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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 21:10

POST-SCRIPTUM AU SUJET DE LA CHUTE FINALE

 

[ POST-SCRIPTUM à http://jeanlouisprat.over-blog.com/article-emmanuel-todd-tours-et-detours-d-une-invention-89381552.html] 

 

Dans un texte où il évoque, plus de vingt ans après, les conclusions risquées de son premier ouvrage, Emmanuel Todd rappelle la pertinence d'un "paramètre démographique", aussi "quantitatif", mais moins manipulable, que "le monde enchanté des mesures économiques, qui dépendent, par nature, des notions conventionnelles et fluctuantes que sont les prix et les monnaies" : grâce à ce "paramètre", l'économie-fiction était mise en échec par la démographie. 

"C'est en observant la légère hausse du taux de mortalité infantile entre 1970 et 1974 que j'avais pu contredire, en 1976, la totalité des statistiques économiques de l'époque, celles du Gosplan comme celles de la CIA." [L'illusion économique, 1998, p. 132-133 dans l'édition de poche, en "folio-actuel"]. Certes, Emmanuel Todd ne prétend pas avoir "prophétisé" la chute du régime, mérite que lui accordent aujourd'hui les médias : les indices démographiques, signalés dans La Chute finale, permettaient alors de conclure que "l'URSS amorce un grand cycle régressif : la hausse de la mortalité infantile suffit à le démontrer. Ce que nous ignorons c'est le rythme et l'amplitude du mouvement de décomposition." [La Chute finale, 1976, p. 318 : cette conclusion est fondée sur une observation qu'on a pu lire à la page 242 : "L'URSS est le seul pays d'Europe où la mortalité infantile ait augmenté entre 1970 et 1973 (...). Les seuls pays du monde où une hausse similaire s'est produite, toujours entre 1970 et 1973, sont des pays franchement sous-développés comme le Koweit. Un tel phénomène est également rare en pays sous-développé. Il implique une baisse d'efficacité de l'appareil médical." ]. 

 

 

Un régime dépassé 

 

Tout naturellement, comme la plupart de ceux qui avaient entrepris des recherches semblables, il s'était bien gardé d'annoncer une date : chez Amalrik lui-même, la date que mentionnait le titre de son pamphlet, L'URSS survivra-t-elle en 1984 ?, voulait surtout rendre un hommage à George Orwell. L'important n'était pas de fixer une date, mais de pulvériser l'illusion que les faucons de la Maison Blanche partageaient encore avec les avocats du système soviétique, la perception biaisée d'une URSS dont les prouesses militaires et technologiques attestaient, à leurs yeux, le dynamisme économique : "A Oslo, le 20 mai 1976, au cours d'une réunion de l'OTAN, le secrétaire d'Etat américain recommande aux alliés occidentaux d'adopter une attitude tolérante vis-à-vis de la puissance militaire soviétique, conséquence naturelle, selon lui, de l'expansion de la puissance économique de l'URSS. Les rapports réels entre puissance économique et puissance militaires sont, dans le cas de l'URSS, absolument inverses : l'Union soviétique produit des canons parce qu'elle est incapable de produire du beurre ou des automobiles, ou n'importe quel autre type de bien de consommation." 

Tableau paradoxal, que validaient pourtant les mesures d'urgence auxquelles devait recourir le Goliath soviétique, pour assurer une subsistance précaire aux heureux habitants de sa Terre Promise : "On ne comprend pas comment le Département d'Etat américain peut prendre au sérieux l'économie soviétique quand on voit le Kremlin, deux jours à peine après la réunion d'Oslo, prendre des mesures exceptionnelles pour assurer la rentrée des récoltes. Ces mesures donnent une impression de panique absolue." 

Au-delà de la panique, elles témoignent de l'archaïsme des méthodes auxquelles le régime doit recourir : "Surtout, un travailleur ayant accepté de faucher à la main un pré qui n'a pu l'être par une machine pourra conserver la moitié de la récolte. On reconnaît là une version marxiste-léniniste du droit de dixième gerbe médiéval, caractéristique des économies faiblement monétarisées. Le caractère régressif, précapitaliste, du mode de production soviétique se confirme de jour en jour." [La Chute finale, 1976, p. 319-320]. 

L'URSS est régie par un mode de production précapitaliste : cet heureux détournement du vocabulaire marxiste exprime une rupture avec la plupart des discours qui circulaient alors au sujet de l'URSS, y compris les plus radicaux - si l'on excepte ceux qui, à la suite de Wittfogel, se référaient au "despotisme oriental", et au "mode de production asiatique". Quant à ceux qui présentaient le système soviétique comme un nouveau régime d'exploitation des travailleurs salariés - capitalisme d'Etat, pour des hétérodoxes comme Orwell, ou Rubel, capitalisme bureaucratique, dans la version de "Socialisme ou Barbarie" -, l'idée même qu'il s'agissait d'une nouvelle forme de l'exploitation capitaliste impliquait que la révolution à venir devait mener à un socialisme authentique, et sûrement pas à une "fin de l'histoire", telle que la comprendrait Francis Fukyama...

C'est ainsi que, pour Castoriadis, dans un texte de 1948, l'avénement d'un régime totalitaire, qui se substitue à la classe pour laquelle il prétend lutter, "pose devant le prolétariat le dilemme dans ses termes les plus nus, les plus simples et les plus profonds ; elle lui crie à chaque tournant : ou bien tu seras tout, ou bien tu ne seras rien ; entre ton propre pouvoir et les camps de concentration il n'y a pas de moyen terme ; à toi de décider si tu veux être le maître de la société ou son esclave". (La société bureaucratique, p. 128). Quand le même Castoriadis rappelle, à la fin des années 1970, qu'il n'a jamais cessé de penser que, "parmi les pays industrialisés, la Russie reste le premier candidat à une révolution sociale" [Devant la guerre, p. 8], il y a tout lieu de croire que la révolution qu'il appelle de ses voeux  reste celle qu'il évoque dans "La source hongroise" [article de 1976, repris dans Le contenu du socialisme, p. 367-411] : une révolution de la classe ouvrière, fort différente de celle qui, en Russie, n'a pu abattre le régime soviétique qu'en faisant le nid d'une nouvelle oligarchie. 

 

 

L'évolution de Castoriadis 

 

Nous croyons, toutefois, que l'on peut discerner, dans les textes où Castoriadis parle de la Russie, entre 1977 et 1981 [notamment Devant la guerre et les textes qui s'y rattachent], les traces d'une lecture attentive de La Chute finale, et même d'une influence qui lui fait infléchir certaines de ses vues. C'est là une hypothèse, puisqu'il n'y fait aucune référence explicite, mais nous croyons trouver quelques premiers indices dans des pages où il déclare que "le seul ciment de la société bureaucratique, hormis la répression, est désormais le cynisme. La société russe est la première société cynique de l'histoire" [Le régime social de la Russie, repris dans Domaines de l'homme] ou s'interroge sur "les effets à long terme de la désintégration de l'idéologie marxo-lénino-stalinienne" et demande "combien de temps un régime peut-il survivre dans le cynisme pur et simple ? " [L'évolution du PCF, article repris dans La société française, p. 271] ou encore, quand il décrit la désintégration du marxisme soviétique : « Ce que les couches dominantes russes retiennent du "marxisme", et même du "léninisme", sont quelques éléments de réalisme politique transformés en cynisme vulgaire et en "machiavélisme" » [Les destinées du totalitarisme, conférence reprise dans Domaines de l'homme]. Castoriadis, alors, se refuse à penser que l'idéologie soit encore le ciment du régime totalitaire, dans une société où plus personne ne croit aux dogmes éculés du marxisme-léninisme : occasion de rupture avec Claude Lefort, mais plein accord avec les vues d'Emmanuel Todd, pour qui "on ne doit plus considérer, comme le fait Henry Kissinger, les communistes russes comme des dirigeants de type 'idéologique', mais comme de parfaits cyniques." [La Chute finale, p. 190].

 De même, quand il décrit le système répressif comme plus "rationnel" qu'à l'époque du terrorisme stalinien, qu'il abandonne pour être plus efficace, y compris lorsqu'il fait appel à des traitements psychiatriques pour réduire la dissidence : "le quantum d'obéissance sociale par cadavre ou par homme/année de camp a immensément augmenté" - il s'accorde avec Todd, pour qui "la police stalinienne n'était pas efficace à proprement parler : elle arrêtait et exécutait beaucoup, certes, mais elle s'attaquait essentiellement à des innocents. Il est beaucoup plus difficile, du point de vue technique, d'arrêter 25 dissidents réels que d'expédier 1000 koulaks, 10 000 ennemis du peuple, 100 000 agents anglo-saxons ou 1 000 000 de trotskistes en Sibérie. Actuellement, le régime a besoin d'une vraie répression, d'une vraie police arrêtant de vrais coupables." [La Chute finale, p. 244-245].

Ce ne sont là, bien sûr, que des indices partiels, mais l'essentiel est que l'idée d'une société à deux vitesses, introduite par Todd, semble bien avoir fourni à Castoriadis le fil conducteur que déroule Devant la guerre, même s'il ne s'appuie, au début de ce livre, que sur une interview de Sakharov, où est décrit "le renforcement de la militarisation de l'économie et le complexe militaire-industriel à l'intérieur" [DG, p. 46]. Faut-il le préciser, nous n'insinuons pas que Castoriadis ait pu commettre un plagiat, nous supposons qu'il a subi une influence, dont les implications  - fussent-elles inconscientes - rendraient compte du fait qu'il n'interprète pas, comme il l'aurait fait vers 1948, la confrontation URSS-USA dans la perspective d'une révolution mondiale. 

 

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