* Chapitre premier :
Portrait de l’artiste en jeune homme
Bien qu'il soit apparu, de manière furtive, dans des épisodes où il n'est pas présenté, Xénophon n’entre en scène qu’à partir du moment critique où les Grecs, accablés par la perte de leurs principaux chefs, seraient prêts à céder aux menaces des Perses, si ce jeune Athénien, jusqu’alors inconnu, n’intervenait pas pour ranimer leur courage, et les conduire à un complet revirement : « il y avait dans l'armée un Athénien, nommé Xénophon, qui ne la suivait ni comme stratège, ni comme lochage, ni comme soldat. C'était Proxène, son hôte depuis des années, qui l'avait fait venir de chez lui. Il lui promettait, si Xénophon le rejoignait, qu'il ferait de lui un ami de Cyrus, dont il attendait plus pour lui-même, disait-il, que de sa patrie. (...) Il fut mis en relations avec Cyrus. Proxène engageait Xénophon à marcher avec eux ; Cyrus en faisait autant de son côté : il assurait à Xénophon qu’aussitôt l’expédition finie, il le renverrait immédiatement chez lui. On marchait, disait-on, contre les Pisidiens. Ce fut ainsi que Xénophon s'engagea dans cette campagne. On l'avait trompé. Ce ne fut pas Proxène qui le trompa. Proxène ne savait pas qu'on marchait contre le Roi, non plus qu'aucun des autres Grecs, Cléarque excepté [3, 1, 4-10] ».
Si ce récit est l'œuvre d’un auteur inconnu, nous ne pouvons qu’imputer à sa propre ignorance la maigreur de l’information qu’il nous livre ; mais s’il s’agit de Xénophon, qu’est-ce donc qui le force à nous dissimuler presque tout son passé, et même à présenter comme une devinette le rôle qu’il a pu jouer auprès de Cyrus ? Car, si jeune soit-il, il est assez âgé pour avoir combattu dans la récente guerre, à laquelle ont pris part les compagnons qu’il nomme, et tout d’abord Proxène, ce Thébain qui est son hôte, et dont il ne dit pas comment il l’a connu. Et remarquons qu’ici, il omet de nous dire que Proxène est issu d’une cité qui avait combattu contre Athènes. Pour qu’il soit devenu l’hôte de Xénophon, il faut que celui-ci, prisonnier des Thébains, ait été libéré grâce à son entremise. Ou bien qu’il ait été, comme Alcibiade et beaucoup d’autres Athéniens, un transfuge qui a combattu contre Athènes, avant de soutenir la tyrannie des Trente. Cette supposition, si elle reste indémontrable, n’en est pas moins plausible, justement parce que Xénophon omet de s’expliquer sur l’hospitalité qui le lie à Proxène. Quant aux motivations par lesquelles il justifie son engagement, nous pourrons apprécier, chez ce fringant jeune homme, le goût des aventures, ou l’imprudence folle, l’ingénuité de bon aloi, ou l’incurable niaiserie que certains lui attribuent. Lui qui a été trompé, c’est du moins ce qu’il dit, vient de faire l’éloge de ceux qui - prétend-il - ont surpris sa bonne foi : ce grand prince, Cyrus, et ce vaillant guerrier, l’exemplaire Cléarque, qui aurait, dès le début, été seul à connaître les projets de Cyrus. Le lecteur sait, pourtant, que ce même Cléarque n’était pas, au début, le commandant en chef des mercenaires grecs, et n’avait aucun titre à en savoir plus long que Proxène, ou Ménon. Or Ménon seul nous est présenté comme un fourbe, ce sont d’autres défauts que le narrateur a signalés chez Cléarque.
Notre auteur ne peut ignorer le démenti cinglant qu’il s’inflige à lui-même. Tout au long des deux premiers livres, chaque fois que l’auteur lui a donné la parole, Cléarque a prétendu que Cyrus lui avait caché le vrai but de l’expédition. Nous avons pu le croire, tant que l’auteur lui-même s’est retenu de dire ce qu’il en était. S’il ne nous l’a pas dit, c’est un choix qu’il a fait, sachant bien qu’il allait nous induire en erreur. Il a su nous faire admirer l’ingéniosité de Cléarque, sans nous dire que cet Ulysse, à l’égal du héros d’Homère, était un fourbe consommé. D’autant plus fourbe, en fait, qu’il invoquait sans cesse des principes chevaleresques, et la sainteté des serments.
Quand il nous révèle, après coup, les informations pertinentes qui faisaient défaut jusqu’alors, il nous invite à réviser ce qu’il nous a fait croire à première lecture. Ainsi nous faudra-t-il renoncer à notre admiration pour Cléarque, ou l’admirer toujours, mais de façon cynique, parce qu’il nous apprend, sans l’avoir jamais dit, ce que Machiavel seul ose dire crûment : qu’il importe à la fois de « paraître miséricordieux, fidèle à sa parole, humain, honnête, religieux, et de l’être ; mais avoir l’esprit tout prêt, s’il faut ne pas l’être, à pouvoir et savoir changer du tout au tout » [Le Prince, chapitre 18, traduction de Christian Bec]. La leçon n’est donnée, de façon sélective, qu’aux lecteurs qui auront su remettre bout à bout les deux pièces du puzzle : ceux qui auront su voir, dans les contradictions où le narrateur feint parfois de s’empêtrer, l’indication discrète d’une énigme à résoudre. Bien loin d’être un auteur naïf, il n’écrit que pour des lecteurs disposés à relire, à revenir sans cesse sur les traces peu apparentes qui signalent la bonne piste. Et cela vaut, bien sûr, pour l’incohérence visible d’un récit qui nous laisse croire que Xénophon n’était qu’un simple observateur, dans l’armée de Cyrus, alors que celui-ci a mis tant d’insistance, en le pressant de se joindre à son entreprise, qu’il s’est laissé convaincre, et qu’il y a pris part. Le lecteur humaniste se plaît toujours à croire que “Xénophon, avec les Dix-Mille, n’était ni général, ni officier, ni soldat. Il suivait l’expédition en curieux, sans doute avec le dessein de la raconter, à la manière des correspondants de guerre d’aujourd’hui”. [Flacelière 1969, p. 302] N’insistons pas sur ce correspondant de guerre qui publiera son scoop quinze ou vingt ans plus tard, son professionnalisme n’obéit pas encore aux exigences du reportage moderne. Mais plus sérieusement, qui peut imaginer que Cyrus a pris tant de peine pour s’attacher les services de Xénophon, si celui-ci n’était qu’un simple observateur ? Tout se passe comme si une formule - qui a pourtant tout l’air d’être une devinette, qu’est-ce donc qui n’était ni ceci ni cela ? - restait seule dans nos mémoires, et si elle nous rendait amnésiques à tout ce qui est dit par ailleurs.
Xénophon n’en fait pas mystère, il est venu à Sardes pour être l’ami de Cyrus, et pour combattre à ses côtés. Il s’est battu à Counaxa, où on l’a vu sortir du rang, s’adresser à Cyrus et recevoir ses ordres, ce qui n’est pas le fait d’un simple observateur. Chacun admet, d’ailleurs, qu’au lendemain de la bataille c’est Xénophon qui apparaît, sous le nom de Théopompe, au premier rang des chefs [archontas] qui reçoivent, et refusent, l’ultimatum des Perses. Il n’est peut-être pas un lochage ni un stratège, mais quel que soit son titre, il est visiblement l’un des chefs de l’armée. C’est bien cela qui l’autorise, lorsque cinq généraux sont capturés par Tissapherne, à convoquer lui-même tous les officiers de Proxène, avec l’appui desquels il va s’adresser, par la suite, à l’ensemble des officiers de l’armée tout entière : « Là-dessus il se lève et convoque d’abord les lochages de Proxène (...) Les chefs, après ce discours, lui enjoignirent tous de se mettre à leur tête. (...) Les autres, passant le long des troupes, quand le stratège avait la vie sauve, appelaient le stratège, quand il n’était plus là, l’hypostratège, et aussi le lochage, quand le lochage était indemne » [3, 1, 15-32]. Marquons un temps d’arrêt, pour observer que Xénophon, même s’il n’était pas stratège ou lochage, pouvait faire partie de ces hypolochages, ou ces hypostratèges ; il pouvait être le lieutenant d’un lochage, ou plutôt d’un stratège, et nous comprendrons qu’il puisse lui succéder, dès lors qu’il est tombé entre les mains des Perses.
Quand une “Athènes errante” élit ses généraux
Xénophon, le jour même, est élu général. Bien des commentateurs s’émerveillent encore de l’ascension soudaine d’un aventurier inconnu, hissé sur le pavois parce qu’il est beau parleur : “grâce à un seul discours, prononcé au bon moment, et de la manière convenable, il est passé général alors qu’il n’était rien du tout” [Strauss 1991, p. 163]. Mais il nous suffira de relire le texte pour savoir que ce vote ne peut pas résulter d’un emballement passager, car les généraux sont élus, non point par les soldats, mais par les officiers. Cette élection consacre le talent reconnu d’un chef qui a fait ses preuves, et que Cyrus lui-même a traité comme tel. La “république voyageuse”, que Taine a saluée dans l’armée des Dix-Mille, ne confie pas son sort au premier rhéteur venu. Et les lecteurs de Taine, plus que Taine lui-même, ont souvent tort d’y voir une pure démocratie “qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d’Athènes errante au milieu de l’Asie”.
La partialité du récit ne consiste pas, pour l’instant, dans le fait qu’il surestime les hauts faits du héros, ou lui attribue un rôle de chef charismatique : le narrateur s’emploie à effacer les traces du rôle que Xénophon a pu déjà jouer dans l’expédition de Cyrus, et à minimiser l’importance des faits qu’il ne peut pas nier. Ainsi déclare-t-il que Cyrus et Cléarque étaient seuls à connaître le vrai but de l’expédition, ce qui ne risque guère, au moment où il écrit, d’être ouvertement démenti par des témoins directs. Et nous pourrons le voir, chaque fois qu’il lui faut recourir au mensonge, il préfère, quand c’est possible, mentir par omission, et vider de leur sens des faits indéniables, qu’il lui faut bien citer, parce que d’autres témoins ont dû en faire état (Ctésias, ou Sophénète). Il lui faut mettre en œuvre un subtil art d’écrire, si subtil qu’il a pu passer inaperçu, sous l’aspect séduisant d’un récit sans apprêts.
Xénophon, somme toute, est beaucoup plus sincère, et nous renseigne mieux sur une autre période, celle où, longtemps après, il va rentrer en Grèce, avec Agésilas, et se fixer à Scillonte, où l’ont établi les Spartiates. Il nous y parle, entre autres, d’un bois sacré dont il avait fait un sanctuaire, qu’il avait dédié à l’Artémis d’Éphèse, et des parties de chasse auxquelles ses fils prenaient part, avec “les fils des autres citoyens”. Il nous apprend ainsi, au détour d'une phrase, qu'il était devenu citoyen de Scillonte, ce que nous pourrions ignorer, si nous nous en tenions à la traduction de Paul Masqueray, qui dans ce cas précis nous paraît défaillante, car elle rend “politôn” par “habitants” [5, 3, 10]. Cette version biaisée correspond au cliché qui fait de Xénophon, tel Frédéric Moreau, un bon fils de famille qui se range après une jeunesse agitée, et qui mène dès lors la vie paisible et retirée d'un gentleman-farmer, dans le vaste domaine que lui ont donné les Spartiates. C'est oublier un peu vite que ces mêmes Spartiates l'ont investi alors d'une charge diplomatique, en faisant de lui leur proxène, c'est-à-dire le chargé d'affaires qui prend soin de leurs intérêts : ce “consul de Sparte à Scillonte”, comme il serait tentant de le dire en français, ne doit pas être pris pour un fonctionnaire spartiate, c’est un citoyen de Scillonte, et sans doute un magistrat. C’est ce qu’illustre bien l’exemple de Callias, le notable athénien qui est, dans sa cité, le proxène de Sparte. Et bien que Masqueray déclare dans sa notice [tome I, page IX] que les Spartiates avaient donné “le titre de proxène” à Xénophon, il ne s’agit pas là d’un titre honorifique, décerné honoris causa, il nous faut répéter que c’est bien une charge, d'autant plus importante que Scillonte est située dans un lieu stratégique, près de l'Elide et de l'Arcadie, deux groupes de cités qui résistaient, alors, à l'hégémonie de Sparte. Quand elle s’effondrera, après la bataille de Leuctres, le proxène de Sparte devra prendre la fuite, et une fois de plus il connaîtra l'exil... Mais revenons au temps des péchés de jeunesse.
L’amitié de Cyrus
Xénophon laisse entendre qu’il n’aurait pas pris part à l’expédition de Cyrus, s’il avait pu savoir qu’elle était dirigée contre le Roi lui-même. Dès lors que Tissapherne, satrape de Carie, a pu se rendre compte - grâce à ses espions - que les préparatifs de Cyrus étaient trop importants pour une expédition contre les Pisidiens, Proxène et Xénophon, qui se trouvaient sur place, ont forcément compris de quoi il retournait [à supposer, bien sûr, que Cyrus ait vraiment voulu le leur cacher]. Mais pourquoi Xénophon veut-il nous faire croire qu’il n’y avait vu que du feu ? Qu’est-ce qu’un Athénien aurait eu à se reprocher, pour être intervenu dans la guerre civile qui oppose un roi barbare à son frère ennemi ? En quel sens pouvait-il s’estimer compromis, s’il se mêlait à ces querelles dynastiques ? Seule compte, en réalité, la question de savoir qui est l’allié d’Athènes, et qui est son ennemi. Xénophon ne l’ignorait pas, même avant que Socrate le lui ait rappelé : « Socrate, qui appréhendait que l’amitié avec Cyrus ne fût mal vue de la cité, parce que Cyrus passait pour avoir soutenu avec ardeur les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes, conseilla à Xénophon d’aller à Delphes pour consulter le dieu sur ce voyage » [3, 1, 5.]. Tout Athénien, alors, savait parfaitement que c’était à bon droit que « Cyrus passait pour avoir soutenu » les ennemis d’Athènes ; et Xénophon nous l’explique sans réticence, dans un autre de ses ouvrages, où il ne cache pas le soutien que Cyrus obtiendrait en retour de la part des Spartiates :
“Cyrus, par des messagers qu'il envoya à Lacédémone, y fit valoir qu'à sa propre conduite vis-à-vis des Lacédémoniens dans la guerre contre Athènes devait répondre celle des Lacédémoniens à son égard. Les éphores, reconnaissant la justice de ses paroles, donnèrent ordre à Samios, le navarque de cette année, d'être à la disposition de Cyrus, à toute réquisition. Et, de fait, Samios mit de l'empressement à faire ce qu'on lui demanda : avec sa flotte jointe à celle de Cyrus, il longea la côte jusqu'en Cilicie, et fit en sorte que Syennésis, le souverain de la Cilicie, ne pût mettre sur terre des obstacles à la marche de Cyrus contre le Roi” [Helléniques, 3, 1, 1.]
L’auteur des Helléniques complète et contredit l’auteur de l’Anabase, puisqu'il ne se contente pas d'affirmer l'engagement de Sparte aux côtés de Cyrus, il nous apprend aussi que c'est la flotte spartiate, commandée par Samios, qui a forcé Syennésis, le roi des Ciliciens, à laisser passer l'armée de Cyrus, qui traverse son territoire : d’après l’auteur de l’Anabase c'est pour les beaux yeux de Cyrus que la reine de Cilicie vient lui apporter l'argent dont il a besoin pour payer ses soldats, au moment même où ceux-ci commencent à grogner parce qu'il y a plusieurs mois qu'ils n'ont pas touché leur solde. Alors va commencer un épisode obscur : malgré l’aide que Cyrus a reçue de la reine, ses mercenaires vont piller la ville de Tarse et le palais royal, exactions que l’auteur s’efforce d’attribuer aux soldats de Ménon. Ce qui, à première vue, paraît inexplicable : ce sont eux que Cyrus a chargés d'escorter la reine lorsqu’elle retourne à Tarse, par la route directe. Le reste de l’armée, on ne sait trop pourquoi, va faire un long détour avant de les rejoindre.
Eléments de cryptographie
Pour y comprendre quelque chose, il nous faut prendre garde aux formulations qui s’appliquent à des faits avérés, que l’auteur semble connaître de source sûre, et aux réserves qui accompagnent toujours les faits qu’il dit connaître seulement par ouï-dire, par l’emploi répété d’expressions telles que dit-on, disait-on, legetai, elegeto... Il se porte garant du fait que la reine Epyaxa est bien venue apporter à Cyrus la somme dont il a besoin pour payer ses mercenaires ; puis, s'il fait état de rumeurs concernant des rapports intimes entre Epyaxa et Cyrus, il signale, par un double elegeto, qu'il s'agit de racontars : «On racontait qu'elle lui donna beaucoup d'argent. En tout cas Cyrus versa à l'armée quatre mois de solde. (...) On disait aussi que Cyrus eut commerce avec la Cilicienne» [1, 2, 12].
Mais pour nous qui avons pu lire les Helléniques, il est plus facile de croire que la collaboration d'Epyaxa s'explique par la diplomatie musclée qu'ont su pratiquer les Spartiates. Il est clair que Cyrus n’est pas le bienvenu, et qu’il devait s’attendre au moins à quelques heurts pendant la traversée d'un territoire dont la population reste hostile : « Ensuite Cyrus renvoie Epyaxa en Cilicie par la route la plus courte, lui donnant pour l'accompagner les soldats qu'avait Ménon et Ménon lui-même » [1, 2, 20.]. Il fait lui-même un détour par Dana, « ville habitée, grande et riche », et à partir de là, « il essaya de passer en Cilicie. Le chemin qui y menait assez large pour les chariots était fortement escarpé et inaccessible à une armée, pour peu qu'elle rencontrât de résistance. On disait aussi que Syennésis se tenait sur les hauteurs, afin de garder le col. Ainsi on resta un jour dans la plaine. Le lendemain arriva un messager annonçant que Syennésis avait abandonné les crêtes, à la nouvelle que la troupe de Ménon avait déjà pénétré en Cilicie, après avoir franchi les montagnes. Il lui avait été aussi rapporté que Tamos était en train, avec les trières de Lacédémone et aussi celles de Cyrus, de longer la côte, venant d’Ionie, pour se rendre en Cilicie... » [1, 2, 21]. L’artifice qui trompe la plupart des lecteurs - et que seul Leo Strauss semble avoir remarqué - est aussi simple qu’efficace : l’auteur peut se permettre de mentionner la plupart des faits pertinents, à condition d’omettre les rapports qui pourraient les rendre intelligibles, et de détourner l'attention en introduisant des “on-dit” grâce auxquels les faits mentionnés prendront un autre sens que celui qu'il s'agit de rendre méconnaissable. Le résultat est bien celui que Masqueray nous signale au sujet d’un autre épisode [5, 3, 6] où il comprend bien que Xénophon égare son lecteur sans avoir besoin de mentir effrontément - il suffit qu’il emploie « un langage ambigu, et sans altérer essentiellement la vérité, il la dissimule » [Notes complémentaires de sa traduction, tome 2, p. 183]. Pour peu qu’il rétablisse les rapports entre faits que l’auteur escamote, le lecteur s’aperçoit que l'armée de Ménon ne se contentait pas d'escorter la reine jusqu'à Tarse : elle effectuait une manœuvre de diversion, qui devait permettre le passage des Portes de Cilicie par le gros des troupes, une fois que Syennésis se serait retourné contre l'armée de Ménon, croyant qu'il s'agissait de l'armée tout entière. Pour comprendre, dans ces conditions, la perte de cent hoplites, il n'est pas nécessaire de croire les racontars qui nous sont rapportés comme tels : « Dans le passage des montagnes pour revenir dans la plaine, deux compagnies de la troupe de Ménon succombèrent. Les uns racontaient qu'elles avaient été mises en pièces par les Ciliciens, tandis qu'elles étaient en train de piller, d'autres qu'étant restées en arrière sans pouvoir rejoindre le gros de l'armée, ni retrouver leur chemin, elles s'étaient perdues et avaient péri... » [1, 3, 25.].
Des villes “grandes” et “riches”, mais pas toujours “peuplées”
De même comprend-on que Cyrus trouve vide la capitale de Syennésis, “ville de Cilicie grande et riche”, parce que « les habitants s'étaient enfuis de Tarse, avec Syennésis, pour se réfugier dans un endroit fortifié, sur les monts » [1, 2, 23-24]. Xénophon, chaque fois que l'armée entre dans une ville, la décrit par des adjectifs tels que “grande”, “riche”, et “peuplée” : une ville peut être riche et peuplée sans être grande, elle peut être aussi grande et riche sans être peuplée, c'est-à-dire, tout simplement, lorsque la population s'est enfuie, ce qui est maintenant le cas. Comme l’a noté Leo Strauss, ce procédé permet d’indiquer au lecteur des choses qu’on ne veut pas dire ouvertement : quand Xénophon fera le portrait de Cyrus, et parlera de ses vertus, il ne nous dira pas que Cyrus n’est pas pieux, il se contentera d’omettre la piété. C’est ainsi, pour l’excellent auteur de La persécution et l’art d’écrire, que Xénophon parvient à dire à mots couverts, en ne s’adressant qu’à des lecteurs éclairés, ce qu’il lui faut rendre impénétrable au vulgaire. Faut-il le confesser, nous craignons que l’astuce de Xénophon ne lui serve à couvrir des secrets plus gênants, sur lesquels, par la suite, nous devrons enquêter [Mentionnons pour mémoire, et sans nous y attarder, quelques bourdes commises par un auteur auquel nous restons redevable : ainsi croit-il que “Xénophon” dérive de phonos, et peut donc se traduire par “tueur d’étrangers”. C’est oublier que xénos, s’il veut dire “étranger”, signifie aussi “l’hôte”, ce qui est aussi le cas dans le nom de Proxène. Celui de Xénophon, construit comme Antiphon, Cléophon, Chéréphon, etc., signifie quelque chose comme “la voix de l’hôte”, et contient l’oméga qu’on trouve dans phônè. Sur un autre terrain, cédant comme tant d’autres à des anachronismes, Leo Strauss anticipe sur l’expédition d’Alexandre quand il présente Phalinos, un mercenaire grec employé par Tissapherne, comme “un traître grec” - pas plus traître que ceux qui ont servi Cyrus, dont la cause n’avait rien de patriotique...].
Cyrus s’arrête à Tarse, et parvient à s’entendre avec Syennésis, mais il va perdre trois semaines, parce que c'est le moment où les soldats comprennent que l'expédition n'est pas dirigée contre les montagnards Pisidiens, mais contre Artaxerxès, et se mutinent alors contre des chefs qu’ils accusent de les trahir. Il faudra que Cléarque déploie toute sa ruse pour leur faire accepter de reprendre la route. Selon Diodore de Sicile, Cyrus repart alors avec des renforts ciliciens : Syennésis “fait alliance avec Cyrus et lui envoie son fils aîné avec des troupes, mais il dépêche aussi à Artaxerxès son second fils, pour l'informer de ce qui se prépare contre lui. Ainsi prémuni contre les caprices de la fortune, de quelque côté qu'elle tourne, il n'a rien à craindre”, commente Masqueray [Anabase, Notes complémentaires, p. 161]. Le double jeu de Syennésis, qui serait peu compréhensible s’il n’avait eu affaire qu’à Cyrus et au Roi, s’explique seulement par la pression de Sparte, qu’omet soigneusement l’auteur de l’Anabase. Bien qu’il signale, alors, l’arrivée des renforts conduits par Chirisophe, il se garde bien de nous dire qu’il ne s’agit plus, cette fois, de troupes mercenaires recrutées par Cyrus, mais d’un corps expéditionnaire envoyé par les éphores. Socrate avait raison : l’amitié de Cyrus est bien compromettante. Elle le serait, plutôt, si nous pouvions douter du fait que Xénophon est depuis bien longtemps un allié des Spartiates.
L’ascension de Cléarque
L’intervention de Sparte s’est-elle limitée à l’envoi de Samios et des soldats de Chirisophe ? Plutarque nous apprend, dans sa Vie d’Artaxerxès, que, sollicités par Cyrus, « les Lacédémoniens envoyèrent donc une scytale [un message secret] à Cléarque lui ordonnant de se mettre en tout au service de Cyrus » [Vies parallèles, traduction de J.-A. Pierron, Garnier-Flammarion, 1996, p. 297]. Cela paraît invraisemblable, puisqu’il s’agit d’un hors-la-loi, un Spartiate exilé, condamné par les éphores. L’auteur de l’Anabase, dans l’éloge funèbre qu’il nous fait de Cléarque, affecte d’ignorer les raisons pour lesquelles il a été banni. Diodore de Sicile paraît mieux informé : installé à Byzance dans les fonctions d’harmoste, que nous pourrions comparer à celles qu’un “Résident” exerçait autrefois dans les protectorats de l’Empire français, Cléarque s’y était conduit comme un despote, en faisant massacrer les notables locaux [Diodore, Bibliothèque historique, livre 14, chapitre 12]. Ce n’est sûrement pas un simple fou de guerre ; et ce qu’admire Xénophon, même s’il est frappé par son ardeur guerrière, c’est l’habileté politique, dont il fait preuve à Tarse, et qui fera de lui le vrai chef des Dix-Mille.
Au début, il ne conduisait que deux mille soldats, c’est-à-dire autant que Proxène, et un peu plus que la plupart des autres chefs : Ménon, mille cinq cents ; Sophénète de Stymphale, mille ; Socrate d’Achaïe, cinq cents ; Parion de Mégare, six cents ; Sosis de Syracuse, trois cents ; Agias d’Arcadie, mille ; mais le général que Cyrus avait mis à la tête des garnisons qu’il recrutait dans les villes ioniennes, Xennias d’Arcadie, arrivait à la tête de quatre mille hoplites. Plus tard, lorsque Cyrus passe en revue ses troupes, en présence de la reine Epyaxa, et leur ordonne de simuler un assaut, c’est Ménon qui commande l’aile droite des Grecs, position qui, en Grèce, est toujours celle qu’occupe le commandant en chef ; il en va autrement chez les Perses, où le chef est placé en position centrale.
Tout va changer à Tarse, lorsque les soldats se mutinent, que deux mille d’entre eux abandonnent leurs chefs, et vont grossir les rangs de l’armée de Cléarque. Celui-ci est assez habile pour leur faire croire, d’abord, que lui-même ignorait le vrai but de l’expédition ; il se dit prêt à suivre la masse des soldats, quelle que soit leur décision ; placés au pied du mur, ceux-ci comprendront vite qu’il est déjà trop tard pour rebrousser chemin. Tout en feignant alors de désavouer Cyrus, Cléarque le rassure, en secret, et l’associe à ses manœuvres : « Il lui recommanda aussi de l’inviter à se rendre auprès de lui et il l’avertit le premier qu’il n’irait pas » [1, 3, 8]. Xénophon, cette fois, ne cache pas qu’il connaît le dessous des cartes, il nous apprend aussi que Cléarque manipule l’assemblée des soldats, où vont intervenir des orateurs auxquels il a fait la leçon, et qui parviendront à convaincre l’auditoire : exemple qui n’est pas perdu pour Xénophon, que nous verrons agir de façon similaire, à la fin du voyage, quand c’est lui qui devra justifier sa conduite [7, 6, 41]. Pour le moment, il semble ne jouer aucun rôle, puisque son nom n’a pas encore été cité, mais il se pourrait bien qu’il ait été lui-même l’émissaire envoyé par Cléarque à Cyrus, puisqu’il est, dans ce cas, le seul témoin de cette démarche secrète.
Cléarque, désormais, va avoir sous ses ordres les soldats qui ont quitté Xennias et Pasion : Cyrus qui, désormais, lui accorde sa confiance, ne reviendra pas sur le fait accompli, et les soldats qui ont rejoint ses troupes vont rester avec lui, cependant que leurs chefs, mortifiés par l’affront, vont bientôt déserter, profitant d’une étape dans un port phénicien. Cyrus, pour une fois, se montre débonnaire et ne les poursuit pas, car il est bien conscient de ses torts envers eux.
La comédie de Counaxa
Cléarque, à ce moment, semble être entièrement dévoué à Cyrus. A Counaxa, pourtant, nous le verrons bientôt refuser d’obéir, précisément lorsque le vie même du prince va dépendre de la fidélité des Grecs. L’issue de la bataille va se jouer, en effet, dans l’affrontement de Cyrus et de son frère. Cyrus a donc besoin des Grecs auprès de lui, alors qu’ils se sont rangés au bord de l’Euphrate : « il cria à Cléarque de mener son armée contre le centre de l'ennemi, parce que c'était là, pensait-il, qu'était le Roi : Et si à cet endroit, dit-il, nous avons le dessus, pour nous tout est terminé ». Cléarque s’y refuse, car pour lui, ce qui compte, c’est d’avoir rangé ses hommes de façon à ce qu’ils ne puissent être encerclés : ils sont à l’aile droite, sur la rive du fleuve. Xénophon expose les faits, mais s’arrange aussitôt pour les faire oublier. C’est à cette occasion qu’il apparaît sur scène, soi-disant pour prendre les ordres de Cyrus, comme si celui-ci n’avait pas donné d’ordres, ou comme s’il devait “refaire sa copie”, du moment que Cléarque y oppose son veto. En guise d’instructions, Xénophon ne rapporte que le récit d’un entretien lénifiant, qui nous montre Cyrus, toujours plein de confiance, et sans la moindre rancune à l’égard des Grecs, comme si leur défection n’allait pas lui coûter la victoire et la vie - ce qui, entre autres effets, l’empêche de démentir ce douteux témoignage. On comprend que Plutarque, sans tenir compte d’un récit aussi suspect, juge sévèrement la conduite des Grecs : « Cyrus commit sans doute une grande faute en se jetant tête baissée au milieu des périls, sans prendre garde au danger, mais Cléarque n’en commit pas une moindre, si même elle ne fut pas plus grave, en refusant de ranger ses Grecs face au roi et en appuyant son aile droite sur le fleuve de peur d’être encerclé. Car s’il voulait à tout prix la sécurité et si le plus important à ses yeux était de n’éprouver aucun dommage, il aurait mieux fait de rester chez lui. Mais, après avoir couvert dix mille stades en armes sans que personne l’y obligeât, et dans le seul but de mettre Cyrus sur le trône royal, aller chercher un terrain et un poste, qui au lieu de lui permettre d’assurer le salut du chef qui le payait, lui offraient à lui-même une position sûre où combattre tranquillement, cela revenait à sacrifier l’intérêt général par crainte du danger présent et à renoncer au but de l’expédition » [Vies parallèles, op. cit., p. 299]. Reste à se demander si le but de l’expédition était bien, pour Cléarque, le triomphe de son employeur. Ou s’il servait, d’abord, les intérêts de Sparte. Question que Masqueray n’envisage même pas, dans la “note complémentaire” où il tance Plutarque comme un mauvais élève : « Aucun des soldats qui entouraient le Roi, dit-il, n'aurait soutenu le choc des Grecs et une fois l'ennemi repoussé et le Roi mis en fuite ou tué, Cyrus vainqueur avait la vie sauve et le trône de son frère. On peut discuter indéfiniment sur cette hypothèse, sans oublier que Cléarque, chef nominal des Grecs, avait pour premier devoir d'assurer le salut de ses compatriotes, en ne les laissant pas écraser sous la masse des barbares qu'ils avaient devant eux » [Anabase, Notes complémentaires, p. 165].
En tout état de cause, Cyrus aurait pu s'attendre à ce que “le chef nominal des Grecs” reste persuadé que son premier devoir était d'obtenir la victoire, fût-ce au prix d'un choc meurtrier. Car c’était bien pour ça qu'il l'avait recruté, et qu'il lui avait donné des milliers de dariques. Si Cléarque est le condottiere que nous présente Xénophon, son devoir n'est pas d'épargner le sang des mercenaires, et son refus d'obéissance est alors une trahison, cent fois plus condamnable que celle d’Orontas, et d’autres nobles Perses, qui avaient quitté Cyrus pour rejoindre le Roi. Ces “traîtres” étaient fidèles à leur roi légitime, détail sans importance aux yeux de Xénophon. Le même Xénophon cherche à nous faire croire que Cyrus, au moment décisif, n’avait pas besoin des mercenaires grecs, puisque, raconte-t-il, avec six cents cavaliers, il parvient à disperser les six mille cavaliers qui défendent son frère [sic !], qu’il va enfin pouvoir affronter corps à corps.
S’il meurt, dans ce combat, c’est un incident de parcours, un hasard malheureux, dont il serait mesquin de nommer les responsables. Dira-t-on que Cléarque, en trahissant Cyrus, reste fidèle aux Grecs ? Cela n’a aucun sens, s’il n’est qu’un mercenaire, mais ça n’en a que trop, s’il est secrètement au service de Sparte. Peut-être aurions-nous dû prendre plus au sérieux la version de Plutarque, quand il nous informait d’une mission secrète, que les éphores auraient confiée à ce banni... Supposition gratuite, va-t-on nous objecter, puisqu’aucun document ne peut la confirmer : aucun dépôt d’archives ne risque de livrer les états de service d’une taupe infiltrée dans l’armée de Cyrus. Nous ne remplirons pas la mission impossible d’un enquêteur soucieux de rétablir “les faits”, notre seule ressource est de mettre à l’épreuve la cohérence du récit qui prétend les avoir rapportés tels qu’ils furent. Supposer que Cléarque, et Xénophon lui-même, savaient ce qu’ils faisaient, est la seule façon de rendre intelligibles les événements qui vont suivre : loin d’être un ingénu, Xénophon dissimule et défigure le sens des faits qu’il nous rapporte. Loin d’être un fou de guerre, Cléarque se conduira comme un fin politique.
Incipit tragœdia
Aussitôt après la bataille, Cléarque met en œuvre une stratégie de rechange. Comme Ariée et ses troupes, les Perses et les Lydiens qui avaient suivi Cyrus, ont abandonné le combat dès que Cyrus est mort, il s’efforce de les rallier, et se pose en faiseur de rois : « Plût aux dieux que Cyrus fût encore en vie ! mais puisqu'il n'est plus, annoncez à Ariée que nous, nous avons vaincu le Roi, et que, comme vous le voyez, personne ne nous résiste plus. Si vous n'étiez pas venus, nous serions en train de marcher contre lui. Nous faisons savoir à Ariée que, s'il vient ici, nous l'installerons sur le trône royal : c'est à ceux qui ont vaincu, les armes à la main, qu'il appartient aussi de commander » [2, 1, 6]. Cléarque sait, bien sûr, que ni lui, ni Ariée, n’ont gagné la bataille. Et la mort de Cyrus a dénoué leur alliance, qu’il est urgent de rétablir, quel que soit le prétexte invoqué pour cela : peut-il croire au succès de sa proposition ? Ariée n’est qu’un noble perse, il faut être de sang royal pour prétendre accéder au trône. Si Cléarque a besoin de renouer l’alliance, ce n’est pas pour tenter, avec un nouveau prétendant, de reprendre la lutte contre Artaxerxès, c’est pour être en bonne posture quand le moment viendra de conclure une trêve.
Chirisophe est chargé de transmettre cette offre, et chacun sait que Chirisophe est l’envoyé de Sparte. Entre Cléarque et lui, les rapports ne sont pas ceux qu’ils auraient dû être, entre le hors-la-loi justement condamné, et le représentant de ceux qui l’ont banni... Chirisophe est déjà le second de Cléarque : bien que Ménon se joigne, de lui-même, à cette ambassade, Xénophon nous précise qu’il y va parce qu’il est l’hôte d’Ariée, et c’est bien Chirisophe qui est l’envoyé de Cléarque.
Celui-ci va alors offrir un sacrifice, afin de consulter les entrailles des bêtes. Il ne s’agit pas là d’un signe de piété, c’est l’un des attributs qui reviennent au chef de l’armée. Cyrus, la veille encore, avait agi de même, et les présages étaient, paraît-il, favorables, mais l’issue du combat semble les démentir... sauf si on ne s’intéresse qu’à la survie des Grecs. Cléarque, pour sa part, attendra de connaître la réponse d’Ariée avant de dire ce qu’annoncent les présages.
Les hérauts de Tissapherne, conduits par Phalinos, arrivent à ce moment, et veulent être reçus par les chefs de l’armée. Trois d’entre eux sont absents : Chirisophe et Ménon se trouvent au camp d’Ariée, Cléarque va d’abord offrir son sacrifice, et renvoie les hérauts auprès des autres chefs. L’ultimatum des Perses est alors débattu, car les chefs semblent loin d’être du même avis. Le narrateur, bien sûr, n’est pas censé avoir assisté au débat. Il ne va pas nommer tous les intervenants, il mentionne deux noms qui sont déjà connus : Cléanor et Proxène, puis un autre dont c’est la seule apparition : l’Athénien Théopompe. Cet Athénien, bien sûr, ne va pas disparaître, mais il reparaîtra sous son nom véritable : nul n’a jamais douté que ce soit Xénophon.
Tous les trois, fièrement, refusent que les Grecs rendent leurs armes au Roi. Les Grecs, dit Cléanor, aimeraient mieux mourir. Proxène, en bon élève du sophiste Gorgias, demande à quel titre le Roi veut que les Grecs lui remettent leurs armes : si c’est comme vainqueur, qu’il vienne donc les prendre ; s’il veut qu’on les lui donne, en gage d’amitié, qu’offrira-t-il lui-même, si on lui fait cette faveur ? Chacun sait que les dons appellent d’autres dons... Théopompe, à son tour, fait assaut d’éloquence : « Phalinos, actuellement, comme tu vois, il ne nous reste plus que nos armes et que notre courage. Avec nos armes, il me semble que nous pourrions aussi tirer parti de notre courage, tandis que si nous les livrons, nous pourrions bien en plus perdre la vie. Ne t’imagine donc pas que nous allons vous remettre les seuls biens qui nous restent... ». Phalinos a beau rire, « tu m’as l’air d’un philosophe, et tu ne parles pas sans agrément », répond-il avec humour [2, 1, 12-13, la formule pastiche les paroles de bienvenue qu'Homère met dans la bouche de Nausicaa] - ce “jeune homme” a dit vrai. Réduits au désespoir, les Grecs peuvent encore faire payer très cher le prix de leur défaite. Mieux vaudra négocier, puisque même vainqueur, le Roi n’est pas à même d’écraser les vaincus. Telle est, finalement, l’opinion d’autres chefs qui ne sont pas nommés, et dont le narrateur essaie d’insinuer qu’ils cèdent au défaitisme : « D’autres aussi, qui commençaient à faiblir, firent valoir, dit-on, qu’ils avaient été fidèles à Cyrus et qu’ils pourraient être d’une grande utilité au Roi, s’il consentait à leur accorder son amitié » [2, 1, 14) Nous n’en saurons pas plus, puisque l’auteur invoque ce commode “dit-on” qui veut nous faire croire qu’il n’avait pas lui-même assisté au débat, dont il ne pourrait donc parler que par ouï-dire. Ainsi laisse-t-il croire, en nous parlant de ceux qui “commencent à faiblir”, sans rapporter leurs dires, et même pas leur nombre, que leur “défaitisme” est resté minoritaire. Mais Cléarque lui-même n’exclura pas d’entrer au service du Roi : « nous estimons, au cas où nous serions forcés de devenir les amis du Roi, que nous serions pour lui des amis plus efficaces avec nos armes, qu’en les ayant livrées à autrui ; dans le cas, au contraire, où il nous faudrait combattre, que nous combattrions mieux avec nos armes que si quelque autre les avait reçues de nous » [2, 1, 20].
Il ne repousse donc l’ultimatum des Perses que pour ouvrir la porte à des négociations, si ce n’est même à des marchandages orientaux : Cléarque compte bien faire monter les prix. Dès qu’il aura reçu la réponse d’Ariée, il ira le rejoindre, et c’est cela, bien sûr, qui va forcer le Roi à chercher, lui aussi, une stratégie de rechange.