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9 février 2012 4 09 /02 /février /2012 21:20

Chapitre trois : Les mains sales

 

Il est temps d'évoquer l'ombre de Machiavel, et de l'interroger sur ce que lui a appris la lecture de Xénophon. Bien qu'il ne nous parle jamais de l'Anabase, Machiavel fait grand cas de la Cyropédie, où il trouve mise en scène l'action qu'a pu mener un monarque exemplaire : « Quiconque lit la vie de Cyrus écrite par Xénophon observe ensuite dans la vie de Scipion combien cette imitation lui apporta de gloire, et combien en chasteté, affabilité, humanité, libéralité, Scipion se conforma à ce que Xénophon a écrit de Cyrus. Ce sont de telles manières que doit observer un prince sage : ne jamais rester inactif en temps de paix, mais en faire avec soin un capital pour pouvoir s’en servir dans l’adversité, afin que, quand change la fortune, elle le trouve prêt à lui résister» [Chapitre 14, pp. 147-148 de la traduction des Œuvres de Machiavel par Christian Bec, collection Bouquins, Paris 1998].

Un général de la république romaine a donc pris pour modèle ce monarque idéal, qui devient le modèle de tout homme d'Etat, quel que soit le régime où opère sa virtú. Cet éloge, à première vue, met au tout premier plan les vertus chevaleresques d’un parfait gentilhomme, mais la dernière phrase nous rappelle discrètement que la vertu d’un prince est une vertu politique. Pour Machiavel, le prince est un prophète armé, il sait que « la nature des peuples est changeante ; et il est facile de les persuader d’une chose, mais difficile de les maintenir en cette persuasion. Aussi faut-il être organisé de façon telle que, lorsqu’ils ne croient plus, on puisse les faire croire de force. Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n’auraient pas pu leur faire observer longtemps leurs institutions, s’ils avaient été désarmés » [Chapitre 6, traduction citée, p. 123].

Le prince vertueux est logé à la même enseigne que « ceux qui sont parvenus par des crimes à la monarchie » [Chapitre 8, traduction citée, pp. 130-133 : De his qui per scelera ad principatum pervenere] : l’amour de ses sujets est l’un des avantages qu’il doit à ses vertus, réelles ou supposées, mais il vaut mieux pour lui qu’on le craigne et qu’on le respecte. S’il lui fallait choisir entre ces avantages, « le prince doit se faire craindre de façon que, s’il n’acquiert pas l’amour, il fuie la haine ; car être craint et n’être pas haï sont deux choses qui peuvent très bien aller ensemble (...) les hommes aimant selon leur gré et craignant selon le gré du prince, un prince sage doit se fonder sur ce qui lui est propre, non pas sur ce qui est propre à autrui: il doit donc seulement s’efforcer de fuir la haine » [Chapitre 17, traduction citée, pp. 152-153].

Les vertus grâce auxquelles il peut se faire aimer lui sont moins nécessaires que celles qui assurent, préservent et renforcent le pouvoir qu'il exerce. Sans doute importe-t-il qu’on lui attribue les plus hautes vertus morales, qu’il passe pour loyal, juste et compatissant, mais il ne s’ensuit pas qu’il doive pratiquer les vertus qu’on lui prête. Et c’est précisément l’exemple de Cyrus qui va justifier ce que Platon appelle un mensonge royal. 

 

 

Les rigueurs de la guerre 

 

Mais, remarquons le bien, ce n'est pas dans Le Prince que Machiavel tient ce propos machiavélique, où il semble contredire le trop flatteur éloge que nous avons cité : « Xénophon démontre, dans sa vie de Cyrus, qu’il est nécessaire de tromper pour réussir, compte tenu du fait que la première expédition que Cyrus fit contre le roi d’Arménie est pleine de ruses et qu’il occupa par la ruse le royaume de celui-ci, et non par la force. Il conclut de ces actions qu’un prince qui veut faire de grandes choses est contraint d’apprendre à tromper les autres. Il raconte que Cyrus trompa aussi Cyaxare, roi des Mèdes, son oncle maternel, et de plusieurs façons. Et il démontre que, sans la ruse, Cyrus n’aurait pu atteindre à la grandeur à laquelle il parvint. Je ne crois pas que l’on puisse trouver quelqu’un qui soit parvenu d’une basse condition à un grand empire en ne recourant ouvertement et ingénument qu’à la force, mais qu’il y parvint en ne recourant qu’à la ruse. » [Discours sur Tite-Live, II, 13, traduction citée, p. 320] 

Dirons-nous que Machiavel résume de façon tendancieuse le récit de Xénophon, et qu'il pervertit l'enseignement socratique, en nous faisant confondre la sagesse d'un roi et l'habileté d'un tyran ? Leo Strauss nous rappelle que la rupture moderne avec la "philosophie politique classique", rupture consommée par Machiavel et Hobbes, est marquée par l'effacement de toute différence entre roi et tyran. Or Cyrus est un roi, légitime héritier de son père Cambyse [Strauss 1982, p. 314]. Rappelons toutefois que Xénophon met dans la bouche de Socrate une apologie du mensonge royal, dont il explique à Euthydème les raisons qui pourraient le rendre légitime : "Supposons maintenant qu'un homme qui a été élu général asservisse une cité injuste et ennemie, dirons-nous qu'il est injuste ? (...) Et s'il trompe les ennemis à la guerre ? Cela aussi est juste, dit-il. (...) mais j'ai cru d'abord que tes questions ne regardaient que les amis. Maintenant, reprit Socrate, tout ce que nous avons attribué à l'injustice, ne faudrait-il pas aussi l'attribuer à la justice ? Il me le semble, dit-il".

Socrate explique même, nous l'avons déjà vu, que le mensonge est juste à l'égard des amis : "supposons qu'un général, voyant son armée découragée, lui fasse accroire qu'il va recevoir des renforts et que, par ce mensonge, il relève le courage de ses soldats, de quel côté mettrons-nous cette tromperie? A mon avis, dit-il, du côté de la justice. Supposons encore qu'un enfant ait besoin d'un remède et qu'il refuse de le prendre, qu'ensuite son père le trompe en lui donnant ce remède comme un aliment et que, par ce mensonge, il lui rende la santé, où placerons-nous aussi cette tromperie? A la même place, il me semble, répondit le jeune homme. Et si, voyant un ami désespéré et craignant qu'il ne se suicide, on lui dérobe ou lui arrache, soit une épée, soit n'importe quelle arme, de quel côté faut-il placer encore cette action ? Celle-là, aussi, dit-il, il faut, par Zeus, la mettre du côté de la justice." [Mémorables, 4, 2, 15-17] 

 

 

Une éducation raisonnée

 

Dans la Cyropédie, c'est Cambyse lui-même qui apprend à son fils qu'il lui faut, à la guerre, "savoir tendre des pièges, dissimuler ses pensées, ruser, tromper, voler, piller et l'emporter en tout point sur l'adversaire" [2, 6, 27]. Cyrus observe alors que c'est tout le contraire de ce qui lui a été appris dans son enfance. Cambyse lui répond que l'éducation des enfants doit leur apprendre à ne pas nuire à leurs amis, tout en les préparant à nuire aux ennemis, par des exercices tels que le tir à l'arc, le maniement des armes, et l'usage des pièges employés par les chasseurs : "Pourquoi donc appreniez-vous à tirer de l'arc, à lancer le javelot, à attraper par la ruse des sangliers, soit avec des filets, soit au moyen de fosses, et des cerfs avec des pièges et des lacets ? (...) nous vous enseignions à viser une cible, afin de vous mettre en état, non pas de faire du mal à nos amis, mais, en cas de guerre, d'atteindre aussi des hommes" [2, 6, 28-29].

C'est là, pourrait-on dire, une ruse de la raison, qui emploie des artifices dont la finalité n'est pas encore perçue par des enfants qui n'ont pas encore atteint l'âge où ils apprendront "sans risques" les règles qui ne s'appliquent qu'aux ennemis : "Il semble en effet que vous ne pourriez plus vous laisser entraîner à vous conduire brutalement avec vos concitoyens, ayant été nourris ensemble dans le respect les uns des autres. De même nous ne parlions pas aux êtres trop jeunes des choses de l'amour de peur que, la liberté s'ajoutant à la violence de leurs désirs, ils ne s'y livrent sans retenue" [2, 6, 34]. Faut-il le rappeler, Platon prête à Socrate des propos similaires, où il dépeint les guerriers, gardiens de la cité, comme des "chiens de bonne race" que leur bon naturel rend capables "d'être de la plus grande douceur possible envers les familiers et les gens qu'ils connaissent, tandis que c'est le contraire à l'égard des inconnus" [République, 375e].

Quant à Cyrus le Jeune, et aux chefs que célèbre l'auteur de l'Anabase, leur conduite est réglée par les mêmes principes, ils ne dévoilent leurs projets qu'au moment même où ils doivent les accomplir [par exemple, Cléarque, 2, 1, 22-23], et c'est cela, bien sûr, qui justifie plus tard l'idée de s'en remettre au pouvoir d'un seul chef, quand les Dix-Mille se croient presque au bout de leurs peines, et ne songent plus qu'à amasser du butin, pour ne pas retourner en Grèce les mains vides. Qui veut la fin veut les moyens, une armée de pillards réclame un chef unique : "Ils pensèrent donc, s'ils se donnaient un seul chef, que ce chef unique pourrait tirer plus de rendement de l'armée, la nuit comme le jour, que si le commandement était divisé ; que lorsqu'il faudrait surprendre l'ennemi, la chose resterait plus cachée ; que, si, d'autre part, il fallait le prévenir, il y aurait moins de retard : on n'aurait pas besoin, en effet, de palabrer les uns devant les autres ; ce qu'aurait décidé le chef unique, on l'exécuterait. Jusque-là, au contraire, les stratèges n'agissaient jamais qu'à la majorité des voix". [6, 1, 17-18] 

 

 

La fragilité du pouvoir

 

L'épisode mérite qu'on s'y arrête un moment. Diodore de Sicile, qui écrit trois siècles plus tard, contredit Xénophon, il croit que Chirisophe a naturellement succédé à Cléarque, et qu'il a donc mené l'armée dans sa retraite. S'il faut se fier à l'Anabase, Chirisophe ne conduisait que l'avant-garde, pendant que Xénophon menait l'arrière-garde, et que d'autres stratèges menaient le gros des troupes. En outre, dès qu'ils sont arrivés au bord de la Mer noire, les Dix-Mille ont pu croire qu'ils rentreraient à bord des vaisseaux que Chirisophe est allé quérir à Byzance, et l'armée, quelque temps, va se passer de lui, qui ne semble pas être un chef irremplaçable... Quand il rejoint l'armée, près du port de Sinope, il ne ramène pas les vaisseaux attendus, et il ne va pouvoir être élu chef suprême que parce que Xénophon, pressenti pour ce poste, s'est récusé lui-même, en rappelant que les Dix-Mille, qui peuvent avoir besoin de l'aide des Spartiates, auront tout intérêt à choisir Chirisophe [6, 1, 26]. L'argument est spécieux, c'est sans doute un prétexte, et nous comprenons mieux le choix de Xénophon, quand nous voyons l'armée se scinder en trois groupes, six ou sept jours après avoir élu son chef, dès lors que celui-ci ne remplit pas le rôle en vue duquel l'armée voulait un chef unique : Chirisophe, en effet, n'accepte pas de rançonner les cités grecques qui ont offert aux Dix-Mille un "don d'hospitalité" que ceux-ci jugent insuffisant, et qu'ils voudraient donc les contraindre à augmenter [6, 2, 4-12]. Cette troupe de mercenaires, qui n'est pas une armée nationale, puisque la Grèce est loin de former une nation, éclate alors suivant des clivages ethniques : "Ainsi l'armée se divisa en trois corps : les Arcadiens et les Achéens, plus de quatre mille hommes, tous hoplites" ; Chirisophe avait quatorze cents hoplites et sept cents peltastes : c'étaient les Thraces de Cléarque ; Xénophon commandait à dix-sept cents hoplites et à trois cents peltastes ; lui seul avait de la cavalerie, quarante hommes environ" [6, 2, 16]. Au moment où elle se désagrège, cette armée des Dix-Mille, qui comptait, au début, plus de treize mille hommes, en avait donc perdu cinq mille, qui ne sont pas tous morts, mais qui ont dû déserter, certains depuis longtemps, et la plupart après avoir rejoint la côte : ils peuvent, désormais, se mêler aux habitants des nombreuses colonies grecques qui jalonnent leur route, entre Trapézonte et Byzance, et bien que Xénophon minimise le fait, il lui arrive bien de citer quelques cas [5, 6, 34 ; 5, 7, 15], puis d'admettre, au moment où lui-même songe à quitter l'armée, que de nombreux soldats "vendirent leurs armes dans le pays et s'embarquèrent comme ils purent ; d'autres même les donnaient et se mêlaient à la population des villes" [7, 2, 3]. 

L'échec de Chirisophe n'est donc pas la sanction de son incompétence, il s'explique plutôt par la situation d'une armée dont les buts ne s'accordent avec ceux d'aucun de ses chefs : Xénophon a tenté de les implanter sur la côte, en fondant une colonie [5, 6, 15] ; Timasion désirait les mener en Troade [5, 6, 23-24] ; Chirisophe entreprend de les conduire en Thrace, pour les incorporer dans une armée spartiate. Mais le simple soldat n'aspire qu'à rentrer, avec un bon viatique, "vivre entre ses parents le reste de son âge" [comme dit l'auteur des Regrets, Heureux qui comme Ulysse...] 

 

 

La question politique 

 

Cette situation est loin d'être normale : l'érudition moderne, à la suite de Taine, admire tellement cette "Athènes errante", "république voyageuse, qui délibère et qui agit", qu'elle risque d'oublier que l'armée des Dix-Mille n'est qu'un rassemblement éphémère et fortuit, qui se dispersera au fur et à mesure, dès lors que tel ou tel y trouvera son compte. Et c'est bien pour cela qu'elle ne s'est pas fixée sur les rivages où Xénophon aurait voulu fonder une colonie grecque... Cette politeia n'est pas une polis, dont les citoyens doivent se sentir solidaires, obéir à ses lois, et respecter les ordres d'un pouvoir légitime. Elle ne peut même pas distribuer aux soldats la solde sans laquelle il leur faut, pour survivre, s'adonner au pillage, et fonder leur conduite sur l'évaluation des risques encourus, et des enjeux qui justifient qu'on les encoure. Calcul utilitaire et individualiste, qui n'est pas étranger aux Grecs de cette époque, mais qui est un signe du déclin de la cité, thème récurrent des entretiens socratiques, chez Xénophon bien sûr, mais aussi chez Platon, dans le Protagoras, le Gorgias et la République. Même dans le Criton, qui insinue l'idée d'un contrat implicite, le lien social n'est pas créé par un contrat : Socrate se soumet aux lois de la cité, puisqu'il est supposé les avoir approuvées, puisqu'il était libre d'émigrer, s'il les trouvait injustes, et d'aller se fixer dans une autre cité, dont il aurait jugé les lois plus convenables [cf. le commentaire qu'en fait Castoriadis, La société bureaucratique, 1990, p. 484, note 13]. Mais c'est bien parce qu'il est un citoyen d'Athènes, produit et éduqué par les lois athéniennes, qu'il peut examiner si ces lois sont injustes, et s'il doit s'y soumettre : cette liberté de pensée n'est pas un attribut naturel et universel, qui appartiendrait aux hommes dans l'état de nature, et qui précéderait la vie en société. Xénophon, en tout cas, ne se soucie pas des problèmes d'origine. Ce qui importe, pour lui, ce n'est pas de savoir d'où est issu l'ordre social, mais pourquoi tel pouvoir est capable de se faire obéir, autant que les bergers qui mènent leurs troupeaux, sans que leurs bêtes aient jamais conspiré contre eux, cependant que les hommes "ne conspirent jamais plus volontiers que lorsqu'ils s'aperçoivent qu'on entreprend de les gouverner" [Cyropédie, 1, 1, 2]. Ce qu'il admire chez Cyrus, c'est le fait qu'il ait su se faire obéir "de bon gré par des peuples qui habitaient à des jours de marche, à des mois même, par d'autres qui ne l'avaient même jamais vu, par d'autres qui savaient très bien qu'ils ne le verraient même jamais, et qui pourtant acceptaient de se soumettre à lui" [Cyropédie, 1, 1, 3]. De façon toute pragmatique, l'obéissance volontaire n'est pas présentée comme le fondement d'un pouvoir légitime, mais comme le résultat d'une conduite sage, grâce à laquelle il parvient à se maintenir. Cette leçon que Cyrus reçoit de son père se trouve confirmée, aux yeux de Xénophon, par tout ce dont il a pu faire l'expérience : "si les hommes estiment quelqu'un plus avisé qu'eux-mêmes touchant leur intérêt, ils lui obéissent de grand coeur", c'est ainsi que les malades "s'empressent d'appeler les médecins, pour que ceux-ci leur prescrivent ce qu'ils doivent faire" et que, sur un navire, "les passagers obéissent avec empressement aux pilotes" : ils cessent d'obéir, dès qu'ils cessent de se fier à leur compétence, "ils se refusent absolument à céder devant des punitions et à se laisser séduire par des présents" [Cyropédie, 1, 6, 21]. C'est aussi la conclusion de l'Économique [21, 2-12], mais c'est surtout l'exemple que Xénophon retient d'un chef tel que Cléarque, qui arrive toujours à se faire obéir, même quand il n'est qu'un général parmi d'autres, mais sans doute le seul qui sache où il veut aller [Anabase, 2, 2, 5] : militaire ou politique, l'autorité d'un chef n'est pas garantie par la régularité de son investiture, mais par l'habileté de celui qui l'exerce. 

 

 

Les leçons du Vieil Oligarque

 

Machiavel n'est donc pas le premier politique qui ait subordonné la question de savoir si un pouvoir est juste à une autre question, posée en préalable, qui serait de savoir si ce pouvoir est viable. Question machiavélique, celle de savoir comment on accède au pouvoir, comment on s'y maintient, et comment on le perd : question qui est constamment posée dans l'Anabase, dans la Cyropédie, et dans un court traité, la République des Athéniens, que la tradition place dans la liste des oeuvres attribuées à Xénophon. Mais il est impossible que notre auteur ait pu écrire cet ouvrage, où la description du régime athénien renvoie visiblement à une époque où il n'était qu'un enfant. L'époque où Périclès était encore à la tête de la cité, qui était encore puissante, au début de la guerre qui allait arracher leur empire aux Athéniens. Dans certains manuscrits, l'oeuvre est attribuée à "l'orateur Xénophon", ce qui peut désigner un homme politique, et sans doute un stratège, qui pourrait être alors l'un des trois généraux qui ont, après un long siège, reçu la reddition de Potidée, puis se sont fait tuer en combattant les Thraces de Chalcidique. Nous savons, grâce à Thucydide [2, 70], que le peuple athénien blâmait ces généraux, et les soupçonnait de s'être laissé corrompre, parce qu'ils ont négocié avec les habitants de Potidée, et leur ont permis de partir libres de leur cité, sans attendre qu'ils soient réduits par la famine à se livrer au bon vouloir des assiégeants : tout au long de la guerre, le démos athénien trouve tout naturel de réduire en esclavage les populations grecques qui s'opposent à lui, à Mytilène ou à Corcyre, et plus tard à Mélos, et c'est plutôt dans les cercles aristocratiques qu'on voit naître l'idée que les Grecs ne doivent pas asservir d'autres Grecs. C'est que, contrairement à la masse du peuple, les nobles ont souvent des liens de parenté avec les grandes familles d'autres cités, ce qu'attestent les noms étrangers qu'ils transmettent à leurs descendance : le nom spartiate d'Alcibiade, ou celui d'Oloros, qui est celui d'un roi thrace, avant d'être celui du père de Thucydide. C'est seulement à l'époque de Périclès qu'il devient nécessaire, pour être citoyen, d'être né de parents athéniens l'un et l'autre : dans la République des Athéniens, c'est le peuple qui est xénophobe. 

 Quoique certains critiques attribuent ce pamphlet à des auteurs connus, tels que Critias ou Thucydide, nous aimerions penser que c'est bien ce stratège, homonyme ou parent de notre Xénophon, qui exprime dans cette oeuvre une amère critique du régime athénien, mais il ne peut y avoir aucune certitude, et nous suivrons l'usage, qui est de l'attribuer à un "Vieil Oligarque" dont l'identité reste à jamais inconnue. 

Or ce Vieil Oligarque, qui proclame avec force son hostilité au régime, nous surprend par l'analyse qu'il en fait : le régime athénien, qui opprime les "bons", c'est-à-dire les nobles, et les soumet à l'arbitraire des "méchants", ceux qui en d'autres temps seront nommés vilains, lui apparaît pourtant comme un régime viable, dont les institutions sont si bien agencées qu'elles fonctionnent de façon tout à fait cohérente, au service des buts pour lesquels elles sont faites : "il est juste qu'à Athènes les pauvres et le peuple jouissent de plus d'avantages que les nobles et les riches, et la raison en est que c'est le peuple qui fait marcher les vaisseaux et qui donne à la cité sa puissance (...) Cela étant, il paraît juste que tous aient part aux magistratures, et à celles qui se tirent au sort et à celles qui sont électives, et que la parole soit accordée à tout citoyen qui la demande [traduction Chambry, Œuvres complètes de Xénophon, Garnier-Flammarion, 1967, tome 2, page 473]". 

 

 

La démocratie comme compromis historique

 

De quoi est-il question ? De la démocratie, mais il ne s'agit pas d'une analyse abstraite, portant sur une idée de la démocratie. Il s'agit de la démocratie athénienne, puissance maritime dont l'existence même peut être mise en jeu dans un combat naval. La plupart des cités confient alors leur salut à l'infanterie lourde, où servent des hoplites, assez riches pour payer leur équipement, et à des cavaliers, qui se recrutent dans la jeunesse dorée. Mais Athènes a besoin d'une flotte puissante. 

Rameurs ou matelots, ce sont les pauvres qui servent dans la marine, et deviennent ainsi le facteur décisif des succès ou des risques encourus dans les guerres. C'est ce qui leur confère un rôle politique sans commune mesure avec leur rang social : ils siègent au Conseil, et dans les tribunaux, dont les membres sont choisis par un tirage au sort, et perçoivent un misthos (salaire) qui compense les journées de travail perdues. Mais ils laissent aux riches les charges électives par lesquelles s'exerce ce que nous appelons "pouvoir exécutif" : stratèges, triérarques, commandants de cavalerie "car le peuple sait qu'il a avantage à ne pas exercer ces charges lui-même et à les laisser à ceux qui sont les plus capables de les remplir [traduction Chambry, page 474]".

La force du régime réside dans l'alliance qui s'est établie entre la masse populaire et une partie de la classe possédante, celle qui trouve son compte dans des richesses qu'elle possède à l'étranger, en Thrace et dans les îles où s'est constitué un empire athénien : pensons aux mines d'or qu'exploitait Thucydide, dans cette Thrace où il était parent des rois. Ce n'était pas le cas des propriétaires fonciers, dont les terres se trouvaient sur le sol de l'Attique, et que la guerre allait exposer au pillage. Ainsi que l'a bien vu notre Vieil Oligarque, si les Athéniens, "avec leur supériorité maritime, demeuraient dans un île, ils pourraient, à leur gré, faire du mal à leurs ennemis sans crainte de représailles, tant qu'ils auraient l'empire de la mer ; ils ne verraient ni leur territoire saccagé, ni l'ennemi dans leurs murs. Mais, étant donné leur situation, les propriétaires fonciers et les riches sont plus disposés que les autres à se soumettre aux ennemis. (...) En outre ils seraient délivrés d'une autre crainte, s'ils habitaient une île, celle de voir la cité trahie par les oligarques, leurs portes ouvertes et l'ennemi introduit dans leurs murs [traduction Chambry, pp. 480-481]". Pour cette fraction de la classe possédante, il ne suffira pas d'exclure les "méchants" du corps civique qui élit les magistrats, il faut encore éliminer ceux des nobles et des riches qui se sont alliés au pouvoir populaire, et qui sont plus odieux que le peuple lui-même : "Pour moi, j'excuse le peuple d'être démocrate ; car tout le monde est excusable de rechercher son avantage ; mais celui qui, n'étant pas du peuple, aime mieux vivre dans une cité démocratique que dans une oligarchique a dessein de faire le mal [traduction Chambry, page 482]". On comprend mieux pourquoi, à l'issue de la guerre, la tyrannie des Trente va s'en prendre aux aristocrates "modérés", et verra s'affronter, parmi les Trente eux-mêmes, les amis de Critias et ceux de Théramène - c'est l'un des arguments que Luciano Canfora invoque pour attribuer ce texte à Critias [Canfora 1989 : cet ouvrage propose une autre traduction de la République des Athéniens, qu'il présente sous la forme d'un dialogue]. 

Voici, dès le début de cette grande guerre, la prévision lucide - ou l'annonce perfide - des méthodes auxquelles vont recourir les oligarques, et de leurs résultats, tels qu'ils seront rapportés dans les Helléniques : pour abattre la démocratie athénienne, il faut d'abord abattre sa puissance navale, détruire les Longs Murs qui relient Athènes au Pirée, chasser de la cité marins et artisans, qui devront revenir au travail de la terre : comme dira Pétain, la terre ne ment pas... [Rappelons en passant que Jules Isaac, dans son livre Les Oligarques, développait un parallèle suggestif entre Athènes et la France, l'oligarchie ancienne et celle qui a fleuri pendant les années noires]. Pour que les oligarques accèdent au pouvoir, il faudra tout d'abord qu'Athènes soit vaincue, et tenue en respect par la présence d'une garnison spartiate, accordée par Lysandre afin de soutenir ses complices athéniens. Mais ceux-ci sont très loin de s'accorder entre eux : la lutte à mort qui oppose Critias et Théramène, et qui se solde par la mort de ce dernier, fera perdre à Critias l'appui des modérés. Ces dissensions permettent une offensive des démocrates exilés, qui parviennent grâce à un hardi coup de main à rentrer au Pirée, puis à s'en rendre maîtres, lors d'un combat où mourront Critias et Charmide : la guerre civile reprend, entre les modérés, qui contrôlent la ville, les fidèles de Critias, réfugiés à Éleusis, et les démocrates qui s'installent au Pirée. Les Spartiates vont jouer un rôle d'arbitres, bien que Lysandre cherche à sauver les tyrans, alors que Pausanias, l'un des deux rois de Sparte, parvient à imposer une paix de compromis. Cette paix fait renaître une alliance entre les "modérés" des deux bords, et proclame une amnistie, dont ne seront exclus que les crimes de sang : il n'y aura donc pas d'épuration massive, et c'est en pure perte que les victimes des Trente voudront faire punir ceux d'entre eux qui avaient pris parti pour Théramène [cf. Lysias, Contre Ératosthène]. Mais ce compromis laisse en fâcheuse posture les proches de Critias, et même les cavaliers qui ont, en mainte occasion, dû se salir les mains, par exemple lors du guet-apens où ils ont, sur les ordres des Trente, arrêté les citoyens d'Éleusis, condamnés aussitôt dans un procès truqué. Xénophon, qui nous rapporte cet épisode, montre bien que Critias a voulu compromettre ceux-là même qui n'ont fait qu'obéir aux ordres, mais à qui l'on pourra reprocher par la suite d'avoir exécuté des ordres illégaux [Helléniques, 2, 4, 9]. Jusqu'à quel point était-il impliqué lui-même ? nous ne le savons pas, puisqu'il se garde bien d'évoquer son propre rôle, mais nous l'avons déjà vu passer sous silence nombre de faits gênants, ou s'ingénier afin de rejeter la faute sur un seul des coupables, ce qui est bien le cas lorsqu'il charge Critias, alors que chaque fois qu'il mentionne Charmide, il le dépeint toujours comme un agneau sans tache, comme s'il était resté l'adolescent gracieux que met en scène un dialogue de Platon. S'ils vivaient parmi nous, les amis de Socrate nous paraîtraient sans doute un peu moins innocents. 

 

 

Chapitre quatre : Entre mythe et politique

 

L'Anabase n'est pas un récit de voyage, ni un "journal de marche", ni un équivalent du Livre des merveilles, narré par un précurseur de Marco Polo. Est-ce un livre d'histoire ? Sûrement pas au sens que ce terme a pour nous, pour qui l'historien se doit d'être scientifique, mais c'est ce que les Grecs entendaient par histoire, et même Machiavel, pour qui "la vie de Cyrus écrite par Xénophon" est un livre d'histoire, ce qui vaut pour l'Anabase, à plus forte raison. Mais la Cyropédie, dans l'esprit des modernes, est une sorte de roman. Dans la notice qu'il lui consacre, Marcel Bizos rappelle "la diversité des appellations qui lui ont été données : histoire, histoire romancée ou roman historique, biographie romancée, roman philosophique ou moral, roman didactique, traité d'éducation, institution militaire, ouvrage socratique, éloge [Bizos 1972, p. V]". Selon lui, "elle est tout cela", mais l'auteur "n'y a pas fait oeuvre d'historien", comme l'avait déjà remarqué Cicéron : suit un long inventaire des libertés qu'il prend avec les sources auxquelles il avait pu puiser. Son Cyrus fait des guerres qui n'ont jamais eu lieu, comme celle d'Arménie, que Machiavel trouvait tellement instructive... "Quant à la peinture que fait Xénophon de la vie quotidienne des Perses au Ve siècle, elle n'est ni riche ni exacte, par exemple en ce qui concerne les détails de la vie militaire, de la religion, des repas. Souvent le lecteur se trouve en fait transporté en pleine Grèce, à Athènes et plus souvent à Sparte. Ses beaux récits de batailles sont aussi le fruit de l'imagination de l'auteur [pp. VI-VIII]". La cause est entendue : il s'agit d'un roman, même si à notre goût il est peu romanesque, des lors qu'il met en scène une histoire fictive, et des personnages qui n'ont pas existé...

Que dire de l'Anabase ? Sans doute est-elle plus fiable que la Cyropédie, et la plupart des événements qu'elle rapporte sont attestés par Diodore et Plutarque, qui ont eux-mêmes puisé dans les témoignages d'auteurs qui avaient participé à la même aventure, dont le récit paraît globalement véridique. Si nous prétendions le rejeter de l'histoire, nous devrions aussi bien rejeter Hérodote, Thucydide ou Polybe, dont les procédés narratifs sont aussi éloignés de la rigueur qu'exige la méthodologie de l'histoire moderne. Les faits qu'ils nous rapportent sont souvent des "on-dit", qu'il leur arrive de présenter comme tels, quitte à signaler que d'autres versions circulent, entre lesquelles il leur fallait bien décider, comme nos jurés d'assises, et s'en tenir à leur intime conviction... Quant aux nombreux discours qui ponctuent le récit, nous savons qu'ils n'ont jamais été prononcés, même s'ils correspondent à l'idée que l'auteur se fait des circonstances, et des intentions probables des orateurs. Les trois discours que Périclès est censé prononcer dans le récit de la guerre du Péloponnèse ne nous apprennent, en fait, que l'interprétation faite par Thucydide des projets stratégiques du leader athénien, et des conceptions politiques qui restent à nos yeux le plus bel énoncé du credo démocrate. Hérodote, avant lui, fournit d'autres versions de ce même credo, dont il est improbable qu'elles aient été formulées par les personnages auxquels il les attribue : par exemple Otanès, l'un des grands seigneurs perses qui débattent avec le futur roi Darius des mérites respectifs de la démocratie, de l'aristocratie et de la monarchie. Les discours que Xénophon s'attribue à lui-même, ou ceux qu'il attribue à Cyrus ou à Cléarque, ne sont évidemment ni plus "vrais", ni plus "faux". Les lecteurs athéniens savent parfaitement que ces discours expriment, non ce qu'un orateur dit à son auditoire, mais ce que l'historien veut dire à ses lecteurs, soit pour leur dévoiler la perfidie d'un tel, la sottise d'un autre, ou la sagacité d'un troisième, soit pour dégager le sens des événements, les implications des choix qui vont être faits, et qui ordinairement apparaissent après coup. En ce sens, il est vrai que tout historien grec, même s'il est "objectif", et si son récit reste fidèle aux faits "tels qu'ils se sont produits", n'apporte à son public ce qu'il attend de lui que par la fiction où il leur assigne une place, et qui les transfigure en mythe, ou en épopée. Et dans le cas de "la guerre du Péloponnèse",  les mêmes événements suivraient un autre rythme sans le coup de génie par lequel l'auteur a choisi de les inscrire dans la trame d'une seule et unique guerre. Chez d'autres historiens, l'interruption marquée par la "paix de Nicias" aurait pu justifier une tout autre intrigue, un tout autre agencement, où il s'agirait de deux guerres successives, avec d'autres mobiles et d'autres enjeux, où n'apparaîtrait pas la logique immanente qui gouverne le scénario de Thucydide.

 

 

La création d'un mythe

 

Comme la Cyropédie, mais pour d'autres raisons, l'Anabase est aussi un roman historique. Elle l'est, tout d'abord, parce qu'elle transfigure le sens et la portée d'une aventure qui est restée mémorable, pour ceux qui l'ont vécue, mais qui n'avait nullement, pour les contemporains, le caractère grandiose que la postérité allait lui reconnaître. Pour une bonne part, ce caractère est un effet rétroactif de la conquête de l'Asie par Alexandre. L'odyssée des Dix-Mille, après trois quarts de siècle, apparaîtra comme une préfiguration du bouleversement qui s'accomplit alors. Mais c'est aussi parce que, dans la forme que lui a donnée Xénophon, cette aventure a pris l'apparence d'une entreprise commune où les peuples de Grèce, enfin unis contre un adversaire commun, dont la puissance leur semblait irrésistible, ont pu se rendre compte qu'ils combattaient un colosse aux pieds d'argile. Telle n'est pas l'expérience qu'ont vécue les Dix-Mille, qui n'ont jamais rêvé de conquérir un monde. Loin d'être l'avant-garde d'une armée d'invasion, ils servaient les ambitions d'un prince barbare, qui avait dû leur cacher ses objectifs de guerre, parce que - nous l'avons vu - ils n'auraient sûrement pas consenti à le suivre, s'ils avaient pu savoir où il les emmenait. Puis, s'ils ont parcouru toute l'Asie mineure, ce n'est pas pour donner à leurs compatriotes l'exemple qu'ils auraient dû s'empresser de suivre. Le seul exploit dont les crédite Xénophon, et dont il est en droit de se louer lui-même, c'est d'avoir traversé un territoire hostile sans subir trop de pertes, en vivant sur les ressources de ce pays, tout en accumulant un butin appréciable [Helléniques, 3, 4, 1] - ce n'est pas le récit d'une guerre de conquête, mais d'un exploit dont se vanteraient des pirates. Tout ce que les Grecs ont pu trouver méritoire, c'est ce que nous lisons à la fin du récit : ceux des Dix-Mille qui ont suivi Xénophon reprennent du service, et vont encore combattre contre les deux satrapes - Tissapherne et Pharnabaze - avec lesquels ils avaient eu maille à partir [Anabase, 7, 8, 24]... Mais cette même phrase annonce les limites d'une guerre locale, cantonnée dans les satrapies occidentales : il ne s'agit pas de détrôner le Grand Roi. Plus prosaïquement, leurs nouveaux employeurs les recrutent pour défendre les cités grecques établies sur la côte, entre Éphèse et Milet. Les Spartiates non plus n'ont pas rêvé d'abattre l'empire achéménide, même si Xénophon, quelques années plus tard, en attribue l'idée à son cher Agésilas [Helléniques, 3, 5, 1 et 4, 2, 41]. Mais il ne peut s'agir que d'une idée en l'air, qui ne pourra pas se convertir en projet : à peine en parle-t-on, qu'il faut y renoncer. C'est justement alors que l'alliance conclue entre Thèbes et Athènes, pour mettre fin à la suprématie de Sparte, contraint Agésilas à retourner en Grèce, et à renoncer à ses rêves de conquête.

Xénophon, toutefois, va se faire l'apôtre d'une nouvelle alliance des Grecs contre les Perses, et va prôner dans ses écrits cette entreprise dont les dieux n'ont pas permis qu'il puisse l'accomplir lui-même par les armes. Tel est le mythe que divulgue l'Anabase : c'est bien là qu'apparaît le rôle des discours, dont nous savons qu'ils s'adressent à des lecteurs, et tout d'abord à des lecteurs athéniens, puisque l'ouvrage est écrit en dialecte attique, alors que les Dix-Mille s'exprimaient en dorien. Cet artifice peut servir à formuler de façon élégante des discours qui ont été improvisés sur place, et souvent en des termes maladroits et confus. Mais il permet aussi d'introduire après coup des idées que l'orateur n'a pas exprimées, et qui, probablement, ne lui étaient même pas venues à l'esprit. Dans le premier discours que Xénophon lui-même est censé prononcer au moment même où il va être élu général, il adresse aux soldats des propositions qu'ils auraient sûrement trouvées fort incongrues, s'il les leur avait faites : avant même d'avoir échappé aux périls qui définissent leur situation immédiate, il leur fait miroiter les richesses des Perses, et suggère qu'ils ne doivent rentrer en Grèce que dans le but d'aller y chercher des renforts, avec lesquels ils pourraient revenir en force, et s'installer en maîtres dans ce qu'il décrit comme un pays de Cocagne [3, 2, 23-26]... Sachant que par la suite, alors qu'il n'y a plus de péril immédiat, il ne peut même pas persuader les Dix-Mille de s'établir sur les côtes de la Mer noire, il n'est guère douteux que ces mêmes soldats, s'il leur avait vraiment tenu un tel langage, l'auraient pris pour un fou. Mais il s'agit là d'un discours de propagande, dont le sens politique répond aux circonstances dans lesquelles Xénophon l'a écrit. Son but était sans doute, s'il est vrai qu'il s'adresse aux élites athéniennes, de les pousser à s'entendre avec les Spartiates, et à se coaliser contre l'empire perse : s'agit-il d'un programme approprié aux besoins des cités grecques établies en Asie mineure, ou n'est-ce qu'un thème abstrait sans rapport avec la situation réelle ? Peut-être inventait-il un avenir possible, pour un monde hellénique où la crise de la polis devenait manifeste, et où quelques penseurs s'affirmaient comme Grecs, plutôt que comme citoyens d'Athènes ou de Thèbes... Mais ce qui, à nos yeux, ne peut faire aucun doute, c'est que, sur le terrain, l'orateur n'a pas tenu aux soldats les beaux discours où il vante les combattants de Salamine, et rappelle la puissance de l'empire athénien, propos qui flattaient les lecteurs de son ouvrage, mais sûrement pas ses auditeurs supposés.

 

 

L'art de désinformer

 

Quand il donne la parole à d'autres orateurs, il s'en sert quelquefois pour nous désinformer : ce sont eux qui déclarent, au lendemain de Counaxa, que les Grecs sont sortis vainqueurs de la bataille, ce que se garde bien de dire Théopompe, alias Xénophon. C'est ce que maint lecteur s'est empressé de croire, et que nous avons cru, parce qu'on nous l'enseignait. Mentionnons pour mémoire un ouvrage scolaire, celui-là même où l'auteur de ces lignes a pour la première fois rencontré Xénophon : il s'agit de morceaux choisis, qu'on étudiait alors en classe de troisième, et dont la notice est un spécimen typique des lieux communs admis dans l'univers scolaire, et qui n'ont pas encore totalement disparu [Guastalla et Michaud 1938]. Mais il nous faut citer un livre plus sérieux, que nous ne voulons nullement discréditer, car nous y avons nous-même appris beaucoup de choses sur la place des guerres dans le monde hellénique. Mais voici ce qu'il dit à l'entrée "Counaxa" : 

"Cette bataille, qui met aux prises l’armée d’environ douze mille mercenaires de Cyrus le Jeune et les effectifs d’à peu près neuf cent mille hommes du roi Artaxerxès II, est restée célèbre par le récit qu’en a fait Xénophon (An., I, 8) mais on la connaît aussi par les indications de Diodore (XIV, 22-24) et Plutarque. Elle se déroule à environ vingt-cinq kilomètres de Babylone, en un lieu dit Counaxa. Le roi de Perse a fait creuser un fossé (canal ou ouvrage de défense ?) que les hommes de Cyrus traversent sans riposte de l'armée perse, pensant que celle-ci a renoncé à combattre. C'est Cyrus qui vient annoncer son approche et qui fait passer l'ordre de s'armer. Juste avant l'affrontement, les chefs des mercenaires grecs font passer à leurs hommes les mots d’ordre suivants : "Zeus Sôter et Nikè" (Zeus Sauveur et Victoire). Le roi de Perse aligne non seulement beaucoup plus de soldats que les Grecs mais aussi des chars à faux, placés en tête des contingents pour disloquer les lignes helléniques Les Grecs parviennent cependant à éviter chars à faux et flèches, par une course à allure modérée, en ouvrant leurs rangs à chaque obstacle. L'aile droite, dirigée par Cléarchos (harmoste spartiate de Byzance en 403 qui après avoir été révoqué pour s'être conduit en tyran, est devenu chef de mercenaires), d'abord regroupée sur la rive du fleuve qui la protège, se voit attaquée par la cavalerie de Tissaphernès. Repoussant cette charge, elle passe à son tour à l'attaque avec ses propres cavaliers. Cyrus, qui se trouve à la tête du centre de l'armée, charge avec sa cavalerie, mettant en fuite celle de l'adversaire. Alors qu'il se lance avec ses hommes dans une poursuite effrénée, dans l’ardeur du mouvement, il distance les siens et se retrouve relativement isolé. C'est alors qu'il aperçoit son frère, contre lequel il s'élance, le blessant à travers sa cuirasse. Mais il tombe, percé par un inconnu d'un coup de javelot sous l’œil. L'armée d'Artaxerxès massacre la garde de Cyrus qui tente de protéger son corps puis se livre au pillage. Cléarchos attaque une seconde fois, entraînant le repli de l'armée royale. Mais il ne peut exploiter sa victoire en raison de la mort de Cyrus et il est obligé d'ordonner la retraite des troupes vers le Pont Euxin (v. Dix Mille)". [Atlande 2000 : c'est nous qui soulignons les passages en italique] 

Nous retrouvons ici des éléments mythiques qui semblent avoir été si bien assimilés qu'on ne s'étonne plus de voir 12 000 Grecs affronter 900 000 Barbares et l'emporter sur eux, et qu'on oublie encore qu'il ne s'agit pas d'une guerre gréco-perse : dans l'armée de Cyrus, les mercenaires grecs ne sont rien d'autre qu’une troupe auxiliaire, qui s'aligne aux côtés de 100 000 Barbares - et l'on oublie, bien sûr, qu'ils ne s'alignent pas là où Cyrus avait réclamé leur présence, indiscipline ou défection qui va peser très lourd sur l'issue du combat. Après quoi l'on répète que la mort de Cyrus va les empêcher d'exploiter leur victoire ! C'est là, nous semble-t-il, un bel exemple de la puissance des mythes, qui paralysent les facultés rationnelles de chercheurs aussi consciencieux qu'érudits, et qui, en tout autre cas, auraient sans doute aperçu ces invraisemblances.

 

 

Les artifices narratifs

 

Mais le récit lui-même est construit comme un film où tous les projecteurs seraient braqués sur les faits et gestes des Grecs, alors que les Barbares restent à l'arrière-plan : quand il nous présente les préparatifs de Cyrus, le narrateur mentionne les effectifs des troupes qu'Aristippe, Cléarque, Proxène et d'autres chefs vont recruter en Grèce. Il fournit plusieurs fois un compte détaillé des hoplites, peltastes et gymnètes amenés par chacun, alors qu'il ne dit rien, jusqu'au dernier moment, des effectifs que comptent les troupes recrutées par Cyrus en Lydie. Ainsi va s'établir, tout naturellement, une confusion entre ce que l'auteur intitule pourtant Kurou Anabasis, la "montée de Cyrus" ou "l'expédition de Cyrus", et ce que ses lecteurs vont bientôt percevoir comme "l'expédition des Dix-Mille", une avant-garde grecque qui s'aventure dans un empire barbare. Comme le narrateur est resté anonyme, le lecteur ne sait pas s'il est témoin direct, ni quelles sont les sources dont il peut disposer. Et comme le récit commence in medias res, par la présentation du conflit dynastique, et des intrigues nouées à la cour du Grand Roi, nous pouvons croire l'auteur aussi bien informé sur le rôle des Perses que sur celui des Grecs, alors que, finalement, ce qu'il nous dit des Perses va souvent se réduire aux rumeurs, ou aux ragots, qui ont pu circuler dans les rangs d'une armée de mercenaires grecs. Ce même auteur peut aussi feindre d'ignorer des faits qu'il connaît bien puisqu'il a lu Ctésias, et qui nous ont été transmis grâce à Plutarque : c'est ce qui lui permet, dès la première page, de présenter Cyrus dans un rôle de victime, accablé par les calomnies de Tissapherne, qui est figé, pour sa part, dans un rôle de traître. 

 

 

Les préparatifs de Cyrus 

 

C'est le même artifice qui lui permet, surtout, de faire prendre au sérieux les préparatifs de Cyrus, qui seraient moins crédibles si nous savions d'avance le nombre des soldats qui vont se retrouver sur le champ de bataille. Mais nous ne savons pas combien de soldats peuvent être mobilisés par Artaxerxès, ni combien de Barbares figurent dans l'armée rassemblée par Cyrus. Les seules indications, que le narrateur nous distille au compte-gouttes, semblent corroborer la première impression : Cyrus s'est préparé dans le plus grand secret, afin de prendre son ennemi par surprise, et quand Tissapherne percera ce secret, il ira dire au Roi que les préparatifs de Cyrus sont trop importants pour correspondre au prétexte d'une expédition punitive, soi-disant dirigée contre les Pisidiens [1, 1, 6 et 1, 2, 4]. Comme Cyrus va s'empresser de quitter Sardes dès qu'il sait que Tissapherne a rejoint le Roi, et n'attend même pas que tous ses alliés grecs aient déjà débarqué, nous pourrons, par la suite, nous demander pourquoi il s'attarde à Colosses, où le rejoint Ménon, puis à Célènes, où il va rester trente jours. Est-ce encore pour attendre les quelques troupes grecques qui ont pris du retard - celles qu'amènent Cléarque, Sosis de Syracuse, et l'Arcadien Agias [1, 2, 9] ? Sans doute auraient-ils pu faire leur jonction plus tard, et s'il fallait vraiment que Cyrus les attende, pourquoi ne les a-t-il pas attendus à Sardes ? La seule réponse que nous suggère le récit, c'est que Cyrus soupçonnait une trahison, et qu'il lui avait fallu, pour démasquer les traîtres qui devaient faire partie de son propre entourage, leur faire d'abord perdre les contacts qu'ils avaient pu établir avec les espions de Tissapherne à Sardes, puis surprendre les courriers qu'ils pourraient envoyer, à telle ou telle étape du parcours de l'armée. C'est ainsi que, plus tard, sera pris Orontas [1, 6, 3] mais c'est déjà lors d'une étape en Cappadoce que Cyrus met à mort Mégapherne et un autre dignitaire de sa cour, qu'il accuse d'avoir conspiré contre lui [1, 2, 20]. Nous devrions certes, alors, nous demander si les Perses et les Lydiens qui accompagnent Cyrus connaissent le vrai but de son expédition, et si, en l'apprenant, ils vont encore le suivre, ou s'ils vont se rallier à leur Roi légitime, surtout si celui-ci dispose d'une armée très supérieure en nombre. Cette question, en fait, ne semble avoir troublé aucun commentateur, même pas lorsqu'elle est mise par Xénophon dans la bouche de Cyrus, lors d'un épisode où les chefs grecs se querellent : « Cléarque, Proxène, et vous autres Grecs ici présents, vous ne savez ce que vous faites. Si vous vous battez entre vous, soyez bien certains qu’aujourd’hui même c’en est fait de moi et que votre perte suivra de près la mienne. Nos affaires allant mal, tous ces barbares que vous voyez seront pour nous de pires ennemis que les gens qui sont auprès du Roi [1, 5, 16] ». Nous avons déjà signalé cet épisode, mais il faut insister, car les commentateurs modernes le négligent. Les Grecs, à ce moment, ont sûrement compris qu'ils jouaient pour Cyrus le rôle d'une garde, comme celle dont Denys s'entoure à Syracuse, et qu'ils lui servaient à forcer l'obéissance des combattants barbares dont il n'était pas sûr. Mais le lecteur pressé risque de s'en tenir à l'idée que Cyrus est un prince philhellène, comme l'étaient alors les rois de Macédoine, et qu'il préfère les Grecs à ses propres sujets, ce qu'il est censé dire dans un discours que l'auteur lui fait prononcer [1, 7, 3-4]. 

 

 

Où sont les Athéniens ? 

 

Dans cette Grèce unie contre l'empire perse, où sont les Athéniens ? Est-ce qu'une Grèce unie peut se faire sans eux ? Aucun d'eux n'apparaît avant que Xénophon ne surgisse des rangs, sur le champ de bataille, pour s'enquérir des ordres que Cyrus aurait pu vouloir donner aux Grecs... alors que, justement, il vient d'en donner un, auquel ils n'ont aucune intention d'obéir. Nous allons voir bientôt l'Athénien Théopompe délibérer avec les autres chefs des Grecs, mais nous ne saurons rien du poste qu'il occupe, ni des troupes placées sous son commandement. Et c'est encore plus tard, quand la trêve est rompue, et que les Grecs ne cherchent plus qu'à se sauver, que d'autres Athéniens vont faire enfin surface : Lycios, Polycrate, Phrasias et Gnésippe, et même deux personnages dont le narrateur précise la filiation. Ce sont Céphisodore, fils de Céphisophon, et Amphicrate, fils d'Amphidémos, qui vont se faire tuer dans un combat où ils sauvent la vie de Xénophon. Tous ces Athéniens sont de famille honorable, et nous constatons qu'ils sont au moins capitaines, ce qui suppose qu'ils n'ont pas rejoint Cyrus à titre individuel, mais qu'ils ont amené des soldats avec eux... Mais comment se fait-il que le narrateur ne les ait jamais mentionnés dans les dénombrements où, à plusieurs reprises, il établissait le total des effectifs ? Faudra-t-il rectifier la somme qui résulte des comptes minutieux qu'il nous a présentés ? La réponse est sans doute que le narrateur les a bien dénombrés, tout en leur attribuant une autre identité, que nous découvrirons en nous demandant ce qu'ont pu devenir les trois cents hoplites syracusains qu'amenait avec lui le mystérieux Sosis, dont le nom ne sera plus cité par la suite. Pourtant c'est un beau nom, qui annonce un sauvetage, de même que le nom d'un certain "Théopompe" suggère qu'il s'agit d'un envoyé des dieux. Après le livre III, il ne sera plus question des Syracusains. Si on excepte "Sosis", un seul Syracusain est encore mentionné pour le rôle brillant qu'il joue à Counaxa : il s'appelle Lycios, et l'on peut soupçonner qu'il ne fait qu'un avec Lycios d'Athènes, fils de Polystratos, qui jouera par la suite un rôle aussi brillant, mais qui a déjà pris part, auprès de Xénophon, à la guerre civile qui a déchiré Athènes, sous le régime des Trente. Nous l'avions soupçonné : les seuls Athéniens qui ont pu suivre Cyrus sont forcément issus d'un clan oligarchique, c'est une vérité qui n'est pas bonne à dire, quand on appelle les Grecs à s'unir contre l'ennemi héréditaire. C'est ici, croyons-nous, que nous rencontrons le secret de Xénophon, celui qu'il a vraiment voulu dissimuler. Car il nous avoue bien qu'il a pris part à l'expédition de Cyrus, et qu'il savait bien ce que cela signifiait, sans avoir besoin que Socrate le lui explique. Mais il veut nous faire croire qu'il est venu tout seul, pour répondre aux instances de son hôte Proxène. Nous croyons, au contraire, qu'il s'est fait suivre d'une troupe de "réprouvés" athéniens, qui devaient, comme lui, quitter Athènes sans nul espoir de retour. Aussi lorsqu'il fait dire, par ceux qui le jalousent, au moment où l'armée croit utile de se donner un chef unique, qu'il n'a aucun titre à recevoir cet honneur, lui qui n'a pas amené de soldats avec lui [6, 2, 10], nous pensons qu'il s'agit d'une dénégation, et qu'il est, au contraire, arrivé à la tête des trois cents hommes qu'aurait amenés "Sosis". C'est là, confessons-le, une simple hypothèse, à laquelle on pourra sûrement objecter qu'elle ne s'accorde pas avec l'évocation d'une première rencontre où Cyrus aurait dû vaincre les réticences d'un Xénophon soucieux de rentrer à Athènes aussitôt que l'expédition serait finie [3, 1, 8-9]. Nous ne sommes pas gênés par cette discordance, car c'est cette entrevue qui nous paraît fictive, aussi fictive que la nostalgie d'Athènes qu'exprime Xénophon, chaque fois qu'il va faire une fausse sortie [6, 2, 15 ; 7, 1, 6-8 ; 7, 1, 38-40 ; sans oublier, bien sûr, 7, 7, 57]. Comment pourrions-nous croire à ces protestations, quand Xénophon lui-même nous dit avoir rêvé de s'établir en Thrace, dans un fief que lui avait promis le roi Seuthès ? C'est là, déclare-t-il, qu'il avait cru "trouver un glorieux asile (apostrophèn kalèn) pour moi et pour mes enfants, s’il m’en naissait" [7, 6, 34]. Cet étonnant Ulysse n'est pas tellement pressé de rentrer à Ithaque, il serait bien resté parmi les Lotophages, ou chez Alcinoos, dont il serait volontiers devenu le gendre.

 

 

L'aventure coloniale

 

Dans un livre scolaire, que nous avons cité, l'équipée des Dix-Mille est présentée comme "une expédition coloniale". La Perse y est présentée comme "un vaste conglomérat de peuples divers, conquis. mais non assimilés, qui ressemble plutôt à la Chine de la fin du 19e siècle ou à un État indigène africain" : la première édition remonte aux années 30, sans doute les auteurs pensaient-ils à l'Éthiopie du Négus, qu'envahissait alors l'armée de Mussolini, héritière des valeurs de l'empire romain... Mais l'empire barbare - perse ou éthiopien - ne peut mobiliser, contre l'envahisseur, qu'un "ramassis de peuplades qui s'ignorent ou se détestent entre elles, sans patriotisme et sans cohésion : immenses masses d'hommes (plus d'un million à Counaxa) difficiles à remuer et indisciplinées ; chaque peuple est armé à sa manière, traîne à sa suite une quantité prodigieuse de bagages et d'esclaves et déserte à la première occasion" [Guastalla et Michaud, op. cit., pp. 1-2]. Analogie trompeuse, et qui joue sur des mots, dont le sens a changé : barbare, et colonie... Nous l'avons déjà vu, Xénophon cherche à fonder une colonie, c'est-à-dire à fixer, sur la terre asiatique, des Grecs qui ont quitté leur ancienne demeure : c'est ce que signifie le mot grec apoikia qui s'applique aussi bien au départ d'un essaim qui doit quitter la ruche, mais chaque colonie reste indépendante, à l'égard de ce qu'elle nomme sa métropole, ou sa mère-patrie, laquelle n'est donc pas une capitale impériale.

Quant au terme « barbare », il n'a pas pour les Grecs le sens qui lui sera donné par les modernes, et qui évoque aujourd'hui, dans les langues latines, les « invasions barbares » qui ont détruit l’empire romain, et compromis la transmission d’un héritage culturel qui reste un élément de notre identité [En version allemande, ces mêmes invasions n'ont plus rien de barbare, il s'agit seulement de migrations des peuples, Völkerwanderungen, et c'est ce mot qu'emploie Marx dans le Manifeste]. La barbarie, dès lors, s’identifie pour nous à la régression culturelle, à la sauvagerie ou à la férocité d’hommes qui ont cessé d’être vraiment humains. 

Ce n’est aucunement ce qu’exprimait ce mot dans la bouche d’un Grec, quelle que fût sa haine pour des Barbares qu’il a souvent combattus.

Dans le récit de Xénophon, ce sont plutôt les Grecs qui occupent, à l’égard des Perses, une position comparable à celle des Goths, des Francs et des Vandales qui détruiront, plus tard, la puissance romaine. Pour eux, l’empire perse est un Eldorado où ils comptent faire fortune, à tel point que Xénophon, dans un de ses discours, fait semblant de redouter les effets corrupteurs de l’influence perse : « Mais si nous apprenons une fois à vivre sans rien faire, à passer nos jours dans l’abondance, à avoir commerce avec les femmes, les filles des Mèdes et des Perses, qui sont belles et grandes, j’appréhende que, comme les Lotophages, nous n’oubliions le chemin du pays. Dès lors, il me semble naturel et juste d’abord de faire tous nos efforts pour revenir en Grèce auprès des nôtres. Nous prouverons aux Hellènes que, s’ils sont pauvres, c’est parce qu’ils le veulent bien, puisqu’ils ont toute liberté, en conduisant ici ceux qui là-bas mènent aujourd’hui une vie pénible, de les voir dans l’opulence » [3, 2, 25-26].

 Quand Xénophon parlait aux mercenaires grecs, il s’exprimait sûrement de façon plus brutale, et faisait miroiter les richesses de l'empire, qui allaient maintenant revenir aux plus braves, puisque leurs possesseurs les défendaient si mal... Mutatis mutandis, c’est ce qu’aurait pu dire n’importe quel Barbare, s’apprêtant à piller les richesses de Rome : ce qu’un Goth pourra dire à propos des Romains, c’est ce qu’un Grec pouvait dire à propos des Perses. La supériorité à laquelle il prétend, c’est celle d’un guerrier qui n’a pas froid aux yeux, et pour qui le raffinement d’une civilisation avancée n’est que mollesse et décadence.. Pour le dire en deux mots, le Barbare est efféminé, alors que le Grec est viril.

Leur apparence même illustre cette idée : les Barbares aiment à se parer de bijoux féminins, colliers et bracelets, et leurs oreilles sont percées par des anneaux. Leur corps se dissimule sous de lourds vêtements, et leur peau reste blanche, alors que le soleil bronze le corps des Grecs. Ces lieux communs, bien sûr, donnent une image fausse, et consciemment faussée par un témoin qui manipule l’opinion. Telle est la ruse que pratique Agésilas, que Xénophon loue d'avoir su tromper ses soldats pour les persuader qu’ils seront les plus forts : « Comme, à ses yeux, le mépris des ennemis était aussi une source d’énergie pour la bataille, il donna l’ordre aux crieurs de vendre nus les barbares faits prisonniers par les corsaires ; les soldats, qui leur voyaient la peau blanche parce qu’ils ne se déshabillaient jamais, le corps mou et flasque parce qu’ils allaient toujours en char, pensèrent que dans cette guerre ce serait tout comme s’il fallait se battre contre des femmes » [Helléniques, 3, 4, 19]. Et l’Anabase montre que Xénophon lui-même a volontiers recours à de telles astuces. Dans le premier discours qu’il adresse aux Dix-Mille, il feint de mépriser la cavalerie perse, alors que son récit montre, tout au contraire, que sans cavalerie les Grecs seront perdus. Nous ne pouvons savoir ce qu’il pense lui-même que si nous dissocions les discours qu’il adresse aux lecteurs de son livre, et ceux qu’il est censé prononcer in situ, s’adressant à un auditoire qu’il lui faut induire en erreur. Ce premier discours aux soldats est d’ailleurs précédé par deux autres discours, où est froidement décrite la situation réelle. Mais ces discours s’adressent à l’état-major de l’armée... Nous ne pouvons juger sainement ces discours qu'en les rapportant au public qui les écoute, surtout si ce public a envie de les croire. Au lendemain d’une défaite, les généraux prétendent avoir été vainqueurs, c’est du moins ce qu’ils disent en présence des troupes. Mais ils tiennent un autre langage quand il leur faut répondre aux parlementaires ennemis. Nous y avons assisté, lorsqu'après Counaxa, les Grecs ont refusé de déposer leurs armes. C’est parce qu’ils sont conscients d’avoir eu le dessous qu’ils ne peuvent pas accepter l’ultimatum : « Il ne nous reste plus que nos armes et que notre courage, déclare Théopompe, alias Xénophon. Avec nos armes, il me semble que nous pourrions aussi tirer parti de notre courage, tandis que si nous les livrons, nous pourrions bien en plus perdre la vie... » [2, 1, 12]. Une fois n’est pas coutume, ce beau discours est bien un discours véridique, parce que Phalinos, son interlocuteur, sait de quoi il retourne. Mais dans tout autre cas, le mensonge est permis, dès lors qu’il est plausible, et qu’il dit justement ce qu’on désire entendre. 

 

 

L’imaginaire grec

 

Quant aux différences réelles, que l’ethnocentrisme des Grecs a pu interpréter de façon abusive, elles ne signifient pas ce qu’ils leur ont fait dire. Ni Agésilas ni Xénophon n’ont pu croire eux-mêmes que la peau blanche et molle de leurs prisonniers perses faisait d’eux des soldats faibles et vaincus d’avance. Chez des Perses couverts de robes précieuses, Xénophon admire un modèle de discipline (de « bon ordre », eutaxia), qu'il célèbre avec émotion : « Un jour qu’on était dans un passage étroit, que la boue rendait difficile aux chariots, Cyrus s’arrêta avec les personnages les plus distingués, les plus riches de son entourage, et il ordonna à Glous et à Pigrès de prendre avec eux un détachement de barbares et de tirer les chariots de ce mauvais pas. Comme ces gens ne lui semblaient pas aller assez vite, d’un air de colère il enjoignit aux seigneurs perses autour de lui de les aider pour accélérer les choses. On put contempler alors un exemple de belle discipline : ils jettent leur surtout de soie rouge à l’endroit même où chacun avait fait halte ; ils s’élancent, comme on courrait pour gagner le prix (niké, la victoire), bien qu’ils descendissent la pente escarpée d’un coteau, avec leurs tuniques somptueuses, leurs larges pantalons brodés ; quelques-uns même avaient des colliers au cou, des bracelets aux mains. En cet accoutrement ils sautèrent sans hésiter dans la boue et plus vite qu’on n’aurait jamais pu penser, ils enlevèrent les chariots à bout de bras »[1, 5, 7-8]. L’auteur de ce récit ne peut guère avoir cru à la mollesse de ces Barbares que leurs robes et leurs bijoux auraient pu faire prendre pour des minets de cour.

Dirons-nous que l’ardeur qu’ils mettent à concourir - dans tous les sens du mot - à l’accomplissement d’une tâche commune est l’effet d’une soumission servile à leur maître ? Il est vrai que ces nobles perses sont les bandakas de Cyrus, ses fidèles ou ses hommes liges [Cf. Briant 1996]. Mais pour traduire bandaka, les Grecs n’ont pas trouvé d'autre mot que doulos, et ils n’ont pas compris la nature du lien qui unit le bandaka, comme le samouraï, à celui qui a reçu sa parole d’honneur. Dans les langues modernes, doulos est presque toujours traduit par esclave, bien qu'il s'applique aussi aux sujets d’un monarque, de sorte que Cyrus est lui-même un doulos [1, 9, 29]. Les Grecs employaient d’autres mots, pais et andrapodon, quand ils voulaient nommer l’esclavage au sens strict. 

La servilité supposée des Barbares se ramène, en dernier ressort, à l’idée que les Grecs auraient choisi la mort plutôt que l’esclavage, alors que les Barbares, si on épargne leur vie, se laissent aisément réduire en servitude. De sorte qu’ils seraient esclaves « par nature », selon la trop fameuse expression d’Aristote. Or nous ne lisons rien de tel chez Xénophon, qui met les Grecs en garde contre un risque de dispersion, qui les exposerait à devenir esclaves : « Nous savons, en effet, que partout où nous serons les plus forts, notre salut sera assuré et que nous aurons des vivres. Si par hasard nous sommes surpris en état d’infériorité à l’égard de nos ennemis, il est clair comme le jour que nous tomberons au rang d’esclaves » [5, 6, 13]. 

L'imaginaire grec, façonné par Homère, associe l'esclavage aux hasards de la guerre, et comprend que puissent tomber en esclavage les plus vaillants héros, par exemple Héraclès, les princesses troyennes, ou de nobles enfants, volés par des pirates. Le sort qu'ils ont subi ne sanctionne pas une lâcheté naturelle, qui les disposait à céder devant la force, au lieu de résister jusqu'à leur dernier souffle. Notre auteur, en tout cas, ne prétend pas du tout que les Grecs soient plus combatifs que les Barbares : tout ce que l'Anabase nous apprend sur les peuples auxquels les mercenaires ont dû se mesurer, Cardouques, Chalybes, Driles, et autres Mossynèques, c'est justement qu'ils sont des guerriers redoutables. Et Xénophon sait bien que ses propres soldats ne se battront pas comme ceux des Thermopyles, ils ne se feront pas tuer jusqu’au dernier. Leurs exploits, note Italo Calvino, auraient pu prendre place dans « un récit picaresque ou héroï-comique : dix-mille mercenaires grecs, engagés sous un faux prétexte par un prince perse, Cyrus le Jeune, doivent prendre part à une expédition en Asie Mineure destinée, en réalité, à détrôner son frère, Artaxerxès II.  Ils sont vaincus dans la bataille de Counaxa et se retrouvent alors sans chefs, loin de leur patrie, et ils doivent s'ouvrir le chemin du retour au milieu de populations ennemies. Ils ne souhaitent rien d’autre que de revenir chez eux, mais, quoi qu’ils fassent ils représentent un danger public ; ces dix mille hommes, armés, affamés, pillent et détruisent, tel un essaim de sauterelles, partout où ils arrivent ; et ils traînent à leur suite un grand nombre de femmes. » [Calvino 1996, p. 17] 

C’est la nécessité qui impose à nos héros de piller les campagnes, et de réduire en esclavage les pauvres villageois qu’ils trouvent en chemin. Mais au moins une fois, ils ont eu la surprise de voir que ces Barbares préfèrent eux aussi la mort à l’esclavage : « On vit alors un affreux spectacle : les femmes jetaient leurs petits enfants du haut du rocher et se jetaient ensuite elles-mêmes après eux ; les hommes en faisaient autant à leur tour (...) En cette occasion on captura très peu d’hommes, mais des bœufs, des ânes en quantité, et des moutons » [6, 7, 13-14] .

Terrible déception, ces Barbares ne sont pas du bétail humain, et ne jouent pas le rôle que vont leur assigner les lecteurs d'Aristote, sinon ceux de Hegel, dont l'histoire philosophique n'est trop souvent qu'une histoire pour philosophes. Nos héros, pour leur part, seront plus réalistes, et sauront, pour survivre, se comporter comme l’a prévu Xénophon. En effet, dès qu'ils sont arrivés à Byzance, où ils s’attendaient à recevoir un bon accueil, le gouverneur spartiate les expulse aussitôt, et fait vendre tous ceux qui sont pris dans la ville : « pas moins de quatre cents », que leur naissance grecque ne met pas à l'abri d'un sort qu'on aurait cru réservé aux Barbares [7, 2, 5]. 

 

 

Repères bibliographiques

 

Nous nous limitons à mentionner les ouvrages dont la consultation nous a été utile, parce qu'il serait vain de proposer un inventaire exhaustif des travaux consacrés à la Grèce classique. 

 

[Ouvrage collectif] Guerres et sociétés. Mondes grecs Ve-IVe siècles, Atlande, 2000 [Atlande 2000]

BIZOS Marcel : Notice de la Cyropédie, Les Belles-Lettres, 1972 [Bizos 1972]

BRIANT Pierre : Histoire de l’empire perse, Fayard, 1996  [Briant 1996]

CALVINO Italo : Pourquoi lire les classiques, Seuil, 1991 et collection Points, 1996 [Calvino 1996]

CANFORA Luciano, Une profession dangereuse, les penseurs grecs dans la cité, traduction française, éditions Desjonquères, 2000.  [Canfora 2000]

Histoire de la littérature grecque, traduction française, éditions Desjonquères, 1994. 

Le mystère Thucydide, éditions Desjonquères, 1997. 

La démocratie comme violence, traduction française, éditions Desjonquères, 1989  [Canfora 1989]

CARLIER Pierre : Le quatrième siècle grec, Points-Seuil, 1995

DELEBECQUE Edouard : Essai sur la vie de Xénophon, Klinksieck 1957

DORION Louis-André : Notice des Mémorables, Les Belles-Lettres, 2000. 

FLACELIERE Robert : Histoire littéraire de la Grèce, Paris 1969  [Flacelière 1969]

GAUTHIER Philippe : Xénophon et l'odyssée des Dix-Mille, article publié dans "L'histoire", juin 1985, et repris dans La Grèce ancienne, ouvrage collectif, Points-Seuil, 1986

GERNET Louis : Les grecs sans miracle, La Découverte, 1983

GUASTALLA R.M. et MICHAUD Guy, «L’Anabase de Xénophon, classiques Athéna, librairie Hachette, première édition, 1938  [Guastalla-Michaud 1938]

HATZFELD Jean : Notice des Helléniques, Les Belles-Lettres, 4ème édition, 1960

Alcibiade, PUF, 1940  [Hatzfeld 1940]

HUMBERT Jean : Manuel pratique de grec ancien, Picard, 1962 [propose une traduction commentée du passage de l'Anabase où Xénophon entre en scène]

Socrate et les petits socratiques, PUF, 1967 

ISAAC Jules : Les oligarques, Minuit, 1946  [Isaac 1946]

MASQUERAY Paul : Notice de l'Anabase, Les Belles-Lettres, 1992 (première édition, 1930)

MAUSS Marcel : Œuvres, tome III, pp. 35-43 [Une forme ancienne de contrat chez les Thraces, Revue des Etudes Grecques, 1921] 

MOMIGLIANO Arnaldo : Les origines de la biographie en Grèce ancienne, traduction française, 1991  [Momigliano 1991]

PICARD Olivier : Les Grecs devant la menace perse, SEDES, 1980

STRAUSS Leo : Etudes de philosophie politique platonicienne, Belin, 1991  [Strauss 1991]

La renaissance du rationalisme politique classique, Gallimard, 1993

Pensées sur Machiavel, Payot 1982 [Strauss 1982] 

De la tyrannie, Gallimard, 1954

TAINE Hippolyte : Essais de critique et d'histoire, deuxième édition, Paris 1866, p. 127-172

VANNIER François : Le IVe siècle grec, Armand Colin, 1967

WILL Edouard, MOSSÉ Claude, GOUKOWSKY Pierre : Le monde grec et l'Orient II - Le IVe siècle et l'époque hellénistique, (troisième édition) PUF 1990 

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