, mais elles sont étrangères à mon adolescence, et donc, ipso facto, à cette autocritique.

Partager cet article
Repost0
29 septembre 2019 7 29 /09 /septembre /2019 20:14

LE SOCIALISME DE PEGUY

 

Rappelons, dès l'abord, que Péguy a dédié sa première œuvre, Jeanne d'Arc, « à toutes celles et à tous ceux qui seront morts d'une mort humaine pour l'établissement de la République socialiste universelle », ce qui pourra surprendre ceux qui, de bonne foi, le prennent aujourd'hui pour un nationaliste, et même pour un précurseur du fascisme : informés, ou désinformés, par les soins d'un barbare à visage humain, qui s'est illustré par une étude, ou un pamphlet, sur ce qu'il a nommé L'Idéologie française. Sans doute ignore-t-il, mais volontairement, le rôle de Péguy dans l'affaire Dreyfus, son amitié avec Bernard Lazare, ou l'enthousiasme que lui a inspiré Bergson. Bien sûr, il est facile d'invoquer la fréquence avec laquelle on voit tant d'intellectuels « évoluer » jusqu'au point de renier leurs positions initiales. Facile d'invoquer, dans le cas de Péguy, sa rupture avec Jean Jaurès, ou avec Lucien Herr, et son retour à la religion catholique : voyons ce qu'il en est.

 

 

Premiers écrits

 

Consultons, tout d'abord, ses écrits de jeunesse : par exemple, De la cité socialiste, ou Marcel : premier dialogue de la cité harmonieuse. Il y apparaît bien comme un fils de son siècle, nourri de littérature utopiste, d'auteurs saint-simoniens, et du premier Renan, celui qui avait écrit L'Avenir de la Science.

De la société socialiste, article publié dans la Revue Socialiste dirigée par Benoît Malon, atteste clairement un choix saint-simonien : « Les socialistes veulent remplacer autant que possible le gouvernement des hommes en société par l'administration sociale des choses, des biens : En effet, les hommes étant variés indéfiniment, ce qui est bon d'ailleurs, on ne peut pas organiser le gouvernement des hommes selon une exacte méthode scientifique ; tandis que, les biens n'étant pas indéfiniment variés, on peut organiser selon une exacte méthode scientifique l'administration des biens (…) Pour bien organiser l'administration des biens, les socialistes veulent socialiser le travail social, c'est-à-dire l'ensemble du travail qui est nécessaire pour que la cité continue à vivre. » [La Revue socialiste, août 1897 ; Œuvres en prose, 1898-1908, Gallimard 1959, p. 3 ; nous citerons OP]

C'est l'utopie saint-simonienne, et remarquons que l'utopie ne s'oppose pas à la science : si elle veut éliminer le gouvernement des hommes, c'est parce qu'il est impropre à une « exacte méthode scientifique », et si l'on pouvait croire qu'il en va autrement pour l'administration des choses, ou des biens, sans doute faudrait-il la confier à des gestionnaires compétents, des technocrates, idée qui, de nos jours, pourra sembler naïve. Elle justifierait, aux yeux des libéraux, l'amalgame qu'ils font du socialisme à une « économie administrée ».

C'est la même idée, bien plus développée, qu'on retrouve dans Marcel, où Péguy veut représenter la « cité harmonieuse », c'est-à-dire, d'après son fils, dans son Introduction [OP, p. X], « ce qu'on peut appeler le but à l'infini : la description d'une cité aussi parfaite que peut l'être une cité humaine », et qui nous rappellera l'utopie de Platon : « Cette cité harmonieuse a besoin d'assurer d'abord sa vie corporelle, parce qu'elle ne peut rien faire et parce que les citoyens ne peuvent rien faire et ne peuvent rien vivre aussi longtemps que la vie corporelle de la cité n'est pas assurée. (…) La cité harmonieuse, pour assurer sa vie corporelle, travaille, s'il faut, toute la matière naturelle proposée à l'activité des citoyens, parce qu'il ne convient pas que de la matière disponible soit soustraite à l'activité des citoyens et ainsi au bien de la cité »,elle est donc communiste au sens où l'est la Politeia de Platon [OP, 12-13] – et, comme chez Platon, « la cité ne demande aux citoyens que le travail qui est nécessaire pour assurer sa vie corporelle : ce que nous nommons luxe, la dépense de produits et ainsi de travaux qui ne sont pas nécessaires pour assurer la vie corporelle de la société ou les vies corporelles des consommateurs, est inconnu de la cité harmonieuse. »

Péguy, naturellement, n'a pas pu oublier ce que Glaucon réplique au discours de Socrate, quand il décrit le régime alimentaire dont il gratifie les citoyens de sa cité : « Si tu mettais sur pied une cité de pourceaux, Socrate, tu ne leur offrirais pas d'autre pâture que celle-là ! » [Platon, République, 372d]. Aussi précise-t-il, de façon socratique : « Ainsi le loisir des citoyens est gardé sauf dans la cité harmonieuse, parce que le loisir est le temps de la vie intérieure et du travail désintéressé. Mais le travail que les citoyens font pour assurer la vie corporelle de la cité passe avant leur loisir, parce que c'est ce travail qui permet ce loisir. » [OP, 16 : l'expression "gardé sauf" peut induire en erreur, Péguy aurait peut-être pu se faire mieux comprendre en écrivant "sauvegardé" ou "préservé"]

C'est pourquoi la suite du texte, après avoir expliqué comment la cité reçoit le travail des citoyens, et comment elle leur en restitue les produits (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, comme le prescrit la formule saint-simonienne), il finira par développer ce que sont les activités libres, et désintéressées, auxquelles les citoyens pourront consacrer leurs loisirs : les arts, les sciences, et la philosophie.

 

 

Digression

 

Permettons-nous une digression : à peine deux ans plus tard, quand Péguy et Jaurès s'entendront plutôt mal, ce sera un point de friction ; Péguy commente un discours de Jaurès, et s'insurge contre sa conception socialiste de l'art : « Ces mots : ce que, pour nous, dans notre conception socialiste, représente l'idée de l'art, n'ont pour moi aucun sens. Ou bien s'ils avaient un sens ils donneraient à penser que nous avons, comme socialistes, une représentation particulière de l'art. Au lieu que nous avons une idée de l'art uniquement parce que nous sommes des hommes - et d'ailleurs nous préparons la révolution sociale afin que l'art apparaisse - libre – à la connaissance des hommes. Il y aurait danger à laisser croire que nous avons une conception socialiste de l'art. Non seulement nous risquerions la faillite, mais nous instituerions la faillite. Nous nous donnerions une réputation frauduleuse. » [OP, 244]

Ce qui est vrai de l'art vaut aussi pour la science, et surtout pour l'histoire, alors même que Jaurès est en train de produire une Histoire socialiste : « Il ne peut pas plus y avoir un art socialiste qu'il ne peut y avoir une histoire socialiste. Soyons socialistes, et si nous sommes historiens, faisons de l'histoire. Soyons socialistes, et si nous sommes artistes, faisons des œuvres d'art. Ne soyons pas historiens socialistes. Ne soyons pas artistes socialistes. Ou plutôt ces derniers mots et ces avant-derniers n'ont aucun sens. La création d'art contemporaine se heurte aux servitudes bourgeoises. Comme socialistes, nous travaillons de toutes nos forces à l'affranchir de toutes les servitudes. La révolution sociale nous donnera la libération de l'art. Elle nous donnera un art libre, mais non pas un art socialiste. (…) Pour la première fois depuis le commencement de l'histoire du monde, et à ne considérer que les vastes mouvements, nous ne sommes pas des hommes qui préparons des hommes pour qu'ils soient faits comme nous, mais nous sommes des hommes qui préparons les hommes pour qu'ils soient libres de toutes servitudes, libres de tout, libres de nous. » [OP, 245] Jaurès aurait peut-être pu accepter ces critiques, mais Péguy vise bien au-delà de Jaurès, il semble avoir pressenti l'apparition du jdanovisme.

 

Retour en Utopie

 

Revenons à Marcel – texte écrit en hommage à son ami Marcel Baudouin, mort prématurément, et que Péguy lui-même a signé « Pierre Baudouin » : nous en étions restés au moment où s'applique la formule saint-simonienne de Prosper Enfantin, « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Cette formule cherche à codifier une forme d'échange qui n'est pas l'échange marchand, qui ne prétend pas être un échange d'équivalents, et qui ne prétend pas se fonder sur la valeur marchande des objets qu'on échange, ou sur celle du travail qui a produit ces objets... C'est là, faut-il le dire, un des premiers acquis de l'expérience ouvrière, qui ont fait du socialisme tout autre chose que la fusion dialectique de la philosophie classique allemande, de l'économie politique anglaise, et des enseignements politiques de la révolution française – où Kautsky et Lénine ont cru voir les « trois sources du marxisme »

La valeur du travail, ou de la force de travail, ne peut être établie, de façon scientifique, par aucune « loi de la valeur ». Ainsi que le rapporte Edward P. Thompson, un tisserand anglais, dès 1835, observait cette différence entre le travail et les produits du travail, qui constituent le capital : « Le capital, je ne peux le définir autrement que comme une accumulation des produits du travail. (…) Le travail est toujours mis sur le marché par ceux qui n'ont rien d'autre à garder ou à vendre, et qui par conséquent doivent s'en séparer sur-le-champ. (…) Le travail que je pourrais faire si, imitant par là le capitaliste, je refuse de m'en séparer parce qu'on ne m'en offre pas un prix raisonnable, puis-je le mettre en réserve ? Le conserver dans du sel ? (…) Ces deux distinctions entre la nature du travail et celle du capital (c'est-à-dire que le travail est toujours vendu par les pauvres et toujours acheté par les riches, et que le travail ne peut en aucune façon être emmagasiné, mais doit à chaque instant être vendu ou perdu) suffisent à me convaincre que le travail et le capital ne peuvent jamais, en toute justice, être soumis aux mêmes lois. » [La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard, 1988, p. 270].

C'est là ce que Péguy dit plus abstraitement : « Les travailleurs se partagent les travaux qu'ils ont à faire pour assurer la vie corporelle de la cité. Ce partage n'est pas fait selon ce que nous appelons dans la société bourgeoise l'égalité des travailleurs, égalité selon qui les travailleurs prendraient des parts égales entre elles, parce que toute égalité a pour condition nécessaire le calcul des valeurs et que nous ne pouvons pas calculer la valeur d'un travail humain ; d'ailleurs, il n'est pas besoin de faire égalité dans la cité harmonieuse, et les citoyens de la cité harmonieuse ne savent pas ce que c'est que ce que nous appelons dans la société bourgeoise la loi de l'égalité. » [OP, 17]

Péguy explique encore que « ce partage n'est pas fait selon ce que nous appelons dans la société qui n'est pas harmonieuse encore la justice pour les travailleurs (…) et la cité harmonieuse n'est pas la cité juste. ». Mais il ajoute encore que ce partage « n'est pas fait selon ce que nous appelons dans la société qui deviendra la cité harmonieuse la charité, » et que « la cité harmonieuse n'est pas la cité charitable. » [OP, 17-18 : nous pouvons supposer, à partir d'une parabole évangélique, qu'il serait juste de payer du même prix chaque heure de travail, mais qu'il est charitable de payer les ouvriers de la onzième heure autant que ceux qui ont travaillé toute la journée]

Mais il ne s'ensuit pas que la "société harmonieuse" soit autre chose qu'une Utopie, du moment que les besoins des hommes, aussi bien que leurs capacités, sont créés par la culture ou la société, et la répartition des tâches, comme celle des produits, ne peut être réglée par la spontanéité naturelle : la question politique demeure, il faut bien qu'une instance sociale, une assemblée du peuple, ou bien des délégués, prennent les décisions qui doivent être prises [Cf. Castoriadis, Les Carrefours du Labyrinthe, Seuil 1978, p. 304-305] 

Nous laissons de côté d'innombrables détails, mais leur examen ferait perdre de vue le sens global de l'argumentation. Faisons quand même une exception pour un détail qui nous paraît gênant : « L'ordonnance et le commandement des travaux qui sont à faire pour assurer la vie corporelle de la cité harmonieuse, étant des travaux eux-mêmes, sont choisis parmi les parts de travail disponibles par ceux des citoyens qui se sentent le mieux faits pour cela (…) Ainsi les citoyens de la cité harmonieuse ne savent pas ce que c'est que ce que nous appelons dans la société bourgeoise autorité patronale ou autorité gouvernementale. Ainsi le travail est-il bien ordonné par les ouvriers qui l'ordonnent, et il est bien commandé aux ouvriers qui obéissent par les ouvriers qui commandent, et il est ainsi facilité. » [OP, 22] Reste à se demander comment les ouvriers qui commandent sont perçus par les ouvriers qui obéissent, et s'ils pensent vraiment « Nous sommes tous des ouvriers »...

On pourra encore se poser les mêmes questions pour le partage des produits : « Pour les citoyens qui ne peuvent pas choisir eux-mêmes, le choix est fait par ceux de leurs concitoyens qui le doivent ; ainsi les parents peuvent choisir pour les enfants, les médecins peuvent choisir pour les malades, et les hommes peuvent choisir pour les animaux (...) Les produits ne sont pas partagés aux citoyens de la cité harmonieuse par des marchands, ni par des gouvernements, mais par ceux des ouvriers qui font le métier de partager les produits (...) Les citoyens de la cité harmonieuse ne savent pas ce que c'est que nous nommons dans la société bourgeoise offre et demande, vente et achat du travail, offre et demande, vente et achat des produits » [OP, 25, 26, 27]

On laissera de côté la dernière partie, celle qui concerne les arts, les sciences et la philosophie : elle s'éclaire, croyons-nous, par notre digression sur l'art socialiste et l'histoire socialiste.

Un aperçu des divergences à venir

Nous savons déjà que Péguy va bientôt s'écarter du socialisme officiel : faut-il croire qu'il va renier le socialisme, ou plutôt qu'il va condamner ses déviations, voire son reniement des causes qu'il avait défendues, et que Péguy ne voulait pas abandonner ? La victoire des gauches, dans l'Affaire Dreyfus, va très bientôt conduire à des compromis déplorables, aussi bien dans l'alliance parlementaire entre les socialistes et les radicaux, que dans les formes que va prendre l'unité socialiste, et la censure imposée aux journaux socialistes par le « comité général » qui prépare la fusion des quatre partis : « J'ai trouvé, dit Péguy, le guesdisme dans le socialisme comme j'ai trouvé le jésuitisme dans le catholicisme » [OP, 1434]. Guesde et ses partisans passaient pour de rigoureux marxistes, mais leur radicalisme s'était traduit par leur indifférence à la condamnation injuste de Dreyfus, et leur refus de défendre un officier bourgeois : telle était leur idée de la lutte des classes, qu'ils partageaient avec l'Allemand Liebknecht, et que Péguy ne cesse pas de brocarder, et c'est pourquoi il refuse la discipline de parti, qui prétend faire taire de telles dissensions.

Mais nous croyons utile de signaler un texte où Péguy nous rapporte un débat parlementaire qu'il estime révélateur, les séances tenues en février 1903 sur les bouilleurs de cru : « Pour la première fois depuis que nos pères ont institué, depuis que nous subissons le gouvernement des parlementaires, les députés élus au scrutin d'arrondissement ont parlé strictement comme ils pensaient, ont agi exactement comme ils étaient, furent très rigoureusement comme ils représentaient. (…) Mais dans cette mémorable séance du 10 février et dans les séances des jours suivants, pour la première fois les députés d'arrondissement ont parlé, agi, voté formellement au nom de l'arrondissement qu'ils représentaient ; pour la première fois les députés d'arrondissement ont ouvertement, formellement, publiquement, officiellement sacrifié les intérêts généraux aux intérêts individuels et particuliers, les intérêts du pays aux intérêts de leur circonscription, les intérêts de la France et du monde aux intérêts de leurs électeurs (…) On sait de quoi il s'agissait. Il ne s'agissait nullement, comme on pourrait le croire, d'un grand débat ouvert, à la Chambre, devant les pouvoirs publics, pour et contre l'empoisonnement alcoolique ; de tels débats se poursuivent dans le pays (…) Dans le pays nous nous battons. Si les assemblées parlementaires étaient une émanation supérieure du pays, si l'Etat était un représentant éminent de la nation, on ne s'y battrait même pas. Les empoisonneurs publics n'y auraient pas même audience. Ils n'y trouveraient que l'inflexible équité des lois d'hygiène, la totale proscription qu'exige impérieusement la santé du monde (…) Le débat furieux qui s'est engagé à la Chambre n'était en aucun sens, à aucun degré, à aucun titre, la représentation parlementaire de la bataille énergique engagée depuis si longtemps dans le pays. Ce n'étaient pas, à la Chambre, les antialcoolistes qui se battaient contre les empoisonneurs. A la Chambre l'empoisonnement alcoolique n'a jamais été mis en débat ; il y a cause gagnée ; victoire sans bataille (c'était la question de savoir si nous serions empoisonnés par les énormes empoisonneurs du Nord, ou par les gros empoisonneurs des Charentes, ou par les moyens empoisonneurs du Midi, ou par les petits empoisonneurs de l'Est et de la Normandie ; (…) c'était la question de savoir si nous serions empoisonnés par un poison de pommes de terre, ou par un poison de vin, de bière, de cidre ou de poiré, ou par un poison de céréales (...) » [OP, 1484-1486]

Mais le comble, aux yeux de Péguy, c'est la position de Jaurès :

« Sur ce, Jaurès imagine de mettre tout le monde d'accord, et de faire avancer la révolution sociale en étatisant la fabrication et la vente de l'alcool. Ce sera un nouveau monopole, un « monopole productif ». Tel est le beau projet de l'un de ces hommes « qui furent des socialistes et qui sont devenus des étatistes »

« Tous ces monopoles avantageux ne sont que des moyens de faire payer beaucoup d'impôts sans qu'on s'en aperçoive. (…) Mais ce n'est pas encore là le côté le plus grave de la question. Le plus grave est que l'Etat ne soit point seulement complice des empoisonneurs, en les laissant faire, mais soit lui-même empoisonneur. (…) Si on établit le monopole pour freiner la vente de l'alcool, l'opération est sans intérêt, du point de vue du budget. Sic'est au contraire pour exploiter l'alcoolisme qu'on établit le monopole, vous êtes des financiers sérieux, mais ne me dites pas que vous êtes antialcoolistes, et ne nous parlez point de morale... et ne nous parlez pas de socialisme. » [OP, 1489]

Belle conclusion, à laquelle répond, de nos jours, ce que Castoriadis formule en 1979 : «  Qu'on le déplore ou non, socialisme signifie aujourd'hui pour l'écrasante majorité des gens le régime instauré en Russie et dans les pays similaires – le "socialisme réellement existant", comme l'a si bien dit M. Brejnev : un régime qui réalise l'exploitation, l'oppression, la terreur totalitaire et la crétinisation culturelle à une échelle inconnue dans l'histoire de l'humanité. Ou alors, sont socialistes les partis dirigés par MM. Mitterrand, Callaghan, Schmidt et alii ; à savoir, des rouages 'politiques' de l'ordre établi dans les pays occidentaux. Ces réalités massives ne se laissent pas combattre par des distinctions étymologiques et sémantiques. Autant vouloir combattre la bureaucratie de l’Église en rappelant qu'église, ecclésia, signifie originairement l'assemblée du peuple – ici, des fidèles – et que, relativement à ce sens originaire, la réalité du Pape, du Vatican, de la Secrétairerie d’État, des cardinaux, etc., représente une usurpation. » [Quelle démocratie ?, tome 2, p. 79]

Partager cet article
Repost0
25 septembre 2019 3 25 /09 /septembre /2019 07:57

Je viens d'entamer la lecture de cette Histoire du scepticisme, que viennent de publier les éditions Agone, et je tiens à en dire déjà quelques mots, car il s'agit d'un livre extraordinaire, consacré à l'histoire du scepticisme moderne (bien qu'il n'ignore pas le scepticisme ancien). Il s'agit de la toute dernière édition, plus complète que celle qu'ont publié les Presses Universitaires de France en 1995, et augmentée de textes qui traitent de Savonarole, Pic de la Mirandole, la nature du système cartésien, Diderot et le scepticisme de Hume… La première édition était une "histoire du scepticisme d'Erasme à Spinoza". L'idée directrice de cet ouvrage est que le scepticisme n'est nullement une pensée marginale dans la modernité, mais qu'il y joue un rôle central, repérable dans la polémique de Luther contre Erasme, dans les Essais de Montaigne, où il retrouve les arguments de Sextus, dans les Méditations de Descartes, "sceptique malgré lui", et les objections que lui adressait Arnauld, sous-jacent dans les écrits de Hobbes et de Spinoza, pour ne rien dire de Bayle et de Hume.

Je voudrais signaler une anecdote piquante, rapportée par l'auteur dans son Avant-propos : il s'est passionné pour les sceptiques grecs lors de ses études à Columbia University, dans les années 1940, et c'est alors qu'il a découvert les Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus. Plus tard, il a suivi l'enseignement de Paul Oskar Kristeller : "Cela accrut grandement mon intérêt pour le scepticisme grec. Quand je demandai au professeur Kristeller, des années plus tard, pourquoi il avait consacré tant de temps à Sextus, dont il n'épousait pas les idées, il me répondit qu'il suivait simplement, en réalité, les notes qu'il avait prises d'un cours donné par son professeur Martin Heidegger !" Ce qui nous montre que le nazi Heidegger ne s'est pas limité, comme le croient certains, à faire de la propagande hitlérienne...

Partager cet article
Repost0