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30 septembre 2012 7 30 /09 /septembre /2012 17:23

Une enquête tardive : Counaxa, morne plaine…

 

 

1 Pensez-vous, cher Watson, que les Français pourront devenir cartésiens, si ce mot a bien le sens d'esprit méthodique ? Même un grand érudit comme ce Monsieur Taine dont vous m'avez fait lire les "Essais de critique et d'histoire". Voilà quelqu'un qui est si familier avec les Grecs et les Romains qu'il traduit lui-même les auteurs qu'il commente, mais il a l'air de croire qu'ils étaient comme nous, seulement beaucoup plus jeunes, comme des adolescents dont le corps aurait grandi, alors que leurs idées auraient été celles d'un enfant de douze ans. Ce qui revient à dire qu'ils n'étaient pas comme nous, ni comme aucun des peuples qui ont vécu sur terre, où l'on trouve toujours des enfants, des vieillards, sans qu'il y ait jamais eu des peuples enfantins, ni des peuples trop mûrs... Quand il veut présenter l'Anabase de Xénophon, il commence par évoquer les Mémoires de Montluc, la bataille de Cerisoles ou le siège de Sienne : "Ces grands coups de pique, écrit-il, font plaisir à voir. A cheval, par monts et par vaux, parmi les surprises, les régalades, les aubades, les spectacles nouveaux, les dangers inattendus, dans les villes parées d'Italie, dans les vignes dorées du Languedoc, on respire en plein air, aux fanfares des trompettes, et l'on comprend une autre vie que la nôtre."

Cette autre vie, en fait, n'est qu'une vie plus simple, primitive et passionnée : "un autre esprit, plus naïf et moins nourri d'idées, mais plus viril et muni d'idées plus nettes ; et l'on sent comme un souffle de santé et de jeunesse, qui perce à travers notre civilisation artificielle, nos paperasses imprimées et nos vieux bouquins." Et ça vous plaît, Watson, ça doit vous rappeler votre excellent Carlyle, et tant d'autres auteurs pour qui les temps anciens sont les temps "héroïques", et nous rappellent l'esprit de notre propre enfance. Permettez-moi de dire, sans me soupçonner de manie professionnelle, qu'il s'agit une fausse piste : les Anciens ont dû être très différents de nous, mais cette différence n'a rien à voir avec celle de l'âge mûr et de l'adolescence.

Son imagination permet à Monsieur Taine de jouer brillamment sur l'épisode où les dix mille Grecs sont obligés d'élire de nouveaux généraux, pour remplacer les cinq qui ont été capturés par un satrape perse : cela suffit-il à faire de cette armée une "république voyageuse qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d'Athènes errante au milieu de l'Asie" ? Comme si ces généraux avaient été choisis par l'assemblée du peuple, ou par tous les soldats, alors qu'ils ont été, Xénophon le précise, élus seulement par le corps des officiers. Quant aux généraux qu’il a fallu remplacer, toute leur autorité découlait simplement du fait que Cyrus leur avait prodigué des milliers de dariques, qui leur avaient permis de recruter, pour lui, des troupes mercenaires, qu’il avait placées sous leurs ordres… République si on veut, sûrement pas athénienne. Et d'ailleurs il est clair que cette armée n'est pas composée d'Athéniens, mais surtout de Thébains, d'Arcadiens, de Thessaliens et de Spartiates, c'est-à-dire de soldats qui avaient, tout récemment, guerroyé contre Athènes, comme Socrate le rappelait à Xénophon, pour le dissuader de rejoindre Cyrus. Un rappel, cher Watson, qui paraît inutile, puisqu’il est évident que Xénophon savait, par sa propre expérience, ce que Socrate est supposé lui rappeler : comme son dernier entretien avec Cyrus, c’est un entretien dont Xénophon reste le seul témoin survivant.

Vous conviendrez, Watson, que la première chose qui aurait dû intriguer un homme cultivé, c'est justement le fait que quelques Athéniens aient pu rejoindre cette armée de mercenaires, bien qu’ils ne soient jamais mentionnés dans les dénombrements successifs que nous présente le récit de Xénophon, dénombrements qui sont omis par Monsieur Taine. Il croit avoir tout dit quand il a présenté Cléarque, Proxenos, Aristippe et Ménon... Nous ne découvrons la présence d'Athéniens qu'à partir du combat où va prendre fin l'expédition de Cyrus, puisque Cyrus y meurt, presque aussitôt après l'apparition subite d'un certain Xénophon qui va bientôt jouer un rôle très important, mais dont l'histoire n'avait rien dit jusqu'alors. Et le lecteur moderne n'est même pas surpris de cette entrée en scène, tout à fait théâtrale, de cet acteur inattendu qui semble agir avec le plus grand naturel, quittant le poste où il est placé, pour s'enquérir des derniers ordres de Cyrus. Inattendu pour qui ? Peut-être, direz-vous, pour ses contemporains, qui n’avaient pas oublié l'interminable guerre où s'étaient affrontées les deux coalitions - mais qui pouvaient, sans doute, s’expliquer la conduite d’exilés athéniens, qui avaient pu soutenir la tyrannie des Trente. Mais le lecteur moderne, fût-il aussi savant que votre Monsieur Taine, croit lire les Mémoires d'un aventurier athénien, comme si Xénophon était un personnage des romans de Lucien. Il a fait preuve de patience, en attendant que l'auteur fasse son entrée, dont il n'aperçoit pas ce qu'elle a d'incongru. Comment pourrait-il donc remarquer un détail, encore plus incongru : Xénophon va demander un ordre à Cyrus, alors que celui-ci venait d'en donner un, et que le chef auquel Cyrus avait confié le commandement des mercenaires grecs, cette troupe d'élite, où un Français devrait voir un équivalent de la Légion étrangère - ce chef, le Spartiate Cléarque, décidait froidement de lui désobéir.

Cyrus avait compris que la disproportion entre les deux armées ne lui laissait qu'une chance de l'emporter : il fallait concentrer ses troupes les plus sûres face au centre du dispositif ennemi, là où était le Roi, et tuer celui-ci, ce qui aurait, d'un seul coup, assuré la victoire. Monsieur Taine le signale : Cyrus vient d'ordonner à Cléarque « de conduire l'armée contre le centre de l'ennemi, parce que le roi y était - et si nous vainquons là, dit-il, tout sera fini. » Puis, comme si c'était un détail sans importance, il ajoute que « Cléarque ne voulut pas éloigner du fleuve son aile droite, de peur d'être entouré des deux côtés, et répondit à Cyrus qu'il aurait soin que tout fût bien. »

Vous qui avez servi Sa Majesté la Reine, vous savez qu'une armée où chaque commandant choisirait librement son poste de combat, au lieu de se placer là où ses chefs l'envoient, donnerait un triste spectacle. La plupart des lecteurs devraient l'apercevoir, mais c'est justement l'arrivée de Xénophon qui les empêche de fixer leur attention, par une diversion qu'il me faut comparer à la technique d'un prestidigitateur. Ce que dit Xénophon, et que Taine reprend sans la moindre objection, est si invraisemblable que personne n'y aurait cru, s'il n'avait, dès l'abord, voulu croire et faire croire ce narrateur dont il garantit l'innocence : « Xénophon ne parle pas de lui-même ; point de réflexions générales ; rien que des faits, exposés avec autant de naïveté que de concision » ; « Le livre est un journal de marche, sans commentaires, ce qui lui donne un air de vérité frappante. »

Quelle vérité frappante peut trouver Monsieur Taine dans les propos qui sont attribués à Cyrus ? Voici un chef d’armée qui a donné des ordres, desquels dépend, pour lui, l’issue de la bataille, et qui n’exige pas que les Grecs lui obéissent ! Voici les faits que Monsieur Taine croit « exposés avec autant de naïveté que de concision » : « Xénophon Athénien, l'ayant vu de l'armée grecque, s'approcha et lui demanda s'il ordonnait quelque chose. Cyrus s'arrêta, lui dit et lui commanda de dire à tous que les sacrifices étaient favorables, et les victimes favorables. Disant cela, il entendit un bruit qui allait à travers les rangs, et s'enquit de ce bruit : Xénophon lui répondit que c'était le mot qui passait pour la seconde fois. Cyrus s'émerveilla qui l'avait donné, et demanda le mot. On lui dit que c'était « Jupiter sauveur et victoire ». L'ayant entendu : « Je l'accepte, dit-il ; qu'il en soit ainsi. »

Après quoi, il nous faudrait croire qu’il n’est pas indigné par la désertion de ces Grecs, qui restent loin de lui, sur une position où ils peuvent mettre en fuite les Barbares qui sont placés en face d’eux, sur les bords de l’Euphrate, et s’éloignent ainsi du lieu où va se jouer le sort du prétendant - qui est bien le lieu du crime, même si aucun enquêteur n’a pu l’examiner. Nous sommes réduits à l’examen de bobards, auxquels Monsieur Taine se fie aveuglément, parce qu’il a choisi de prendre Xénophon pour un loyal mousquetaire, comme ceux qu’a mis en scène Alexandre Dumas : il croit avoir affaire aux Mémoires de Porthos, mais il aurait mieux fait de penser aux Mémoires du cardinal de Retz…

Vous connaissez mon frère Mycroft, qui en sait plus long que moi sur ces auteurs classiques : c’est lui qui m’a fait lire, dans l’œuvre de Plutarque, la Vie d’Artaxerxès, où cet écrivain grec explique clairement ce que n’a pas su voir son émule français. Il est très clair, pour lui, que le sort de Cyrus résulte du parti adopté par Cléarque, bien qu’il ne cherche pas à savoir si ce n’est qu’une erreur, ou bien s’il s’agit d’un acte de trahison, dont il nous faut chercher pourquoi Xénophon en dissimule les traces.

 

2 Vous me dites, Watson, que si l’auteur de l’Anabase avait voulu cacher la traîtrise des Grecs, il aurait mieux valu qu’il garde le silence, au lieu de mentionner les ordres de Cyrus… Vous faites bien de soulever cette objection, et je l’accepterais, si Xénophon n’avait composé son ouvrage qu’à l’intention d’une postérité lointaine, qui le lirait comme il lisait lui-même Homère. Mais il me semble clair qu’il s’adressait d’abord à des Grecs de son temps, auprès desquels il justifiait sa propre action, et qui en savaient plus long que nous, par d’autres témoignages, peut-être discordants. Si l’on admet qu’il ment, il devait tenir compte des livres de Ctésias, d’Isocrate ou de Sophénète pour que ses menteries passent inaperçues par la plupart de ceux qui le soupçonneraient d’embellir son histoire, et d’en dissimuler quelques détails sordides. C’est d’ailleurs ce qu’il fait, dans des cas où il n’a pas le précieux avantage d’être lui-même le seul témoin survivant. Mais n’allons pas trop vite, essayons d’éclaircir les raisons pour lesquelles il reste silencieux sur sa propre conduite, jusqu’au moment où il fait irruption dans l’histoire.

Avez-vous remarqué qu’il lui arrive parfois de livrer des indices, au détour d’une phrase, et comme par mégarde, ou bien est-ce un défi ? C’est tout à fait frappant quand rien ne l’y oblige, par exemple dans la digression où il évoque les années qui ont suivi son retour d’Asie, quand Agésilas l’a « établi » à Scillonte, pas très loin d’Olympie, où cet Athénien exilé va séjourner quinze ou vingt ans. Pour nos lettrés modernes, c’est l’heureuse période où il serait devenu un gentleman-farmer, ne s’occupant plus de guerre ou de politique, mais seulement de mettre en valeur ses domaines, et de transmettre son savoir dans des ouvrages didactiques, où il parle d’agriculture, de chasse et d’art équestre.

Mais que lisons-nous dans l’Anabase ? Xénophon nous y parle de ses fils déjà grands, qui prenaient part à des battues, avec les fils des « autres citoyens » de Scillonte. Citoyens, politôn : il ne s’agit pas là de simple voisinage. Ainsi nous apprend-il que sa vie à Scillonte n’a nullement été celle d’un réfugié, se tenant à l’écart des affaires publiques, mais qu’il est devenu citoyen de Scillonte, sans doute magistrat. Il faut prendre au sérieux l’idée que les Spartiates l’ont « établi » à Scillonte, avec le titre et les fonctions de « proxène », et pas seulement comme propriétaire terrien - dans une cité grecque où seuls les citoyens avaient accès à la propriété foncière. Périèques ou métèques pouvaient bien s’enrichir, comme artisans, marchands, ou encore banquiers, mais restaient dans les villes, et surtout dans les ports. Xénophon n’a pu être un « gentleman-farmer » que dans la mesure où il était citoyen…

Or cette digression s’insère dans un récit où Xénophon s’explique sur l’échec d’un projet qui lui tenait à cœur, mais qu’il n’a pas pu faire accepter par ses pairs (les autres généraux qui menaient les Dix Mille) : fonder une colonie au bord de la mer Noire, ce qui indique, en tout cas, qu’il n’était guère soucieux de regagner Athènes, quoi qu’il en dise dans la suite du récit - où il tient à préciser qu’il n’était pas encore condamné à l’exil… Mais si vous en doutez, nous en reparlerons. Ce qui, pour le moment, me paraît très probable, c’est qu’il ne comptait pas être rentré en grâce auprès des Athéniens, et voulait se fixer dans une autre patrie, comme tant d’autres Grecs l’avaient fait avant lui : ceux qui, comme Hérodote, avaient dû fuir Milet, Halicarnasse, ou Ephèse, pour de nouvelles cités, créant une autre Grèce. Faute de l’avoir fait en Asie, ou en Thrace, c’est précisément ce qu’il va faire à Scillonte.

Quinze ou vingt ans plus tard, quand les Thébains allaient le chasser de Scillonte, il plaide pour l’alliance entre Sparte et Athènes, également menacées par l’expansion de Thèbes. Et si c’est alors qu’il rédige l’Anabase, fût-ce dans une version revue et corrigée, vous comprendrez qu’il ménage les Athéniens, et minimise tout ce qui, dans son récit, aurait pu ranimer des rancunes anciennes. Il lui est certes impossible d’effacer ce qui est de notoriété publique, il ne peut pas nier qu’il a servi Cyrus, avec des compagnons qui avaient tous été les ennemis d’Athènes, tel son hôte Proxène, un Thébain qui attendait beaucoup plus de son engagement auprès de Cyrus que des avantages que sa propre cité aurait pu lui offrir. Ne nous attardons pas sur le nom de Proxène, homonyme d’une fonction qui allait être, plus tard, exercée par Xénophon, mais relevons le fait que leurs deux noms se rattachent à « xenos », pris lui-même au sens d’hôte, plutôt que d’étranger.

Mais relevons aussi que, pendant une guerre, le seul fait qu’un Thébain ait pu être son hôte, rend Xénophon suspect d’avoir préfiguré la conduite qu’ont eue, sous la révolution, tant de nobles français, émigrés à Coblence, et qui ont servi le roi de Prusse, ou bien notre roi George, contre une France qui n’était plus leur patrie. Je me garderai bien de juger sa conduite, mais je comprends que Xénophon soit aussi peu bavard sur son propre passé. De même je comprends qu’il prétende avoir suivi les troupes de Cyrus sans y être soldat, ni officier, ni stratège - mais dans ces conditions, comment pourrions-nous croire que Cyrus insistait pour l’avoir près de lui ? Cyrus avait besoin de chefs comme Cléarque, et Proxène lui-même, qui ne viendraient pas seuls, mais suivis de soldats recrutés par eux-mêmes. C’est bien évidemment le cas de Xénophon, mais il est clair qu’il a dissimulé ses traces, qui me semblent pourtant faciles à retrouver. Je compte bien, Watson, sur votre lecture attentive pour les trouver vous-même, et confirmer ainsi cette supposition, que notre ami Gregson trouverait fantaisiste.

 

3 A la bonne heure, Watson ! Vous avez aperçu quelques anomalies qui vous ont permis de trouver la bonne piste. D’abord Sosis de Syracuse, ce personnage qui n’apparaît qu’une fois, à la tête d’une troupe de trois cents hommes : il rejoint l’armée de Cyrus, mais le petit nombre des soldats qui le suivent ne nous permet pas de l’appeler général, bien qu’ils soient trop nombreux pour qu’on lui attribue un grade subalterne. On pourrait dire de lui, comme de Xénophon, qu’il n’était ni soldat, ni officier, ni stratège. Peut-être un chef de bande, comme ceux d’une autre époque, celle qui séduit tant votre esprit romanesque, et qui vous fait rêver à la « Compagnie blanche », quand notre Prince Noir défendait l’Aquitaine.

Ces trois cents hommes vont figurer dans le compte que fera Xénophon pour l’ensemble des Grecs, mais il ne sera plus question de ce Sosis, pas plus qu’il ne sera question de Théopompe, après le bref moment où il interviendra. Mais nous verrons surgir, le jour de la bataille, Lycios de Syracuse, un lochage dont il sera fait grand éloge, bien qu’il ne joue plus aucun rôle par la suite, à moins de supposer que c’est encore de lui que parle Xénophon, quand il cite le nom de Lycios d’Athènes. Cet Athénien, d’ailleurs, est bien identifié, par le nom de son père : c’est le fils de Polystratos, qui pourrait être l’un des amis d’Alcibiade, qui aurait pris part à la parodie des Mystères. On connaît aussi un autre Polystratos, qui avait fait partie du conseil des Quatre-cents, ce qui nous ramène au parti oligarchique, et à l’entourage d’Antiphon, de Théramène et de Critias, sur lesquels il nous faudra bientôt revenir.

Occupons-nous d’abord du nommé Théopompe, car il n’est guère douteux qu’il s’agit de Xénophon, dans une circonstance où il veut encore cacher qu’il fait partie des chefs qui vont délibérer sur les propositions que leur fait Tissapherne. Ainsi pourra-t-il mieux surprendre le lecteur quand il voudra faire son entrée triomphale, tel l’homme du destin qui va rendre courage à une armée dont le moral est au plus bas. Mais nous savons ainsi qu’il jouait déjà un rôle, et n’était pas un inconnu, bien avant l’épisode où il va se mettre en scène. Sans doute n’était-il pas resté inactif, pendant la période où il gardait l’incognito. Il nous faut donc relire le début de l’histoire, pour nous demander s’il se cache, ici ou là, dans le récit d’actions dont le narrateur s’est dispensé de nommer les protagonistes. Bien entendu, Watson, je ne prétends pas faire de Xénophon l’auteur de tous les actes qu’il attribue à des personnages anonymes - vous jugerez vous-même si j’ai raison de m’attarder sur certains cas.

 

4 Vous l’avez remarqué, Monsieur Taine s’imagine que l’Anabase est un « journal de route », où l’auteur aurait consigné les faits marquants dont il aurait été l’acteur ou le témoin. Mais comment connaît-il tout ce qu’il nous rapporte au début de son livre ? Comment sait-il que Tissapherne « calomnie » Cyrus auprès de son frère, et lui fait croire qu’il complotait contre lui ? Il est bien évident qu’il le sait par ouï-dire, et qu’il se fie aux dires des partisans de Cyrus, dont il fait une victime. Il justifie, du même coup, son projet d’usurpation, où il feint de voir une légitime vengeance. Puis il expose ses préparatifs secrets, les prétextes dont il les couvre, et nous apprend que Tissapherne, qui espionnait ces préparatifs, les a jugés trop importants pour une expédition contre les Pisidiens, ces montagnards que Cyrus prétendait punir pour les incursions qu’ils faisaient dans son domaine. D’où tient-il tout cela, il ne le dit jamais.

Il ne dit même pas quel est son propre nom, contrairement à l’exemple des historiens qui lui ont servi de modèle, et qui se présentent au début de leur livre, expliquent les raisons pour lesquelles ils écrivent, et s’exposent ainsi aux questions que les lecteurs seraient en droit de formuler : « comment le savez-vous ? y avez-vous assisté ? sur quoi fondez-vous la confiance que vous faites à ceux qui vous l’ont dit ? » Mais l’Anabase n’est pas signée par Xénophon, qui mentionne, ailleurs, le récit d’un certain Thémistogène de Syracuse. Et si Thémistogène n’est qu’un des prête-nom sous lesquels Xénophon a voulu se cacher, nous voulons bien admettre que Xénophon témoigne dans le cas des actions auxquelles il a pris part, mais nous ne savons rien des sources grâce auxquelles il peut nous révéler les secrets de Cyrus, de Cléarque ou de Tissapherne, à moins qu’il n’ait pu recueillir leurs confidences.

Ce qui, admettons-le, pourrait être acceptable, comme le donne à penser le célèbre épisode où les soldats grecs se mutinent, parce qu’une fois qu’ils sont arrivés à Tarse, ils ont enfin compris qu’on ne les conduit pas contre les Pisidiens, mais contre Artaxerxès. But de guerre que leurs chefs ont bien su leur cacher, eux qui, dès le début, étaient tous au parfum, bien que Xénophon cherche ensuite à faire croire que Cyrus n’en avait informé que Cléarque. Mais ceci, en tout cas, n’est pas du tout croyable, si on tient compte du fait que Cléarque, au début, n’était nullement le chef suprême des Grecs : il va le devenir, grâce à l’habileté, toute machiavélique, avec laquelle il apaisera les mutins. Il va jouer double jeu, feignant de se rallier aux soldats en colère, et promettant de suivre les choix que fera leur assemblée générale – tout en envoyant un émissaire à Cyrus, pour le rassurer sur ses propres intentions, en lui garantissant une issue favorable, car il va faire en sorte que les soldats comprennent qu’il est déjà trop tard pour rebrousser chemin. La route du retour n’est pas moins périlleuse que celle qui va les conduire à Counaxa. C’est ce que va montrer, devant l’assemblée des soldats, un orateur anonyme qui parle à l’instigation de Cléarque ; vous conviendrez, Watson, qu’il y a toute chance pour que cet orateur soit Xénophon lui-même, qui était probablement l’émissaire envoyé par Cléarque à Cyrus. C’est seulement ainsi que le narrateur de l’Anabase pouvait savoir, de source sûre, comment Cléarque a pu s’entendre avec Cyrus, et gagner sa confiance, sans perdre celle des soldats auxquels il assurait que, s’il fallait choisir entre l’amitié des Barbares et le salut des Grecs, c’est auprès de ceux-ci qu’il saurait se ranger. Les mêmes mutins qui avaient lapidé Cléarque vont lui faire confiance, et d’autres soldats vont quitter leurs généraux, avec armes et bagages, pour rejoindre son campement, où ils resteront ensuite, même quand ils se résignent à reprendre la marche. Retournement spectaculaire, auquel va contribuer, comme le dit Monsieur Taine, l’intervention d’hommes que Cléarque « avait gagnés », qui « se levaient dans l'assemblée, et montraient qu'on ne pouvait avancer ni reculer sans l'appui de Cyrus. » Mais il n’explique pas comment le rédacteur de ce « journal de marche » a percé le secret des manipulations auxquelles n’ont pris part que quelques initiés.

 

5 La suite du récit, dans ce « journal de marche », semble faite pour illustrer le lieu commun qui oppose la discipline perse et « l'indépendance des Grecs » : « Chacun d'eux, écrit-il, faisait ce qui lui plaisait ; les mœurs républicaines les avaient habitués à n'obéir qu'à leur volonté propre, ou au vote auquel ils prenaient part. Deux capitaines, qui n'approuvaient pas l'expédition, prirent les vaisseaux qu'ils trouvèrent en Cilicie et s'embarquèrent avec leurs hommes. » Monsieur Taine, sur ce point, défigure les faits que rapporte Xénophon : les « capitaines » dont il parle n’ont nullement désapprouvé l’expédition, ce sont les généraux dont les soldats venaient de rejoindre Cléarque, quand celui-ci feignait de rompre avec Cyrus : leur propre défection exprime la rancœur qu’ils ressentent envers lui, parce qu’il a ratifié le passage de leurs hommes sous le commandement de Cléarque…

L’exemple qui va suivre est plus approprié, mais Monsieur Taine néglige le sens qu’il a dans le récit de Xénophon. Il montre certes que les Grecs sont querelleurs, mais il nous instruit sur la discipline des Perses, et sur la confiance que leur accorde Cyrus : « il y eut une dispute entre les hommes de Cléarque et ceux de Ménon. Cléarque, ayant jugé que le soldat de Ménon avait tort, le fit battre. Celui-ci alla vers son corps d'armée, raconta l'affaire, et là-dessus les soldats s'irritèrent et voulurent beaucoup de mal à Cléarque. Le même jour Cléarque, étant allé au passage du fleuve, et ayant examiné le marché qui se trouvait là, revient à cheval avec peu de monde, et pour aller à sa tente traverse l'armée de Ménon. Un soldat qui fendait du bois le voit passer, lui lance sa hache et le manque. Un autre lui jette une pierre, puis un second, puis une foule d'autres avec de grands cris. Cléarque s'enfuit vers son armée et ordonne aussitôt qu'on prenne les armes. Il commande à ses hoplites de rester le bouclier incliné sur le genou, et prenant lui-même les Thraces et les cavaliers qui étaient plus de quarante, il pousse vers les hommes de Ménon » Ceux-ci se troublent, et Ménon pareillement ; ils courent aux armes et se tiennent prêts de leur côté à tout hasard. Proxenos, qui arrivait après eux et suivi de son corps d'hoplites, mena aussitôt ses hommes entre les deux troupes, et pria Cléarque de ne point agir comme il le faisait. Celui-ci s'irrite de voir prendre aussi doucement l'injure d'un homme qui a manqué d'être lapidé, et lui ordonne de faire place. En ce moment survenait Cyrus, qui apprit l'affaire. Aussitôt, il prit ses javelots dans ses mains, accourut entre les deux troupes avec ceux de ses fidèles qu'il avait là, et dit : Cléarque, Proxenos, et vous autres Grecs qui êtes ici, vous ne savez ce que vous faites. Si vous engagez quelque combat entre vous, comptez que de ce jour-là je serai perdu, et vous aussi bientôt après. Car, sitôt que nos affaires iront mal, tous ces barbares que vous voyez nous seront plus hostiles que ceux du roi. A ces mots, Cléarque revint à lui, des deux côtés on s'arrêta, et ils posèrent leurs armes sur la place. »

La fidélité des Barbares n’est acquise à Cyrus que dans la mesure où il est un prince royal, satrape ou vice-roi d’une riche province, mais rien ne garantit qu’ils lui soient plus fidèles que les Grecs, quand ils affronteront les troupes du Grand Roi : le récit de Xénophon est ponctué par des épisodes où Cyrus fait exécuter, sous prétexte de trahison, d’importants dignitaires, qu’il accuse d’avoir comploté contre lui. Chez eux, la rébellion peut venir du sommet, alors que, chez les Grecs, c’est la base qui grogne… Cyrus le dit très bien, « sitôt que nos affaires iront mal, tous ces barbares que vous voyez nous seront plus hostiles que ceux du roi. » : c’est le sens de leur fidélité dynastique, dont profite Cyrus, tant qu’ils ignorent son projet d’usurpation, mais qui risque de les soulever contre lui, quand ils verront qu’il les conduit contre le roi. Ces Barbares « nous » seront hostiles, cela ne veut pas dire qu’ils soient hostiles aux Grecs, ils seront hostiles à Cyrus, et à ceux dont il fait sa garde prétorienne. Monsieur Taine n’y prête pas attention, mais les Grecs savent bien que leurs propres tyrans, Pisistrate ou Denys, appuyaient leur pouvoir sur des troupes de mercenaires, et ne se fiaient guère aux soldats-citoyens. S’ils l’avaient ignoré, ils allaient d’ailleurs s’en apercevoir bientôt, dans un épisode que Monsieur Taine omet, celui où Cyrus juge et condamne Orontas, lors d’un conseil de guerre qui se tient à huis clos, et sous la protection des mercenaires grecs. Monsieur Taine, à vrai dire, n’est guère préparé à comprendre cet épisode, lui qui prend les Dix-mille pour les précurseurs d’Alexandre, et les compare aux conquistadors espagnols : il oublie que leur rôle, dans l’armée de Cyrus, est seulement celui d’une troupe auxiliaire, comme celui des Cipayes dans notre armée des Indes. Si valeureux soient-ils, ils ne peuvent prétendre à conquérir la Perse, mais seulement à servir les ambitions d’un prince qui cherche à usurper le trône de son frère. Mais n’accablons pas Monsieur Taine, qui n’est certes pas seul à se bercer de ces rêveries romanesques : si vous tenez à suivre l’odyssée des Dix-mille, suivez-la donc, Watson, dans le récit de Xénophon. 

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