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5 février 2014 3 05 /02 /février /2014 18:01

JEAN-JACQUES ROUSSEAU OBJECTEUR DE CROISSANCE

 

 

Rousseau est devenu l’ancêtre totémique d’une révolution qui, à tort ou à raison, s’est réclamée de lui, et d’autres précurseurs supposés, comme Voltaire et Diderot, avec lesquels, pourtant, il ne s’entendait guère, et pas seulement pour des querelles d’amour-propre. On le célèbre aussi comme ancêtre du romantisme, et de l’écologie – on ne prête qu’aux riches… Mais Bergson a bien montré « que l’aspect romantique du classicisme ne s’est dégagé que par l’effet rétroactif du romantisme une fois apparu », et que c’est seulement après son apparition qu’on a pu retrouver des thèmes romantiques chez les auteurs classiques : sans l’irruption du romantisme, « non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois », parce que le romantisme « a opéré rétroactivement sur le classicisme » : « Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents. » [Bergson, Œuvres, édition du centenaire, PUF 1959, p. 1265]

Nous devons tenir compte de cette mise en garde, et d’abord écarter des anachronismes flagrants : Rousseau n’a jamais cru qu’il fallait « sauver la planète », il se souciait plutôt du sort des êtres humains, qui contribuent eux-mêmes à leur propre infortune. Son époque a, bien sûr, connu des catastrophes, comme le tremblement de terre qui a dévasté Lisbonne, et secoué Voltaire comme les tsunamis qui ont pu ébranler la foi de nos progressistes. Mais quand Voltaire incrimine la Providence, Rousseau est là pour lui  rappeler que « La plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » (Lettre sur la providence, 18 août 1756)

 

 

Rousseau et les Lumières

 

Pour comprendre Rousseau, et retrouver chez lui ce qui peut, aujourd’hui, appeler l’attention des « objecteurs de croissance », il nous faut tout d’abord élucider son rapport avec les Lumières, et la « philosophie de la Révolution française » qui l’a rangé au premier rang de ses initiateurs, ceux que désigne nommément l’auteur des Misérables, avec la chanson de Gavroche : « c’est la faute à Voltaire, […] c’est la faute à Rousseau. » Mais Hugo accomplit, comme d’autres après lui, une réconciliation posthume plus difficile encore que celles qu’on a pu, dans les années qui ont suivi Mai 68, follement souhaiter entre Marx et Bakounine, ou entre Sartre et Camus, sans parler des années, déjà moins romantiques, qui ont vu naître un courant « libéral-libertaire »…

Sans nous attarder sur l’histoire des idées, et sans vouloir non plus faire parler les morts, nous pouvons, par exemple, et sans anachronisme, nous demander ce qu’aurait pu penser Rousseau d’un texte rédigé dans l’esprit des Lumières, onze ans après sa mort, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Citons-la et relisons-la, sans omettre le préambule, et qu’on nous permette d’y insérer quelques notes, sous la forme de parenthèses entre crochets :

 

« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale [qu’aurait pensé Rousseau de ces « représentants », dont nous sommes habitués à célébrer l’audace ? Ils n’étaient nullement les élus de la « Nation », mais ceux des « ordres » ou « états » représentés au sein des « Etats généraux » : le clergé, la noblesse et le tiers-état. Sous l’impulsion de ce dernier, rejoint par une partie des nobles et du clergé, ils se sont constitués en représentants du peuple, sans que leurs mandants aient pu être consultés. Sans doute dira-t-on : c’est justement le propre des situations révolutionnaires, qui autorisent des actions inconcevables dans le droit préexistant, et qui sont, à leur tour, créatrices de droit. Elles l’ont été, en fait, grâce à d’autres initiatives, celle des « Parisiens » qui ont pris la Bastille, puis de ceux qui, en octobre, ont marché sur Versailles, et ramené « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » : initiatives auxquelles, instruit par l’expérience, Louis XVI a donc cessé d’opposer son veto. Nous savons en tout cas que Rousseau ne voyait, dans les élus du peuple, que des commissaires mandatés et liés par leur mandat, et jamais des représentants aptes à décider autre chose que ce pour quoi ils ont été précisément mandatés par le peuple, cf. Contrat social, livre III, chapitre XV], considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, [Si on accepte la définition des lois proposée par Montesquieu : « Les lois, dans leur acception la plus étendue, sont des rapports nécessaires qui dérivent constamment de la nature des choses », il s’ensuit, en effet, que les lois du monde social, comme celles du monde physique, ne traduisent pas une volonté humaine, celle d’un législateur ou d’une assemblée populaire, et que les bons législateurs sont ceux qui reconnaissent les exigences de la nature, ignorées ou méconnues par de mauvais législateurs, que ce soit un despote, ou le peuple ignorant. Même si on parle d’un pouvoir législatif, il ne crée pas plus les lois de la société que Galilée ou Newton n’ont pu instituer la loi de la chute des corps, ou celle de la conservation du mouvement. Les juristes sont des savants, ils ne font qu’énoncer ce qui dérive de la « nature des choses ». Telle n’est pas, selon nous, la pensée de Rousseau, qui n’accorde aucun privilège aux savants qui étudient la « nature des choses »] afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. - En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, [Ce n’est pas une clause de style, mais l’expression d’une philosophie déiste, plus ou moins voltairienne, qui avait déjà inspiré la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, pour qui les droits de l’homme étaient garantis par « le Dieu de la nature »] les droits suivants de l'homme et du citoyen.

 

 

Article 1er

 

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. [Rousseau avait écrit que « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » : même s’il s’agit d’une formulation littéraire, elle ne comporte aucune exagération rhétorique : en disant que l’homme est libre, Rousseau rappelle la supposition d’un état de nature, antérieur aux institutions et aux lois de l’état civil, tel que l’avaient conçu, à la suite de Hobbes, la plupart des penseurs qui incarnent les Lumières. Dans cet état de nature, l’homme est indépendant. Quand les hommes se lient entre eux par un contrat ou pacte, ils se donnent des « fers », fussent-ils des fers aimables, comme ceux des amants. Ils ne « demeurent » pas libres, mais deviennent dépendants. Une dépendance qui peut être légitime, s’ils n’obéissent pas aux caprices d’un maître, mais à l’autorité impersonnelle d’une loi, qui est la même pour tous – et qui va définir la liberté « civile », celle du citoyen, qui n’a plus rien à voir avec la liberté naturelle.]

 

Article 2

 

Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. [En parlant d’une « association politique », par opposition aux « sociétés naturelles », les Constituants de 1789 se réfèrent bien aux théories du Contrat social, mais ils les rendent vaines et même incohérentes en postulant que ce contrat ne fait que conserver des « droits naturels et imprescriptibles » qui auraient existé de toute éternité, y compris dans la fiction d’un état de nature, où seule l’ignorance expliquerait qu’ils n’aient pas eu force de loi. Ils ont oublié eux-mêmes que l’état de nature avait été conçu par Hobbes contre le zôon politikon d’Aristote, pour qui l’homme était, par nature, un être qui ne peut s’épanouir, et développer sa nature, que dans la vie en société : Aristote, comme Hobbes et Rousseau, s’opposaient entre eux de manière cohérente, mais les représentants du peuple français semblent avoir été moins soucieux de logique]

                                                                                           

Article 3

 

Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. [Relevons seulement que c’est le « principe » de la souveraineté qui « réside » dans la nation, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire que le pouvoir souverain soit exercé directement par « le peuple en personne », comme le dit Rousseau dans une phrase où il condamne toute délégation à des représentants.]

 

Article 4

 

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. [Il est clair qu’il ne s’agit plus de la liberté naturelle, et que les hommes en société ne demeurent pas libres au sens où ils étaient supposés être libres dans l’état de nature. Quant à la liberté civile, il est encore plus clair qu’elle est ici conçue dans le cadre d’un calcul utilitariste, auquel Rousseau lui-même sacrifie quelquefois, mais dont il ne fait pas le critère des lois justes]

 

Article 5

 

La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.

 

Article 6

 

La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants [n’insistons pas], à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

 

Article 7

 

Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance.

 

Article 8

 

La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

 

Article 9

 

Tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.

 

Article 10

 

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre établi par la loi.

 

Article 11

 

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. [comme les articles 6, 7, 8, 9 et 10, cet article est porteur d’un projet d’émancipation qui va bien au-delà de ce que Marx appelle « les droits du propriétaire privé », et il serait encore meilleur s’il précisait que la libre communication des pensées et des opinions est tout aussi précieuse pour la communauté que pour l’individu qui communique ses opinions]

 

Article 12

 

La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

 

Article 13

 

Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

 

Article 14

 

Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants [que ferait-on sans eux ?], la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.

 

Article 15

 

La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

 

Article 16

 

Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution.

 

Article 17

 

La propriété est un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous condition d'une juste et préalable indemnité. [Des esprits ingénus, en lisant que « nul ne peut en être privé », pourraient croire qu’il est question de partager les richesses, mais cet article ne concerne que la propriété de ceux qui ont déjà marqué leur territoire, et enclos leur domaine. Et les Constituants ne sont pas ingénus, quand ils commettent une confusion entre le droit de propriété qui est reconnu à tous, et la réalité matérielle des biens que quelques citoyens sont seuls à posséder : formellement, tout individu a le droit d’acquérir toute sorte de biens, d’en jouir et de les aliéner, ce qui le « prive » alors du bien dont il dispose, mais ne le prive pas du droit inaliénable, inviolable et sacré qui l’autorise toujours à acheter ou à vendre. Mais le législateur se soucie seulement de préserver la répartition actuelle des propriétés, dont « nul ne peut être privé » sans indemnité préalable, ce qui, en 1789, concerne aussi le rachat des droits féodaux, mais sûrement pas le droit des miséreux qui ne possédaient que leur corps, et l’emploi de leurs forces]

 

 

 

Rousseau, l’état de nature et l’imaginaire social

 

Rousseau n’a certes pas prétendu abolir le droit de propriété, à partir du moment où il s’est établi. Mais on sait ce qu’il dit des conditions dans lesquelles il est apparu, et donc du fait qu’il n’est nullement naturel :

« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain : il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. Reprenons donc les choses de plus haut, et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d’événements et de connaissances dans leur ordre le plus naturel. » (Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, seconde partie)

Il nous faut insister sur le fait que Rousseau, bien qu’il théâtralise le moment dramatique où il fait entrer en scène « le vrai fondateur de la société civile », s’empresse d’expliquer que c’est une fiction, comme l’est, partout ailleurs, le schéma temporel d’une société qui émerge soudain d’un état présocial – et notamment quand il célèbre, chez l’homme qui est sorti de l’état de nature, « l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » (Contrat social, livre I, chapitre VIII). Dans l’un et l’autre cas, même s’il vante ici ce qu’il déplore là, il feint d’attribuer un caractère soudain à un changement qui n’a pu s’effectuer que de manière lente, par gradations imperceptibles, et qui est passé inaperçu pour ceux-là même qui en ont été victimes, bénéficiaires, témoins, ou acteurs mystifiés.      

Il faut, évidemment, sous-entendre dans le Contrat les précisions que nous apportait le Discours – ou alors il faudrait croire qu’un Rousseau amnésique aurait pu régresser jusqu’aux abstractions creuses qui faisaient du pacte social la création miraculeuse d’une société juste et rationnelle par des individus sauvages et bornés, qui n’auraient pas encore disposé du langage, mais qui l’auraient acquis dans cet « instant heureux » : il nous faudrait conclure que le Contrat social n’est qu’une épave informe, ou surnagent quelques vestiges d’une pensée géniale, celle qui s’épanouit dans le second Discours. Nous aimons mieux penser que l’auteur du Contrat reste toujours conscient du fait que le social s’inscrit dans la durée, et que la création, autrement dit l’institution, des formes symboliques qui structurent une société, n’est pas l’affaire d’un « instant », heureux ou malheureux. C’est ainsi, pour rappeler le schéma bergsonien, qu’il deviendra pour nous le précurseur d’une autre pensée, mais seulement après qu’elle soit apparue, sans quoi, comme dit Bergson dans le cas du romantisme, « non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois ».

On l’aura soupçonné, nous faisons signe vers une pensée contemporaine qui entreprend de saisir ensemble le social et l’histoire comme social-historique, « presque toujours disloqué entre une société, référée à autre chose qu'elle-même et généralement à une norme, fin ou télos fondés ailleurs ; et une histoire qui survient à cette société comme perturbation relative à cette norme, ou comme développement, organique ou dialectique, vers cette norme, fin ou télos » [Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p. 251]. Une pensée pour laquelle les institutions sociales et politiques s’inscrivent dans l’imaginaire institué, dont les créations nous apparaissent après coup, mais qui supposent un imaginaire instituant, sans lequel elles ne seraient pas intelligibles.    

Dans le second Discours, l’arbitraire d’un acte qui va instituer la propriété foncière, en même temps qu’il fonde la société civile, est rendu manifeste par la soudaineté que lui prête un récit, qui peut jouer le rôle d’un mythe, mais le commentaire de Rousseau montre que cet acte imprévu est préparé depuis longtemps, par une suite d’actes qui n’ont pas forcément été prémédités, mais qui ont rendu possible cette dernière usurpation : descendant de celui qui a labouré le sol, et qui a semé les germes d’une plante dont il recueillerait les fruits, l’occupant passager, devenu permanent, est tôt ou tard conduit à s’approprier la terre. Cette dernière usurpation s’imposera alors comme la suite nécessaire des actes contingents qui se sont accomplis dans la longue durée. Mais faire de son auteur « le véritable fondateur de la société civile » revient à effacer le long cheminement qui a rendu possible sa mutation soudaine en « héros fondateur ».

C’est ici, avouons-le, qu’il faut se demander si Rousseau est allé jusqu’au bout de la réflexion qu’appelait sa découverte, car le Contrat social reprend à Machiavel, à Plutarque et à Tite-Live le mythe suranné du « législateur » primitif, et ne le soumet pas à l’examen critique que Rousseau avait fait de son propre récit. Lui qui avait si bien vu l’interminable suite de luttes meurtrières qu’allait provoquer l’appropriation du sol, croyait-il impeccables les institutions de Lycurgue, ou la législation de Numa Pompilius ? Mais peut-être faut-il incriminer ici l’image composite qui a toujours été celle d’un « état de nature », défini à la fois de façon négative, par une soustraction qu’effectue déjà Hobbes, en ôtant aux hommes réels tous les attributs qu’ils doivent à la vie sociale, et par référence à une autre humanité, celle des peuples sauvages que les Européens découvrent au Nouveau Monde : les Cannibales de Montaigne, diabolisés dans le Caliban de Shakespeare, ou ceux que Bougainville rencontre à Tahiti, et que Diderot transfigure dans son Supplément au Voyage de Bougainville. Dès lors, selon les goûts, la notion d’état de nature pourra représenter un état primitif, l’innocence édénique, et symétriquement la chute originelle, ou proposer une utopie, s’agissant d’un état « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes, pour bien juger de notre état présent », comme le dit Rousseau dans l’introduction du Discours.

 

 

La simplicité volontaire    

 

Sans remonter si loin, Rousseau a pris modèle sur les grandes figures exaltées par Plutarque dans ses Vies parallèles : elles hantent tous ses écrits, depuis le premier Discours (« sur les sciences et les arts ») et lui fournissent son idée de la vertu, qui est spartiate ou romaine, et tout d’abord guerrière. Elle est fort éloignée de la douceur évangélique, aussi bien que de l’urbanité athénienne :

« L’embarras de mes adversaires est visible toutes les fois qu’il faut parler de Sparte. Que ne donneraient-ils point pour que cette fatale Sparte n’eût jamais existé ! et eux qui prétendent que les grandes actions ne sont bonnes qu’à être célébrées, à quel prix ne voudraient-ils point que les siennes ne l’eussent jamais été ! C’est une terrible chose qu’au milieu de cette fameuse Grèce qui ne devait, dit-on, sa vertu qu’à la philosophie, l’État où la vertu a été la plus pure et a duré le plus longtemps ait été précisément celui où il n’y avait point de philosophes ! » (Dernière réponse à Monsieur Bordes)

Rousseau, pourra-t-on dire, était mal informé, il ignorait que Sparte, à l’époque où vivaient Alcibiade et Socrate, n’était plus tout à fait celle qu’il admirait dans la Vie de Lycurgue. Mais cette erreur de fait n’ôte rien à la rigueur de son raisonnement : le progrès des sciences et des arts, en habituant les hommes au confort et au luxe, les rend plus dépendants et sape leur vertu, qui est toujours, pour Rousseau, celle qu’ont illustrée les combattants des Thermopyles, ces citoyens-soldats qui ont donné leur vie pour obéir aux lois… Dire qu’on prend Rousseau pour un théoricien de l’individualisme !   

A tort ou à raison, Rousseau fait des Spartiates un modèle de « simplicité volontaire », qui n’a pas pour objet de « sauver la planète », mais de préserver une forme d’excellence, qui correspond au sens qu’il donne au mot vertu. Il la retrouve aussi dans sa Suisse natale, chez les montagnards du Valais, tels que les évoque la Nouvelle Héloïse, où Rousseau célèbre leur « zèle hospitalier ». Comme dans l’Eldorado de Candide, les voyageurs sont bien reçus sans rien débourser : « En effet, à quoi dépenser de l'argent dans un pays où les maîtres ne reçoivent point le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs soins, et où l'on ne trouve aucun mendiant ? Cependant l'argent est fort rare dans le Haut-Valais ; mais c'est pour cela que les habitants sont à leur aise ; car les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres : ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter. » Marx aurait pu le citer comme un échantillon de ce qu’il appelait socialisme féodal, mais il est probable qu’Orwell y aurait retrouvé une persistance de la common decency dans un monde où prévaut la morale marchande. L’archaïsme, en ce cas, peut être novateur

 

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