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15 décembre 2013 7 15 /12 /décembre /2013 17:54

 

Chapitre 5 : Une nouvelle gauche

 

Dans l'épilogue des Aventures, Merleau-Ponty annonce la naissance d'une "nouvelle gauche", rendue inévitable par les conditions mêmes dans lesquelles elle surgit, parmi tous les blocages d'une société confrontée au grand schisme Est-Ouest, et aux guerres coloniales, qui imposent un retour aux choses elles-mêmes, et la mise à distance des schémas convenus : « L'article premier de cette nouvelle gauche devrait être que la rivalité des Etats-Unis et de l'URSS n'est pas celle de la "libre entreprise" et du marxisme » [Œuvres, p. 615], et n'implique donc pas qu'elle doive souscrire aux solidarités automatiques qui entraînent la droite dans le camp "occidental", et la gauche dans celui des "pays socialistes". Cette idée vaut d'abord sur le plan théorique, et requiert que l'on pose un regard ingénu sur la nature des pays occidentaux, "monde libre" qui inclut l'Espagne de Franco, les monarchies pétrolières du Moyen-Orient, et ce qui reste encore des empires coloniaux, comme sur la nature des "pays socialistes" : « Si nous voulons sortir de nos rêveries, il faut regarder cet autre chose qu'ils [les Etats-Unis et l'URSS] cachent et nous mettre à leur égard en état de doute méthodique. (...) Une gauche non communiste se donne donc pour tâche constante d'éluder l'inimitié des antagonistes, de désamorcer les pièges que l'un prépare à l'autre, de déjouer la complicité de leurs pessimismes. Il ne s'agit pas là d'une variété d'opportunisme, de juste milieu ou de pacifisme. L'a-communisme, condition stricte de la connaissance de l'URSS parce qu'il confronte avec son idéologie ce que nous savons de sa réalité, est du même coup, et sans paradoxe, condition d'une critique moderne du capitalisme, parce qu'il repose seul en termes modernes les problèmes de Marx. » [Œuvres, p. 615]

Cette "gauche non communiste" n'est donc pas, comme la gauche parlementaire, conduite par Ramadier, Mollet ou Jules Moch, une gauche anticommuniste - celle qui a cru défendre l'ordre "républicain" au sein d'une coalition qui s'était donné le nom de "troisième force", depuis 1947, puisqu'elle se mesurait à deux oppositions, celle du RPF, et celle des communistes. Depuis que le "soutien oppositionnel" du PCF, décrit par Merleau en 1945, a débouché sur une rupture au sommet, il n'y a plus de gauche : les socialistes siègent, de 1947 à 1951, dans des gouvernements d'alliance avec la droite, puis s'en retirent quand les débris du RPF vont rejoindre la droite classique, qui exerce dès lors un pouvoir sans partage, avec Pinay, Laniel - ceux qu'on appelait drôlement les "modérés", et qui s'appelaient eux-mêmes les "indépendants" -, jusqu'à ce que la défaite de Dien Bien Phu rende inévitable l'appel à Mendès-France, qui sera soutenu, mais pas pour très longtemps, par une majorité composite, incluant une partie des élus de la droite, et une gauche qui reste encore désunie, bien que les communistes votent l'investiture.

Relativisons donc cette "nouvelle gauche", qu'appelle de ses vœux un penseur qui choisit d'être "acommuniste", dans un contexte qui reste défini par la guerre froide, et qui appelle certains choix conjoncturels, qui ne sont nullement des choix fondamentaux : Merleau n'ayant alors, mais bien à son insu, plus que six ans à vivre, il serait vain de voir, dans ses derniers écrits, l'état "définitif" d'un parcours qui demeure inachevé. 

 

La crise de la Quatrième République

 

L'épisode révèle la crise d'un régime où les partis de droite pouvaient faire la loi, en imposant ce qu'on appelait le "décompte" : tant que durait la guerre froide, la droite récusait la légitimité d'une majorité gouvernementale qui aurait dû compter sur les voix communistes, ce qui suffisait pour suspecter Mendès France, puisqu'il les obtenait, même s'il était majoritaire sans elles. Dans les quelques années qui vont mener au 13 mai 1958, la pratique du décompte des voix communistes devait saper l'autorité des gouvernements successifs, dont les gaullistes, alors, dénonçaient la faiblesse, tout en faisant de leur mieux pour les affaiblir.

Ce que rappelle Merleau, dans un article de juin 1958, où il souligne l'idée « qu'aucune politique libérale ne sera possible outre-mer tant que les gouvernements qui seraient disposés à la faire seront privés de l'appui des Français qui envoient au Parlement cent quarante députés communistes. C'est assez clair cette fois, le fameux décompte des voix communistes ampute la France d'un certain nombre de citoyens, qui sont ce qu'ils sont, mais certainement pas ultras, couvre d'avance les opérations de la droite, annonce le parti pris de capituler [devant le coup de force du 13 mai 1958], est le premier acte du chantage à la guerre civile. Mendès France a décompté les voix communistes au moment d'aller négocier avec la Russie et la Chine ; il avait raison de le faire alors, si négocier n'est pas capituler. L'inventeur du "système" reste le général de Gaulle, avec le thème des "séparatistes". Les chantages d'une droite minoritaire et sa toute-puissance, les procès d'intentions, le soupçon généralisé, bref la politique paranoïaque, la paralysie des gouvernements libéraux, la dégradation des pouvoirs, continueront tant que la masse des électeurs communistes restera en France comme un corps étranger. » [S, p. 422]

Dans cet article comme dans l'interview qui va suivre, "politique libérale" est l'expression qu'on employait à cette époque, pour désigner la recherche d'une solution négociée, par opposition aux chimères entretenues alors par les ultras d'Alger, et par les officiers "activistes" qui les appuyaient en 1958 - et dont Merleau-Ponty définit l'aventure comme « un fascisme au sens le plus précis du mot - reprise et imitation extérieure des procédés de la lutte révolutionnaire, mimétisme du pathos révolutionnaire, sous-estimation du visible au profit de l’occulte, identification à distance des adversaires entre eux et du contre-bolchevisme avec ses adversaires. » [S, p. 426]. Il ajoute, bien sûr, « que l'entreprise du général de Gaulle est sans rapport avec cet état d'esprit. Le collège unique, qui est pour les fascistes une trahison, a été son premier mot en Algérie ; l'évacuation de la Tunisie, qui était un "abandon", son premier acte. Le général de Gaulle n'a de commun avec les officiers fascistes que la polémique contre le "système" ; cela l'a conduit, ces dernières années, à refuser de prendre parti quand des républicains essayaient d'arracher la République au néant politique - plus récemment à refuser de désavouer le mouvement d'Alger : si le "système" est le Mal, tout ce qui tend à le détruire était relativement justifié.

Mais ce que le général de Gaulle veut mettre à la place de la IVe République n'a rien à voir avec le nihilisme agressif des colonels. (...) La métaphysique de l'arbitre et du peuple, l'un en deçà, l'autre au-delà des partis, c'est tout autre chose que l'activisme fasciste. » [S, p. 426-427]

Merleau-Ponty s'interroge sur « les convictions du général de Gaulle en politique intérieure (beaucoup moins personnelles et originales que lui-même) », convictions issues d'une culture monarchiste, et qui risquent de l’aveugler : « Car, enfin, voit-il et dit-il exactement pourquoi la IVe République était incapable d'une politique de réformes comme celle qu'il entreprend ? Il croit que la politique française manque de continuité. Est-ce la continuité qui a manqué à la IVe République ? Les gouvernements qui se succédaient n'ont-ils pas fait, à une exception près, la même politique ? » Or l'unique exception, qui a marqué son époque, c'est le moment où Mendès France avait interrompu « cette continuité dans l'inaction », dont Merleau ne croit pas qu'on y porte remède par une révision de la constitution, qui donnerait sans doute plus de stabilité au "pouvoir exécutif", mais sans le délivrer de son immobilisme : « Je crains qu’entre la méditation secrète de l'arbitre et la sourde réponse du référendum, la politique française ne manque d'air autant ou plus qu'auparavant, et que la France, sous ce régime, ne continue d'être ce qu'elle est : un pays avancé dans la connaissance et retardataire dans la pratique sociale, politique et économique. » [S, p. 427-428]

 

Le "système" des partis

Comme les ultras d'Alger, le général de Gaulle met en cause le "Système", qu'il identifie au "pouvoir exclusif des partis". Mais son remède n'est pas le pouvoir personnel, et encore moins la dictature d'un parti, il veut se donner une fonction d'arbitrage, afin de "rassembler", et de faire l'union par-dessus les partis, « ce qui sous-entend à la fois qu'une opposition entre les partis ne répond à rien dans les choses, qu'elle est par elle-même cause de paralysie, et qu'il suffit de l'abolir pour que tout soit sauvé. Or, l'opposition d'une politique de droite et d'une politique de gauche est si peu une illusion que, jusqu'ici, le général de Gaulle a repris la politique même des gouvernements dits de gauche : indépendance de la Tunisie, élections au collège unique, réformes et équipement en Algérie - politique que la droite n'a jamais acceptée que dans la mesure où elle restait verbale. Ce que le général de Gaulle ne s'avoue pas ou ne dit pas aux Français, c'est que, si solutions il y a, toutes les solutions sont libérales. » [S, p. 428-429]

Il est bien vrai que le pouvoir d'une gauche parlementaire n'a pas pu faire cette politique libérale, il n'a pu que la parler : « Encore faut-il dire pourquoi, et ce n'est pas très mystérieux. Il ne pouvait faire une politique libérale parce que, les voix communistes étant exclues, il devait acheter celles de la droite au prix d'un contrôle quotidien qui anéantissait la fonction gouvernementale. Le parti des indépendants [c'est-à-dire le parti de Laniel et Pinay, ancêtre direct de ce qui allait être plus tard la droite giscardienne] annonçait qu'il retirerait ses ministres si les aérodromes de Tunisie étaient évacués. Comme tout le monde l'a remarqué, il accepte aujourd'hui ce qu'il refusait hier. La droite parlementaire ne se battait donc pas sur des positions réelles, elle se battait contre l'abandon qui, comme un spectre, apparaît et disparaît sans loi. Il ne restait au gouvernement que la voie oblique, mais elle aggravait la méfiance et réduisait encore la marge de l'action. » - ce qu'illustre Merleau en évoquant les acrobaties d'Edgar Faure, puis celles de Guy Mollet, qui allait, à peine élu sur un programme de "politique libérale", intensifier la guerre, rappeler le contingent, et se faire attribuer des "pouvoirs spéciaux", qui allaient rendre possible l'emploi de la torture pendant ce qu'on appelle la "bataille d'Alger". Toutes ces palinodies faisaient « penser à tous, Français et musulmans, que les positions officielles du gouvernement pouvaient toujours être tournées, il a confirmé les uns dans la névrose d'abandon, les autres dans l'intransigeance. (...) L'anéantissement de la fonction gouvernementale est venu de ce que, à la fois rigide et faible, le gouvernement pouvait persévérer dans la guerre, quitte à capituler à la fin, mais en aucun cas animer une action politique ou diplomatique sérieuse. » [S, p. 429-430]

Il est donc permis de conclure que ce n'est pas la faiblesse des institutions, ni la "division des Français", déchirés entre les partis "de droite" et "de gauche", « qui ont empêché les gouvernements de pratiquer une politique libérale, c'est l'existence d'une droite sans idées devenue l'arbitre de la politique française par le subterfuge de la déduction des voix communistes. En mettant en cause le régime des partis, le général de Gaulle reporte au passif de la démocratie ce qui est à mettre au passif de la droite. Or, il ne s'agit pas ici d'une vaine recherche des responsabilités passées. Comme le nouveau régime qu'on prépare sera fondé sur cette appréciation, je n'en attends, pour ma part, rien de bon. C'est une démocratie faussée que le coup d'État légal a jugée, ce n'est pas la démocratie, et le remède serait à chercher à l'opposé du côté où on le cherche. » [S, p. 430]

 

 

Perspectives

 

Pour l'avenir immédiat, Merleau estime alors que c'est « hors de la droite et hors du parti communiste que l'on peut poser les vraies questions, avec l'espoir qu'ils finiront, et le pays avec eux, par s’y intéresser. Quand les forces existantes sont confuses, il faut d'abord parler juste sans chercher l'incidence immédiate. (...) Le point culminant du régime a été sans doute atteint lorsque les communistes votaient pour le gouvernement Pflimlin, pour l’obliger à les avoir avec lui, que les indépendants votaient aussi pour lui, de peur d'un Front populaire, cependant que M. Pflimlin se préparait tout doucement à s'en aller. C'est peut-être là du sublime parlementaire, je doute que la nation l'ait goûté. » [S, p. 433-434]

Il n'est donc pas question de ressusciter la Quatrième République, où l'épisode mendésiste reste comme une exception exemplaire, à partir de laquelle il est possible d'imaginer autre chose : « Si le gouvernement Mendès France a pu un moment, comme aucun autre gouvernement ne l'a fait depuis 1944, tirer la vie politique française de l'angoisse et de l'ennui, c'est parce qu'il concevait le gouvernement comme une initiative qui rallie, l'action comme un mouvement qui ne peut être harcelé instant par instant, mais qui se ménage des rendez-vous avec la nation, organise sa propre pédagogie, démontre à mesure qu'il se développe. C'est cela un pouvoir vivant et non pas la fulguration sur le Sinaï. Mais Mendès France agissait ainsi d'instinct, je dirai : parce qu'il est bien né ; il n'a jamais cherché à mettre sa pratique en théorie. La question est de trouver des institutions qui implantent dans les mœurs cette pratique de la liberté. »

Parenthèse philosophique : la "pratique" de Mendès, qui "agissait d'instinct", parce que, comme le Cid, c'est une "âme bien née", fait sans doute allusion à ce que dit Socrate à la fin duMénon, dialogue platonicien qui a pour thème l'excellence des hommes politiques - traduction préférable, pour le grec arétè, lui-même proche parent de l'adjectif aristos, à celle de "vertu", à moins de la comprendre au sens que Montesquieu emprunte à Machiavel. Socrate et Ménon s'étaient d'abord demandé si l'excellence est un don de la nature, un acquis de l'éducation, ou encore une faveur accordée par les dieux. Socrate rappelle enfin que les grands dirigeants de la démocratie athénienne n'ont jamais transmis leur excellence à leurs propres enfants, ce qui semble indiquer qu'ils ont bénéficié d'une faveur comparable à l'inspiration du poète par la Muse, - à laquelle pourtant Socrate ne croit guère... ce qui nous avertit du fait que le Ménonpourrait bien être un dialogue "aporétique", qui n'énonce pas lui-même une solution, même si le lecteur peut trouver par lui-même la réponse qu'appellent les données du problème, comme peut faire le lecteur d'un roman policier. La question reste bien, comme le dit Merleau, de « trouver des institutions qui implantent dans les mœurs cette pratique de la liberté. »

En tout état de cause, Merleau ne s'attend pas à voir réédité le rôle de Mendès, parl'homme providentiel sur qui François Mauriac va transférer la foi qu'il avait naguère accordée à "PMF" : « Cette communication de l'homme d'État et de la nation, qui fait qu'elle ne subit plus un destin et qu'elle se retrouve dans ce qu'on fait en son nom, voilà, je le crains bien, ce que le général de Gaulle n’a jamais connu ni senti, sauf dans les "grandes circonstances" de 1940 et de 1944. (...) Il en faudrait beaucoup pour m’ôter le respect que je porte au général de Gaulle. Mais nous lui devons autre chose et mieux que de la dévotion : nous lui devons notre avis. Il est trop jeune pour être notre père, et nous avons passé l'âge de jouer les enfants. » [S, p. 434]

 

Le "dégel" communiste

 

On a noté, plus haut, que Merleau-Ponty ne croyait pas possible la renaissance d'une démocratie déjà bien anémiée, sous la Quatrième République, « tant que la masse des électeurs communistes restera en France comme un corps étranger. » Précisons, maintenant, qu'il estimait aussi qu'elle resterait encore un tel corps étranger, « tant que le parti communiste ne se présentera pas pour ce qu'il est : un parti ouvrier qui pèse de tout son poids dans ce qu'il croit être le sens ouvrier, - et il a raison - mais qui n'a rien de commun, ni en théorie ni en pratique, avec le marxisme révolutionnaire, et au surplus n'est nullement chargé d'établir une démocratie populaire en France. »

Aussi souhaite-t-il que les communistes français suivent les conseils que Bernstein, autrefois, adressait à la social-démocratie allemande, et osent se montrer tels qu'ils sont devenus : « Puisqu'en fait le communisme est rallié à des réformes et à des compromis, le point d'honneur du bolchevisme verbal ne sert qu'à soutenir la propagande de droite. Il y a dans le parti communiste une tendance au réformisme et au "programme". Elle chemine, elle l'emportera un jour. Tant que le parti communiste n'aura pas fait sa mutation, il n'y aura pas de démocratie en France. » [S, p. 422-423]

Mais il avait, déjà, quelques bonnes raisons d'attendre et voir venir un dégel assez proche : celles-ci, notamment, pouvaient se fonder sur l'évolution de l'URSS elle-même, qui rendait concevable l'entrée dans une période où la politique ne se réduirait plus, « comme depuis dix ans, à choisir entre l'URSS et le reste. » :

« La coexistence comme simple fait n'a jamais été exclue par le marxisme, mais quand elle devient un principe, elle ne peut laisser intacts les deux régimes, il faut que leur contradiction cesse d'être un antagonisme, que chacun admette l'existence de l'autre et, dans cette mesure, une sorte de pluralisme. (...) Malenkov disait - un peu trop tôt, mais ses successeurs ont repris la thèse - que la bombe atomique menaçait la civilisation socialiste aussi bien que l'autre. La révolution est-elle désormais subordonnée à cette préalable condition d'existence de ne pas risquer la guerre atomique ? (...) Ce n'est pas seulement dans quelques faits sensationnels, c'est dans les contacts du régime avec le dehors et dans son évolution qu'il faut chercher l'origine de la nouvelle politique soviétique. » [Œuvres, p. 376-377]

En bref, les dirigeants soviétiques ne croient pas, comme Mao, que la bombe atomique soit un "tigre de papier", et sont mûrs pour ce que les dirigeants chinois vont qualifier de "révisionnisme moderne"... Ces réflexions remontent à l'année qui précède le grand chambardement du monde communiste, en 1956, où le Rapport Khrouchtchev, suivi par des révoltes en "pays satellites", en Pologne, en Hongrie - et, dans ce dernier cas, prendre la forme d'une vraie révolution, avec l'apparition de "Conseils ouvriers", à laquelle est sensible la revue qu'animaient Lefort et Castoriadis, "Socialisme ou barbarie".

Merleau-Ponty, pourtant, s'attache moins au rôle des Conseils ouvriers qu'au sens de la rupture qui affecte la conscience des militants communistes, à commencer par celle des dirigeants hongrois :

« Ainsi, des communistes disciplinés - disciplinés jusqu'aux plus pénibles autocritiques et aux pires invectives, je pense par exemple à Lukács - ont fait confiance à Nagy qui devait, acceptant le coude à coude avec des anticommunistes, saisir le tribunal "bourgeois" de l'ONU, consentir aux élections libres, dénoncer le pacte de Varsovie. Ceux qui ont suivi Nagy ont solennellement désavoué le principe qui veut qu'on ne fasse jamais appel au dehors dans les luttes entre communistes. Ceci veut dire qu'il n'y a plus de solidarité prolétarienne et littéralement plus de communisme quand un pouvoir "communiste" a tout son prolétariat contre lui et l'écrase par les moyens militaires. L'appel à l'ONU est la réponse juste, correcte, à l'intervention militaire : l'une et l'autre datent une crise du communisme qui va jusqu'au cœur du système. Ces communistes hongrois n'ont pas risqué leur honneur politique et leur vie sur un malentendu ou dans un traquenard. Ils n'étaient pas des étourneaux ou des malchanceux. Nous n'avons pas le droit moral de les saluer si nous passons sous silence leur décision, qui entérinait la fin du pacte communiste, détruit par l'intervention militaire. » [Œuvres, p. 392-393]

Réflexions que Merleau ne retrouve nulle part dans les protestations "de gauche" publiées dans la presse, et malheureusement pas dans les textes de Sartre : « On parle des "erreurs" de Khrouchtchev, qui a lancé la déstalinisation d'une manière trop voyante, de la "faute" de Geroe qui a appelé les Russes. (...) En somme, les insurgés de Budapest sont morts dans un cas douteux : nous autres, qui ne sommes pas morts, nous pouvons, grâce à Dieu, faire la part des maladresses, des erreurs, des fautes, de l'inégal développement, et garder à peu près intacte notre confiance dans le "socialisme" soviétique... L’insurrection des communistes hongrois veut dire que le stalinisme a atteint jusqu'à l'essence socialiste du régime, que la déstalinisation n'est pas, dans le système, une retouche ou un changement tactique, mais une transformation radicale, où il risque sa vie, et qu'il est pourtant tenu d'accomplir s'il doit redevenir honorable. Revenir sur la déstalinisation, en montrer tout le sens sans rien réserver, c'est le seul hommage de la gauche qui soit acceptable pour les insurgés. Nous savons qu'il est trop tôt pour dire en historien ce qu’elle est. On ne peut pas démontrer comme un théorème que la répression de Budapest est la maladie sénile du communisme. » [Œuvres, p. 393-394]

Bien que Sartre ne soit pas nommé dans ce texte, c'est bien lui qui est visé, lui qui a expliqué la révolte hongroise comme un effet des imprudences de Khrouchtchev, trop prompt à dénoncer les crimes de Staline : « Ce n'est pas Khrouchtchev qui est frivole, ce sont nos intellectuels qui ne lisent pas les textes, ou s'en tiennent à ceux de la presse quotidienne. S'ils consultaient les documents publiés par le parti communiste français - ou au moins la remarquable analyse qu'en donne Claude Lefort - ils verraient qu'on peut parler, aujourd'hui, d'une véritable critique du régime. Non seulement dans le discours de Khrouchtchev, mais dans ceux de Boulganine, de Souslov, de Malenkov, la description de la vie économique et politique de l'URSS est telle qu'elle met en question les deux principes fondamentaux du système : celui de la dictature du prolétariat et celui de la planification autoritaire, qui est la forme moderne du premier. » [Œuvres, p. 394 : la "remarquable analyse" de Claude Lefort, "Le totalitarisme sans Staline" est reprise dans 1978, p. 155-235]

Reste à considérer la différence entre les communistes russes, tchèques, hongrois ou polonais, et les militants des partis européens : les premiers savaient bien de quoi il retournait, le rapport confirmait une expérience muette. Les communistes français, espagnols, ou italiens, pour ne rien dire de leurs compagnons de route, n'étaient guère préparés à ces révélations : « On comprend que la franchise du XXe Congrès ait fait sursauter les partis d'Occident. Quand Souslov ironise sur les dossiers qui ne produisent pas de lait, les militants sont tout au plaisir de voir l'officiel rejoindre le réel, et le régime y gagne aussitôt. Il manque aux militants d'Occident, pour goûter cet humour supérieur, un sens du relatif qui ne s'acquiert que par la vie communiste. Il faut qu'ils se bouchent les oreilles ou, s'ils écoutent, les sarcasmes du XXe Congrès réveillent en eux des questions, des souvenirs, des révoltes surmontées, et aussitôt ils passent la mesure. » [Œuvres, p. 399]

Le meilleur exemple est fourni par Togliatti : « En un sens, les thèses du XXe Congrès allaient au-devant de ses pensées et de ses vœux. Mais, justement parce qu'elles justifiaient quelques-uns de ses doutes anciens, il ne pouvait savoir gré aux dirigeants russes de les reprendre à leur compte aujourd'hui, après les avoir autrefois réprimés. » Mais il ne s'en tient pas au mouvement d'humeur, il voit bien que Khrouchtchev rejette sur Staline des fautes dont tout l'Appareil est responsable, et dédouane celui-ci en traitant Staline comme un bouc émissaire : « On se limite en substance à dénoncer, comme étant la cause de tous les maux, les défauts personnels de Staline. On reste dans le domaine du culte de la personnalité. Tout d'abord tout le bien était dû aux qualités positives surhumaines d'un homme. Actuellement, tous les maux sont dus aux défauts exceptionnels et même ahurissants de ce même homme. Dans un cas aussi bien que dans l'autre, nous sommes en dehors du critère de jugement qui est propre au marxisme. Les véritables problèmes échappent... ces problèmes qui touchent aux moyens et aux raisons qui portèrent la société soviétique à s'éloigner sur certains points de la voie démocratique et légale qu'elle s'était tracée, et même à certaines formes de dégénérescence. » [Œuvres, p. 399-400]

Position intenable pour le Parti français, et tout autant pour l'équipe des Temps modernes, dont la posture, alors, est décrite par Lefort dans "La méthode des intellectuels progressistes" [1978, p. 236-268] : il n'en reste pas moins, comme on devait le voir, que le PC n'avait aucun autre avenir que celui dans lequel il allait s'engager, et qui aboutirait à l'union de la gauche (pour quelle politique, c'est un autre problème).

 Merleau-Ponty conclut en proposant « un critère de la gauche : il n'est pas si difficile à trouver. Est homme de gauche celui qui souhaite le succès de la déstalinisation - une déstalinisation sans cran d'arrêt, conséquente - et étendue, par-delà les frontières du communisme, à toute la gauche qu'il a gelée » : critère conjoncturel, il ne s'agit pas d'une "essence" de la gauche, mais de ce qui lui incombe, ici et maintenant, quand c'est la droite qui se trouve avantagée par la perpétuation des errements staliniens. [Œuvres, p. 408]

 

Devant les guerres coloniales

 

En 1946, les Temps modernes publiaient "SOS Indochine", premier éditorial qu'ils consacraient à une guerre coloniale, et Merleau y revient au bout de quelques mois, parce que ce premier texte lui paraît "incomplet" :

« il ne définissait pas une politique, il disait dans quels sentiments on doit en chercher une. Il disait qu'à priori nous avions tort si, après quatre-vingts ans, nous étions encore haïs comme des ennemis, et qu'une reconquête militaire serait à la lettre notre honte. Qu'un garçon de nos amis, qui vient de servir en Indochine, nous écrive aujourd'hui : les soldats de là-bas sont des victimes et il est plus dur de mourir que de rédiger des protestations, nous le trouvons naturel. (...) Mais qu'une protestation morale pût provoquer, chez un chrétien comme François Mauriac, "une véritable stupeur", c'est ce qui à notre tour nous laisse stupéfaits. » [S, p. 402]

Excellente occasion pour "compléter" l'article, en répondant aux reproches de Mauriac : « Dans l'affaire d'Indochine, nous n'avons pas opposé à la colonisation des arguments de principe tels que l'égalité des hommes ou le droit qu'ils ont de disposer d’eux-mêmes. Nous avons fait cette constatation très concrète qu'après quatre-vingts ans nous restions en Indochine des "autorités occupantes" mal tolérées, que c'était un échec et qu'une solution militaire en serait la confirmation. Nous voulons bien qu'on distingue entre la morale pure et l'appliquée. Encore faut-il qu'il y ait entre elles quelque rapport. Quand elle n'est que généralités verbales, la morale pure devient alibi et ruse. Il faut alors la prendre au mot. Il faut dire, et nous répétons : faisons la paix ou allons-nous-en ».

François Mauriac s'indigne à l'idée qu'on ose identifier « le visage des Français en Indochine », et celui des Allemands dans la France occupée ; les Allemands, dit-il, pillaient l'Europe, alors que les Français ont établi en Indochine une « civilisation bienfaisante » :

« Nous répondons que, si les Allemands étaient restés trois quarts de siècle en France, ils auraient bien fini par y construire des usines où des Français auraient travaillé, des routes et des ponts dont nous nous serions servis, - et même par distribuer du soufre et du sulfate aux propriétaires pour soigner les vignes héréditaires. Cela n'aurait pas fait pardonner les otages exécutés. Si les Italiens avaient pu rester en Abyssinie, ils auraient équipé le pays. François Mauriac a été bien frivole quand il a condamné l'entreprise éthiopienne. Il n'avait qu'à attendre l'heure des ponts et des routes. Que disons-nous ? Les routes stratégiques du moins étaient déjà inaugurées. La politique française en Indochine, non seulement n'a pas libéré les paysans de l'usure, mais n'a pas même toléré la formation d'une bourgeoisie industrielle. Voilà pourquoi nous restons là-bas puissance occupante. On nous juge sur ce que nous avons fait et sur ce que nous n'avons pas fait. »

La violence coloniale n'est, pour François Mauriac, comme celle des Croisades, que "la corruption d'une grande idée" : « Mais l'idée, elle est dans l'esprit de François Mauriac ou dans nos manuels d'histoire. Les Vietnamiens, eux, en ont surtout vu la "corruption". Il est exactement scandaleux qu'un chrétien se montre à ce point incapable de se quitter lui-même et ses "idées", et refuse de se voir, même un instant par les yeux d'autrui. » [S, 402-404]

Naturellement, Mauriac pense que la "grande idée" exige que la France, une fois victorieuse, éradique la "corruption", et mette en oeuvre une tutelle bienfaisante : « soyons vainqueurs aujourd'hui, nous serons justes demain » - ce qui, répond Merleau, « revient à faire une croix sur les réformes. » :

« La logique du colonialisme exige qu'on élimine les "intrus". Ce n'est pas à l'heure de son triomphe qu'il se réformera. Être pour une solution militaire, c'est entériner la politique française en Indochine depuis quatre-vingts ans. Qu'un ministre dépassé par les événements se rallie à cette politique, ce n'est pas surprenant. Mais, à l'heure où presque toute la presse fait chorus, des écrivains indépendants ne font pas leur métier s'ils facilitent l'opération. » [S, 405]

Merleau-Ponty en vient aux arrière-pensées qui conduisent l'argumentation de Mauriac, et qui joueront un rôle dans d'autres polémiques, que motiveront d'autres conflits coloniaux, même quand les "rebelles", en Afrique du Nord, ne seront nullement liés au communisme : « D'où vient ce ton frauduleux, qu'il [Mauriac] n'a jamais eu quand il s'agissait de morale ou de religion, et qu'il avait perdu depuis longtemps en politique ? Comme le sujet du psychanalyste, il nous donne incidemment la réponse. Sur la fin de son article, et comme s'il passait aux à-côtés du problème, notre auteur demande : "Est-il vrai ou non qu'à la France défaillante une autre puissance (celle même dont l'esprit anime le Viet-Minh) se substituerait ? » Nous y voilà. (...) Il suffit que Ho-Chi-Minh soit communiste et François Mauriac a compris. Ce n'est là qu'un tentacule de l’URSS. Exemple éclatant de ce nominalisme politique qui fausse la vie publique française. Qu'il s'agisse de l’Indochine ou d'autre chose, chacun choisit une position selon qu'elle affaiblit ou renforce l’URSS, et s'arrange comme il peut avec ses idées. Voilà pourquoi il n'y a plus de problèmes politiques ni de véritable discussion politique. (...) Dans une affaire comme celle d'Indochine, où il est pourtant clair qu'on ne résoudra aucun problème en pourchassant le fantôme de l'URSS, l'anticommunisme s'en tient à la conception du préfet de police selon laquelle tous les problèmes sont créés par quelques meneurs. » [S, p. 406-407]

 

 

La guerre d'Algérie et l'irruption du Tiers-Mondisme

 

Sur la guerre d'Algérie, les textes de Merleau vont s'interrompre en 1958, et ce qu'il dit alors, comme il le dit lui-même, « n'est peut-être plus une solution, même si c'en était une il y a deux ans et demi. Rien ne prouve qu'un problème donné soit soluble à n'importe quelle date, et il serait abusif de nous reprocher de n'avoir pas de solution quand on a laissé pourrir le problème. Je ne vois que des vérités partielles :

1o Je suis inconditionnellement contre la répression et en particulier la torture. (...) 2oMais il me paraît impossible de déduire, de ce jugement sur la torture, une politique en Algérie. Il ne suffit pas de savoir ce qu'on pense de la torture pour savoir ce qu'on pense de l'Algérie. La politique n'est pas le contraire de la morale, elle ne se réduit jamais à la morale. »[S, p. 408]

Ainsi récuse-t-il l'attitude morale qu'il attribue à « ceux qui pensent que, par principe, les hommes blancs n'avaient rien à faire dans le reste du monde, qu'ils ont eu tort d'y aller, que leur seul devoir et leur seul rôle à présent est de s'en retirer, que les pays d'outre-mer laissés à eux-mêmes rencontreront de grandes difficultés, mais que nous n'avons pas à nous en occuper, que c'est à eux d'y faire face et d'user comme ils voudront d'une liberté totale qu'il faut d'abord leur reconnaître. »

Sentiment que, sans doute, il attribue à Sartre, bien qu'il n'éprouve aucun besoin de le nommer, et où il voit un vestige d'une attitude autrefois révolutionnaire : « Or l'attitude révolutionnaire était une politique : on pensait qu'il y avait vraiment dans le monde une force historique mûre, prête à recueillir l'héritage humain, les pays coloniaux et les prolétariats des pays avancés ne faisaient qu’un dans cette lutte, et la politique révolutionnaire était de combiner l'action des uns et des autres.

Aujourd'hui, il est assez clair que le prolétariat n'est pas au pouvoir dans les pays mêmes où la bourgeoisie l'a perdu ; l'idée même d'un pouvoir prolétarien est devenue problématique. Beaucoup d'hommes, qui ne croient plus que l’URSS en soit un, justement parce qu'ils ne le croient plus, reportent sur les pays colonisés l’idéologie révolutionnaire. Précisément parce qu'ils ne peuvent plus être communistes, ils n'envisagent pas de compromis en politique coloniale. »

Il s'agit bien de l'idéologie qui va trouver son manifeste dans les écrits de Frantz Fanon, et dans la préface que Sartre va écrire pour Les Damnés de la terre. Merleau l'analyse en termes quasi-freudiens comme un transfert d'investissement affectif, qui projette sur la misère du Tiers-Monde l'espoir que les marxistes fondaient sur la vocation du prolétariat : « S'il n'y a pas de "classe universelle" et d'exercice du pouvoir par cette classe, l'esprit révolutionnaire redevient morale pure ou radicalisme moral. La politique révolutionnaire, c'était un faire, un réalisme, la naissance d'une force. La gauche non communiste souvent n'en garde que les négations. Ce phénomène est un chapitre de la grande décadence de l'idée de révolution. » [S, p. 409]

Cette analyse de l'engagement tiers-mondiste développe ainsi les critiques portées, à la fin des Aventures de la Dialectique, sur la conception sartrienne de l'engagement, "action à distance, politique par procuration, une manière de nous mettre en règle avec le monde plutôt que d'y entrer" [Œuvres, p. 586] - ce qui fait dire à Myriam Revault d'Allonnes que la liberté, chez Sartre, "ne se fait jamais chair parce qu'elle est toujours "égale à elle-même". Elle est l'attestation d'un pouvoir de choisir qui reste inentamé, indemne, intact, après comme avantl'action." [Merleau-Ponty La chair du politique, p. 86]

Cette critique de l'engagement sartrien n'empêche pas Merleau de prendre position sur la guerre d'Algérie, comme sur l'avenir des territoires d'outre-mer, et de préconiser leur accession progressive à l'indépendance : « Je souhaite immédiatement des régimes d'autonomie interne ou de fédéralisme, comme transition vers l'indépendance, avec des délais et des étapes prévus. Puisqu'il n'y a pas de solution technique et économique à court terme, il faut que ces pays reçoivent les moyens d'une expression politique afin que leurs affaires deviennent vraiment leurs et que leurs représentants obtiennent de la France le maximum de ce qu'elle peut faire dans le sens de l'économie de don ». [S, p. 416]

Ces deux phrases sont précédées, dans la même interview, par celle qu'on va lire, et qui est seule retenue dans le compte-rendu qu'Olivier Todd fait de Signes, en 1961, dans France-Observateur : "Je ne souhaite pas que l'Algérie, l’Afrique noire et Madagascar deviennent sans délai des pays indépendants parce que l'indépendance politique, qui ne résout pas les problèmes du développement accéléré, leur donnerait par contre les moyens d'une agitation permanente à l'échelle mondiale, aggraverait la tension entre l'URSS et l’Amérique sans que ni l'une ni l'autre ne puissent apporter une solution aux problèmes du sous-développement tant qu'elles poursuivront leur effort d'armement." [on lira dans P2, p. 309, la réponse de Merleau : "S'il passe sous silence ces phrases, c'est qu'elles traduisent une attitude dont il ne veut rien savoir, qu'il se fait un devoir de déshonorer »]

A cette date, Merleau ne pouvait pas savoir comment allait finir la guerre d'Algérie, mais il pouvait quand même imaginer et craindre, comme le craignait Camus, que l'indépendance des anciennes colonies puisse prendre la forme d'une évacuation, et s'accomplir dans une véritable panique. Et il espérait que, lorsqu'elles auraient accédé à l'indépendance, la France puisse « encore y faire quelque chose de bon » : « J'aime mieux, concluait-il, être d’un pays qui fait quelque chose dans l'histoire que d'un pays qui la subit. Tout au fond, ce qui me gêne chez ceux de mes semblables qui parlent trop facilement d'indépendance, c'est que les devoirs qu'ils nous proposent sont toujours des abstentions. »

Idée dont le sens est aussitôt renforcé par quelques mots où il explique ce qu'il appréciait dans l'action de Mendès-France : « J'ai vu des gens qui faisaient grand honneur à Mendès-France d'avoir signé les Accords de Genève. À Genève, il a fait ce qu'il a pu. Ce qui l'honore, ce n'est pas Genève, c'est Tunis, les Accords de Carthage, qui n'ont rien à voir avec la politique française au Maroc. D'un côté, une initiative ; de l'autre, un mélange de faiblesse et de rouerie. » [S, p. 418 : la politique française au Maroc est celle qu'y ont menée Laniel, puis Edgar Faure]

Ce n'est pas sartrien, encore moins "tiers-mondiste", mais il paraît probable que, depuis bien longtemps, Olivier Todd n'y voit plus « des positions subtilement réctionnaires ».

Laissons une dernière fois la parole à Merleau, dans un extrait de ce qu'une mort prématurée a transformée en un "testament politique", la préface de Signes, en 1960 :

« À toutes les échelles, d'immenses problèmes apparaissent : ce ne sont pas seulement des techniques qu'il y a à trouver, mais des formes politiques, des mobiles, un esprit, des raisons de vivre... C'est alors qu'une armée longtemps isolée du monde dans la guerre coloniale, et qui y a appris la lutte sociale, retombe de tout son poids sur l'État dont elle est censée dépendre et fait refluer sur un temps qui allait s'en libérer l'idéologie de la guerre froide. Quelqu'un qui a su, il y a vingt ans, juger les "élites" (et notamment les élites militaires) croit maintenant bâtir un pouvoir durable en s'isolant au sommet de l'Etat, et ne le délivre des harcèlements d'assemblée que pour l'exposer aux factions. Lui qui a dit qu'on ne se substitue pas à un peuple, (...) il sépare l'ambition nationale et ce qu'il appelle le niveau de vie, - comme si aucune nation mûre pouvait accepter ces dilemmes, comme si l'économie dans la société réelle pouvait jamais être subalterne à la façon de l'Intendance dans la société factice de l'armée, comme si le pain et le vin et le travail étaient de soi choses moins graves, choses moins saintes que les livres d'histoire. » [Œuvres, p. 1550-1551]

 

 

Pour conclure

 

Nous avons, par principe, évité de lier les options politiques défendues par nos philosophes, Sartre, Camus, Merleau-Ponty, et les orientations fondamentales de leurs philosophies, même quand ils ont eux-mêmes supposé de tels liens. C'était le cas dans Les Aventures de la Dialectique, quand la méconnaissance, réelle ou supposée, d'une "socialité" irréductible à la communication des consciences avait été imputée à la philosophie sartrienne du cogito, comme si le cogito impliquait l'insularité de la conscience, et contraignait la réflexion à reconstruire la société à partir d'un isolement primitif, comme Robinson doit le faire avec Vendredi. Il est trop facile, et profondément faux, de ramener la pensée de Sartre au "solipsisme" qu'on croit pouvoir tirer de « L'enfer c'est les autres ».

Même si Sartre ne l'avait pas expliqué, il est clair que "les autres" n'empoisonneraient pas notre propre existence s'ils n'étaient pas, d'abord, « ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous. Nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger » ["Commentaire parlé", dans Théâtre complet, 2005, p. 137 ; Un théâtre de situations, 1992, p. 282].

Il est bien vrai que Sartre présente le conflit comme « le sens originel de l'être-pour-autrui » : « Pendant que je tente de me libérer de l'emprise d'autrui, autrui tente de se libérer de la mienne, pendant que je cherche à asservir autrui, autrui cherche à m'asservir » [L'être et le néant, p. 413 dans la collection TEL]. Mais l'emprise d'autrui n'est pas violence pure, elle se sert de l'amour, et de l'estime qu'on éprouve pour lui, et il ne s'agit même pas d'un thème sartrien : c'est l'héritage commun d'une génération où comptent aussi Bataille, Caillois, Lacan, Queneau et bien sûr Merleau-Ponty, auditeurs assidus d'Alexandre Kojève... C'est Merleau, justement, qui avait retrouvé dans Huis clos les thèses de Kojève : « Si les autres sont l'instrument de notre supplice, c'est parce qu'ils sont d'abord indispensables à notre salut. Nous sommes mêlés à eux de telle façon qu'il nous faut, tant bien que mal, établir l'ordre dans ce chaos ». Et c'est encore lui qui, à partir de Hegel, soutient que les rivaux ne peuvent s'affronter que parce qu'ils sont pareils, et qu'ils aspirent à la même satisfaction - thèse qu'il retrouve encore chez Machiavel : « La conscience du conflit n'est possible que par celle d'une relation réciproque et d'une humanité qui nous est commune (...) et cet autre en qui je voyais d'abord mon rival, il n'est mon rival que parce qu'il est moi-même » [SNS, p. 74 et 118].

Ce que Merleau-Ponty, en 1955, impute à la philosophie sartrienne du cogito s'explique beaucoup mieux par l'impression durable que lui avait laissée une conversation, "dans les années d'avant la guerre", où Sartre lui avait dit : « Au fond, entre une catastrophe dans laquelle meurent dix ou quinze personnes et une catastrophe dans laquelle meurent 300 ou 3000 personnes, il n'y a pas tellement de différence. Il y a la différence des nombres, bien sûr, mais chaque individu mourant, c'est un monde qui meurt en un sens, et qu'il y en ait 3000 ou qu'il y en ait 300, le scandale n'est pas plus grand. Quant au scandale, il est le même. »

Cette pensée, ajoute Merleau-Ponty, « m'avait beaucoup frappé ». Elle le frappait surtout « rétrospectivement », parce qu'elle lui semblait montrer à quel point « Sartre était très loin du point de vue je dirais politique et historique, du point de vue des chefs de gouvernement. Du point de vue de quelqu'un qui a une autorité quelle qu'elle soit sur les hommes, il y a une différence totale entre un accident dans lequel meurent dix personnes et un accident dans lequel meurent mille personnes. (...) Du point de vue du philosophe, qui considère chaque conscience comme étant un tout, il n'y a pas de différence absolue entre la mort d'une personne et la mort de cent personnes. » [P2, p. 258] C'est bien, nous semble-t-il, ce qui était en cause dans la question de savoir si une société doit être jugée à partir du regard que porte sur elle, « prisonnier politique ou simplement manoeuvre au dernier échelon », le « plus défavorisé » des hommes qui lui doivent leurs peines ou leurs joies : « Mais c'est ainsi : l'homme politique est celui qui parle de la mort des autres comme d'un élément dans une statistique. Il est peut-être plus immoral encore de fonder sur la morale une révolution qui est une politique. » [Œuvres, p. 550]

Peut-être s'ensuit-il qu'on ne peut pas déduire philosophiquement une option politique, et la préface de Signes insiste justement sur le caractère « disparate » des recherches philosophiques et des interventions politiques rassemblées dans ce même ouvrage : « En philosophie, le chemin peut être difficile, on est sûr que chaque pas en rend possibles d'autres. En politique, on a l'accablante impression d'une percée toujours à refaire. (...) Maurras disait qu'il avait connu en politique des évidences, en philosophie pure jamais. C'est qu'il ne regardait qu'à l'histoire révolue, et rêvait d'une philosophie elle aussi établie. Si on les prend en train de se faire, on verra que la philosophie trouve dans l'instant du commencement ses plus sûres évidences et que l'histoire à l'état naissant est songe ou cauchemar. » [Œuvres, p. 1549]

Plus significative est l'opposition que Merleau introduit dans ce texte, entre deux "styles" suivant lesquels on aborde la politique, et la philosophie. Si une philosophie devait prendre la forme d'une architecture monumentale, comme les "palais fort superbes et fort magnifiques" auxquels Descartes [Discours de la méthode, première partie] comparait les systèmes moraux bâtis par les Anciens, et qui, ajoutait-il, n'ont pas d'autres assises que le sable et la boue, le scepticisme semblerait inévitable, - alors que, d'autre part, la science positive pourrait établir des certitudes factuelles sur la réalité des sociétés humaines, si on admet, dès l'abord, que l'histoire se répète, que la nature humaine est donnée une fois pour toutes, certitudes acceptées comme si elles n'exprimaient pas une métaphysique, d'autant plus aveuglante qu'elle reste implicite... D'où il ressort aussitôt qu'une philosophie garde toujours la tâche d'une élucidation de ce savoir muet, et peut-être confus, sur lequel est bâtie la "science politique".

Tâche qu'avait entreprise Merleau-Ponty, en rupture - dit Claude Lefort – « avec l'ensemble des tendances philosophiques qui se partageaient l'enseignement officiel » : « il fit mieux qu'introduire la phénoménologie husserlienne, il en donna d'emblée une interprétation, en tira des conséquences telles que l'entreprise philosophique perdit avec elle tout de son assurance, et qu'apparurent soudain comme figures complices d'une même tradition des écoles de pensée dont les oppositions garantissaient jusqu'alors le bon exercice du discours universitaire. » [Sur une colonne absente, p. 3]

L'examen de cette oeuvre excède, évidemment, l'objet que s'est donné notre propre travail - qui était de rétablir les positions politiques effectivement défendues par Merleau, trop souvent déformées par ce qu'en a dit Sartre.

 

 

 

Repères bibliographiques

 

 

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L'opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955

BEAUVOIR Hélène de, Souvenirs, Séguier 1987

BEAUVOIR Simone de, Privilèges, Gallimard 1955 - et bien sûr Mémoires d'une jeune fille rangéeCahiers de jeunesseLa force de l'âgeLa force des chosesLa cérémonie des adieux (suivi des Entretiens avec Sartre), toujours chez Gallimard.

BOSCHETTI Anna : Sartre et les Temps Modernes, Paris, Minuit, 1985.

BURNIER Michel-Antoine : Les existentialistes et la politique, Gallimard, collection Idées, 1966

CASTORIADIS Cornelius : Les carrefours du labyrinthe 1

L'expérience du mouvement ouvrier, tome 1

COPFERMANN Emile : David Rousset, une vie dans le siècle, Plon, 1991

DESANTI Dominique : Ce que le siècle m'a dit, Plon, 1997

GANDILLAC Maurice de : Le Siècle traversé, Albin Michel, 1998

HYPPOLITE Jean : Figures de la pensée philosophique, tome II, PUF, 1971.

LACOIN Elisabeth : Correspondance et carnets de Elisabeth Lacoin, Zaza 1907-1929, Amie de Simone de Beauvoir, L'Harmattan, 2005

LEFORT Claude : Eléments d'une critique de la bureaucratie, Droz, 1971, Gallimard, 1978

Les formes de l'histoire, Gallimard, 1978

Sur une colonne absente, Gallimard, 1978

Le Temps présent, Belin, 2007

MERLEAU-PONTY Maurice : Les Aventures de la Dialectique, Gallimard, 1955

- Humanisme et Terreur, Gallimard,1948

Parcours 1935-1951 et Parcours Deux 1951-1961, Verdier, 1997 et 2000

Sens et Non-Sens, Nagel, 1948

Signes, Gallimard, 1960

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ONFRAY Michel : L'ordre libertaire, Grasset, 2012

POIRIER Nicolas : L'ontologie politique de Castoriadis, Payot, 2011

REVAULT D'ALLONNES Myriam : Merleau-Ponty La Chair du politique, Michalon, 2001

SARTRE Jean-Paul : Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, Pléiade, 2010 - et bien sûr Situations IVSituations VSituations VISituations VII, toujours chez Gallimard

SICHERE Bernard : Merleau-Ponty ou le corps de la philosophie (avec une préface de JT Desanti), Grasset 1982

 

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