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30 janvier 2012 1 30 /01 /janvier /2012 08:53

Rudiments de philosophie (résumés de cours rédigés, pour l'essentiel, pendant l'année scolaire 1993-1994 : ils suivaient l'ordre des notions du programme, les voici reclassés dans l'ordre alphabétique)

 

 

 

 

* La religion

 

Les croyances religieuses, et les rites qui leur sont associés, apparaissent, au premier abord, comme un fait culturel universel, dont la présence est observable dans toutes les sociétés connues. Mais cette présence universelle n'a pas, partout et toujours, un caractère uniforme. Dans les sociétés modernes, la religion est devenue l'expression d'un choix personnel : les citoyens d'une même nation peuvent librement professer des credos différents, ou ne pratiquer aucun culte, et c'est là l'un des signes les plus marquants par lesquels les sociétés modernes se différencient des sociétés « archaïques » ou « traditionnelles ». Celles-ci se caractérisent, au contraire, par l'omniprésence d'une religion qui institue, tout à la fois, les règles morales et les formes d'organisation politique qui structurent la société, en même temps qu'elle formule la « vision du monde » commune à tous ses membres. C'est ainsi que les « livres saints » que nous ont transmis les Hébreux, et dont nous avons fait la Bible, étaient d'abord et avant tout un code complet de législation civile et pénale, la Torah, c'est-à-dire la Loi. L'appartenance à une religion ne se distinguait pas de l'appartenance à une communauté ethnique et politique : c'était le cas du peuple hébreu, mais même une société qui nous semble plus « ouverte » et plus tolérante, comme la démocratie athénienne, a pu condamner des penseurs, tels que Socrate et Anaxagore, parce qu'ils n'honoraient pas les dieux de la cité. Ce que nous appelons « liberté de conscience », et qui a fait son apparition, dans l'Europe moderne, lorsque catholiques et protestants ont dû renoncer, les uns aussi bien que les autres, à imposer leur foi aux sujets d'un même royaume, n'avait pas encore sa place dans les républiques de l'Antiquité.

Jusqu'à un certain point, c'est ce qui justifie la distinction qu'établit Benjamin Constant entre « la liberté des Anciens » et « la liberté des Modernes » : pour un Grec, ou pour un Romain, être libre, c'est participer à l'exercice du pouvoir souverain ; pour un Européen du dix-neuvième siècle, être libre, c'est jouir de droits individuels, et n'avoir à se justifier, en matière de religion, que devant sa propre conscience. 

Il s'ensuit que, pour les Modernes, la religion apparaît d'abord comme un système de croyances, un «credo», auquel chaque individu peut librement adhérer. Mais à moins de penser que la vraie religion, c'est la religion des peuples modernes, et que les religions des peuples « primitifs », ou celles des « païens », ne sont pas des vraies religions, il est impossible de définir le phénomène religieux par le contenu de croyances, telle que la croyance en Dieu, en l'immortalité de l'âme, ou en la résurrection des corps. Quoique le même mot, « Dieu », s'applique à la religion polythéiste des Grecs et à la foi judéo-chrétienne (ou musulmane), il n'y a qu'un rapport d'homonymie entre des dieux qui ont leur place dans un monde qu'ils n'ont pas créé, et qui existait avant eux, et un Dieu créateur, éternel, et « transcendant », puisque sa réalité précède celle d'un monde périssable, et subsiste au-delà de la fin des temps...

Le seul caractère commun qui permette de définir le phénomène religieux, en y incluant aussi bien les religions païennes, les religions monothéistes, et les cultes « animistes » ou « fétichistes » des peuples primitifs, c'est l'expérience du sacré, et la séparation instituée entre le monde « profane », les activités « profanes », et le domaine réservé aux puissances surnaturelles, et qui devient l'objet de prohibitions rituelles, ce qu'exprime le mot « tabou », mais c'est déjà le sens du mot latin sacer. Le sacré, c'est tout ce que l'homme s'interdit de toucher, tout ce qu'il s'interdit de maîtriser ou de posséder, c'est ce qu'il sacrifie à Dieu, aux dieux, ou au destin, c'est tout ce à quoi il renonce. Comme l'explique Hésiode dans la « Théogonie », l'institution du sacrifice s'accompagne d'une répartition de la chair des victimes, dont une part sera consommée par les hommes, alors que l'autre sera brûlée, consumée en l'honneur des dieux ; mais il arrive aussi que les dieux réclament un holocauste, un sacrifice où toute la chair des victimes doit leur être offerte, et partir en fumée. La pratique du sacrifice est d'ailleurs ce qui a motivé les premières critiques de la religion, chez Empédocle ou chez Héraclite, qui refusent de croire qu'un homme puisse se purifier de ses fautes, et obtenir la faveur des dieux, en se souillant du sang de victimes animales, et parfois humaines... car les légendes grecques nous parlent du sacrifice d'Iphigénie, immolée par son père Agamemnon, pour obtenir des dieux le vent favorable qui conduira ses vaisseaux jusqu'à Troie. Ce qui suppose, évidemment, qu'on ne considère pas les dieux comme des êtres justes et bienveillants : on ne croit pas qu'ils récompensent les justes et punissent les malfaiteurs, on croit qu'ils se laisseront fléchir par des prières et par des cadeaux, on se les représente comme des juges corrompus, qui rendront leur sentence en faveur de celui qui aura su leur graisser la patte. Tel est le thème du livre III de la République de Platon, où l'on peut constater que Socrate dénigrait effectivement les dieux de la cité, et tentait d'introduire une autre conception de la divinité. Mais c'est aussi ce qui conduit Epicure à déclarer que l'impie n'est pas celui qui rejette les dieux de la multitude, mais celui qui se fait une image des dieux, incompatible avec leur nature d'êtres immortels et bienheureux : les dieux sont, par définition, indifférents au sort et aux actions des mortels, et ne cherchent pas à leur nuire, ni à les favoriser.

Dans le monde gréco-romain, la critique du sacrifice est le principal argument des premiers philosophes contre les croyances religieuse établies ; mais dans la tradition hébraïque, ce sont des prédicateurs religieux, des prophètes comme Isaïe, qui développent une critique du sacrifice, et lui opposent l'idée que Dieu n'est pas réjoui par la fumée des sacrifices, mais par la purification du cœur et la justice : « Que m'importent vos innombrables sacrifices, dit Yahvé. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux (...) Vos mains sont pleines de sang, lavez-vous, purifiez-vous, ôtez votre méchanceté de ma vue, cessez de faire le mal ! Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, secourez l'opprimé, soyez justes pour l'orphelin, plaidez pour la veuve » (1).

Ernest Renan a pu déclarer que « le jour où il écrivit cette page admirable (vers 740 avant J.-C.), Isaïe fut le véritable fondateur du christianisme. (...) tandis que le sacrificateur (le prêtre) continua de vanter l'efficacité des tueries dont il profitait, le prophète osa proclamer que le vrai Dieu se soucie bien plus de la justice et de la pitié que de tous les bœufs du monde » (Œuvres complètes, tome IV, p. 1258). On peut certes se demander comment le christianisme a pu être fondé 740 ans avant la naissance de Jésus-Christ, mais il est vrai que la prédication évangélique fait puissamment écho à cette page d'Isaïe. Dans le Sermon sur la montagne, la valeur des offrandes est clairement subordonnée à une exigence morale : il faut que celui qui les offre soit réconcilié de bon cœur avec son frère, c'est-à-dire avec tous les hommes : « Quand donc tu présentes ton offrande à l'autel, si tu te souviens d'un grief que ton frère a contre toi, laisse-là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et présente ton offrande » (Matthieu, V, 23-24).

S'ensuit-il que le christianisme, ou le judéo-christianisme, marque une rupture radicale avec les pratiques sacrificielles, et devient par là même « la moins religieuse des religions » ? Faut-il même aller jusqu'à dire, avec René Girard, qu'il démystifie la pratique sacrificielle en révélant qu'elle repose sur l'immolation d'une victime innocente, un « bouc émissaire » auquel la communauté fait porter le poids de toutes ses fautes ? Il serait plus exact de dire que cette religion transforme le sacrifice et lui donne un sens nouveau. S'il est vrai qu'elle dévalorise la pratique rituelle du sacrifice sanglant, et si elle lui substitue la commémoration du sacrifice grâce auquel l'Agneau de Dieu efface les péchés du monde, elle appelle aussi les croyants à pratiquer une autre sorte de sacrifice. L'offrande que Dieu réclame, ce n'est plus le sacrifice de bœufs, de béliers, d'agneaux et de veaux gras, c'est un sacrifice où celui qui l'offre est tenu de se sacrifier lui-même, en renonçant à quelque chose qui lui tient à cœur, quelque chose qu'il n'abandonne pas sans regret ; et c'est pourquoi, selon l'Evangile (Marc, XII, 44 ; Luc, XXI, 4), la menue monnaie offerte par une veuve représente un plus grand sacrifice que les riches présents offerts par des hommes qui ne manquent de rien : « car tous ceux-là ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre ».

Certes, le sacrifice est « spiritualisé », il ne consiste plus à immoler une victime animale, comme le bélier qu'Abraham sacrifie à la place de son fils bien-aimé, il s'agit justement de renoncer à tout ce qui nous est cher, et cela lui donne un caractère moral, qui est, bien sûr, celui d'une morale du renoncement : « Si tu veux être parfait, dit Jésus au jeune homme riche, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor aux Cieux, puis viens, suis-moi » ( Matthieu, XIX, 17-21).

Le sacrifice, quelle que soit la manière dont il est pratiqué et compris, est donc bien ce qui permet de définir la religion en général, et c'est sans doute aussi ce qui pourrait permettre une comparaison systématique des différentes religions, des affinités qui les lient, et des particularités qui les distinguent. Tel pourrait être le programme d'une étude anthropologique de l'histoire des religions.

(1) Pour cette citation, et pour celles qui suivent, cf. mon article « La Loi et le Messie », dans la Revue du MAUSS, n° 2, 1993. 

 

 

* Une science de l'homme : la sociologie

 

Si nous voulons comprendre comment fonctionne une machine, il faut la démonter, examiner ses rouages et la manière dont ils sont disposés, afin de reconstituer l'agencement qui permet de produire les effets en vue desquels la machine a été conçue ; s'il s'agit de savoir comment fonctionne la société humaine, il n'est certes pas souhaitable de démonter réellement ses mécanismes, mais la pensée peut effectuer (ou plutôt simuler) une dissection imaginaire de la société : 

« Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce. Ainsi en la recherche du droit de l'Etat, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république ».

Dans ce texte ou Hobbes se propose de fonder la science politique, en prenant pour modèle la physique de Galilée, il n'est certes pas question de « rompre la société civile », même si, en pensée, il faut la considérer comme si elle était dissoute. Il se trouve qu'en fait, au moment où Hobbes publie De Cive, la société civile est déjà « rompue » et « dissoute » dans son propre pays : l'Angleterre traverse une crise révolutionnaire, qui se développe en guerre civile, et cette situation donne un contenu concret à l'hypothèse théorique d'un « état de nature », où les hommes ne sont liés à leurs semblables par aucune obligation morale, aucune relation juridique, et ne peuvent connaître que des rapports de force. Aussi l'objet d'une science politique n'est-il pas purement théorique et spéculatif, il est directement lié à une préoccupation pratique, celle de rétablir la paix entre les citoyens en leur montrant la nécessité de se soumettre à une autorité légitime. Deux siècles plus tard, c'est la même préoccupation qui anime Auguste Comte, quand il entreprend de fonder une science qu'il appelle d'abord « physique sociale », avant de lui donner le nom de « sociologie », qui lui est resté depuis lors.

Depuis la révolution de 1789, les fondements de l'ordre social sont devenus précaires et incertains. L'Ancien Régime est mort, la Révolution n'a fait que passer, et la monarchie restaurée ne peut plus invoquer le « droit divin ». Les rois ne règnent plus par la grâce de Dieu, aucune autorité politique ne peut plus s'imposer, si son utilité n'est pas reconnue par le peuple.

La révolution de 1789 se fondait sur les principes « individualistes » que formule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme...». Cela suppose que l'individu préexiste à la société, et que celle-ci n'est pas une communauté naturelle, mais une association établie par la volonté de ces hommes qui, avant même de s'être associés, possèdent déjà des droits « naturels et imprescriptibles ». Les rapports de dépendance et de subordination, qui s'imposent en fait dans les sociétés réelles, ne sont donc pas des rapports naturels, inscrits dans la nature sociable de l'être humain, mais des rapports institués par les hommes, et qui ne peuvent se fonder en droit que sur le libre consentement des individus associés :

« Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres », déclare Diderot dans l'Encyclopédie. « La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle ; mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que la nature... » (Rousseau présente la même argumentation, au début du Contrat social).

Mais la sociologie de Comte, de Durkheim et de Mauss va renouer avec la pensée d'Aristote, pour qui la société est un organisme naturel, un tout dont les parties ne peuvent avoir aucune existence indépendante et séparée, pas plus que les membres du corps humain : un membre arraché au corps ne peut pas survivre sans lui, un homme retranché de son groupe ne peut pas mener, dans la solitude, une vie qui soit digne d'être vécue par un homme. Une telle existence, loin de constituer un état de nature antérieur à la vie sociale, serait un état contre nature, qui ne pourrait convenir qu'à des êtres « tout à fait dégradés », des monstres tels que les Cyclopes, dont Aristote emprunte l'image à l'Odyssée.

Dans cette conception « holiste », l'individu n'existe que pour le tout (to holon) dont il fait partie, il n'a pas d'intérêts et de droits séparés, qui puissent s'opposer aux intérêts du groupe, alors que, dans la pensée contractualiste, l'individu possède des droits naturels, qui préexistent au Contrat et peuvent être légitimement revendiqués contre l'ordre social et l'autorité qui le représente. Pour la plupart des sociologues, l'individu est une abstraction, puisque les hommes naissent et se forment dans des familles, des clans, des tribus ou des nations, qui leur inculquent une manière d'être et de se comporter, que certes leur action pourra faire évoluer, parfois même sans qu'ils y pensent, de même que l'usage social d'une langue modifie insensiblement le sens des mots et les règles grammaticales. L'individu moderne n'est lui-même que l'aboutissement d'une évolution historique, où les guerres de religion, les luttes pour la liberté de conscience, sans parler du rôle de l'éthique protestante dans le développement de l'esprit d'entreprise, ont permis l'émergence de l'individualité, dans une société qui inculque à ses membres l'état d'esprit qui les porte à se conduire comme des sujets autonomes. 

 

 

* La technique

 

Le mythe de Prométhée, revu et corrigé par Protagoras, nous présente une des plus anciennes interprétations du sens de la technique : l'ingéniosité de l'homme, son aptitude à résoudre par des artifices les problèmes qui s'imposent à lui, apparaît comme une compensation, un correctif, qui lui permet de remédier à une situation originelle de dénuement, qui semble avoir fait de lui le plus démuni de tous les êtres vivants : un être calamiteux, comme dira Montaigne, c'est-à-dire un roseau (kalamos, calamus), le plus faible de la nature, comme dira ensuite Pascal. Les autres animaux ont reçu en partage des griffes, des crocs, des pinces, des carapaces, et toutes les armes offensives et défensives dont ils peuvent avoir besoin. Prométhée et Epiméthée n'ont rien donné de tel à l'homme, il vient au monde tout nu, sans armes et sans protection. Ce raté de la création ne tarderait pas à disparaître si Prométhée, soucieux de compenser ce handicap initial, ne lui avait pas transmis le pouvoir d'inventer et de fabriquer des instruments artificiels, pouvant se substituer aux organes naturels qui lui font défaut. Il aura donc des armes, des armures, et toutes sortes d'outils qu'il pourra employer en lieu et place des attributs naturels dont la nature a pourvu les autres êtres vivants : à défaut de nageoires, il maniera l'aviron, et même, s'il faut en croire la légende d'Icare, il se dotera d'ailes semblables à celles de l'oiseau pour pouvoir s'élever dans le ciel. La technique, en d'autres termes l'art (techné), se définit alors comme une imitation de la nature, qui « parachève ce que la nature est dans l'impossibilité d'élaborer jusqu'au bout » , comme l'écrit Aristote dans sa Physique.

Cette imitation est en un sens une création, puisqu'elle ne se borne pas à reproduire un modèle préexistant, qu'il lui suffirait de copier : l'aviron n'est pas une copie des nageoires, les roues sur lesquelles vont s'avancer les chars des guerriers de l'Iliade ne ressemblent pas aux pattes des quadrupèdes qui vont devoir les tirer : « Il n'y a pas dans la nature d'équivalent proche ou lointain de la poulie, de l'étrier, de la roue de potier, de la locomotive ou de l'ordinateur ; un ordinateur n'imite pas le système nerveux central, il est construit sur d'autres principes » , observe Cornelius Castoriadis, qui ajoute que l'invention de la moindre technique est déjà une création absolue (article Technique, dans l'Encyclopaedia Universalis, repris dans Les carrefours du labyrinthe).

Disons donc que la technique rivalise avec cette nature qu'elle est censée imiter ; et ne nous étonnons pas si on a pu la soupçonner d'être une imitation perverse, susceptible de perturber l'ordre naturel, aux défaillances duquel elle prétend remédier. Telle est sans doute la pensée de Platon, et en tout cas celle du personnage qu'il met en scène, dans le mythe du Phèdre où il fait rapporter par Socrate l'invention de l'écriture par un dieu égyptien, Theuth, qui joue dans cette histoire un rôle comparable à celui du Prométhée grec. L'écriture est présentée par lui comme un remède aux défaillances de la mémoire, mais le roi Thamous, meilleur juge de l'invention que ne peut l'être l'inventeur lui-même, observe que les hommes cesseront de cultiver leur mémoire, dès qu'ils croiront pouvoir se fier aux empreintes matérielles que constituent les caractères de l'écriture. Ceux-ci auront pu servir d'aide-mémoire pour la remémoration (hupomnésis), mais pour la mémoire vivante (mnémé), cette mémoire qui est l'assimilation de la vérité par l'âme elle-même, l'écriture n'est pas un remède, elle est un poison, une drogue qui la corrompt (le même mot pharmakon comporte ce double sens, sur lequel prend appui l'analyse de Jacques Derrida, la pharmacie de Platon).

On retrouvera chez Rousseau, et déjà dans le coup d'éclat que constitue son fameux Discours sur les sciences et les arts, l'idée que le développement des moyens par lesquels l'homme croit rendre plus aisées les tâches qu'il doit accomplir, se paie par une dépendance accrue à l'égard de tous ceux qui peuvent se les approprier, qui peuvent mettre ces moyens à la disposition des autres, et qui par conséquent peuvent aussi les en priver, ce qui signifie que l'homme ne devient pas « maître et possesseur de la nature » , comme disait Descartes, sans que certains hommes n'exercent une puissance accrue sur le reste de leurs semblables, qui se trouvent alors de plus en plus dépendants de la société, sans laquelle ils ne peuvent plus vivre en produisant eux-mêmes ce dont ils ont besoin.

Il y a là de quoi fonder toute une philosophie de l'Histoire, d'abord parce que l'idée de progrès n'a un sens clair et défini que lorsqu'elle se rapporte au développement des sciences et des techniques : mais aussi parce que le développement des sciences et des techniques, s'il peut être apprécié en termes de progrès, ne peut l'être que par référence à un but : par rapport à ce but, l'accroissement des connaissances et des capacités pratiques des hommes apparaît comme un moyen, grâce auquel ils pourront atteindre l'objectif qu'ils se sont proposé...

La notion même de progrès implique d'abord qu'il soit possible de comparer deux états successifs et de dire si le plus récent est préférable à celui qui l'a précédé, et il faut avoir un critère permettant de s'en assurer. D'entrée de jeu, il est clair qu'il y a des domaines où ce critère est inconcevable : une œuvre littéraire, un style architectural, un tableau ou une musique, ne sont pas préférables parce qu'ils sont plus modernes : la peinture de la Renaissance ne marque pas un progrès, ni d'ailleurs une décadence, par rapport à ces peintres du Moyen Age qu'on a si drôlement appelé « primitifs » ; s'il est permis de comparer les cathédrales gothiques et le Parthénon, ce ne peut être ni pour célébrer le progrès accompli par l'architecture, ni pour déplorer, comme le faisaient Boileau et son disciple Voltaire, l'irruption de la barbarie « gothique » dans un art où la perfection aurait été atteinte une fois pour toutes, avec les Grecs et les Romains. Il ne semble possible d'invoquer des critères objectifs que dans le domaine des sciences et des techniques, parce que la valeur explicative d'une théorie, et l'efficacité d'un procédé technique, paraissent plus faciles à contrôler et à justifier.

Dans la recherche scientifique de la vérité, si j'arrive à un résultat qui me permet de rendre compte de faits qu'une théorie antérieure ne me permettait pas d'expliquer, tout en restant capable de rendre compte des faits que cette ancienne théorie expliquait par ses propres concepts, je peux dire que j'ai progressé : mon savoir actuel m'aide à comprendre mieux ce que je croyais savoir jusqu'ici - alors que mes idées d'autrefois ne me permettraient pas de comprendre celles auxquelles je suis maintenant parvenu.

Quant au progrès technique, il semble encore plus facile de l'apprécier sur des critères objectifs : un véhicule peut aller de plus en plus vite, une machine peut réaliser de façon toujours plus précise et plus efficace les opérations en vue desquelles elle a été conçue et programmée. Reste à savoir si les buts en vue desquels nous développons nos techniques sont eux-mêmes souhaitables, c'est-à-dire si on peut souhaiter toutes les conséquences qui seront associées á leur réalisation. Il n'est guère admissible, en effet, d'isoler des objectifs purement techniques, et de faire comme si la réalisation de ces objectifs ne se traduisait pas par des transformations du cadre de vie et des formes de la vie sociale. La dégradation irréversible de l'environnement, ou encore le fait que les problèmes à résoudre dans une société moderne échappent de plus en plus au contrôle des citoyens, deviennent incompréhensibles pour eux, et que leur gestion soit accaparée par des spécialistes incontrôlables, tout cela fait partie des effets du progrès technique, et impose qu'on se demande s'il s'agit vraiment d'un progrès pour le bien-être des populations, sans parler de leur droit inaliénable (comme on disait en 1789) à décider elles-mêmes quelle vie elles souhaitent vivre, et qu'est-ce qui fera leur bonheur : les réponses des technocrates, des planificateurs et des futurologues répondent en effet aux problèmes que ceux-ci se posent, plutôt qu'à la question de savoir quel est le but à se proposer, pour pouvoir planifier autre chose que la croissance, c'est-à-dire l'expansion sans limites d'une production dont on ne se demande même plus dans quel but on la développe... Le point de vue technique, par lequel on se préoccupe d'abord des moyens les plus efficaces en vue de réaliser un objectif quel qu'il soit, détermine une position technocratique, pour laquelle il convient d'exclure tous les objectifs qui ne peuvent pas s'accorder avec l'emploi des moyens dont on dispose, et qui apparaissent donc utopiques et irréels : ce n'est même plus la formule machiavélique la fin justifie les moyens, c'est une perversion du machiavélisme lui-même, qui ne se donne plus d'autres buts que ceux qui peuvent s'accorder avec ses moyens.

 

 

* Le temps

 

Chaque jour, quand je lis le journal, ou quand j'écoute un bulletin d'information à la radio, je revis en pensée les événements de la veille, ou même des événements qui se sont produits il y a quelques heures. Entre le temps où je les revis, et le temps où ils se sont produits, l'écart est si infime, que je n'y fais pas attention, et ne trouve rien d'étonnant à ce que des événements qui ont déjà eu lieu, et qui sont déjà du passé, se présentent à mon esprit comme s'ils se produisaient maintenant. Il en va autrement, si je lis un livre d'histoire, ou un roman, dont l'action se situe en un temps qui m'apparaît tout autre que le temps dans lequel je prends connaissance du récit qui fait revivre ces faits passés, ou qui me donne l'illusion de suivre les faits et gestes de personnages inventés par le narrateur. J'ai alors l'impression que le temps s'écoule, et que le passé s'est enfui loin de moi, puisque je ne perçois rien d'autre que le présent. La conscience du temps qui passe m'apparaît comme une création imaginaire de l'esprit humain, par laquelle je me représente une situation qui n'appartient plus au présent, ou qui ne lui appartient pas encore, ou même qui n'appartient qu'à un présent mythique, celui des contes, dont le temps reste indéfini : il était une fois...

J'imagine qu'un animal ne se préoccupe guère des situations dans lesquelles il s'est trouvé, pas plus qu'il ne se prépare aux épreuves qui peuvent l'attendre dans un avenir, même proche. Le temps n'est réel que pour un être tel que l'homme, qui peut se représenter comme réelles des choses qu'il n'a pas besoin de percevoir auprès de lui, des choses dont la présence physique n'est pas nécessaire pour qu'il puisse les faire exister, d'une sorte d'existence dont il faut se demander en quoi elle consiste, en quel sens peut-on dire que c'est une réalité. Quelle est donc la réalité de cette chose qu'on nomme le temps ? La question ne se pose pas seulement à propos du temps éloigné qui est visé par le récit (historique ou romanesque), elle se pose déjà , pour le temps que je crois être celui de mon présent, le temps pendant lequel ce récit m'est communiqué : chaque phrase de ce récit s'articule et se décompose en une succession de mots, dont le sens n'est perçu que du fait de leur succession, de même qu'une mélodie n'est perçue comme mélodie que parce que chaque note est rapportée à celles qui l'ont précédée et à celles dont on attend qu'elles la suivent. Le présent que je perçois n'est pas le présent ponctuel d'un instantané : je ne percevrais aucune musique, s'il me fallait percevoir chaque note séparément. De même, dans une phrase, le sens n'est pas contenu dans les mots compris un à un, le sens se constitue dans l'écoulement d'une suite de mots, il peut se comparer au sens dans lequel coule une rivière.

Or, quand je prononce une phrase, pour reprendre un exemple de saint Augustin, il y a des mots de cette phrase qui appartiennent déjà au passé, alors que je n'ai pas encore fini de prononcer ma phrase, et que je peux encore être interrompu, avant d'être arrivé au terme de ce qui n'est encore qu'un développement à venir. En un sens, le début et la fin de la phrase appartiennent à mon présent, je ne comprendrais pas le contenu de la phrase, si je ne pouvais pas la maintenir tout entière dans le maintenant de mon attention. Mais dans un autre sens, il n'y a que le mot, ou même la syllabe que j'articule à l'instant, que je puisse dire présente, tout ce qui l'a précédée a déjà cessé d'être, tout ce qui doit la suivre reste en suspens, en attente, encore retenu dans les limbes de l'à-venir.

C'est pourquoi St Augustin n'a pas tort de noter que la notion de temps, cette notion si familière que nous croyons d'abord la connaître parfaitement, devient une énigme dès qu'on cherche à la définir, dès qu'on se pose la question : qu'est-ce sue c'est ? En effet, dès qu'on analyse la réalité du temps, on se prend à douter de la consistance du phénomène qu'on analyse : le temps se décompose, ou plutôt il éclate, en trois éléments qui ne peuvent jamais être saisis ensemble, le passé, qui n'est plus, l'avenir, qui n'est pas encore, le présent, qui ne vient à l'être que pour cesser d'être et s'anéantir aussitôt. On commence par se demander qu'est-ce que le temps ?, on s'interroge sur son essence, on finit par se demander s'il est possible de lui accorder une quelconque existence...

Cette énigme n'est pas résolue par la distinction classique qui pourrait nous permettre de dire que la réalité du temps n'est pas celle d'une substance, c'est-à-dire celle d'une chose qui existe en elle-même et par elle-même, mais celle d'un accident, ou d'un attribut, qui existe seulement par rapport à autre chose, comme une détermination de la réalité de cette autre chose. Ainsi pourrait-on dire que le temps n'existe que par rapport au mouvement de choses qui se transforment : le temps, dit Aristote, est la mesure du mouvement. Il n'y aurait pas de temps, s'il n'y avait pas des choses qui naissent, qui croissent et qui dépérissent, s'il n'y avait pas d'autre réalité que celle d'un être immuable et immobile. Selon St Augustin, avant la création du monde, quand Dieu seul existait, il n'y avait pas encore de temps, et il est donc absurde de se demander ce que pouvait bien faire Dieu pendant tout le temps qui aurait précédé la création du monde. Dire de Dieu qu'il est éternel, ce n'est pas dire qu'il existe depuis un temps illimité, c'est dire que son existence n'est pas sujette à l'épreuve du temps : l'éternité ne se confond pas avec la perpétuité, elle est sans commune mesure avec l'étendue, si on peut dire, du temps qui passe. Faut-il alors penser que l'être éternel, le seul être qui ne vient pas à l'être et qui ne peut pas cesser d'être, est le seul être réel, non pas l'être suprême, mais l'être même ? Que dire alors de la réalité du temps, et de celle des choses qui existent dans le temps ? Choses qui naissent, qui subissent l'usure ou l'érosion qui impriment sur elles ce qu'on appelle la marque du temps, elles finissent par disparaître, comme il convient à des choses qui n'existent qu'à titre précaire comme une émanation du seul être réel... (Est-ce Dieu, est-ce l'être selon Parménide ?).

Puis-je sortir de l'impasse dans laquelle je me suis engagé ? Peut-être aurais-je dû partir de l'expérience humaine du temps, reconnue comme un fait incontournable, qu'il faut considérer comme la condition de possibilité de toute autre expérience, à tel point qu'il devient absurde de rêver d'un temps qui suspend son vol. Si le temps s'arrêtait, cela voudrait dire que notre conscience serait elle-même réduite à néant, comme celle des habitants du château de la Belle au bois dormant, qui traversent un siècle comme si c'était une seule nuit, mais pour qui les cent ans qui s'ajoutent à la durée de leur vie ne représentent aucun gain réel. Il n'y a là aucun paradoxe, si on distingue le temps des choses, le temps qui se manifeste dans l'usure et dans l'érosion, et le temps de la conscience, un temps qui ne peut être étranger à la vie de la conscience et qui se confond même avec son activité, alors que le temps des choses apparaît comme une menace pour ces choses qu'il dévore, comme le dieu Kronos dévorait ses enfants, - d'où le calembour qu'on a fait sur Kronos et Chronos, le nom du dieu et la dénomination grecque du temps. Il faut peut-être, à la limite, employer des mots différents pour parler du temps objectif dans lequel se déroule notre vie, et qui nous est commun avec tout ce qui est contenu dans un même monde, et de la temporalité qui est propre à la conscience, qui se confond avec le mouvement par lequel elle s'élance toujours au-devant d'elle-même, vers ce qu'elle anticipe comme son à-venir, et qui précède, dans son expérience vécue, la détermination du passé et du présent. Il faut alors mettre en cause et redéfinir cette idée de réalité de laquelle nous étions partis pour dire que le présent seul est réel, et conclure que le passé, l'avenir et le temps lui-même n'ont d'autre réalité que celle qui est créée par le pouvoir de l'imagination, lorsqu'elle nous représente ce qui a été, ce qui sera, ce qui pourrait être, mais qui n'est pas présent, et qui n'a aucune existence physique. Il faut comprendre que l'imaginaire n'est pas pour autant irréel.

 

 

* Théorie et expérience

 

L'expérience nous apprend presque tout ce qui est utile pour préserver notre vie : elle nous apprend que les couteaux coupent, que le feu chauffe et qu'il peut brûler, qu'un corps pesant livré à lui-même tombe par terre et peut s'y écraser, etc. Elle nous apprend aussi à discerner les plantes comestibles et les aliments vénéneux, les animaux sauvages et ceux qui peuvent être domestiqués...

Pour utile qu'elle soit, cette connaissance n'en a pas moins un caractère égocentrique, elle nous présente les choses par rapport au besoin que nous en avons et aux moyens par lesquels nous pouvons les maîtriser : j'appelle « lourd » un objet que je soulève à grand peine, « léger » celui qui ne réclame qu'un effort minime ; et de même, pour ce que j'appelle « chaud » et « froid », « grand » et « petit », « doux » et « amer »... Si je grelotte de froid, pendant que mon voisin m'assure qu'il fait chaud, c'est parce que j'ai la fièvre, et c'est aussi ce qui me fait trouver amer un aliment que d'autres me disent être doux.

Le premier pas vers l'acquisition d'une connaissance objective consiste à se doter d'instruments de mesure, et d'unités définies indépendamment des appréciations incertaines que chacun peut tirer de ses propres impressions : il faut définir un « mètre », un « étalon », avec leurs multiples et leurs sous-multiples. Si je dis que tel poids pèse tant de kilos, que telle distance à parcourir est de tant de kilomètres, je m'épargne l'imprécision de formules comme « c'est lourd » ou « c'est loin ». De même, si je peux dire qu'il fait 19°C, et que ma propre température est de 39°C...

Je substitue ainsi des mesures quantitatives et objectives aux évaluations qualitatives dans lesquelles s'exprime ma sensibilité subjective. Alors que l'expérience immédiate m'informe sur les choses telles qu'elles m'apparaissent, telles qu'elles sont par rapport à moi, l'effort pour constituer une expérience scientifique vise à me donner les moyens de connaître la nature de ces mêmes choses, telles qu'elles sont indépendamment de moi, quelle que soit la façon dont elles affectent ma sensibilité.

Je dois alors corriger presque toutes les notions « spontanées » qui se forment dans mon expérience immédiate : ainsi, quand j'observe que les corps pesants tombent à terre, cette observation vraie s'accompagnerait d'une erreur, si je croyais, comme on l'a cru pendant des siècles, qu'il y a deux sortes de corps, des corps lourds que la pesanteur entraîne vers le bas, et des corps légers, comme le feu et la fumée, qui s'élèvent vers le ciel. Cette erreur ne se réduit pas à une croyance enfantine : les philosophes grecs qui ont été les premiers à élaborer une science de la nature, une « physique » (phusis = nature) ont cru à l'existence d'un « haut » et d'un « bas » absolus, (de même qu'ils ont cru que le soleil et les autres astres se mouvaient autour de la Terre. Ils ont cru que la chute des corps pesants était due à une propriété naturelle de ces corps et que le mouvement ascensionnel des corps légers, comme le feu et la fumée, s'expliquait aussi par la nature de ces corps : la nature elle-même était comprise comme un principe de développement, déterminant la croissance et les mouvements de chaque chose (le mot phusis signifie, littéralement, l'éclosion d'une plante, la croissance d'un être vivant, et il est de la même famille que phuton, la plante, d'où nous avons tiré la « phytothérapie », la guérison par les plantes). Ce sont là des idées qui trouvent leur origine dans l'expérience immédiate, et leur fausseté n'a été reconnue que grâce à l'élaboration théorique qu'en ont faite les chercheurs qui les ont mises en ordre, et les ont présentées sous la forme d'un système, dans lequel chaque assertion est démontrée à partir d'un principe dont elle résulte, et où elle sert á son tour à justifier d'autres énoncés, d'autres « théorèmes », qui s'enchaînent les uns les autres à partir des « axiomes » initiaux (le mot grec théoria signifie aussi « procession », c'est-à-dire succession réglée : dans toute théorie, les principes précèdent les conséquences, qui « procèdent » à partir d'eux, et s'ensuivent nécessairement)

L'avantage d'une théorie, et même d'une théorie fausse, c'est qu'aucun de ses énoncés ne peut être considéré indépendamment des autres, et que, si une expérience conduit à mettre en cause un seul de ses théorèmes, c'est tout le système qui est en question, et qui doit être abandonné, ou profondément remanié.

C'est justement ce qui s'est produit avec la physique d'Aristote, qui rendait compte de presque tous les phénomènes observables, en faisant une distinction entre les mouvements naturels et les mouvements violents. Si un corps pesant, abandonné à lui-même, tombe et se meut vers le bas, c'est « naturel ». Si ce même corps est arrêté dans sa chute, soulevé et projeté dans l'air par l'action d'un autre corps, il s'agit là de mouvements « violents ». Alors que le mouvement naturel résulte de la nature du corps, le mouvement violent ne peut se produire et se perpétuer que par l'intervention d'un moteur extérieur qui continue à exercer une action sur lui. Si elle cesse, le mouvement doit cesser lui aussi : cessante causa, cessat effectus, diront les Scolastiques.

« La physique aristotélicienne forme, on le voit bien, une théorie admirable, admirablement cohérente, et qui n'a, à vrai dire (outre celui d'être fausse), qu'un seul et unique défaut : celui d'être contredite par la pratique journalière, par la pratique du jet. Mais un théoricien digne de ce nom ne se laisse pas arrêter par une objection du sens commun. Lorsqu'il trouve un fait qui ne s'accorde pas avec sa théorie, il le nie. Et lorsqu'il ne peut le nier, il l'explique. Et c'est dans l'explication de ce fait - le fait du jet, mouvement se continuant malgré l'absence de moteur - apparemment incompatible avec sa théorie qu'Aristote nous montre tout son génie ». (Alexandre Koyré, Etudes galiléennes).

Génie qui se déploie pourtant en pure perte : l'impossibilité de donner une explication plausible du mouvement des projectiles devait rester le « talon d'Achille » de la physique aristotélicienne, et conduire à son abandon. Comme le montre Alexandre Koyré, la physique moderne, celle de Galilée, de Descartes et de Newton, a pris naissance dans l'examen critique des difficultés que la physique d'Aristote n'arrivait pas à résoudre. Cette physique, pour laquelle le repos et l'arrêt du mouvement ne faisaient pas problème, se trouvait dans l'embarras lorsqu'il s'agissait de rendre compte de la perpétuation d'un mouvement, le mouvement des projectiles. Ce mouvement dont la perpétuation nous paraît naturelle, nous qui la rapportons à l'idée d'inertie, était pour Aristote un mouvement violent, et ne pouvait s'expliquer que si le moteur extérieur accompagnait le projectile ; et pour qu'on puisse le considérer comme un mouvement naturel, il aurait fallu pouvoir lui assigner un but, qui lui aurait donné une raison d'être, une « cause finale » rendant compte du mouvement...

La révolution scientifique accomplie par Galilée consiste d'abord á rompre avec cette conception téléologique du mouvement naturel (téléologique, du grec télos, but, finalité, objectif visé : une explication téléologique est une explication dans laquelle le but poursuivi est considéré comme la cause déterminante du résultat obtenu). C'est ainsi que, formulant la loi de la chute des corps, il détermine l'accélération uniforme, qui définit le mouvement de chute, à partir du point de départ (terminus a quo), et non plus à partir du point de chute (terminus ad quem). La vitesse du mobile, à un moment quelconque de la chute, peut être déterminée á partir de la vitesse qui était la sienne á l'instant précédent, augmentée d'un coefficient d'accélération. Cela suppose que le mouvement se conserve, et que sa perpétuation n'a pas besoin d'être expliquée par des causes.

Cette loi de la chute des corps, à la différence des explications d'Aristote, se prête á un contrôle expérimental : Galilée décrit un dispositif permettant de mesurer le rapport entre les distances parcourues par un mobile et les temps pendant lesquels il les parcourt. Il s'agit certes du dispositif expérimental le plus simple, le plus rudimentaire, qu'on puisse concevoir : un plan incliné, sur lequel on fait rouler des sphères, de façon à ralentir le temps de chute et à le rendre mesurable. Mais il suffit pour franchir le fossé qui sépare l'expérience immédiate, l'expérience passive par laquelle on ne fait que constater et observer des faits qui se produisent fortuitement, et l'expérience scientifique, l'expérimentation active, expérience dont le savant prend lui même l'initiative, parce qu'il cherche à contrôler la valeur d'une hypothèse théorique, et qu'il se donne les moyens de réaliser et de répéter à volonté en construisant un dispositif expérimental. C'est ce qu'explique Kant lorsqu'il dit que la science doit « forcer la nature á répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse... Elle lui demande de l'instruire, non pas comme un écolier... mais comme un juge en charge, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose ».

 

 

* Le travail

 

L'homme est sans doute le seul animal qui ne se contente pas de vivre dans le milieu naturel où il se trouve placé, et de s'adapter aux conditions matérielles qui déterminent son existence, il s'efforce au contraire d'adapter le monde naturel à ses propres besoins, de subjuguer les autres êtres vivants, et de remodeler la nature à sa guise. Mais parce qu'il transforme le milieu où il vit, il se transforme lui-même à son tour, il se crée de nouveaux besoins, et il doit développer de nouvelles aptitudes afin de les assouvir.

C'est pourquoi le travail peut être considéré comme une activité spécifique de l'homme, même si nous évoquons volontiers l'exemple d'animaux qui travaillent : les abeilles, les fourmis, les termites ou les castors... En effet, le travail de ces animaux se situe dans un environnement qu'il ne transforme pas de fond en comble, alors que le travail humain substitue un milieu artificiel á l'environnement naturel dans lequel il s'est d'abord exercé. A tel point que, non seulement les villes et le monde industriel, mais même les campagnes, les terres cultivées, constituent un cadre de vie entièrement remanié par l'activité humaine, et il n'y a plus guère de paysages dont on puisse dire voici ce que la Nature a créé, et non pas ce que lui a substitué l'activité laborieuse de l'homo additus naturae. La spécificité du travail humain se reconnaît à cette capacité de transformer l'environnement, qui se répercute d'ailleurs sur la manière d'être de l'homme, sur les besoins qu'il éprouve, et les talents qu'il peut mettre en œuvre. C'est tout cela, selon Marx, qui permet de définir l'homme comme un animal qui produit ses conditions d'existence, et ne peut donc pas être défini une fois pour toutes par une nature humaine immuable : l'universalité d'une telle nature est rendue incertaine, ou plutôt insaisissable, par la découverte du caractère historique, i.e. historiquement situé, des formes sous lesquelles la vie humaine se présente à nous.

Toujours est-il que le travail, la nécessité de travailler, et les nécessités que crée l'activité laborieuse elle-même, s'affirment comme des traits permanents et fondamentaux qui déterminent le sens et les formes du développement historique de l'humanité.

La nécessité du travail : cela signifie que le travail, alors même qu'il fait de l'homme le maître du monde dans lequel il vit, est aussi vécu comme un esclavage, une contrainte pénible, sinon même comme un châtiment. Les mots eux-mêmes le disent, qui évoquent tantôt l'idée de peine ou de labeur, tantôt celle d'œuvre ou de chef-d'œuvre (ouvrage, ouvrier, main-d'œuvre, mais aussi homme de peine, effort ''laborieux", traduisent la même dualité que ponos et ergon, labor et opus). Cette dualité peut être éclairée par l'analyse de ce qui fait la spécificité du travail humain, et le différencie tout autant des autres activités de l'homme, que de celles qui, chez l'animal, semblent pouvoir être assimilées à un travail.

Le travail se différencie des nombreuses activités auxquelles nous pouvons consacrer nos loisirs, non pas par sa difficulté, par la fatigue ou la dépense d'énergie qu'il réclame, mais par la finalité qui le définit. Une même activité, par exemple une activité sportive, peut être pratiquée comme un jeu, si on la pratique en amateur, et comme un travail, lorsqu'on devient un professionnel. On peut dépenser autant d'énergie, épuiser ses ressources physiques et nerveuses, dans l'exercice d'une activité ludique, que dans la pratique professionnelle de cette même activité. Ce qui est décisif, c'est que, dans un cas, on pratique cette activité en vue d'un résultat qui reste extérieur à l'activité elle-même, on gagne sa vie, on recherche la gloire ou la notoriété, on prépare des examens pour obtenir des diplômes, etc., alors que, dans l'autre cas, on fait de l'art pour l'art, l'exercice d'une activité ne se propose pas d'autre but que la satisfaction qu'elle procure par elle-même. On comprend que, pour les Romains, otium et negotium, le loisir et le travail, se définissent tout autrement que dans notre idéologie moderne, qui fait du loisir un temps libre, c'est-à-dire inoccupé, le temps résiduel qui subsiste après le temps de travail. En latin, ce qui est négatif, c'est le negotium, le négoce, dont le nom même dit bien qu'il est la négation de l'otium, c'est-à-dire d'une activité autosuffisante qui n'est en aucun cas réductible à l'oisiveté. On pourrait exprimer une idée voisine en opposant une activité servile ou mercenaire, et un travail créateur qui, dans une société utopique bien différente de celles que nous connaissons, permettrait à l'homme de s'épanouir, et deviendrait pour lui le premier des besoins vitaux (ainsi parlait le jeune Marx...). Mais dans les conditions ordinaires de la vie sociale ordinaire, le travail reste synonyme d'une activité qu'on n'accomplit pas pour elle-même, qui ne présente pas d'intérêt intrinsèque, et qui est donc accomplie sous l'empire de la nécessité, même s'il n'est plus ressenti comme esclavage. Il y a donc, dans la nature même du travail, une séparation nécessaire entre l'activité elle-même et le produit qui en résulte : alors que l'animal qui chasse pour se nourrir va aussitôt consommer la proie qu'il a capturée, le travail suppose qu'on mette en réserve ce qui n'est pas immédiatement utile. Mais c'est aussi ce qui fait que le travail est, par nature, susceptible être aliéné et exploité : le produit du travail peut être mis en réserve, non pas pour l'usage à venir que pourra en faire son producteur, mais pour un usage étranger, l'usage qu'en fera un utilisateur qui n'a pris lui-même aucune part à la production. C'est déjà ce qui s'accomplit grâce à la division sociale du travail, dont Platon a montré qu'elle est la base même de toute organisation sociale : alors qu'un homme qui vivrait seul sur une île déserte devrait pourvoir lui même à la satisfaction de tous ses besoins, et se faire chasseur, pêcheur, laboureur, maçon, charpentier, etc., les hommes qui vivent en société peuvent répartir entre eux les tâches productives, et échanger ensuite les produits de leurs travaux.

Cette division sociale du travail pose immédiatement le problème d'une répartition équitable des tâches et des produits, problème qui, dans les utopies du dix-neuvième siècle, devait être résolu par la formule "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Formule utopique, bien sûr, puisque elle laisse en suspens la question de savoir comment mesurer les besoins et les capacités de chacun... Le socialisme utopique voudrait laisser chaque individu libre de fixer lui-même la part qui lui revient, le "socialisme réel" (1) a toujours recouru à des solutions autoritaires, et les sociétés libérales préfèrent s'en remettre à la régulation qui s'effectue d'elle-même, par l'équilibre qui doit s'établir entre l'offre et la demande, lorsque les produits du travail se présentent sur le marché dans les conditions de la libre concurrence. Il serait difficile de croire que l'une ou l'autre de ces solutions s'accorde avec les exigences de la justice. Tout au plus, pourrait-on prétendre que, à la longue, l'une de ces solutions permettrait de rémunérer le travail de chaque producteur. C'est ce que prétend établir la théorie libérale de la main invisible : si une marchandise ne peut pas être vendue à un prix qui couvre au moins les frais de sa production, les producteurs cesseront de la produire, jusqu'à ce qu'une demande accrue fasse remonter son prix et le rende rémunérateur ; si une marchandise rare peut être vendue à un prix très supérieur à son prix de revient, elle attirera les entrepreneurs à l'affût d'investissements rentables, et, comme par l'effet d'une main invisible, l'offre et la demande retrouveront bientôt leur équilibre naturel, sans que l'Etat ou les corps de métiers soient intervenus dans ce sens. Nul besoin d'être socialiste pour se douter qu'une telle régulation spontanée de l'économie n'a jamais été indolore, qu'elle s'est toujours accompagnée de faillites, de compressions de personnel, et de tensions sociales...

D'ailleurs, la société ne doit pas seulement rémunérer le travail productif, elle doit aussi rémunérer des travaux improductifs, mais qui n'en sont pas moins nécessaires au bon fonctionnement de l'économie, et elle doit encore faire vivre ceux de ses membres qui ne sont pas encore en mesure de travailler, ceux qui ne le sont plus, et même ceux qui se trouvent à l'écart, et n'ont aucune chance d'obtenir un emploi rémunérateur. Problèmes dont la solution n'appartient pas au philosophe, mais qu'il lui revient de poser, en observant que les sociétés industrielles sont les premières sociétés qui peuvent se permettre d'exclure de la production un nombre croissant de travailleurs potentiels, alors même qu'elles ont besoin de proposer leurs produits à un nombre croissant d'acheteurs potentiels.

(1) suivant la formule d'un dirigeant soviétique, Leonid Brejnev...

 

 

*  La vérité

 

Si je dis que le ciel est bleu, que la Terre est ronde, et que l'homme est un être pensant, chacune de ces assertions peut être jugée "vraie" ou ''fausse" ; mais les termes sur lesquels elles portent, le ciel, la Terre et l'homme, et de même le bleu du ciel, la rondeur de la Terre, et la pensée de l'homme, ne sont ni vrais ni faux, ils peuvent se rapporter à quelque chose de réel ou d'irréel, dont ils donnent une représentation qu'on pourra dire abstraite au concrète. Il nous faut donc réserver l'emploi des termes vrai et faux pour qualifier des énoncés qui formulent des jugements, et éviter de les appliquer à des choses ou à des idées, comme on le fait lorsqu'on parle d'une vraie joie, d'une histoire vraie, et aussi d'un faux-frère ou de fausse monnaie. Si j'ai dans mon esprit l'idée de monstres comme les Centaures ou les Sirènes, en même temps que j'ai l'idée d'un chien, d'un chat ou celle d'un cheval, il me faut bien reconnaître qu'il n'y a rien dans la nature de ces idées qui me permette de dire que l'une d'elles est vraie, alors qu'une autre serait fausse. Quant aux idées dont la seule analyse fait apparaître l'incohérence, par exemple l'idée du nombre le plus grand possible, il ne s'agit pas plus d'une idée fausse que d'une idée vraie. Ce qui est vrai ou faux, c'est l'énoncé par lequel je déclare mon jugement, affirmant que le cheval existe, que le Centaure appartient à l'univers fictif de la mythologie grecque, et que le nombre le plus grand possible est tout simplement un non-sens. La vérité ou la fausseté se rapporteraient donc de manière exclusive à l'énonciation d'un jugement, qui serait vrai lorsqu'il serait conforme à la réalité des faits qu'il prétend décrire, et faux lorsqu'il s'en écarterait. C'est là une thèse classique, qu'exprime la célèbre définition de la vérité comme adaequatio rei et intellectus, stricte correspondance entre ce qu'on dit et ce dont on parle. Définition dont il faut pourtant dire, à la suite de Kant, qu'il s'agit seulement d'une "définition nominale'' - une définition qui permet de dénommer un objet, mais qui ne nous apprend rien sur la nature de cet objet. Bien sûr, on peut admettre l'équivalence des termes vrai et conforme au réel, il est sans doute équivalent de dire "cet énoncé est vrai" et "il est conforme à un état de choses réel". Mais cela ne règle pas la question de savoir si l'énoncé est vrai parce qu'il est conforme à la réalité, ou si c'est, au contraire, parce que nous jugeons qu'un énoncé est vrai, qu'il nous est permis d'en conclure qu'il est conforme à un état de choses réel.

Examinons d'abord le cas de la vérité historique. La réalité dont on parle n'est pas moins problématique que la vérité qui se rapporte à elle, puisqu'il s'agit d'une réalité qui a déjà cessé d'être, et à laquelle nous n'avons accès que par des témoignages, des récits oraux ou écrits, et par les vestiges matériels qui attestent, à leur façon, l'existence passée d'une réalité disparue. S'il est vrai que Jules César a été tué, le jour des ides de mars, pendant une réunion du sénat romain, la réalité de ce fait ne constitue pas un objet de notre expérience, auquel nous pourrions confronter le contenu de cet énoncé. S'il nous est possible de dire que l'énoncé est vrai, c'est parce que nous jugeons que les récits qui nous font connaître les circonstances de la mort de César sont suffisamment fiables, suffisamment compatibles avec tout ce que nous savons par ailleurs sur le passé de Rome, pour pouvoir leur ajouter foi et leur accorder un statut que nous devons refuser aux récits qui rapportent le meurtre d'Agamemnon. Et lorsque nous décidons ainsi que ce récit est vrai, nous décidons en même temps que les personnages et les faits qu'il met en scène ont bien été réels, mais c'est la vérité du récit qui fonde pour nous la réalité des faits, les seuls critères qui permettent d'en décider étant ceux que la critique historique a pu élaborer pour apprécier la valeur des documents et des témoignages. La vérité du récit n'est donc pas autre chose que la confiance (trust) qu'on peut lui accorder, et dire qu'il est vrai (true), c'est dire qu'il est fidèle, digne de foi, et peut être cru sur parole...

Mais prenons un tout autre exemple, celui d'une science dont les énoncés prétendent à une certitude apodictique, une certitude démonstrative qui ne se rapporte plus à des faits contingents (comme les événements historiques), mais à des relations nécessaires : parlons donc des mathématiques. Peut-on dire que leur vérité consiste dans la concordance entre les énoncés que formulent leurs théorèmes, et des rapports réels, auxquels ils seraient adéquats ? Il est clair, en tout cas, que la vérité d'un théorème ne repose pas sur la constatation d'une telle concordance. S'il est vrai, par exemple, que tous les rayons d'un cercle sont égaux entre eux, cette vérité ne résulte pas d'une mesure effectuée sur tous les rayons qu'on pourrait y tracer. Avant même d'avoir tracé un cercle, le géomètre sait déjà que, par définition, tous les segments qu'il pourra tracer entre le centre de ce cercle et un point quelconque de la circonférence devront nécessairement être égaux. C'est que la définition du cercle n'est pas une description d'une figure donnée dans l'expérience sensible et observée par le géomètre, c'est une règle a priori qui détermine d'avance les propriétés de l'objet qu'elle permet de construire.

Il y a certes un rapport entre la vérité de l'énoncé et la réalité sur laquelle il porte, mais cette réalité n'est pas la réalité empirique des objets perçus dans l'expérience sensible, c'est une réalité idéale, la réalité d'une Idée, qui a ceci de commun avec toute autre réalité qu'elle ne dépend en rien des états d'âme et des dispositions affectives du sujet qui se la représente : les propriétés du cercle, ou celles du triangle rectangle, ne sont pas plus affectées par mes humeurs que celles d'un corps matériel tombant en chute libre. Dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas l'examen de la réalité qui me fournit un critère pour apprécier la vérité d'une loi scientifique, c'est au contraire la connaissance d'une vérité qui définit et caractérise la réalité qui lui correspond.

Je peux donc bien parler d'une vérité objective, qui n'est pas seulement ma vérité, mais dont je suis certain qu'elle est la vérité, dans la mesure où tous les chercheurs, s'ils font tout ce qui est requis par le sérieux de leur recherche, devront bien arriver aux mêmes conclusions, ou alors c'est que leur recherche n'est pas celle de la vérité. Mais il ne s'ensuit pas que la vérité soit elle-même un objet, extérieur à la pensée humaine, indifférent à la recherche qui lui est vouée, et qui, comme un trésor caché, resterait à la place où on a pu l'enfouir, en attendant que quelqu'un vienne le déterrer. Un trésor qui, le cas échéant, resterait à sa place, comme les épaves des galions espagnols au fond de l'Atlantique, sans que personne puisse le retrouver...

La vérité ne peut être conçue comme une chose en soi qui resterait pareille à elle-même, aussi bien dans le cas où nous parviendrions à la connaître que dans celui où elle demeurerait hors d'atteinte et se rirait de nos efforts, pour reprendre une image dont le caractère insoutenable doit bien signifier que nous faisons fausse route. En ce sens, il faut bien admettre que la vérité est subjective, c'est-à-dire qu'il n'y a d'autre vérité que celle à laquelle notre recherche peut parvenir, et qu'il n'y a aucun sens à parler d'une vérité absolue, qui resterait par nature inaccessible aux efforts par lesquels nous cherchons à l'atteindre (et cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des vérités absolues, si on entend par là des vérités qui, une fois reconnues, ne pourront plus être remises en cause : deux et deux font quatre, je pense donc je suis, etc.).

La vérité est « objective », ce n'est pas une création arbitraire de mon esprit ; mais elle est aussi « subjective » : elle n'a de réalité que pour l'esprit qui la recherche, elle ne subsiste pas hors de l'esprit de tous ceux qui la cherchent, elle n'a pas sa demeure dans un monde intelligible où aucun intellect ne pourrait jamais pénétrer...

 

 

* Le vivant

 

C'est sans doute Aristote qui a introduit l'idée d'une totalité organique, celle d'un tout qui préexiste aux parties dont il se compose, et dont la réalité ne se réduit pas à la somme de ses parties. Alors qu'on peut détruire un édifice et réutiliser ses pierres pour construire un autre bâtiment, le corps d'un être vivant se compose d'organes qui se sont développés en même temps que lui, qui semblent voués à périr avec lui, et dont on n'imaginait guère, il n'y a pas si longtemps, qu'il deviendrait possible de les greffer sur d'autres corps vivants, comme on peut réparer une machine avec des pièces de rechange. Gardons-nous des anachronismes : il n'y a pas lieu de critiquer Aristote pour avoir ignoré les greffes d'organe, ou pour n'avoir pas su établir une analogie entre la vie d'un organisme et le fonctionnement d'une machine. Il faut plutôt reconnaître qu'il s'est déjà lui-même avancé sur cette voie, lui qui a imaginé que les navettes des tisserands pourraient se mouvoir d'elles-mêmes, comme les statues de Dédale et les trépieds d'Héphaistos : on peut craindre, il est vrai, que ces références mythologiques soient un indice du peu de vraisemblance qu'il attribuait à la création de tels automates, dont il déclare que, s'ils existaient, il n'y aurait plus besoin de recourir au travail forcé des esclaves.

Cette phrase de la Politique ne mérite sans doute pas l'éloge qu'en fait Marx, pour qui elle préfigure l'idée que les progrès techniques finiront par transformer la nature du travail humain, supprimant son aspect servile, et ne laissant subsister que l'activité créatrice et libre. Ce que voulait dire Aristote, c'est plutôt que l'activité productive aura toujours besoin d'instruments animés, et cette justification cynique de l'esclavage est justement ce qui introduit l'idée d'une analogie entre la machine et l'être vivant : «... pour le pilote, la barre du gouvernail est un instrument inanimé, le timonier est un instrument animé (...) l'esclave est un objet de propriété animé et tout serviteur est comme un instrument précédant les autres instruments». Notons que l'instrument s'appelle en grec organon, et c'est le même mot qui nous sert á nommer les organes d'un organisme... Il reste frappant qu'Aristote ait conçu l'idée d'organisme vivant en rapport avec les problèmes de l'organisation sociale, et qu'il ait pu concevoir la société elle-même comme un organisme vivant :

"Par nature donc, la cité est antérieure a la famille et à chacun de nous, car le tout est nécessairement antérieur à la partie ; si le corps entier est anéanti, il n'y aura plus ni pied ni main, et ce n'est par analogie verbale, comme on dit une main de pierre".

Cette conception d'une totalité organique, dans laquelle les éléments n'existent et n'agissent que par rapport à l'ensemble dans lequel et pour lequel ils existent, se retrouve chez bien des auteurs, et leur sert à développer une analogie entre le corps physique et le corps social. Plutarque nous rapporte, dans sa Vie de Coriolan, la fable des membres et de l'estomac, que Ménénius Agrippa aurait conté à la plèbe de Rome, et nous la retrouvons chez La Fontaine, comme dans le Coriolan de Shakespeare. Mais nous la retrouvons aussi dans la première lettre aux Corinthiens, de Saint Paul : "Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? Mais il y a plusieurs membres, et cependant un seul corps. L'œil ne peut pas dire à la main : Je n'ai pas besoin de toi, ni la tête á son tour dire aux pieds : Je n'ai pas besoin de vous (...) Un membre souffre-t-il ? Tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l'honneur ? Tous les membres prennent part à sa joie".

Ce n'est certes pas là une théorie scientifique de l'être vivant, mais c'est bien une pensée de la spécificité de l'organisme, qui sera mise à rude épreuve lorsque les philosophes mécanistes du dix-septième siècle, assimilant le corps à une machine, s'efforceront d'expliquer tous les mouvements d'un corps animé par une causalité simple, celle-là même qu'on peut observer dans le fonctionnement d'un mécanisme d'horlogerie. Le mouvement régulier des aiguilles sur le cadran de l'horloge, bien qu'il réalise le but dans lequel l'horloger a conçu et disposé les ressorts, les roues dentées et le balancier qui, tous ensemble, produisent ce mouvement uniforme, tout cela résulte de l'action exercée par le simple contact de chaque pièce du dispositif sur toutes les autres pièces, en vertu de l'agencement qui en a été fait. (Causalité mécanique = causalité par contact). C'est sur ce modèle que Descartes assimile l'animal à un automate, une machine qui se meut d'elle-même, et Hobbes lui fait écho, dans la préface du Léviathan :

« En effet, étant donné que la vie n'est qu'un mouvement des membres, dont le commencement se trouve en quelque partie principale située au-dedans, pourquoi ne dirait-on pas que tous les automates (c'est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes, comme le fait une montre, par des ressorts et des roues) possèdent une vie artificielle ? Car qu'est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le tout donnant le mouvement à l'ensemble du corps conformément à l'intention de l'artisan ? »

Ce texte montre bien que les théories mécanistes, tout en excluant les causes finales comme principes explicatifs du mouvement, laissent une place à la finalité, pour rendre compte de l'artifice, la manière dont l'artisan a disposé les pièces du mécanisme pour lui faire réaliser le but qu'il leur a fixé, sans que ce but soit la cause efficiente qui détermine leur mouvement. La notion de finalité est même plus nécessaire pour comprendre le fonctionnement d'une machine que pour concevoir la spécificité du vivant, car si le fonctionnement d'une machine s'explique par des relations de pure causalité, la construction d'une machine ne se comprend ni sans la finalité, ni sans l'homme. Une machine est faite par l'homme et pour l'homme, en vue de quelques fins à obtenir, sous forme d'effets à produire. (Georges Canguilhem, La connaissance de la vie).

Une machine est programmée pour effectuer certaines opérations déterminées par avance, conformément aux buts que se propose l'utilisateur, même s'il est évident que ces buts ne sont pas atteints par une sorte de magie, mais par la mise en œuvre de causes efficientes. Il n'y a pas de causes finales, mais l'action de causes mécaniques produit le résultat en vue duquel l'artifice de la raison a tout disposé : le vent qui souffle dans les voiles est certes une force aveugle qui ne sait pas où elle va, mais il fait avancer le voilier dans la direction que choisit le navigateur.

Quand la notion de programme s'applique à la croissance et aux activités d'un être vivant, cette programmation a ceci de particulier que les opérations qu'elle programme ne sont pas destinées à l'usage d'un quelconque utilisateur, si ce n'est l'organisme lui-même, qui réalise ainsi une tendance de l'être á persévérer dans son être. S'il y a là une finalité, ce n'est pas une finalité externe, subordonnée à d'autres buts que ceux de l'être vivant, c'est une finalité interne, la finalité autocentrée d'un être qui est à lui-même son propre but. C'est dans cette autonomie que consiste sans doute la spécificité du vivant : un être qui n'existe que pour lui-même (nous ne parlons pas de l'individu, nous parlons de l'espèce), qui n'est pas le produit de l'activité d'un autre être, et qui n'est pas destiné à servir des buts qui lui sont étrangers : il n'y est pas destiné, mais la domestication des animaux nous apprend que l'homme peut soumettre à ses intérêts des êtres que leur nature n'y prédisposait pas, et nous savons déjà qu'il a pu asservir ses propres congénères.

Kant observe que dans une montre, une partie est l'instrument du mouvement des autres, mais un rouage n'est pas la cause efficiente de la production d'un autre rouage ; une partie est certes là pour l'autre, mais elle n'est pas là par cette autre partie ( . . . ) un rouage ne peut pas en produire un autre, pas plus qu'une montre ne peut produire d'autres montres, en utilisant (en organisant) pour cela d'autres matières ; c'est aussi la raison pour laquelle elle ne remplace pas non plus d'elle-même les parties qui lui ont été enlevées, ( . . . ) ni ne se répare elle-même lorsqu'elle est déréglée : or, tout cela nous pouvons l'attendre en revanche de la nature organique. Qu'est-ce que le vivant, quelle est la différence irréductible qui le distingue ? Cette machine qui se reproduit et qui se répare elle-même, elle n'est pas plus parfaite ou plus complexe que les machines inventées par la science, mais elle détermine ses propres buts, elle est un but pour elle-même.

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