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17 mars 2020 2 17 /03 /mars /2020 21:15

Je me souvenais d'avoir lu, dans ce livre admirable qu'est « Hommage à la Catalogne », une véritable énormité, une énormité hénaurme, une énormité vraiment orwellienne ! Il m'a fallu longtemps pour la retrouver, j'ai même dû tout relire jusqu'au dernier chapitre, où elle se trouve. La voici :

« Pour la première fois depuis que j'étais à Barcelone, j'allai jeter un coup d'oeil sur la cathédrale ; c'est une cathédrale moderne et l'un des plus hideux monuments du monde. Elle a quatre flèches crénelées qui ont exactement la forme de bouteilles de vin du Rhin. A la différence de la plupart des églises de Barcelone, elle n'avait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa « valeur artistique », disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu'ils en avaient l'occasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire. »

Bien entendu, il ne s'agit pas de la cathédrale gothique, Orwell précise bien qu'il s'agit d'une œuvre « moderne » et par là même « hideuse » : vous l'aurez deviné, si « cathédrale » il y a, c'est celle de Gaudi !

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23 février 2020 7 23 /02 /février /2020 03:14

Pour Emmanuel Todd, "l’Angleterre est le premier pays à redevenir une vraie démocratie".

Simon Brunfaut

21 février 2020 14:01

Dans son dernier ouvrage, "Les luttes de classes au 21ème siècle " (Seuil), l’anthropologue et démographe Emmanuel Todd dresse un état des lieux de la société française de ce début de XXIe siècle. Interview.

Le constat est plutôt sombre: d’une part, l’euro est "un échec économique absolu", même s’il est défendu politiquement et, d’autre part, cette acceptation n’a pas conduit à une pacification de la société mais à la résurgence de la lutte des classes.

Contrairement à l’économiste Thomas Piketty, vous estimez que le vrai problème n’est pas la montée des inégalités mais bien la baisse générale du niveau de vie. Que voulez-vous dire par là?

Ce qui a motivé l’écriture de ce livre, c’est la prise de conscience d’une contradiction entre l’échec économique de l’euro et son acceptation politique. Il me semble également que le phénomène des gilets jaunes peut s’interpréter comme un retour de la lutte des classes. J’ai réalisé une recherche statistique et empirique en étant guidé par une question: que s’est-il passé en France entre le référendum de Maastricht et aujourd'hui? Ce que j’ai trouvé, c’est que la montée des inégalités n’est pas le problème majeur. En revanche, on observe une baisse générale du niveau de vie qui est déjà bien engagée. Le revenu baisse pour toute la population, sauf pour les 1% les plus riches. L’état social de la France s’est dégradé. La petite bourgeoisie, autrefois à l’abri des détériorations des conditions de vie, s’appauvrit. Les élites technocratiques ne prennent pas conscience que l’ascension sociale n’existe plus et que le fait d’être diplômé ne garantit plus la sécurité matérielle. Ceci conduit à une résurgence de la lutte des classes, qui prend des formes violentes, avec un État de plus en plus répressif, détaché des réalités et échappant à tout contrôle.

 

Vous écrivez: "la lutte des classes, c’est la France". Impossible d'observer cette lutte ailleurs dans le monde?

Marx a fait de la lutte des classes son concept central. Il l’a ensuite élargi à l’histoire humaine. De mon côté, je me refuse à transposer la lutte des classes au niveau mondial. Bien sûr, il y a des mouvements populistes un peu partout mais en Angleterre, par exemple, cela n’aboutit pas pour autant à une lutte des classes. Aux États-Unis ou en Allemagne, ça ne marche pas non plus de cette façon. À l’âge de la globalisation, le monde est évidemment traversé par des phénomènes similaires, mais il ne faut pas effacer pour autant les divergences. En ce sens, je reste anthropologue. Je comprends la diversité des pays du monde associée à des traditions familiales, religieuses, etc. Dans les pays anglo-américains, il existe des négociations entre le haut et le bas de la société. Ce qui caractérise la France, c’est la non-négociation et l’extrême violence des affrontements entre le monde ouvrier et les bourgeois éduqués.

Lorsque vous faites référence au populisme, vous l’écrivez avec des guillemets. Pourquoi?

Ceux qui utilisent le mot "populisme" sans guillemets se définissent instantanément comme antidémocrates. C’est la signature inconsciente d’un mépris du peuple. Ce mot ne fonctionne pas.

"Depuis que les Allemands sont aux commandes du continent, ils enchaînent les erreurs, que ce soit l’exigence d’austérité imposée à tous ou la mise au pas de la Grèce."

 

Vous identifiez quatre classes: l’aristocratie stato-financière, la petite bourgeoisie, la majorité atomisée et le prolétariat. Qu’entendez-vous par "aristocratie stato-financière"?

C’est un groupe qui est en état de fausse conscience. Ce sont des énarques qui se croient libéraux. Macron incarne la quintessence de cette haute bureaucratie. Cette caste est en situation de domination absolue parce que les partis politiques ont implosé. Mais comme l’économie française est en mauvaise posture et que l’Allemagne a repris sa place normale dans les équilibres économiques et géopolitiques européens, cette aristocratie est en réalité dépourvue de tout pouvoir d’action. C’est pourquoi cette caste est aujourd’hui devenue une espèce de bourgeoise néocoloniale de l’Allemagne. Au niveau international, ils sont humiliés jour après jour. Au niveau intérieur, étant donné que Macron ne peut pas agir positivement pour l’économie française, il produit des réformes qui ne servent à rien et qui violentent la population. C’est ce qui apparaît clairement avec la réforme des retraites ou avec la taxe sur l’essence qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes. J’ai toujours pensé que le vide religieux en disait long sur le désarroi d’une société. Or, ce qui rendait cet état de vide religieux supportable, c’était l’existence d’un système terrestre de sécurité sociale, aussi bien à travers le système hospitalier que le système de retraite. J’ai peur de ce que peut devenir une société en état de vide spirituel absolu ayant perdu le sentiment de sécurité matérielle minimale.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous n’épargnez pas Emmanuel Macron dans votre analyse…

Je ne déteste pas Macron. Il me fait plutôt de la peine. Je suis sûr que c’est un homme malheureux. Je pense qu’il a une personnalité profondément délirante et violente. Il y a chez lui une véritable agressivité verbale associée à une tendance à humilier des gens moins bien armés que lui sur le plan de parole. Cette violence s’exprime aussi dans les rapports internationaux. Seulement, la France n’est pas en situation de dicter sa loi au monde. Elle a perdu la moitié de son industrie et est passée techniquement sous contrôle allemand.

Selon vous, l’euro est le grand responsable de cette situation. Il est urgent que les États retrouvent leur monnaie?

La majorité des économistes estiment que l’euro est un échec avéré. La zone euro va de crise en crise. Depuis que nous sommes dans l’union monétaire, l’euro a dévasté les économies du sud de l’Europe. Il a dépeuplé la Roumanie, la Bulgarie ou la Croatie à cause de l’appel de main d’œuvre allemand. Les pays du nord ont pompé les élites éduquées en Espagne et en Italie. L’Europe ne le sait pas, mais elle en état de guerre économique et d’implosion démographique. Quel genre de société a accepté cela? Une société qui vieillit et qui est déstructurée sur le plan des croyances et des idéologies. On peut comprendre cette situation en analysant l’évolution des mentalités et observer comment une société de plus en plus individualiste finit par générer un individu affaibli, incapable de contestation. Cependant, la situation évolue très rapidement. Jusque là le mot d’ordre était: on ne touche pas à la monnaie, car elle est garante de la stabilité. Mais ce qui pourrait s’installer très vite dans les consciences c’est l’idée que si on conserve l’euro, les gens n’auront tout simplement pas de retraite…

"J’ai le grand espoir que le départ de l’Angleterre soit le signe de la revitalisation générale de la démocratie libérale, notamment aux Pays-Bas, en Belgique, dans les pays scandinaves et peut-être en France aussi."

 

Les Britanniques ont donc tout compris en quittant l’Union européenne?

Il faut éviter d’expliquer le Brexit en utilisant un argument folklorique, qui consisterait à dire que les Anglais n’ont jamais vraiment été européens. Trop souvent, nous développons une vision particulariste de l’Angleterre, comme si les Anglais avaient toujours joué la carte de l’isolement. Je considère l’Angleterre comme le point d’origine de la modernité occidentale. L’Angleterre a été beaucoup plus productrice d’universel que la France. La France n’a produit qu’un universel abstrait. L’Angleterre, c’est la révolution industrielle, la physique moderne de Newton, mais aussi la théorie darwinienne. Elle a fabriqué les États-Unis, première puissance mondiale. L’anglais est devenu la première langue parlée dans le monde. Ce sont les Anglais qui ont réalisé la première globalisation. Ils ont inventé le roman policier, la science-fiction, la musique pop. C’est un peuple qui est en avance.

La sortie de l’Union européenne ne pourrait-elle pas cependant entraîner une longue traversée du désert pour le pays?

Évidemment, ce sera dur pour eux. Mais ils vont s’en sortir, car avec la sphère anglophone, c’est-à-dire le Canada, l’Australie et les États-Unis, les Anglais pèsent plus que l’Union européenne. Et puis surtout, l’Angleterre est le premier pays à redevenir une vraie démocratie. Les Anglais ont repris le contrôle de leur vie politique et économique. Ils vont sans doute avoir quelques difficultés de transition, mais je pense que l’Angleterre pourrait incarner un renouveau démocratique en Europe.

 

D'autres pays pourraient selon vous être tentés de quitter l’Union européenne?

J’ai le grand espoir que le départ de l’Angleterre soit le signe de la revitalisation générale de la démocratie libérale, notamment aux Pays-Bas, en Belgique, dans les pays scandinaves et peut-être en France aussi. Est-ce que cela pourrait se traduire par une rupture avec la zone euro ou par une division au sein de l’Europe? Je ne sais pas. En théorie, l’Allemagne est la grande gagnante d’un point de vue géopolitique et économique. C’est elle le vrai patron. Mais le pays va très mal. Le système politique allemand est en train de se décomposer. L’Allemagne ne sait pas où elle va. Ce qui veut dire que le cœur de l’Europe est un canard sans tête. Depuis que les Allemands sont aux commandes du continent, ils enchaînent les erreurs, que ce soit l’exigence d’austérité imposée à tous ou la mise au pas de la Grèce. L’Allemagne mène une politique mercantiliste avec un excédent commercial qui atteint 8 à 9% du PIB. Comment être optimiste pour un continent dont le leader n’est pas raisonnable?

Vous ne croyez plus en l’Europe?

L’Europe est un continent magique, mais elle n’incarne pas toute l’histoire du monde. L’Europe qui me plaisait, c’était celle que j’arpentais en stop ou en mobylette quand j’étais jeune. La force de ce continent, c’est sa diversité. C’est pourquoi, selon moi, l’identité européenne n’a aucun sens. Les valeurs de la France ne sont pas celles de l’Allemagne, par exemple. Il faudrait que toutes les nations se séparent de façon amicale et se mettent à coopérer entre elles en tant que nations.

 

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16 février 2020 7 16 /02 /février /2020 17:29

 

Dans une interview donnée en 2011, John Norman s'expliquait sur le “Cycle de Gor”, et disait notamment que "les trois principales influences sur mon travail sont Homère, Freud et Nietzsche. Étonnamment, aussi évidente cette influence soit-elle, peu de critiques, journalistes, ou autres, pour ne pas dire aucun, n’y ont prêté attention. Peut-être est-ce si évident que c’est simplement tenu pour acquis. Chez Homère vous avez l’éthique primitive, hardie, aristocratique guerrière ; chez Nietzsche, le rang, la distance et la hiérarchie, la préoccupation pour l’étiologie de la croyance, la critique tranchante de la culture, etc. ; et chez Freud, bien sûr, vous avez la profonde psychologie, et un sens de la centralité radicale du sexe dans la condition humaine.” Comme il le dit plus loin, “Les livres de Gor ne sont pas de la pure science-fiction ou fantasy d’aventure. Ce sont aussi des romans intellectuels, philosophiques, et psychologiques. Ils ont beaucoup de choses à raconter, et sont disposés à le raconter. Un de leurs attributs, heureusement ou non, est le fait qu’ils examinent une culture étrangère de l’intérieur, la voyant plutôt comme une population indigène pourrait la voir et la comprendre, plutôt que comme une critique venant de l’extérieur.” Il est bien naturel que les protagonistes de cette fiction partagent les croyances et les valeurs du monde imaginaire où ils sont censés vivre : c'est aussi ce qu'on trouve dans les utopies et les dystopies comme Erewhon ou 1984. C'est là, bien entendu, le meilleur argument, sinon même le seul, qui puisse justifier le Cycle de Gor, et réfuter tout amalgame avec la BDSM (acronyme de Bondage, Soumission, Sado-Masochisme) : l'heroic fantasy, comme genre littéraire, est bien une fiction, qui présente un monde fictif, et lui prête assez de cohérence pour que ses lecteurs y vivent en imagination, et en retirent une jouissance imaginaire. Remarquons toutefois que les nombreux discours qui fournissent dans ces romans une interprétation de la société goréenne sont mis dans plusieurs bouches, pas seulement “indigènes”, mais aussi dans celles de Terriens importés, qui comparent la culture de Gor avec celle que John Norman décrit comme le déclin de l'Occident moderne. Il n'est guère douteux que Tarl Cabot, alias Bosk de Port Kar, soit le porte-parole de l'auteur, et de ses préventions contre le féminisme : à l'en croire, les femmes veulent être des hommes, et les hommes se résignent à ne plus incarner aucune différence entre eux-mêmes et les femmes : il n'y aurait plus que des “personnes” - notion asexuée qui n'est ni homme ni femme, ni chair ni poisson, ni ange ni bête... Si nous voyons dans le féminisme une revendication d'égalité entre les hommes et les femmes, il reste concevable que, sans être identiques, les hommes et les femmes puissent être placéEs sur un pied d'égalité. Et ce qui fait problème, dans sa description de l'univers goréen, c'est de savoir si les lecteurs vont partager ces représentations, et s'imaginer, par exemple, que les femmes sont des “esclaves par nature”, destinées par nature à se soumettre aux hommes, et trouvant dans cet esclavage un accomplissement qui les fera jouir : c'est ce que Tarl Cabot explique notamment dans “Les monstres de Gor” et dans “Les explorateurs de Gor”. Dans presque tous ses livres, John Norman met en scène, avec habileté, la conduite ingénue de ses “Terriens importés” qui étalent leur manque de tact en voulant respecter la “personne” des femmes goréennes, qui comprennent à contre-sens les scrupules qui les guident (tel Jason Marshall au chapitre 7 de “Fighting Slave of Gor”, mais déjà Tarl Cabot lui-même dans les premiers volumes, avant la mue qui s'accomplit dans “Les pirates de Gor”.). En somme, il semble bien que l'univers de Gor lui serve d'argument contre la culture américaine des années 1960, qu'il ne cesse de décrier alors même qu'elle tend à disparaître.

Il va dire, dans cette interview : “Si une femme choisit de se soumettre, volontairement, à un maître, il me semble que c’est son problème à elle, et à lui. Elle serait alors, bien sûr, une esclave, et serait traitée comme une esclave. On peut supposer que de remarquables épanouissements puissent naître d’un tel arrangement.” Devient-il alors le porte-parole attitré de son personnage central, et oublie-t-il que, justement dans l'Iliade, l'esclavage homérique n'est pas identifiable à des rapports établis entre adultes consentants ? Chryséis, Briséis, et les autres Troyennes n'ont pas choisi de se soumettre, volontairement, à un maître, qu'il s'agisse d'Agamemnon ou d'Achille. Ni Homère, ni les Tragiques grecs, n'ont fait de ces Troyennes des esclaves par nature, et les Troyennes d'Euripide ont pu faire l'objet d'une adaptation anticolonialiste, dans la version de Sartre. Mais je ne voudrais certes dissuader personne de lire John Norman, qui est certes brillant, et qui a pu quelquefois se prêter à d'autres lectures.

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13 février 2020 4 13 /02 /février /2020 10:54

Voici un extrait d'une interview donnée par John Norman en 2011, où je retiens notamment que la saga de Gor s'inspire surtout d'Homère, de Freud et de Nietzsche, et qu'il s'y explique sur ses références philosophiques :

Dans votre livre de 1970, The Cognitivity Paradox, vous semblez essayer de remettre en question la « valeur de la vérité » des prémisses philosophiques en tant qu’entité – et de ce fait, le domaine de la philosophie tout entier. Quel genre de réponse a reçu le livre dans le milieu ?

 

Comme je suis heureux que vous connaissiez le livre Cognitivity Paradox !

Les questions philosophiques, une fois que vous avez dépassé les questions de nourriture, de toit, de boire de l’eau, de la disponibilité de Susan, etc., sont les questions les plus importantes qu’un humain puisse se poser. Elles sont inévitables, récurrentes, continuelles. Qui plus est, comme beaucoup d’autres questions importantes, on ne peut y soumettre de résolution quantitative. On ne peut pas les résoudre en mesurant ou pesant, regardant ou comptant, ainsi de suite. Les repères et les échelles, les microscopes et télescopes, les accélérateurs de particules et réseaux électrostatiques sont vains. Il n’est pas évident que toutes les sortes habituelles de théories de la vérité, par exemple, la correspondance, la cohérence, et la pragmatique, du moins telles qu’on les comprend généralement, suffiront pour résoudre des questions de vérité philosophique, si tant est qu’il y en ait. Par conséquent, le livre s’adresse lui-même à la possibilité d’une vérité philosophique, que cela soit possible ou non, quoi que cela puisse être, si possible, ou ce pour quoi on pourrait raisonnablement le prendre, si l’on souhaite maintenir les affirmations de sa vérité, et ainsi de suite. J’ai l’impression que la communauté philosophique n'a pas trop su que faire d’un tel livre. Les philosophes s’enorgueillissent d’envisager les hypothèses et présuppositions, mais ils ne semblent pas disposés à envisager les leurs. Il est bien plus facile de continuer à faire "comme si de rien n’était". Je trouve que Nietzsche l’a bien formulé, quand il a noté que chacun pouvait avoir le courage de ses convictions. C’est facile et bateau. Ce qui requiert réellement du courage c’est d’attaquer les convictions de quelqu’un. Je suis moins théâtral que Nietzsche bien sûr. Je ne demandais pas vraiment à mes collègues d’attaquer leurs propres convictions, mais, si je puis dire, de regarder et voir ce qu’elles pourraient être, ou s’ils en ont ou pas.

 

Comment avez-vous été influencé par des auteurs tels que Edgar Rice Burroughs et Robert E. Howard? Et comment avez-vous ressenti que vos travaux pouvaient se développer d’après ces influences ? Qu’est ce qui vous a inspiré, en particulier, dans ces genres de narration héroïques ?

 

Je pense, assez clairement, que les trois principales influences sur mon travail sont Homère, Freud et Nietzsche. Étonnamment, aussi évidente cette influence soit-elle, peu, pour ne pas dire aucun, critiques, journalistes, ou autres, n’y ont prêté attention. Peut-être est-ce si évident que c’est simplement tenu pour acquis. Chez Homère vous avez l’éthique primitive, hardie, aristocratique guerrière; chez Nietzsche, le rang, la distance et la hiérarchie, la préoccupation pour l’étiologie de la croyance, la critique tranchante de la culture, etc. ; et chez Freud, bien sûr, vous avez la profonde psychologie, et un sens de la centralité radicale du sexe dans la condition humaine. [C'est là, bien entendu, le meilleur argument, sinon même le seul, qui puisse justifier le Cycle de Gor, et réfuter tout amalgame avec la BDSM (acronyme de Bondage, Soumission, Sado-Masochisme) : l'heroic fantasy, comme genre littéraire, est bien une fiction, qui présente un monde fictif, et lui prête assez de cohérence pour que ses lecteurs y vivent en imagination, et en retirent une jouissance imaginaire. Comme il le dit plus loin, “Les livres de Gor ne sont pas de la pure science-fiction ou fantasy d’aventure. Ce sont aussi des romans intellectuels, philosophiques, et psychologiques. Ils ont beaucoup de choses à raconter, et sont disposés à le raconter. Un de leurs attributs, heureusement ou non, est le fait qu’ils examinent une culture étrangère de l’intérieur, la voyant plutôt comme une population indigène pourrait la voir et la comprendre, plutôt que comme une critique venant de l’extérieur.” Il est bien naturel que les personnages de cette fiction partagent les croyances et les valeurs du monde imaginaire où ils sont censés vivre : c'est aussi ce qu'on trouve dans les utopies et les dystopies comme Erewhon ou 1984. Ce qui pose problème, c'est de savoir si les lecteurs vont partager ces croyances, et s'imaginer, par exemple, que les femmes sont des “esclaves par nature”. Peut-être faudra-t-il aussi s'interroger sur les convictions de l'auteur. Il va dire, dans cette interview : “Si une femme choisit de se soumettre, volontairement, à un maître, il me semble que c’est son problème à elle, et à lui. Elle serait alors, bien sûr, une esclave, et serait traitée comme une esclave. On peut supposer que de remarquables épanouissements puissent naître d’un tel arrangement.” Devient-il alors le porte-parole attitré de son personnage central, et oublie-t-il que, justement dans l'Iliade, l'esclavage homérique n'est pas identifiable à des rapports établis entre adultes consentants ? Chryséis, Briséis, et les autres Troyennes n'ont pas choisi de se soumettre, volontairement, à un maître, qu'il s'agisse d'Agamemnon ou d'Achille]

Quand j’étais jeune, si mes souvenirs sont bons, j’ai lu des livres de Tarzan. Si j’ai été influencé par eux, j’espère que ça a été bénéfique. Il est évident que j’ai de l’affection pour Edgar Rice Burroughs, et son travail. Je trouve que c’était un homme merveilleux, et qu’il possédait une des plus grandes imaginations dont notre espèce peut être dotée. Comme je l’ai également mentionné, je ne connaissais pas trop le reste de son travail, ou du moins, pas avant d’avoir été adulte, employé, enseignant à l’université, et tout ça. Je crois que je faisais de la recherche à Berkeley, il me semble que j’étais boursier, quand "l’explosion" Burroughs a eu lieu, et quand certaines de ses œuvres, les copyrights ayant certainement expiré, sont arrivées sur le marché du livre de poche. Je crois, en l’occurrence, que les copyrights avaient en réalité été renouvelés pour les publications originelles de magazines d’une partie de son travail, ce qui présentait, si je me souviens bien, des problèmes juridiques délicats. Je me souviens, j’ai été particulièrement impressionné par plusieurs de ces séries, et sans aucun doute, plus particulièrement, par la série martienne. Étant donné mes précédentes lectures dans le magazine Planet Stories, et le reste, vous pouvez imaginer. Comme précédemment, si j’ai été influencé par Burroughs, j’ose espérer que cette influence a été bénéfique, et que cela aura été au bénéfice d’un magnifique genre de littérature.

Deux remarques s’imposent maintenant. D’abord, Burroughs, je suppose, avait ses propres influences, ce qui est naturel et évident, et, c’est sûr, il n’a pas inventé le genre dans lequel il a brillé, et dans lequel il s’est tant distingué, et c’est évident, le genre ne lui appartient pas. La fantasy d’aventure n’appartient à personne en particulier, sauf peut-être à l’auteur, ou aux auteurs, de l’épopée de Gilgamesh, et ses, ou leurs, copyrights, auraient certainement expiré maintenant. Deuxièmement, on peut tout simplement lire Burroughs, et me lire. Il me semble clair, et c’est le cas pour la plupart des gens, que les deux corpus, heureusement ou non, sont considérablement différents. Le test est simple. Lisez. J’ai lu du Robert E. Howard, je me souviens. Et, une fois encore, s’il y a là une quelconque influence, j’espère qu’elle s’est avérée bénéfique. L’écriture jaillit d’une vie humaine, et d’une vision du monde, et il y a des milliers d’influences, au fil des ans, qui contribuent à la nature de n’importe quel individu, qu’il soit écrivain ou non. Tout compte fait, ça serait très difficile pour un écrivain de commenter de façon instructive ce genre de chose. Il y a au moins une chose, cela dit, que je souhaiterai attribuer à M. Burroughs, mais ça n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’il a fait, plutôt avec la façon dont il l’a fait. Il a eu, dans une période de snobisme, de style, de grandiloquence, de sophistication arrogante, et autre, le courage de traiter de façon honnête et directe, émouvante, franche les sentiments et émotions simples et primitifs. Pour le dire de façon désobligeante, il a eu le "courage d’être cucul", ou plus gentiment, et c’est plutôt comme ça que je le formulerais, il a eu le "courage d’écrire avec son âme et son cœur, sans s’excuser, sans se soucier des conséquences." N’a-t-il pas touché le héros et l’héroïne, le guerrier et la princesse, le scribe et le poète sommeillant en chacun d’entre nous ? Il semble qu’il ait parfois manqué de confiance quant à la qualité de son propre travail. Il a le droit d’avoir ses propres opinions bien sûr, mais je trouve ça un peu triste. Il sera lu génération après génération, alors que continueront de se succéder le spirituel et le dédaigneux, le superficiel et l’intelligent, le raffiné et le sophistiqué, les gagnants de prix reconnus, etc. Les gens ont des sentiments, la vie a des sentiments. Il a eu des sentiments. Nous sommes reconnaissants, et avons des sentiments, nous aussi.

 

Dans votre nouveau livre, "The Philosophy of Historiography", vous dites que la tentative de Nietzsche de créer un nouvel idéal humain pour remplacer Dieu dans le cœur des gens a été très mal comprise. Comment pensez-vous que cette incompréhension se soit produite ? Et aussi, les gens décrivent souvent Gor comme une société nietzschéenne – selon vous, que penserait Nietzsche de Gor s’il s’y rendait ? Que pensez-vous de la popularité de Nietzsche chez les jeunes philosophes et certains théoriciens postmodernes?

 

Chez Nietzsche, l’expression est "Übermensch", qui peut être traduite de différentes façons. Une traduction courante aujourd’hui pourrait être "surhomme". Cela peut aussi se comprendre comme une personne supérieure, un idéal de ce que l’être humain pourrait être, un idéal compréhensible auquel un être humain pourrait aspirer, etc. On ne doit pas le terme à Nietzsche. On le trouve chez Goethe, et même en grec, "Hyperanthropos".

Brièvement, l'origine ici est liée avec l’appréhension qu’avait Nietzsche des conséquences sociales qui pourraient suivre la perte totale de croyance en l’existence d'une entité divine, qui pourrait, supposément, constituer une fondation pour, et un renforcement des règles morales et autres. C’était vraisemblablement une chose pour les "intellectuels", l’élite cognitive, et ainsi de suite, dégagée des masses, conversant en privé entre eux, pour rejeter l’existence d’une telle entité et tout une autre pour la population, dont la moralité pourrait être essentiellement motivée par l’avidité, la peur, et autres préoccupations prudentielles, par exemple éviter la punition et accéder aux récompenses.

"Dieu est mort", bien sûr, n’implique pas que Dieu ait jamais été vivant, d’aucune manière sérieuse. Si les dieux sont immortels, vraisemblablement ils ne mourront jamais, disons de la rougeole, ou autre, mais ils pourront être oubliés. Par exemple, qui se souvient de Khnum, le dieu de la première cataracte du Nil ? En conséquence, "Dieu est mort" serait une métaphore adorable, poétique, mais déchirante de la perte de la croyance en une entité divine. S’il s’agissait d'une croyance en ce qui était "le plus sacré et le plus puissant", une croyance qui, en effet, modela et stabilisa une société, on pourrait se préoccuper des conséquences de sa disparition. Cela ne pourrait-il pas "désenchaîner la terre de son soleil" ? La nuit ne pourrait-elle pas "nous entourer" ? N’errerions-vous pas "comme à travers un rien infini" ? Supposant que la plupart des êtres humains veulent avoir quelque chose pour vivre, en termes de, quelque chose de, pour ainsi dire, "culte", il est naturel de spéculer sur ce qui serait capable de remplir le vide spirituel qui s’ensuivrait. Nietzsche avait l’air de craindre, assez plausiblement, que le candidat le plus amène à gravir ce trône, à prendre place dans ce colossal poste spirituel vacant serait une idole, une idole particulière, une "nouvelle idole", à savoir, l’état. Cela semble s’opposer aux origines de ces deux considérations, la perte d’une croyance traditionnelle, et le besoin supposé d’une nouvelle croyance, qui pourrait bien être aussi monstrueux que l’état, que l’on pourrait comprendre la proposition d’un nouvel idéal, pas à vénérer ou prier, mais une assignation d’ordre d’existence plus élevé, plutôt comme une rose des vents qui servirait de phare, à la lumière de laquelle on pourrait mener sa vie, sans espérer l’atteindre.

Je crois qu’il est assez clair chez Nietzsche que l'Übermensch ne s’entend pas biologiquement. Le mot est toujours utilisé au singulier, jamais comme s'il pouvait y en avoir plus d’un. Il serait absurde de dire, par exemple, que l’Übermensch avait les cheveux blonds et les yeux bleus, ou des cheveux bruns et des yeux marron, qu’il mesurait un mètre quatre-vingt et pesait quatre-vingt dix kilos, qu’il était expert en maths, qu’il chaussait du quarante-quatre, que vous aviez son autographe, que vous lui avez prêté quinze dollars, etc. Un idéal est impliqué, pas une prédiction. Les espèces qui correspondraient le mieux, au vu de l’évolution, serait le termite, le crocodile, le requin, etc. Nietzsche, comme la plupart des intellectuels du 19ème siècle, croyait en l’eugénisme, et il a réfléchi à la possibilité de produire une "race maîtresse", en réunissant les meilleurs spécimens de toutes les races, ethnicités, et origines, mais c’est clairement indépendant, et séparé des références à l’Übermensch. Je crois que la meilleure interprétation du concept est en termes d’un soi plus élevé, jamais atteignable. Il semble y avoir un indice à ce sujet dans son Schopenhauer Éducateur, un de ses essais dans ses Considérations Inactuelles (Unzeitgemässe Betrachtungen), où nous entendons "…Car ton être vrai n’est pas caché tout au fond de toi : il est placé infiniment au-dessus de toi, à tout le moins au-dessus de ce que tu prends communément pour ton moi."

À la lumière de ce qui précède, je pense qu’il est raisonnablement clair que l’interprétation de l’Übermensch en termes d’une entité biologique particulière, ou d’entités, par exemple, traversant les frontières, tirant à l’arme à feu, envahissant Paris, lâchant des bombes, et autres, les "surhommes" aryens, ou quoi que ce soit, est erroné. Nietzsche détestait l’état, l’autorité, la force, la réglementation excessive ; et la superstition ; il était pour la découverte de sa propre voie, de la diversité intellectuelle, et de la créativité. Comme il a souvent été souligné, il semble probable que s’il avait vécu du temps de Hitler, il aurait été l'un des premiers à être envoyé en camp de concentration. Je crois que le malentendu le plus courant à propos de Nietzsche est largement du à son appropriation illégitime par les National-Socialistes, qui étaient à la recherche d’intellectuels, et la propagande des alliés, qui étaient avides de défier et exploiter le précédent détournement.

Je ne suis pas sûr de ce à quoi une société nietzschéenne ressemblerait, car il me semble être un anarchiste de cœur. Il estimait réellement la virilité, n’a quelque part pas réussi à croire que les femmes étaient identiques aux hommes. Il semble qu’il ait pensé qu’elles étaient assez différentes, et très intéressantes. Je n’ai aucune idée de ce que Nietzsche penserait, s’il visitait Gor. En tant que spécialiste classique, je suspecte qu’il trouverait ça fascinant.

Je n’avais pas réalisé que Nietzsche était populaire chez les jeunes philosophes et théoriciens postmodernes. J’accepte cette information, cela dit, avec sérénité. Il est clairement une voix philosophique inhabituelle et magnifique, incisive, perspicace, lyrique, poétique, et puissante. Il est de façon assez évidente un philosophe majeur du 19ème siècle et, si on permet à la philosophie d’avoir des choses importantes à dire, si on permet que cela fasse une différence dans le monde, alors il est assez certainement le plus grand philosophe du 19ème siècle, et, au "sens de la vie", un des plus grands de tous les temps. Il s’intéresse à de grandes choses, et parle bien, par opposition aux valeurs philosophiques habituelles qui consistent à s’intéresser à de petites choses et à parler pauvrement. On souhaiterait qu’il y en ait plus des comme lui. Peut-être des comme lui comme antidote à l’étatisme, à l’autoritarisme, au collectivisme, au redistributionisme, à l’égalitarisme, aux poisons de la pensée unique, aux demandes abrutissantes de conformité politique, et autres. Je suis sûr qu’il n’obtiendrait pas d’avancement aujourd’hui, et qu’il pourrait oublier le mandat.

 

Pourquoi pensez-vos que les livres de Gor bénéficient d’une popularité aussi durable ? Pensez-vous que des publics plus jeunes soient en train de découvrir ces livres à nouveau ? Pensez-vous qu’ils parlent au public du 21ème siècle comme ils le faisaient à celui du 20ème ?

 

Les livres de Gor ne sont pas de la pure science-fiction ou fantasy d’aventure. Ce sont aussi des romans intellectuels, philosophiques, et psychologiques. Ils ont beaucoup de choses à raconter, et sont disposés à le raconter. Un de leurs attributs, heureusement ou non, est le fait qu’ils examinent une culture étrangère de l’intérieur, la voyant plutôt comme une population indigène pourrait la voir et la comprendre, plutôt que comme une critique venant de l’extérieur. Ils sont, bien sûr, écrits pour un public minoritaire, hautement intelligent, des adultes très sexués, à la fois les hommes et les femmes. Cela limite le lectorat, mais, je pense, en améliore la qualité. Dans tous les cas, le lecteur est respecté, pas insulté.

Je suppose qu’il y a toujours de nouveaux lecteurs qui découvrent les livres. On peut l’espérer, en tous cas. Comme mentionné plus tôt, les livres sont écrits pour des adultes ; ce n’est pas, cela dit, pour nier le fait que de nombreux jeunes lecteurs sont tout à fait capables de lire ces livres. Beaucoup de jeunes lecteurs sont, en effet, des lecteurs adultes. L’âge adulte ne s’indexe pas toujours sur la chronologie. Certains adultes sont essentiellement des enfants et certains enfants sont, pour des raisons plus pratiques, intellectuellement, et autres, des adultes. Je considèrerais toute personne capable de lire les livres de Gor intelligemment comme, pour des raisons plus pratiques, un lecteur adulte. La vraie distinction ici n’est pas adulte/enfant, mais bon/pas si bon.

Vu que les chroniques Goréennes traitent de choses humaines d’une façon humaine, et ont à voir avec des constantes humaines, je ne pense pas qu’elles soient indexées sur un temps ou un lieu particulier. On lit toujours Homère, Hérodote, la Chanson de Roland, Cervantès, Austen, Dickens, Nietzsche, et ainsi de suite. J’aime à penser que les livres s’entendent bien sans horloges ni dates. Il est possible, bien sûr, que des valeurs particulières ou locales diffèrent quelque peu de temps à autres. Par exemple, en période de haine, de censure, et de suppression, ils pourraient, en vertu de leur intégrité et différence, jouer par inadvertance un rôle qu’ils ne joueraient pas dans une période plus ouverte et libérée, dans laquelle la diversité était bienvenue et célébrée, et où les portes du marché littéraire n’étaient pas contrôlées par une police étroite, incertaine, politiquement uniforme.

 

Avez-vous passé du temps parmi les communautés Goréennes sur internet, comme Second Life ? Que pensez-vous de la réelle popularité de l’esclavage Goréen chez certaines personnes dans la communauté BDSM ?

 

Non. Je ne suis pas très ordinateur. Je suis, pour ainsi dire, toujours en train d’essayer de comprendre comment utiliser les plumes. J’ai entendu parler de Second Life, mais je n’en connais pas grand-chose. J’ai entendu qu'un grand nombre de mes livres avaient été "piratés", si je puis dire, et distribués gratuitement dans cette communauté. Je suis déçu que des personnes fassent ça, si elles le font. Espérons que cette affirmation soit fausse. Si les gens se soucient d’un auteur, et de son travail, il me semble qu’ils devraient, par respect, s’abstenir de telles pratiques. La propriété intellectuelle est une propriété, après tout, tout autant qu’un gant de baseball ou un vélo.

Je ne sais rien de la "réelle popularité de l’esclavage Goréen chez certaines personnes dans la communauté BDSM". La référence "BDSM" m’inquiète. Je ne m’associe pas au "BDSM", du moins au sens où je l’entends. Il est possible, bien sûr, que je ne comprenne pas bien. Je me demande si qui que ce soit opterait purement et simplement pour le "réel esclavage Goréen", parce que tel que je le comprends, le BDSM n’est pas Goréen. Si quelque chose n’est pas beau, alors ce n’est pas Goréen. Dans tous les cas, j’assume le fait que ce qui est impliqué ici, quoi qu’il en soit, est consensuel. Si une femme choisit de se soumettre, volontairement, à un maître, il me semble que c’est son problème à elle, et à lui. Elle serait alors, bien sûr, une esclave, et serait traitée comme une esclave. On peut supposer que de remarquables épanouissements puissent naître d’un tel arrangement. Il est bien sûr important de traiter l’esclave, aussi implacablement strict puisse-t-on être avec elle, aussi effrayée puisse-t-elle être, d’une façon humaine, comme on traiterait n’importe quel animal. Certains hommes, paraît-il, n’aiment pas les femmes, et se plaisent à les faire souffrir. Ça n’a aucun sens à mes yeux. Les femmes sont merveilleuses, et précieuses. C’est un délice d’en avoir une ; pourquoi lui faire du mal ? Quel serait l’intérêt de faire une telle chose, un pur plaisir sadique ? Je pense qu’on devrait faire la distinction entre, disons, le sexe S/M, ou le sexe sadomasochiste, et le sexe M/S, ou sexe master/slave. Dans un sens ils semblent opposés. L’amour est important. Il ne faut pas le confondre avec la cruauté. La cruauté gratuite me semble être injustifiée, et laide, moralement et esthétiquement. Également, cela semble indigne d’un vrai maître. L’intérêt c’est d’aimer et de servir, et de posséder et dominer, pas de faire souffrir. Pour être sûr, l’esclave doit comprendre que si elle n’est pas plaisante, elle est sujette à la discipline. Elle ne doit avoir aucun doute quant au fait qu’elle est esclave. C'est facile d’éviter la discipline ; elle doit seulement être obéissante, soumise, et plaisante, entièrement, complètement. Parfois, une esclave peut souhaiter être rassurée sur sa servitude. Il y a de nombreuses façons pour le maître, s’il le souhaite, de s’en occuper. J’ai écrit tout un livre, "Imaginative Sex", dans lequel mes opinions à ce sujet doivent être assez claires.

 

Avez-vous vu les adaptations cinématographiques de Gor faites dans les années 80 ? Etiez-vous impliqué ? Qu’est ce qui n’a pas fonctionné selon vous ?

 

J’avais, en théorie, un rôle de consultant pour les films, et, si je me souviens bien, j’ai écrit quelque chose comme soixante ou quatre-vingts pages à interligne simple de commentaires, critiques, suggestions, ronchonnement, hoquets de stupéfaction, cris, propositions, et autres. Si je me souviens bien, le seul changement opéré en rapport avec mes suggestions fut le changement de nom d’un des personnages. C’était au départ "Zeno". En philosophie, il y a deux Zeno, un est le présumé fondateur du Stoïcisme, et l’autre est un disciple de Parménide, célèbre pour avoir construit une série de paradoxes classiques, Achille et la tortue, par exemple. Comme je suis fan de ces Zeno j’ai suggéré que l’on trouve un autre nom pour le personnage du film. Le nom a été changé en Xeno, qui se prononce de la même façon. C’était bien d'avoir pu apporter une contribution.

En réalité, je suis assez content que les deux films aient été faits. C’est assez rare, statistiquement, pour un auteur, d’avoir assez de chance pour qu’un film soit réalisé en rapport avec son travail, et j’ai eu cette chance deux fois. J’en garde de l'affection pour le producteur, l'équipe, les acteurs, et tous les autres. Et ne valait-il pas la peine de s’offrir un ticket de cinéma rien que pour la présence de Rebecca Ferratti ? Cela me semble assez probable.

J’ai travaillé une fois pour Warner Brothers Motion Pictures, dans la grande période de Jack L. Warner. Grâce à cela, j’ai sans doute une idée un peu meilleure, au moins, des challenges et difficultés que représente l’adaptation d’un livre au cinéma. C’est généralement un processus long et complexe. De plus, des contraintes rigoureuses sont souvent impliquées, la plupart d'entre elles étant dues au temps imparti et aux coûts entrainés. Quand on travaille à Hollywood, il est courant de parler de produit, de propriétés, de "l’industrie", etc. Le studio de tournage de Platon est très bien, mais les vrais films sont faits dans le vrai monde, avec de la vraie matière, et des vrais problèmes.

Dans l’ensemble, je suis content que les deux films aient été faits. Cela aurait été encore mieux, bien sur, s’ils avaient eu quelque chose à voir avec mon travail. Je pense que cela aurait été faisable.

C’est toujours une question ouverte, à ce jour, de savoir si un vrai film Goréen, disons, avec des tarns, des villes avec des tours, des flottes de galères à voiles latines, des armées qui s’affrontent, une culture véritablement étrangère, etc. est toujours possible.

On peut supposer que non, pour des raisons politiques, si ce n’est pas pour autre chose.

 

Maintenant que vous avez écrit plus de deux douzaines de livres de la Chronique de Gor, en quoi pensez-vous que votre approche de la série ait changé ?

 

Je crois que l’approche de la série est à peu près la même. On essaie de bien écrire, d’écrire honnêtement, profondément, et attentivement. La plupart des vrais auteurs feront ça.

J’ai écrit sans me soucier du marché, et le marché, étonnamment, est venu à moi.

Dans un pays gris, pollué, où les âmes sont censées porter des uniformes, où des hectares de livres ne peuvent être distingués les uns des autres, où les valeurs sont construites, et les attitudes emballées comme des cornflakes, où un petit nombre d’individus détermine ce que vous pouvez lire ou non, quelque chose de différent, qui fait allusion à des vérités que vous reconnaissez mais que l’on vous a ordonné d’ignorer, risque d’attirer l’attention.

Quand la galère Goréenne est arrivée au port, elle contenait des denrées exotiques et des nouvelles venant de terres lointaines et étonnantes.

Même si elle est chassée, elle ne sera peut-être pas oubliée.

Elle aura été au port une fois, et on s’en rappellera. On aime entendre parler des autres terres.

Elles existent.

Je vous souhaite le meilleur,

John Norman.

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9 février 2020 7 09 /02 /février /2020 07:48

Mon album « past book » de Facebook

 

En ce début des années 2020, Facebook vient de réaliser une belle opération commerciale, en proposant à ses abonnés des albums de photos constitués à partir des images qu'ils ont affichées eux-mêmes sur leur « mur », soit au cours de l'année précédente, soit même pendant les dix années 2010. C'est là une initiative qui semble avoir eu du succès, y compris avec moi, qui ai vite commandé mon « Past Book » de la décennie. Je ne méconnais pas la part de narcissisme que comporte cette démarche, mais comme la plupart des images publiées sur mon « mur », et désormais sur mon album, sont loin de refléter mon intimité personnelle, ce pourrait bien être plutôt un document objectif sur mes fantasmes, mes obsessions et mes partis pris, plutôt que sur mon intimité familiale.

Dès le début de cet album, on peut voir apparaître une série de photos – piquées sur Internet – qui sont inspirées par la révolution tunisienne de janvier 2011, car elles nous montrent les images de personnalités reçues, et même décorées, par l'ex-président Ben Ali : Dominique Strauss-Kahn, Nicolas Sarkozy... accompagnées d'ailleurs de photos du même Sarkozy rencontrant Khadafi et un autre dictateur africain. Dans la même foulée, on y trouve quelques photos qui remontent beaucoup plus loin, à l'époque où j'ai moi-même vécu en Tunisie, de 1968 à 1970, où j'effectuais mon service « militaire » comme coopérant culturel : on m'y aperçoit avec quelques-uns de mes élèves à l'ENPA de Tunis. Ma part de narcissisme est encore plus réduite dans les photos que j'ai publiées sur mes voyages, et dont aucune n'est réalisée par moi : certaines d'entre elles sont dues à la gentillesse de plusieurs de mes compagnons de voyage, quelques autres sont empruntées à des publications de l'agence qui m'a voituré, certaines autres sont piquées sur Internet, et montrent ce que j'ai vu au cours de mon voyage, bien mieux que si j'avais pris moi-même les photos.

Tel est le cas d'un voyage au Japon que j'ai fait en 2015 : un voyage où je montre même ce que je n'ai pas vu, mais que j'aurais dû voir, le mont Fuji qui restait obstinément recouvert par des brumes... J'ai été plus heureux dans mes autres voyages, en Irlande, en Iran, et même en Ethiopie : quelques années plus tôt j'étais déjà venu en Irlande, en compagnie de ma femme, et nous avions été sur les falaises de Moher, où nous n'avions rien vu, à cause du brouillard. La seconde visite a été plus heureuse, comme en témoigne cet album. En Iran, j'apparais sur des photos de groupe, qui me rappellent une église arménienne de l'Azerbaïdjan iranien, et la visite d'une mosquée, sans doute à Yazd. Quant à l'Ethiopie, je n'apparais même pas dans la photo de groupe où l'on peut voir ceux de mes compagnons de voyage qui ont pris part à un « trek » que j'avais sagement évité, dans les montagnes du Simien. Mais ces photos montrent aussi des choses, et des personnes, que j'ai vues...

Je ne vais pas tout commenter, mais on peut voir dans cet album des coupures de journaux, des couvertures de livres, et maintes images d'événements publics, qui témoignent de choses, de problèmes et de débats que j'ai suivi(e)s au cours de ces dernières années... un bon aide-mémoire, plutôt qu'un simple jouet narcissique.

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27 janvier 2020 1 27 /01 /janvier /2020 05:42

C'est le livre que j'attendais : « Les luttes de classes en France au XXIème siècle », par Emmanuel Todd, un livre qui prolonge les analyses de « L'illusion économique », « Après la démocratie » et encore « Qui est Charlie ? »... J'en détache quelques fragments, qui donneront peut-être envie d'en savoir plus à ceux qui les liront. Je commence « avant 14 », c'est-à-dire avant 1914, avant ce qu'un auteur anglais (Hobsbawm) a dû nommer « Le court vingtième siècle », et qu'il situe entre la première guerre mondiale et l'effondrement du bloc soviétique.

 

 

AVANT 14

 

Avant 1914, Cahuzac se serait sans doute suicidé après avoir menti devant l'Assemblée nationale. Il n'est même pas en prison. Avant 1914, Bernard-Henri Lévy, après avoir frénétiquement milité pour l'entrée en guerre de la France contre la Lybie, se serait suicidé, emporté par la honte. Aux dernières nouvelles, il continuait ses leçons de morale à l'humanité. Avant 1914, Patrick Kron, ancien PDG d'Alstom, responsable du démantèlement de ce fleuron de l'industrie française, se serait jeté sous un train plutôt que de toucher 4,45 millions d'euros de prime. Idem pour Anne Lauvergeon, réclamant et obtenant 1,5 million d'euros en indemnités de départ a)près avoir fait perdre des millions à Areva. ( p. 146-147)

 

 

LA MENACE POPULISTE

 

La diversité de ce que les bien-pensants appellent la "menace populiste" apparaît clairement si l'on prend le problème de biais mais avec efficacité (…) Prenons la crise de 1929 : elle a produit Roosevelt aux États-Unis et le Front populaire en France ; elle a maintenu au pouvoir des conservateurs asthéniques en Angleterre ; elle a établi l'hégémonie social-démocrate en Suède ; elle a accouché du nazisme en Allemagne. Oubliant le cas britannique, nous pourrions évidemment évoquer une vague sociale et étatiste parcourant, durant les années 1930, le monde avancé. Mais pourrions-nous sérieusement évoquer des valeurs communes à Roosevelt et à Hitler ? ( p. 159)

 

 

 

BANLIEUES ET GILETS JAUNES

 

Si les émeutes de 2005 ont été déclenchées par un contrôle de police qui a mal tourné, elles se caractérisent quand même surtout, pour ce qui concerne les forces de l'ordre, par une grande retenue : à l'issue de trois semaines de troubles et de près de 10000 automobiles incendiées, on ne compte aucun mort dû à l'action de la police. Le contraste avec la répression physique impitoyable des Gilets jaunes, treize ans plus tard, doit être relevé et gardé en tête pour la suite de l'analyse. ( p. 188)

 

 

 

REQUIEM POUR LE PARTI DE FRANCOIS MITTERRAND

 

p. 224 :"Parce qu'il n'est rien au départ, vierge en somme, il recueille les électorats libérés de leurs croyances anciennes. Entre 1965 et 1978, il grandit dans les zones catholiques, jusqu'alors tenues par la droite. A partir de 1978, il chasse sur les terres communistes et arrive au pouvoir en 1981. Il mène alors, avec Mitterrand, une politique économique incohérente, mais libéralise l'audiovisuel et la législation sur les mœurs, même si c'est à Valéry Giscard d'Estaing et à Simone Veil que nous devons la plus décisive des réformes, la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse dès janvier 1975. Le PS cafouille, il trahit, mais c'est bien lui qui annonce, avec la rigueur, la politique du franc fort. L'entrée dans l'euro, si essentielle pour comprendre le destin diminué de la France, résulte d'une initiative socialiste. L'européisme le plus dense, le plus antinational, fut socialiste. La droite n'a fait que suivre. Redonnons donc à ce parti sa juste place dans l'histoire : pendant plusieurs décennies, il s'est affirmé comme le leader des réformes économiques et sociétales. Il a été le grand artisan de la conversion pseudo-libérale de la France, de son enfermement dans l'Union européenne et la monnaie unique." (je nuancerais, pour ma part, sa présentation du vote de l'IVG : il est bien vrai que l'initiative est venue de Giscard, mais il n'a pu la faire voter qu'avec le soutien des partis de gauche)

 

p. 192-193 "En 2012, François Hollande propose à la France d'être l'anti-Sarkozy : il conçoit, met en scène et joue une pièce en contre, une antitragédie, un monde dans lequel Antigone n'aurait plus de problèmes. Il se dépeint en "président normal", il s'offre en Prozac institutionnel. Sarkozy pouvait certes être catégorisé comme névrosé (…) Hollande président a révélé une autosatisfaction de glace, promenant, alors que le taux de chômage n'en finissait pas de monter, dans une France de plus en plus angoissée, un visage de crétin ravi. Aucune névrose décelable, aucun conflit intérieur en vue. En revanche, la question de l'autisme pourrait être posée, ou de telle ou telle psychose éloignant de la perception du réel, mal répertoriée. (…) Sa campagne de 2012 avait un sous-thème pour compléter la normalité : "Mon ennemi, c'est la finance", déclare-t-il lors de son seul discours à peu près écoutable de la campagne présidentielle, au Bourget. (…) La suite a démontré qu'il ne s'agissait que d'une resucée de chiraquisme, une version de gauche, plutôt rétro, de la "fracture sociale" de Super-Menteur. Pauvre Corrèze…"

 

 

 

 

 

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22 janvier 2020 3 22 /01 /janvier /2020 10:09

Partons de ce chapitre de l'Essai sur les moeurs, où Voltaire se fait historien, et cherche à caractériser la religion musulmane, en recourant à des comparaisons, aussi bien avec la religion juive et le christianisme qu'avec d'autres traditions antiques (du paganisme gréco-romain jusqu'aux religions de l'Inde et de la Chine) : j'ai mis en caractères gras les passages qui m'ont paru susceptibles d'être annotés...

 

CHAP. VII. - De l’Alcoran, et de la loi musulmane. Examen si la religion musulmane était nouvelle, et si elle a été persécutante.

 

Le précédent chapitre a pu nous donner quelque connaissance des moeurs de Mahomet et de ses Arabes, par qui une grande partie de la terre éprouva une révolution si grande et si prompte : il faut tracer à présent une peinture fidèle de leur religion.

 

C’est un préjugé répandu parmi nous que le mahométisme n’a fait de si grands progrès que parce qu’il favorise les inclinations voluptueuses. On ne fait pas réflexion que toutes les anciennes religions de l’Orient ont admis la pluralité des femmes. Mahomet en réduisit à quatre le nombre illimité jusqu’alors. Il est dit que David avait dix-huit femmes, et Salomon sept cents, avec trois cents concubines. Ces rois buvaient du vin avec leurs compagnes. C’était donc la religion juive qui était voluptueuse, et celle de Mahomet était sévère.

 

C’est un grand problème parmi les politiques, si la polygamie est utile à la société et à la propagation. L’Orient a décidé cette question dans tous les siècles, et la nature est d’accord avec les peuples orientaux, dans presque toute espèce animale chez qui plusieurs femelles n’ont qu’un mâle. Le temps perdu par les grossesses, par les couches, par les incommodités naturelles aux femmes, semble exiger que ce temps soit réparé. Les femmes, dans les climats chauds, cessent de bonne heure d’être belles et fécondes. Un chef de famille, qui met sa gloire et sa prospérité dans un grand nombre d’enfants, a besoin d’une femme qui remplace une épouse inutile. Les lois de l’Occident semblent plus favorables aux femmes ; celles de l’Orient, aux hommes et à l’État : il n’est point d’objet de législation qui ne puisse être un sujet de dispute. Ce n’est pas ici la place d’une dissertation ; notre objet est de peindre les hommes plutôt que de les juger. [Bien que Voltaire semble ici considérer la "moralité" de l'Islam en parlant d'inclinations "voluptueuses", il envisage en fait la question du statut des femmes, et celle de l'égalité entre l'homme et la femme ; il cherche à expliquer la polygamie par une "théorie des climats" dans le style de Montesquieu, et suggère que l'Islam lui-même ne prône pas la polygamie comme une norme universelle] 

 

On déclame tous les jours contre le paradis sensuel de Mahomet ; mais l’antiquité n’en avait jamais connu d’autre. Hercule épousa Hébé dans le ciel, pour récompense des peines qu’il avait éprouvées sur la terre. Les héros buvaient le nectar avec les dieux ; et, puisque l’homme était supposé ressusciter avec ses sens, il était naturel de supposer aussi qu’il goûterait, soit dans un jardin, soit dans quelque autre globe, les plaisirs propres aux sens, qui doivent jouir puisqu’ils subsistent. Cette créance fut celle des pères de l’Église du iie et du iiie siècle. C’est ce qu’atteste précisément saint Justin, dans la seconde partie de ses Dialogues : « Jérusalem, dit-il, sera agrandie et embellie pour recevoir les saints, qui jouiront pendant mille ans de tous les plaisirs des sens. » Enfin le mot de paradis ne désigne qu’un jardin planté d’arbres fruitiers.

 

Cent auteurs, qui en ont copié un, ont écrit que c’était un moine nestorien qui avait composé l’Alcoran. Les uns ont nommé ce moine Sergius, les autres Boheïra ; mais il est évident que les chapitres de l’Alcoran furent écrits suivant l’occurrence, dans les voyages de Mahomet, et dans ses expéditions militaires. Avait-il toujours ce moine avec lui ? On a cru encore, sur un passage équivoque de ce livre, que Mahomet ne savait ni lire ni écrire. Comment un homme qui avait fait le commerce vingt années, un poète, un médecin, un législateur, aurait-il ignoré ce que les moindres enfants de sa tribu apprenaient ?

 

Le Koran, que je nomme ici Alcoran, pour me conformer à notre vicieux usage, veut dire le livre ou la lecture. Ce n’est point un livre historique dans lequel on ait voulu imiter les livres des Hébreux et nos Évangiles ; ce n’est pas non plus un livre purement de lois, comme le Lévitique ou le Deutéronome, ni un recueil de psaumes et de cantiques, ni une vision prophétique et allégorique dans le goût de l’Apocalypse ; c’est un mélange de tous ces divers genres, un assemblage de sermons dans lesquels on trouve quelques faits, quelques visions, des révélations, des lois religieuses et civiles. [Voltaire s'en tient ici à rappeler que l'islam, comme le christianisme, est issu de la tradition hébraïque, et se réclame lui-même de la filiation d'Abraham, considéré par lui comme le premier "musulman"]

 

Le Koran est devenu le code de la jurisprudence, ainsi que la loi canonique, chez toutes les nations mahométanes. Tous les interprètes de ce livre conviennent que sa morale est contenue dans ces paroles : « Recherchez qui vous chasse ; donnez à qui vous ôte ; pardonnez à qui vous offense ; faites du bien à tous ; ne contestez point avec les ignorants. » [si l'esprit du Koran peut être résumé dans ces quelques phrases, il apparaît semblable à l'esprit du "Sermon sur la Montagne", ou à la parabole du bon Samaritain ; Voltaire fait montre ici d'un remarquable oecuménisme] 

 

Il aurait dû bien plutôt recommander de ne point disputer avec les savants ; mais dans cette partie du monde, on ne se doutait pas qu’il y eût ailleurs de la science et des lumières.

 

Parmi les déclamations incohérentes dont ce livre est rempli, selon le goût oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent paraître sublimes. Mahomet, par exemple, parlant de la cessation du déluge, s’exprime ainsi : « Dieu dit : Terre, engloutis tes eaux ; ciel, puise les ondes que tu as versées : le ciel et la terre obéirent. »

 

Sa définition de Dieu est d’un genre plus véritablement sublime. On lui demandait quel était cet Alla qu’il annonçait : « C’est celui, répondit-il, qui tient l’être de soi-même, et de qui les autres le tiennent ; qui n’engendre point et qui n’est point engendré, et à qui rien n’est semblable dans toute l’étendue des êtres. » Cette fameuse réponse, consacrée dans tout l’Orient, se trouve presque mot à mot dans l’antépénultième chapitre du Koran. [Remarquons que Voltaire se garde bien de mentionner ici les parentés troublantes avec des "hérésies" chrétiennes telles que l'arianisme et le socinianisme, ou avec son propre "déisme", suivant lequel Jésus n'est qu'un homme, si admirable soit-il, et sûrement pas le "Fils de Dieu" ou une des trois personnes de la "Sainte Trinité". Sur ce point, à ses yeux, l'islam vaut mieux que le christianisme. ] 

 

Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes, sont répandus en foule dans ce livre. On y voit surtout une ignorance profonde de la physique la plus simple et la plus connue. C’est là la pierre de touche des livres que les fausses religions prétendent écrits par la Divinité, car Dieu n’est ni absurde, ni ignorant ; mais le peuple, qui ne voit pas ces fautes, les adore, et les imans emploient un déluge de paroles pour les pallier. [C'est en fait la seule critique qu'il adresse à l'islam, mais il est parfaitement clair qu'elle s'adresse à TOUTES les "religions révélées", et qu'elle n'épargne que la "religion naturelle". D'autant plus que les religions révélées sont apparues à des époques d'ignorance, où l'on croyait spontanément que le "Ciel" est "en haut" par rapport à la Terre, qui est située "en bas" : on n'imaginait certes pas que le ciel des Antipodes, que leurs habitants voient "au-dessus de" leurs têtes, est "en bas" par rapport à nous... Et bien sûr, les lecteurs de la Bible ont pu croire que Josué arrêtait le soleil, puisqu'ils ignoraient l'astronomie de Copernic, et même celle de Ptolémée... ]

 

Les commentateurs du Koran distinguent toujours le sens positif et l’allégorique, la lettre et l’esprit. On reconnaît le génie arabe dans les commentaires, comme dans le texte. Un des plus autorisés commentateurs dit que « le Koran porte tantôt une face d’homme, tantôt une face de bête », pour signifier l’esprit et la lettre.

 

Une chose qui peut surprendre bien des lecteurs, c’est qu’il n’y eut rien de nouveau dans la loi de Mahomet, sinon que Mahomet était prophète de Dieu.

[...] Cette religion s’appela l’Islamisme, c’est-à-dire résignation à la volonté de Dieu ; et ce seul mot devait faire beaucoup de prosélytes. Ce ne fut point par les armes que l’Islamisme s’établit dans plus de la moitié de notre hémisphère, ce fut par l’enthousiasme, par la persuasion, et surtout par l’exemple des vainqueurs, qui a tant de force sur les vaincus. Mahomet ; dans ses premiers combats en Arabie contre les ennemis de son imposture, faisait tuer sans miséricorde ses compatriotes rénitents. Il n’était pas alors assez puissant pour laisser vivre ceux qui pouvaient détruire sa religion naissante ; mais sitôt qu’elle fut affermie dans l’Arabie par la prédication et par le fer, les Arabes, franchissant les limites de leur pays, dont ils n’étaient point sortis jusqu’alors, ne forcèrent jamais les étrangers à recevoir la religion musulmane. Ils donnèrent toujours le choix aux peuples subjugués d’être musulmans, ou de payer tribut. Ils voulaient piller, dominer, faire des esclaves, mais non pas obliger ces esclaves à croire. Quand ils furent ensuite dépossédés de l’Asie par les Turcs et par les Tartares, ils firent des prosélytes de leurs vainqueurs mêmes ; et des hordes de Tartares devinrent un grand peuple musulman. Par là on voit en effet qu’ils ont converti plus de monde qu’ils n’en ont subjugué.

 

Le peu que je viens de dire dément bien tout ce que nos historiens, nos déclamateurs et nos préjugés nous disent ; mais la vérité doit les combattre.

 

Bornons-nous toujours à cette vérité historique : le législateur des musulmans, homme puissant et terrible, établit ses dogmes par son courage et par ses armes ; cependant sa religion devint indulgente et tolérante. L’instituteur divin du christianisme, vivant dans l’humilité et dans la paix, prêcha le pardon des outrages ; et sa sainte et douce religion est devenue, par nos fureurs, la plus intolérante de toutes, et la plus barbare.

 

Les mahométans ont eu comme nous des sectes et des disputes scolastiques ; il n’est pas vrai qu’il y ait soixante et treize sectes chez eux, c’est une de leurs rêveries. Ils ont prétendu que les mages en avaient soixante et dix, les juifs soixante et onze, les chrétiens soixante et douze, et que les musulmans, comme plus parfaits, devaient en avoir soixante et treize : étrange perfection, et bien digne des scolastiques de tous les pays !

 

Les diverses explications de l’Alcoran formèrent chez eux les sectes qu’ils nommèrent orthodoxes, et celles qu’ils nommèrent hérétiques. Les orthodoxes sont les sonnites, c’est-à-dire les traditionnistes, docteurs attachés à la tradition la plus ancienne, laquelle sert de supplément à l’Alcoran. Ils sont divisés en quatre sectes, dont l’une domine aujourd’hui à Constantinople, une autre en Afrique, une troisième en Arabie, et une quatrième en Tartarie et aux Indes ; elles sont regardées comme également utiles pour le salut.

 

Les hérétiques sont ceux qui nient la prédestination absolue, ou qui diffèrent des sonnites sur quelques points de l’école. Le mahométisme a eu ses pélagiens, ses scotistes, ses thomistes, ses molinistes, ses jansénistes : toutes ces sectes n’ont pas produit plus de révolutions que parmi nous. Il faut, pour qu’une secte fasse naître de grands troubles, qu’elle attaque les fondements de la secte dominante, qu’elle la traite d’impie, d’ennemie de Dieu et des hommes, qu’elle ait un étendard que les esprits les plus grossiers puissent apercevoir sans peine, et sous lequel les peuples puissent aisément se rallier. Telle a été la secte d’Ali, rivale de la secte d’Omar ; mais ce n’est que vers le xvie siècle que ce grand schisme s’est établi ; et la politique y a eu beaucoup plus de part que la religion. 

L’Alcoran reconnaît des anges et des génies, et cette créance vient des anciens Perses. Celle d’une résurrection et d’un jugement dernier était visiblement puisée dans le Talmud et dans le christianisme. Les mille ans que Dieu emploiera, selon Mahomet, à juger les hommes, et la manière dont il y procédera, sont des accessoires qui n’empêchent pas que cette idée ne soit entièrement empruntée. Le pont aigu sur lequel les ressuscités passeront, et du haut duquel les réprouvés tomberont en enfer, est tiré de la doctrine allégorique des mages.

 

C’est chez ces mêmes mages, c’est dans leur Jannat que Mahomet a pris l’idée d’un paradis, d’un jardin, où les hommes, revivant avec tous leurs sens perfectionnés, goûteront par ces sens mêmes toutes les voluptés qui leur sont propres, sans quoi ces sens leur seraient inutiles. C’est là qu’il a puisé l’idée de ces houris, de ces femmes célestes qui seront le partage des élus, et que les mages appelaient hourani, comme on le voit dans le Sadder. Il n’exclut point les femmes de son paradis, comme on le dit souvent parmi nous. Ce n’est qu’une raillerie sans fondement, telle que tous les peuples en font les uns des autres. Il promet des jardins, c’est le nom du paradis ; mais il promet pour souveraine béatitude la vision, la communication de l’Être suprême.

 

Le dogme de la prédestination absolue, et de la fatalité, qui semble aujourd’hui caractériser le mahométisme, était l’opinion de toute l’antiquité : elle n’est pas moins claire dans l’Iliade que dans l’Alcoran.

 

A l’égard des ordonnances légales, comme la circoncision, les ablutions, les prières, le pèlerinage de la Mecque, Mahomet ne fit que se conformer, pour le fond, aux usages reçus. La circoncision était pratiquée de temps immémorial chez les Arabes, chez les anciens Égyptiens, chez les peuples de la Colchide, et chez les Hébreux. Les ablutions furent toujours recommandées dans l’Orient comme un symbole de la pureté de l’âme.

 

Point de religion sans prières. La loi que Mahomet porta, de prier cinq fois par jour, était gênante, et cette gêne même fut respectable. Qui aurait osé se plaindre que la créature soit obligée d’adorer cinq fois par jour son créateur ?

 

Quant au pèlerinage de la Mecque, aux cérémonies pratiquées dans le Kaaba et sur la pierre noire, peu de personnes ignorent que cette dévotion était chère aux Arabes depuis un grand nombre de siècles. Le Kaaba passait pour le plus ancien temple du monde ; et, quoiqu’on y vénérât alors trois cents idoles, il était principalement sanctifié par la pierre noire, qu’on disait être le tombeau d’Ismaël. Loin d’abolir ce pèlerinage, Mahomet, pour se concilier les Arabes, en fit un précepte positif.

 

Le jeûne était établi chez plusieurs peuples, et chez les Juifs, et chez les chrétiens. Mahomet le rendit très sévère, en l’étendant à un mois lunaire, pendant lequel il n’est pas permis de boire un verre d’eau, ni de fumer, avant le coucher du soleil ; et ce mois lunaire, arrivant souvent au plus fort de l’été, le jeûne devint par là d’une si grande rigueur qu’on a été obligé d’y apporter des adoucissements, surtout à la guerre.

 

Il n’y a point de religion dans laquelle on n’ait recommandé l’aumône. La mahométane est la seule qui en ait fait un précepte légal, positif, indispensable. L’Alcoran ordonne de donner deux et demi pour cent de son revenu, soit en argent, soit en denrées.

 

On voit évidemment que toutes les religions ont emprunté tous leurs dogmes et tous leurs rites les unes des autres.

 

Dans toutes ces ordonnances positives, vous ne trouverez rien qui ne soit consacré par les usages les plus antiques. Parmi les préceptes négatifs, c’est-à-dire ceux qui ordonnent de s’abstenir, vous ne trouverez que la défense générale à toute une nation de boire du vin, qui soit nouvelle et particulière au mahométisme. Cette abstinence, dont les musulmans se plaignent, et se dispensent souvent dans les climats froids, fut ordonnée dans un climat brûlant, où le vin altérait trop aisément la santé et la raison. Mais, d’ailleurs, il n’était pas nouveau que des hommes voués au service de la Divinité se fussent abstenus de cette liqueur. Plusieurs collèges de prêtres en Égypte, en Syrie, aux Indes, les nazaréens, les récabites, chez les Juifs, s’étaient imposé cette mortification.

 

Elle ne fut point révoltante pour les Arabes : Mahomet ne prévoyait pas qu’elle deviendrait un jour presque insupportable à ses musulmans dans la Thrace, la Macédoine, la Bosnie, et la Servie. Il ne savait pas que les Arabes viendraient un jour jusqu’au milieu de la France, et les Turcs mahométans devant les bastions de Vienne.

 

Il en est de même de la défense de manger du porc, du sang, et des bêtes mortes de maladies ; ce sont des préceptes de santé : le porc surtout est une nourriture très dangereuse dans ces climats, aussi bien que dans la Palestine, qui en est voisine. Quand le mahométisme s’est étendu dans les pays plus froids, l’abstinence a cessé d’être raisonnable, et n’a pas cessé de subsister.

 

La prohibition de tous les jeux de hasard est peut-être la seule loi dont on ne puisse trouver d’exemple dans aucune religion. Elle ressemble à une loi de couvent plutôt qu’à une loi générale d’une nation. Il semble que Mahomet n’ait formé un peuple que pour prier, pour peupler, et pour combattre.

 

Toutes ces lois qui, à la polygamie près, sont si austères, et sa doctrine qui est si simple, attirèrent bientôt à sa religion le respect et la confiance. Le dogme surtout de l’unité d’un Dieu, présenté sans mystère, et proportionné à l’intelligence humaine, rangea sous sa loi une foule de nations, et jusqu’à des nègres dans l’Afrique, et à des insulaires dans l’Océan indien.

 

Cette religion s’appela l’Islamisme, c’est-à-dire résignation à la volonté de Dieu ; et ce seul mot devait faire beaucoup de prosélytes. Ce ne fut point par les armes que l’Islamisme s’établit dans plus de la moitié de notre hémisphère, ce fut par l’enthousiasme, par la persuasion, et surtout par l’exemple des vainqueurs, qui a tant de force sur les vaincus. Mahomet ; dans ses premiers combats en Arabie contre les ennemis de son imposture, faisait tuer sans miséricorde ses compatriotes rénitents. Il n’était pas alors assez puissant pour laisser vivre ceux qui pouvaient détruire sa religion naissante ; mais sitôt qu’elle fut affermie dans l’Arabie par la prédication et par le fer, les Arabes, franchissant les limites de leur pays, dont ils n’étaient point sortis jusqu’alors, ne forcèrent jamais les étrangers à recevoir la religion musulmane. Ils donnèrent toujours le choix aux peuples subjugués d’être musulmans, ou de payer tribut. Ils voulaient piller, dominer, faire des esclaves, mais non pas obliger ces esclaves à croire. Quand ils furent ensuite dépossédés de l’Asie par les Turcs et par les Tartares, ils firent des prosélytes de leurs vainqueurs mêmes ; et des hordes de Tartares devinrent un grand peuple musulman. Par là on voit en effet qu’ils ont converti plus de monde qu’ils n’en ont subjugué.

 

Le peu que je viens de dire dément bien tout ce que nos historiens, nos déclamateurs et nos préjugés nous disent ; mais la vérité doit les combattre.

 

Bornons-nous toujours à cette vérité historique : le législateur des musulmans, homme puissant et terrible, établit ses dogmes par son courage et par ses armes ; cependant sa religion devint indulgente et tolérante. L’instituteur divin du christianisme, vivant dans l’humilité et dans la paix, prêcha le pardon des outrages ; et sa sainte et douce religion est devenue, par nos fureurs, la plus intolérante de toutes, et la plus barbare.

 

Les mahométans ont eu comme nous des sectes et des disputes scolastiques ; il n’est pas vrai qu’il y ait soixante et treize sectes chez eux, c’est une de leurs rêveries. Ils ont prétendu que les mages en avaient soixante et dix, les juifs soixante et onze, les chrétiens soixante et douze, et que les musulmans, comme plus parfaits, devaient en avoir soixante et treize : étrange perfection, et bien digne des scolastiques de tous les pays !

 

Les diverses explications de l’Alcoran formèrent chez eux les sectes qu’ils nommèrent orthodoxes, et celles qu’ils nommèrent hérétiques. Les orthodoxes sont les sonnites, c’est-à-dire les traditionnistes, docteurs attachés à la tradition la plus ancienne, laquelle sert de supplément à l’Alcoran. Ils sont divisés en quatre sectes, dont l’une domine aujourd’hui à Constantinople, une autre en Afrique, une troisième en Arabie, et une quatrième en Tartarie et aux Indes ; elles sont regardées comme également utiles pour le salut.

 

Les hérétiques sont ceux qui nient la prédestination absolue, ou qui diffèrent des sonnites sur quelques points de l’école. Le mahométisme a eu ses pélagiens, ses scotistes, ses thomistes, ses molinistes, ses jansénistes : toutes ces sectes n’ont pas produit plus de révolutions que parmi nous. Il faut, pour qu’une secte fasse naître de grands troubles, qu’elle attaque les fondements de la secte dominante, qu’elle la traite d’impie, d’ennemie de Dieu et des hommes, qu’elle ait un étendard que les esprits les plus grossiers puissent apercevoir sans peine, et sous lequel les peuples puissent aisément se rallier. Telle a été la secte d’Ali, rivale de la secte d’Omar ; mais ce n’est que vers le xvie siècle que ce grand schisme s’est établi ; et la politique y a eu beaucoup plus de part que la religion. 

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16 janvier 2020 4 16 /01 /janvier /2020 10:39

SHERLOCK HOLMES PASSE AUX AVEUX

 

Même si, au début des enquêtes que nous présente Conan Doyle, Sherlock Holmes semble plutôt discret et réservé, il finit par livrer quelques confidences – et même des aveux – au fidèle Watson ; lui qui traque les criminels, il lui arrive de reconnaître qu'il aurait pu, lui-même, être un criminel redoutable : « I don't mind confessing to you that I have always had an idea that I would have made a highly efficient criminal, ça ne me gêne pas du tout de vous avouer que j'ai toujours eu l'idée que j'aurais fait un criminel de très grande classe » (Charles Augustus Milverton).

Comme il le dit lui-même, ce n'est guère gênant, car cela contribue à l'efficacité de sa méthode d'enquête : là où d'autres sont dépistés, il parvient à trouver la bonne piste parce qu'il se met à la place du criminel, et se demande ce qu'il aurait fait, lui-même, dans la même situation... Mais il lui arrive aussi de porter un jugement critique sur la valeur morale de son activité: car voici ce qu'il avoue dans The Abbey Grange, Le Manoir de l'Abbaye, « Once or twice in my career I feel that I have done more real harm by my discovery of the criminal than ever he had done by his crime, Une ou deux fois déjà dans ma carrière j'ai senti que j'avais commis plus de mal véritable en découvrant le criminel qu'il n'en avait fait, lui, par son crime » Et il ajoute qu'il en tire maintenant les leçons : « I have learned caution now, and I had rather play tricks with the law of England than with my own conscience. Let us know a little more before we act. J'ai donc appris la prudence et je préfère jouer des tours à la loi anglaise plutôt qu'à ma propre conscience. Avant d'agir, attendons d'en savoir un peu plus »

C'est une autocritique en règle, pour peu qu'on se rappelle ce qui n'est jamais dit dans les premiers romans, Etude en Rouge, ou Le Signe des Quatre, mais qui peut apparaître au lecteur : c'est que les criminels traqués par Sherlock Holmes avaient dû recourir à la vengeance parce que, dans leur pays, les tribunaux qui rendent la justice légale n'avaient pas pu, ou n'auraient pas voulu, satisfaire leur juste cause, ou bien parce qu'ils étaient devenus des parias. Sherlock Holmes, en les capturant, faisait plus de mal véritable (real harm) qu'ils n'en avaient fait eux-mêmes. Dans Le Manoir de l'Abbaye, Sherlock Holmes découvre le meurtrier, qui n'a fait que venger un crime atroce et impuni, et ne le livre pas à la justice officielle, puisqu'il n'est, après tout, qu'un enquêteur privé...

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7 janvier 2020 2 07 /01 /janvier /2020 16:50

 

 

Depuis plus de trente ans, les travaux d'Emmanuel Todd illustrent la fécondité heuristique d'un simple diagramme [1983a, p. 18], qui répartit sur quatre cases des types familiaux, sur lesquels s'articulent des idéologies, des régimes politiques, des valeurs qui organisent l'imaginaire social - et qu'on verra se superposer sur des cartes [2011, p. 13].

Quatre cases, parce que l'on s'en tient aux variations des rapports d'autorité entre parents et enfants, et aux rapports d'égalité, ou d'inégalité, entre frères et sœurs, qui apparaissent dans les règles de succession.

- Famille communautaire, ou les frères sont égaux, tout en restant soumis à l'autorité d'un père-patriarche, même s'ils sont mariés, et s'ils ont des enfants.

- Famille autoritaire, cet adjectif convient à celle que Le Play appelait "famille-souche", où la transmission du patrimoine est réglée comme celle d'un pouvoir dynastique, où un seul frère hérite (et parfois une sœur).

- Famille nucléaire, celle que Le Play avait définie comme "instable", avec ou sans partage égal de l'héritage, ce qui différencie deux familles nucléaires, qui doivent être rangées dans deux cases distinctes.

Cette typologie, comme celle de Le Play, qu'elle complète et corrige, permet de concevoir une correspondance entre la diversité anthropologique, qui apparaît dans les systèmes familiaux, et les conflits entre idéologies rivales, où s'exprime le sens que les Modernes donnent à leur expérience des conflits politiques. Faut-il craindre qu'elle s'inscrive elle-même dans ces conflits, et ne fournisse que leur traduction théorique, lourdement grevée par leur ancrage social ? Le Play n'est-il pas un auteur réactionnaire, une des références invoquées par Maurras ?

"Non", répond Emmanuel Todd, dès 1983, "je crois que les gens qui m'ont critiqué à ce propos sont, d'une certaine façon, tombés dans un panneau. Ce que Le Play apporte à l'étude de la famille et des rapports entre famille et politique, c'est une base empirique et une grille d'analyse. Mais la réflexion sur le rapport entre politique et famille a été lancée bien avant et plutôt par des gens "de gauche", ou des "Lumières". (...) Du côté français, Robespierre et les Jacobins sont partis en guerre contre le principe de primogéniture. De même Adam Smith, fondateur de l'économie classique (et qui était, dans le contexte de son temps, un homme de progrès) attaque ce même concept dans La Richesse des nations. Le "droitier" Le Play, en fait, reprenait selon une optique sociologique et empirique, mais à rebrousse-poil, une approche qui venait plutôt de la "gauche"." [1983b, p. 44].

 

 

Un faux départ...

 

Quelques années plus tôt, dans son tout premier livre, consacré au destin du système communiste, "le seul livre occidental - dit Jean-François Revel - qui ait vraiment annoncé avec quinze ans d'avance la décomposition de la sphère soviétique" [1997, p. 256], Emmanuel Todd illustrait déjà par un diagramme une typologie des régimes politiques, qui ressemblait beaucoup à celle qui nous occupe, mais dont il montrait qu'elle était inopérante. Ce qui était vrai, d'ailleurs, sous réserve de corrections, aussi simples que "l’œuf de Christophe Colomb", car elles sautent aux yeux, une fois qu'on les a faites [1976, p. 50-53].

La critique portait sur "une curieuse classification des systèmes sociaux" (attribuée à "certains militants ou électeurs de gauche", qui ne sont pas nommés, bien qu'ils gravitent autour du parti socialiste). Cette typologie "traite les concepts de Liberté et d’Égalité comme deux variables indépendantes : une société peut être libre et égalitaire, libre et inégalitaire, autoritaire et égalitaire ou autoritaire et inégalitaire. Les deux variables sont combinées librement, aucune combinaison n'apparaît comme théoriquement impossible." Le diagramme que va introduire l'auteur ne lui sert à rien d'autre qu'à visualiser l'absurdité flagrante de combinaisons telles que "liberté sans égalité", ou "égalité sans liberté" : "Prenons un échantillon de quatre pays et plaçons-les sur le diagramme suivant qui classe les pays selon leurs degrés respectifs de Liberté et d’Égalité généralement admis dans certains milieux progressistes..." [1976, p. 50-51].

Ce diagramme est construit à partir de deux flèches, allant du moins au plus, une flèche verticale (plus ou moins d'égalité), une flèche horizontale (plus ou moins de liberté) : il découpe quatre cases, sur lesquelles apparaissent l'URSS (en haut, à gauche : égalité sans liberté), l'Espagne franquiste (en bas, à gauche : ni égalité ni liberté), la France et la Suède (en bas, à droite : liberté sans égalité). Une case reste vide, en haut, à droite, celle où la liberté devait se conjuguer avec l'égalité...

Classement arbitraire, et dicté par un impératif politique : celui de justifier l'alliance socialo-communiste, que Todd impute alors aux mânes de Guy Mollet (qui venait de mourir) :

"Dans sa formulation socialiste, cette vision des choses séparant les idées de liberté et d'égalité aboutit à des raisonnements molletistes du genre 'entre l'égalité et la liberté, je choisis la liberté', 'entre la justice sociale et la démocratie politique, je choisis la démocratie politique' et autres platitudes. Dans un deuxième temps, on reconnaît l'aspect positif des expériences communistes et leur acquis égalitaire." Ce qui, évidemment, revient à s'installer dans la "confusion conceptuelle", où l'erreur n'est pas de "choisir la liberté", mais d'accréditer la fiction d'un "acquis égalitaire" : "Liberté et égalité sont des concepts, pas des choses. La vie courante, réelle, ne sépare jamais ces deux aspects des relations entre êtres humains : inégalités de pouvoir et de richesse sont toujours cumulatives. Les pays communistes ne font pas exception. La concentration extrême du pouvoir y a amené non seulement des inégalités de revenus mais des inégalités juridiques entre personnes." [1976, p. 53].

Cette confusion sera évitée sans peine, quand le même diagramme va reparaître dans sa version corrigée : d'abord parce qu'il s'agit de types familiaux, et que la liberté définit les rapports entre générations, alors que l'égalité définit des rapports internes à la fratrie. Ensuite, parce que la projection sociale de ces types familiaux se limite aux "valeurs" qu'ils instituent dans l'imaginaire social, sans faire d'une société l'extension d'une famille. La devise républicaine, où s'expriment les valeurs de la famille nucléaire égalitaire, implique seulement l'égalité juridique entre des citoyens qui ont cessé de se définir comme "nobles" ou "roturiers", bien qu'ils continuent de se répartir en classes, et s'opposent toujours dans des luttes de classes : ce n'est pas sur ce point que le marxisme a depuis fort longtemps cessé d'être plausible, c'est seulement sur l'idée que la lutte des classes doit aboutir à une société sans classes, "une communauté où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous", suivant la célèbre formule du Manifeste, qui a rejoint le catalogue des utopies.

 

 

mais un vrai fil d'Ariane...

 

La question du communisme reste au cœur des recherches menées dans ces deux livres, La Troisième Planète et La Chute finale. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de comprendre ce qui a rendu possible l'implantation et la diffusion d'un système qui prétend être issu des luttes ouvrières, alors même qu'il triomphe dans des zones rurales, et n'a pris le pouvoir, en Russie ou en Chine, que dans des États où la paysannerie constituait encore la classe la plus nombreuse. Contre-exemple évident : les partis communistes sont restés marginaux dans le pays où Marx écrivait le Capital, et où la classe ouvrière avait déjà connu sa plus grande expansion.

Dans l'un et l'autre cas, une même méthode est requise pour le traitement des données, fragmentaires et faussées, qui s'offrent tout d'abord au regard du chercheur : "Peut-on théoriser, analyser, prévoir l'évolution du système soviétique à partir de données aussi imparfaites ? Oui, si l'on considère que l'étude du monde communiste est travail d'historien" [1976, p. 14], et si on suit, par exemple, "l'évolution des mentalités au moyen d'indices indirects, faute de pouvoir faire un sondage d'opinion direct." [1976, p. 220-221]. C'est justement le cas, dans ce premier ouvrage, quand "la baisse rapide de la natalité, qui est passée de 29,6 pour mille en 1955 à 17,7 pour mille en 1973", est perçue comme un indicateur essentiel - celui-là même qui, trois décennies plus tard, rendra plausibles des révolutions arabes [cf. 2007] : "Ce décrochage est brutal. Il reflète une évolution rapide des mentalités. La plupart des périodes de revendication au mieux-être et à la réforme sociale ont été précédées, suivies ou accompagnées de baisses de la natalité. Inversement, un signe clair de la passivité des masses du Tiers Monde est le maintien de la natalité à un niveau élevé.(...) La baisse de la natalité montre que la population ne régresse pas intellectuellement, que les comportements rationnels l'emportent dans l'ensemble. La population soviétique n'est pas en train de régresser vers des mentalités primitives de type pré-industriel comme les textes de Sakharov, de Soljénitsyne ou même d'Amalrik en donnent souvent l'impression, lorsqu'ils parlent de la décrépitude morale de la société soviétique." [1976, p. 220 et 222]

On l'aura remarqué, la méthode historique ne se contente pas de boucher les trous de l'information officielle en se fiant au discours, sincère et passionné, des grands témoins qui ont incarné la dissidence. La méthode fait appel à l'art du détective, quand elle doit débrouiller un embrouillamini, et donner un sens à la dissimulation de données essentielles, ainsi que le faisaient, dans les années 50, les rédacteurs de Socialisme ou Barbarie - une des rares sources qu'Emmanuel Todd nous semble avoir ignorées, à moins qu'il la confonde, comme Sartre et Aron, avec "la critique trotskiste de la bureaucratisation et de la reconstitution d'une classe dirigeante" [1976, p. 59 : la reconstitution d'une classe dirigeante - souligné par nous - étant une hérésie pour les sectes trotskistes ; cf. Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, p. 261, 436 et 443, qui attribue à Trotsky les conceptions de Socialisme ou Barbarie] :

"Supposons qu'il n'y ait aucune information matérielle sur ce qui se passe en Russie. Qui ne voit que ce fait lui-même, l'absence d'informations, est une mine d'informations ? Pourquoi n'aurait-on pas d'informations ? Parce que les orages ont détruit les communications, ou que personne à Paris ne comprend le russe ? Non, c'est parce que la bureaucratie russe n'en donne pas. Et pourquoi ? Pour des raisons militaires ? (...) Ce que la bureaucratie essaie de cacher autant que possible, c'est autre chose : c'est le pouvoir d'achat, et c'est la distribution des revenus. Et cela c'est en effet des armes de guerre ; car dans la guerre qui se prépare, avec ses aspects sociaux et idéologiques, la vérité là-dessus est une arme ; et le fait qu'elle soit cachée, signifie qu'elle est une arme contre la bureaucratie russe. Autrement celle-ci l'utiliserait" [1974, p. 226-227]

C'est à peu près ce que déclare Emmanuel Todd, quand il récuse l'incohérence du modèle proposé par les communistes : "si l'URSS avait, comme ils l'affirment, un système social stable, elle ne craindrait pas d'ouvrir ses frontières et de laisser libre la circulation des personnes, près de soixante ans après la révolution. On peut, on doit déduire de la fermeture des frontières que la société soviétique est considérée comme fragile par ses dirigeants." [1976, p. 17]

De même montre-t-il que les faits "bien connus", et reconnus par tous, autorisent des montages contradictoires : "les achats par les Soviétiques de blé américain, les émeutes périodiques des ouvriers polonais, l'envoi par l'URSS de satellites sur la Lune [sic] ou vers Vénus" [1976, p. 13] permettent aussi bien de se représenter une population au bord de la famine, un empire sur le point de se désagréger, et une grande puissance, qui rattrape et dépasse les plus modernes puissances capitalistes... Montages qu'il faut soumettre à l'épreuve du réel quand on s'aperçoit que, "comme l'explique Sakharov, la technologie militaire et spatiale russe n'est pas la partie émergée d'un immense iceberg technologique. Derrière, il n'y a rien. (...) Les prouesses militaires soviétiques ont longtemps fait surestimer l'avancement de la technologie de l'URSS en général et ont donné à ce grand pays pauvre une couleur exagérément moderne." [1976, p. 113-114]

 

 

... et de nouvelles pistes

 

La méthode historique, dans La Chute finale, avait donc fourni un meilleur éclairage que les spéculations de brillants philosophes, mais elle n'évitait pas certaines confusions, comme celle dont témoigne l'emploi répétitif de l'adjectif "fasciste", servant à qualifier la bureaucratie russe. Il s'agit là d'un tic alors très répandu, chez des intellectuels "libéraux-libertaires", qui appelaient "fasciste" tout ce qu'ils trouvaient odieux : fasciste est Pinochet, comme Hitler et Franco, mais aussi bien Brejnev, Pompidou et Nixon. Fascistes pourront être Khomeyni et Saddam, Ben Laden et George Bush, même quand ils s'affrontent dans une lutte à mort... Tic dont Emmanuel Todd s'est bientôt débarrassé, grâce aux pistes qu'il explore depuis La Troisième planète, en même temps d'ailleurs qu'il se débarrassait d'un certain dualisme, qui aurait divisé le monde politique en "sociétés closes", autoritaires ou totalitaires, et "sociétés ouvertes", c'est-à-dire libérales, comme les démocraties du monde occidental. C'est le dualisme des alliances militaires, où l'on voit s'affronter des blocs antagonistes, mais l'histoire réelle montre bien que ces blocs sont loin d'être homogènes : les nations "libérales", en 14-18, étaient les alliées de l'impérialisme russe, et même du japonais, elles dominaient elles-mêmes des empires coloniaux. En 1945, la "victoire des peuples libres" (saluée dans le préambule d'une constitution, celle de 1946, qui reste en vigueur sous la Cinquième République) inclut, évidemment, le peuple soviétique...

On ne peut pas grouper dans de telles alliances les idéologies qu'on suppose être issues de types familiaux - c'est l'hypothèse qu'on se propose de tester -, et qu'il a fallu distribuer sur quatre cases, où se produit d'ailleurs, pour chacun de ces types, un conflit entre deux modèles alternatifs, qui incarnent la tradition et la révolution.

Si le communisme naît dans une société dominée par la famille que Todd nomme "communautaire", mais que Le Play avait nommée "patriarcale", cela n'implique pas qu'une telle société fût vouée, dès l'origine, à devenir une société communiste : le communisme y naît quand elle se décompose, "désintégrée par le processus d'urbanisation, d'alphabétisation, d'industrialisation, en un mot par la modernité", et qu'elle "lègue ses valeurs, autoritaires et égalitaires, à la nouvelle société. Les individus, égaux en droits, sont écrasés par l'appareil politique comme ils étaient anéantis, autrefois, par la famille étendue" : ce système oppressif, traversé par des conflits, ne se confond ni avec un système féodal, ni avec le règne d'une "race des seigneurs" [1983a, p. 43].

De même la "famille-souche" sert de socle à des systèmes autoritaires, où la xénophobie engendre l'exclusion, mais aussi bien à la révolte des exclus, qui s'organisent dans des partis autoritaires, comme sont, en Allemagne, en Belgique ou en Suède, les partis sociaux-démocrates, implantés et nourris dans le même terreau qui a vu naître le national-socialisme, ce qui ne justifie pas les injures adressées à ces "social-fascistes" par le Komintern de Staline et de Dimitrov. Encore s'agit-il de l'histoire d'un peuple qui "fut pendant quelques décennies la principale puissance du continent européen, démographiquement, culturellement et économiquement. Le narcissisme culturel des Basques, des Irlandais, des Juifs, des Suédois ou des Norvégiens est, à l'échelle de l'histoire mondiale, assez inoffensif, et même pittoresque." [1983a, p. 113 ; cf. 1990, p. 291, d'où il ressort que le "neutralisme" suédois est lui-même une variante, adaptée à la situation du pays, des tendances nationalistes suscitées par la famille autoritaire].

Enfin il apparaît qu'il n'existe pas un modèle "libéral", mais deux formes de société libérale vouées à se méprendre, et à se mésentendre, sur les valeurs communes qu'elles ont reçues de la famille nucléaire, selon la place qu'elles font aux valeurs égalitaires, comme on le voit dans l'exemple américain, analysé dans deux ouvrages plus récents : Le destin des immigrés, et bien sûr Après l'empire.

 

 

N.B. L’œuf de Christophe Colomb fait l'objet d'une anecdote, rapportée par Voltaire dans l'Essai sur les moeurs. Il s'agit de la réplique qu'aurait faite Colomb - à qui Voltaire donne le nom de Colombo - à des envieux qui "disaient que rien n’était plus facile que ses découvertes. Il leur proposa de faire tenir un œuf debout ; et aucun n’ayant pu le faire, il cassa le bout de l’œuf, et le fit tenir. "Cela était bien aisé, dirent les assistants. - Que ne vous en avisiez-vous donc ?" répondit Colombo. Ce conte est rapporté du Brunelleschi, grand artiste, qui réforma l’architecture à Florence longtemps avant que Colombo existât. La plupart des bons mots sont des redites."

 

Références :

 

1974 : Cornelius Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier 1 (Paris, 10-18, 1974)

1976 : Emmanuel Todd, La chute finale (Paris, Robert Laffont, 1976)

1983a : Emmanuel Todd, La troisième planète (Paris, Seuil, 1983, repris en 1997 dans La diversité du monde)

1983b : Emmanuel Leroy-Ladurie et Emmanuel Todd, "La Troisième Planète", entretien publié dans L'Infini, n° 4, automne 1983.

1988 : Emmanuel Todd, La nouvelle France (Paris, Seuil, 1988)

1990 : Emmanuel Todd, L'invention de l'Europe (Paris, Seuil, 1990)

1997 : Jean-François Revel, Mémoires : Le voleur dans la maison vide (Paris, Plon, 1997)

2007 : Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Paris, Seuil, 2007)

2011 : Emmanuel Todd, L'origine des systèmes familiaux : Tome 1, l'Eurasie (Paris, Gallimard, 2011

 

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7 janvier 2020 2 07 /01 /janvier /2020 16:48

 

 

Dans un texte où il évoque, plus de vingt ans après, les conclusions risquées de son premier ouvrage, Emmanuel Todd rappelle la pertinence d'un "paramètre démographique", aussi "quantitatif", mais moins manipulable, que "le monde enchanté des mesures économiques, qui dépendent, par nature, des notions conventionnelles et fluctuantes que sont les prix et les monnaies" : grâce à ce "paramètre", l'économie-fiction était mise en échec par la démographie.

"C'est en observant la légère hausse du taux de mortalité infantile entre 1970 et 1974 que j'avais pu contredire, en 1976, la totalité des statistiques économiques de l'époque, celles du Gosplan comme celles de la CIA." [L'illusion économique, 1998, p. 132-133 dans l'édition de poche, en "folio-actuel"]. Certes, Emmanuel Todd ne prétend pas avoir "prophétisé" la chute du régime, mérite que lui accordent aujourd'hui les médias : les indices démographiques, signalés dans La Chute finale, permettaient alors de conclure que "l'URSS amorce un grand cycle régressif : la hausse de la mortalité infantile suffit à le démontrer. Ce que nous ignorons c'est le rythme et l'amplitude du mouvement de décomposition." [La Chute finale, 1976, p. 318 : cette conclusion est fondée sur une observation qu'on a pu lire à la page 242 : "L'URSS est le seul pays d'Europe où la mortalité infantile ait augmenté entre 1970 et 1973 (...). Les seuls pays du monde où une hausse similaire s'est produite, toujours entre 1970 et 1973, sont des pays franchement sous-développés comme le Koweit. Un tel phénomène est également rare en pays sous-développé. Il implique une baisse d'efficacité de l'appareil médical." ].

 

 

Un régime dépassé

 

Tout naturellement, comme la plupart de ceux qui avaient entrepris des recherches semblables, il s'était bien gardé d'annoncer une date : chez Amalrik lui-même, la date que mentionnait le titre de son pamphlet, L'URSS survivra-t-elle en 1984 ?, voulait surtout rendre un hommage à George Orwell. L'important n'était pas de fixer une date, mais de pulvériser l'illusion que les faucons de la Maison Blanche partageaient encore avec les avocats du système soviétique, la perception biaisée d'une URSS dont les prouesses militaires et technologiques attestaient, à leurs yeux, le dynamisme économique : "A Oslo, le 20 mai 1976, au cours d'une réunion de l'OTAN, le secrétaire d'Etat américain recommande aux alliés occidentaux d'adopter une attitude tolérante vis-à-vis de la puissance militaire soviétique, conséquence naturelle, selon lui, de l'expansion de la puissance économique de l'URSS. Les rapports réels entre puissance économique et puissance militaires sont, dans le cas de l'URSS, absolument inverses : l'Union soviétique produit des canons parce qu'elle est incapable de produire du beurre ou des automobiles, ou n'importe quel autre type de bien de consommation."

Tableau paradoxal, que validaient pourtant les mesures d'urgence auxquelles devait recourir le Goliath soviétique, pour assurer une subsistance précaire aux heureux habitants de sa Terre Promise : "On ne comprend pas comment le Département d'Etat américain peut prendre au sérieux l'économie soviétique quand on voit le Kremlin, deux jours à peine après la réunion d'Oslo, prendre des mesures exceptionnelles pour assurer la rentrée des récoltes. Ces mesures donnent une impression de panique absolue."

Au-delà de la panique, elles témoignent de l'archaïsme des méthodes auxquelles le régime doit recourir : "Surtout, un travailleur ayant accepté de faucher à la main un pré qui n'a pu l'être par une machine pourra conserver la moitié de la récolte. On reconnaît là une version marxiste-léniniste du droit de dixième gerbe médiéval, caractéristique des économies faiblement monétarisées. Le caractère régressif, précapitaliste, du mode de production soviétique se confirme de jour en jour." [La Chute finale, 1976, p. 319-320].

L'URSS est régie par un mode de production précapitaliste : cet heureux détournement du vocabulaire marxiste exprime une rupture avec la plupart des discours qui circulaient alors au sujet de l'URSS, y compris les plus radicaux - si l'on excepte ceux qui, à la suite de Wittfogel, se référaient au "despotisme oriental", et au "mode de production asiatique". Quant à ceux qui présentaient le système soviétique comme un nouveau régime d'exploitation des travailleurs salariés - capitalisme d’État, pour des hétérodoxes comme Orwell, ou Rubel, capitalisme bureaucratique, dans la version de "Socialisme ou Barbarie" -, l'idée même qu'il s'agissait d'une nouvelle forme de l'exploitation capitaliste impliquait que la révolution à venir devait mener à un socialisme authentique, et sûrement pas à une "fin de l'histoire", telle que la comprendrait Francis Fukuyama...

C'est ainsi que, pour Castoriadis, dans un texte de 1948, l'avénement d'un régime totalitaire, qui se substitue à la classe pour laquelle il prétend lutter, "pose devant le prolétariat le dilemme dans ses termes les plus nus, les plus simples et les plus profonds ; elle lui crie à chaque tournant : ou bien tu seras tout, ou bien tu ne seras rien ; entre ton propre pouvoir et les camps de concentration il n'y a pas de moyen terme ; à toi de décider si tu veux être le maître de la société ou son esclave". (La société bureaucratique, p. 128). Quand le même Castoriadis rappelle, à la fin des années 1970, qu'il n'a jamais cessé de penser que, "parmi les pays industrialisés, la Russie reste le premier candidat à une révolution sociale" [Devant la guerre, p. 8], il y a tout lieu de croire que la révolution qu'il appelle de ses voeux reste celle qu'il évoque dans "La source hongroise" [article de 1976, repris dans Le contenu du socialisme, p. 367-411] : une révolution de la classe ouvrière, fort différente de celle qui, en Russie, n'a pu abattre le régime soviétique qu'en faisant le nid d'une nouvelle oligarchie.

 

 

L'évolution de Castoriadis

 

Nous croyons, toutefois, que l'on peut discerner, dans les textes où Castoriadis parle de la Russie, entre 1977 et 1981 [notamment Devant la guerre et les textes qui s'y rattachent], les traces d'une lecture attentive de La Chute finale, et même d'une influence qui lui fait infléchir certaines de ses vues. C'est là une hypothèse, puisqu'il n'y fait aucune référence explicite, mais nous croyons trouver quelques premiers indices dans des pages où il déclare que "le seul ciment de la société bureaucratique, hormis la répression, est désormais le cynisme. La société russe est la première société cynique de l'histoire" [Le régime social de la Russie, repris dans Domaines de l'homme] ou s'interroge sur "les effets à long terme de la désintégration de l'idéologie marxo-lénino-stalinienne" et demande "combien de temps un régime peut-il survivre dans le cynisme pur et simple ? " [L'évolution du PCF, article repris dans La société française, p. 271] ou encore, quand il décrit la désintégration du marxisme soviétique : « Ce que les couches dominantes russes retiennent du "marxisme", et même du "léninisme", sont quelques éléments de réalisme politique transformés en cynisme vulgaire et en "machiavélisme" » [Les destinées du totalitarisme, conférence reprise dans Domaines de l'homme]. Castoriadis, alors, se refuse à penser que l'idéologie soit encore le ciment du régime totalitaire, dans une société où plus personne ne croit aux dogmes éculés du marxisme-léninisme : occasion de rupture avec Claude Lefort, mais plein accord avec les vues d'Emmanuel Todd, pour qui "on ne doit plus considérer, comme le fait Henry Kissinger, les communistes russes comme des dirigeants de type 'idéologique', mais comme de parfaits cyniques." [La Chute finale, p. 190].

De même, quand il décrit le système répressif comme plus "rationnel" qu'à l'époque du terrorisme stalinien, qu'il abandonne pour être plus efficace, y compris lorsqu'il fait appel à des traitements psychiatriques pour réduire la dissidence : "le quantum d'obéissance sociale par cadavre ou par homme/année de camp a immensément augmenté" - il s'accorde avec Todd, pour qui "la police stalinienne n'était pas efficace à proprement parler : elle arrêtait et exécutait beaucoup, certes, mais elle s'attaquait essentiellement à des innocents. Il est beaucoup plus difficile, du point de vue technique, d'arrêter 25 dissidents réels que d'expédier 1000 koulaks, 10 000 ennemis du peuple, 100 000 agents anglo-saxons ou 1 000 000 de trotskistes en Sibérie. Actuellement, le régime a besoin d'une vraie répression, d'une vraie police arrêtant de vrais coupables." [La Chute finale, p. 244-245].

Ce ne sont là, bien sûr, que des indices partiels, mais l'essentiel est que l'idée d'une société à deux vitesses, introduite par Todd, semble bien avoir fourni à Castoriadis le fil conducteur que déroule Devant la guerre, même s'il ne s'appuie, au début de ce livre, que sur une interview de Sakharov, où est décrit "le renforcement de la militarisation de l'économie et le complexe militaire-industriel à l'intérieur" [DG, p. 46]. Faut-il le préciser, nous n'insinuons pas que Castoriadis ait pu commettre un plagiat, nous supposons qu'il a subi une influence, dont les implications - fussent-elles inconscientes - rendraient compte du fait qu'il n'interprète pas, comme il l'aurait fait vers 1948, la confrontation URSS-USA dans la perspective d'une révolution mondiale.

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