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19 décembre 2012 3 19 /12 /décembre /2012 19:20

Une polémique oubliée : « Les bouches inutiles »

 

Je me permets de reproduire ci-dessous un vieil article de Cornelius Castoriadis, qu’il n’avait pas repris dans ses recueils de la collection 10-18, et qui, probablement, ne s’ajoutera pas à la réédition de ses « écrits politiques ». Ce qui me paraît regrettable – même si je comprends qu’on souhaite éviter des « polémiques personnelles » (sachant d’ailleurs que cet article se présentait comme la première et la dernière attaque ad hominem à laquelle recourrait Socialisme ou Barbarie) et qu’on soit gêné par l’artifice oratoire où, feignant d’ignorer l’identité réelle de l’auteur d’un article signé seulement des initiales PF, Castoriadis fait mine de chercher s’il s’agit d’un « Péteux Folichon », d’un « Piètre Fanfaron », ou d’un « Pauvre Fada » - et mainte autre hypothèse tout aussi malsonnante.

Bien sûr, cela nous gêne, mais faut-il, pour cela, priver les lecteurs de 2012 d’un texte qui fournit un fort bon éclairage sur le fonctionnement d’une chapelle trotskiste, où l’usage de calomnies servait à esquiver un débat politique, justifiant ainsi la détermination des oppositionnels à quitter ce « laboratoire de la stérilisation » ? J’aimerais que chacun en juge par lui-même. Après quoi il pourrait être encore profitable de relire le récit de Claude Lefort, dans son livre Le Temps présent, pages 226-229.  

 

NOTES [Socialisme ou Barbarie, numéro 1, pages 102-111]

 

 

Dans le n° 34 (décembre 48-janvier 1949) des « Temps Modernes » notre camarade Lefort avait publié un article intitulé « La Contradiction de Trotsky et le problème révolutionnaire ». « La Vérité » sauta sur l’ouvrier et dans son N° 228 elle publie une prose douteuse, sous le titre « Les Mains Sales », faite essentiellement de calomnies personnelles contre Lefort. Nous avons immédiatement envoyé à « La Vérité » la « Rectification » qu’on peut lire plus bas. L’article de P. Chaulieu contient d’autre part une réponse sur le point de l’attaque de « La Vérité ».

Nous n’avons nullement l’intention de consacrer à l’avenir ne serait-ce qu’une page de cette revue à des polémiques personnelles. Nous l’avons fait cette fois parce que l’attaque venait d’une organisation que nous avons à peine quittée, et parce qu’elle était révélatrice de l’évolution de la direction du PCI. Mais que ces Messieurs ne comptent pas sur nous comme partenaires à leurs querelles de clique : nous leur répondrons autant qu’il le faudra sur le plan politique, nous ignorerons tout simplement leurs saletés personnelles.  

 

RECTIFICATION

 

En accord avec l’ensemble des camarades de notre groupe, les soussignés, membres du Comité Central du PCI avant de quitter l’organisation, demandons que La Vérité publie à son prochain numéro, la rectification suivante concernant l’article calomniateur « Les mains sales » paru dans le numéro 228, selon le droit que nous confère aussi bien la loi bourgeoise que la loyauté qui est de coutume dans le mouvement révolutionnaire et que La Vérité prétend défendre.

1° L’article en question est un tissu de mensonges d’un bout à l’autre et l’intention calomniatrice de son auteur est évidente. En tant que tel il relève des plus pures méthodes staliniennes. Nous n’avons pas la place pour réfuter un par un les mensonges contenus dans cette petite saleté, et nous n’en éprouvons d’ailleurs pas le désir ; nous nous bornons à quelques points :

L’auteur de l’article ment en disant « qu’à peine sorti de ses classes de philosophie, Lefort se trouva au-dessus de ses tâches élémentaires de militant ». Pendant les presque cinq années de sa présence dans le PCI, Lefort a accompli toutes les tâches élémentaires du militant, et plus que celles-ci. Il a participé à toutes les réunions, vendu le journal, distribué des tracts, collé des affiches, etc. Il a fait plus, d’ailleurs, et l’on se demande pourquoi, s’il n’en était pas ainsi, le PCI lui aurait constamment confié – comme il l’a fait – des tâches que Lefort a toujours accomplies comme : diriger des groupes d’éducation, faire des conférences publiques à la Maison des Lettres (1944-1945), aux Sociétés Savantes (1945-1946), au Cercle Lénine (1946-1947), parler [103] comme représentant du Parti aux réunions publiques des trois campagnes électorales ; on se demande aussi comment le PCI aurait, dans le cas contraire, accepté qu’il soit élu deux fois de suite membre du Comité Central (en 1946 et en 1947) ;

L’auteur ment également en laissant supposer que Lefort, dès qu’il entra au Parti, « présenta de nouvelles analyses ». Les camarades du PCI savent très bien que Lefort a milité dans le PCI (et qu’il a soutenu la tendance actuellement dirigeante pendant les luttes intérieures) trois ans durant avant de présenter, avec Chaulieu, une position politique propre ;

Lefort n’a pas découvert le « pourrissement », et dans les textes de notre tendance on trouverait difficilement le mot – en tout cas on n’en trouverait pas l’idée. Celui qui a découvert le pourrissement c’est Trotsky lui-même, puisque le Programme Transitoire de la IVème Internationale (écrit de sa main) commence par la phrase : « Les prémices de la Révolution socialiste ne sont pas seulement mûres, elles ont commencé à pourrir. » Nous sommes la seule tendance dans le mouvement ouvrier à soutenir au contraire que les prémices de la révolution prolétarienne sont en train de s’approfondir et de s’amplifier ;

Lefort ne s’est pas promu « chef de tendance » ; ce sont les camarades du Parti qui ont voté pour nos positions (30, au IIIème Congrès, 50, au IVème) qui lui ont confié une position dirigeante, que nous pensons chaque jour davantage que ses aptitudes, son honnêteté, ses idées et son dévouement sans réserves à la cause révolutionnaire du prolétariat méritent amplement. Parmi ces camarades, il y a des ouvriers, vieux militants du mouvement révolutionnaire comme Marchesin et Paget (tous les deux des premiers membres de l’Opposition de Gauche en France), Teve, du PCI déjà avant la guerre, Lafièvre, dirigeant syndical, et des jeunes ouvriers comme Fabre et Marfaing ;

Lefort demanda effectivement un congé pour des raisons de santé, après accord de notre tendance, parce que la grave opération qu’il a subie le lui imposait. A la fin de son congé Lefort ne retourna pas à sa cellule, après décision de notre tendance, pour s’occuper exclusivement de nos propres tâches ;

Quant à la lâcheté de Lefort, on ne peut que retourner le mot au Comité Rédacteur de La Vérité et à l’auteur de l’article qui ne signe pas de son nom une attaque personnelle. Lefort n’a pas « fui la lutte révolutionnaire », il travaille toujours au sein de notre groupe et participe activement à l’effort pour la parution de notre revue Socialisme ou Barbarie, dont le premier numéro paraîtra dans quelques jours.

 

[104] 2° Si nous disons que l’article incriminé relève des plus pures méthodes staliniennes, ce n’est pas seulement à cause des mensonges dont il est tissé, c’est aussi parce qu’il suit cette autre méthode du PCF, selon laquelle, dès qu’un militant quitte l’organisation à cause de désaccords politiques on soutient qu’il n’a jamais appartenu à l’organisation, qu’il y a passé à peine quinze jours, qu’il n’a jamais occupé de poste responsable, etc. C’est aussi et surtout parce que, selon la pure tradition stalinienne, il se tait soigneusement sur le fond politique de la question : en effet, l’article de Lefort (avec lequel nous sommes d’accord d’un bout jusqu’à l’autre et dont notre groupe partage la responsabilité politique) contenait des appréciations politiques fondées, entre autres, sur des textes et des déclarations de Trotsky lui-même, que le PCI cache soigneusement à ses militants et qui montrent entre 1923 et 1927, une attitude réelle de Trotsky sur toutes les questions essentielles de l’époque bien différente de celle qu’on enseigne dans les « groupes d’éducation » du PCI (déclaration couvrant l’escamotage du testament de Lénine, déclarations répétées de solidarité avec la direction du Parti russe sur toutes les questions essentielles, approbation de l’entrée du PC chinois dans le Kuomintang, expressions laudatives à l’égard du Comité anglo-russe des syndicats, etc.).

Mais PF ne dit pas un mot là-dessus et se borne à attaquer personnellement Lefort. C’est ainsi que l’éducation politique des ouvriers devient un cirque d’attaques personnelles. Au bout de cette évolution il y a le gangstérisme stalinien. Et de même que celui-ci prouve la vulnérabilité idéologique du stalinisme, de même le silence gêné de PF sur le fond de l’article de Lefort prouve son incapacité de répondre politiquement à des questions de la plus haute importance pour le mouvement révolutionnaire.

Dont acte.

Paris, le 26 février 1949,

CHAULIEU, MARC, SEUREL, VALOIS ;  

 

 

 

LES BOUCHES INUTILES

 

Il s’agit d’un certain PF qui dans le dernier numéro (n° 228) de La Vérité, organe du parti trotskiste, et sous le titre « Les Mains Sales », lance une attaque calomnieuse, on ne peut plus jaune, contre notre camarade Lefort, un des dirigeants de notre groupe, à propos d’un article de ce dernier intitulé « La contradiction [105] de Trotsky et le problème révolutionnaire », et publié dans le n° 39 (décembre-janvier 1949) des Temps Modernes. Les chefs de l’accusation sont des plus graves, mais malheureusement aucun parmi eux ne concerne l’article en question : ils concernent tous la personnalité de Lefort, qui est accusé « d’avoir présenté de nouvelles analyses » (cependant que PF et ses copains présentent invariablement la même depuis vingt ans), d’avoir « complété le marxisme » (que les « dirigeants » trotskistes actuels ont constamment tâché d’amputer pour le ravaler au rang de leurs capacités intellectuelles)  et d’autres crimes également terribles dans le microcosme dirigeant du PCI.

Il est aussi accusé de lâcheté, parce qu’il a « fui la lutte révolutionnaire ». Si quitter ce laboratoire de la stérilisation qu’est le PCI c’est fuir la lutte révolutionnaire, en effet, Lefort est coupable et nous le sommes tous au même titre. Mais nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur la prémisse cachée du « raisonnement » de PF et nous dirons tout à l’heure deux mots sur le PCI et sa « lutte révolutionnaire ».

Pour le moment, et puisqu’il est question de « lâcheté », relevons tout de suite cette suprême lâcheté qui consiste à ne pas signer une attaque personnelle. Il nous est, en effet, fort désagréable d’avoir à nous livrer à plusieurs conjectures sur l’identité de ce M. PF (Péteux Folichon ?). Accuser un autre de lâcheté etc., n’est admissible que lorsqu’on se présente soi-même, en clamant : Moi qui, de notoriété publique, ne suis pas un lâche, moi qui n’ai jamais présenté de nouvelles analyses, moi qui n’ai jamais complété le marxisme, j’accuse M. X d’avoir fait tout cela. Autrement, Harpagon pourrait venir nous accuser d’avarice ou Pierre Frank d’imbécillité. Mais à l’inverse de PF (Piètre Fanfaron ?), la personnalité de l’auteur ne nous intéresse que d’une manière tout à fait secondaire. Ce qui va nous occuper un peu c’est le « contenu » même de l’article en question et sa signification concernant l’attitude et l’évolution du PCI.

Ce « contenu » se ramène aux assertions suivantes :

« Il n’est pas question de discuter une dissertation verbale ( ? – L’article de Lefort est imprimé ; le non-prétentieux PF confond visiblement « verbal » et « verbeux ». On comprend après cela son manque justifié de prétentions)… verbale, médiocre et prétentieuse, il faut simplement signaler qui a fait ce papier. »

Or, celui qui a fait l’article est Lefort. Qui est Lefort ? Eh bien, Lefort (le fort) est un… pas très fort ! Donc son article n’est pas très fort non plus. CQFD.

Si cela ne vous suffit pas, sachez que Lefort « juge avec [106] assurance le bolchevisme, l’activité politique de Trotsky, la maturité de la révolution et les capacités de la classe ouvrière ». Pire encore, « il laisse même entendre qu’à l’avenir la révolution aurait des traits nouveaux ». Terrible, n’est-ce pas ? Faut-il, après cela, ajouter encore que cet affreux Lefort « présenta de nouvelles analyses, compléta le marxisme, etc. » ? Non, le portrait politique de Lefort est complet : c’est un de ces « intellectuels plus ou moins fraîchement émoulus des Universités bourgeoises, qui, après un court passage dans une organisation révolutionnaire s’en vont chercher une bonne petite place dans le monde bourgeois ».

C’est tout cela (et le contenu verbal d’un article imprimé) qui empêche PF (Prétentieuse Fistule ?) qui empêche PF de discuter le fond de la question.

Si le ridicule de cette « réfutation » ne se suffit pas à lui-même, ajoutons quelques mots. Il est facile de décréter qu’un article de 23 pages, venant après un autre consacré à une question analogue [« Kravchenko et le problème de l’URSS », Les Temps Modernes, n° 29] et à la suite d’une série de textes, thèses, articles, résolutions que notre groupe a présentée lorsqu’il était encore dans le PCI et la IVème Internationale, est une « dissertation verbale ». Ainsi, on se débarrasse de l’obligation de discuter et de réfuter quoi que ce soit : ce qui vous gêne est déclaré « verbal, médiocre et prétentieux ». En suite de quoi, il n’existe plus. De même les enfants battent les mauvaises chaises contre lesquelles ils se cognent et les fous transforment les infirmiers en théières. Mais pourquoi donc, alors, PF (Petite Fripouille ?) remplit-il une demi-colonne de La Vérité – qui n’en a pas tellement – pour dire qu’il est l’auteur de ces « médiocrités verbales » ?

Lefort « juge avec assurance le bolchevisme », etc. Juger est donc un tort pour ce Pitre Funambulesque ? Mais tout le monde juge à tout moment à propos de tout. PF voudrait-il l’en empêcher ? On le suppose volontiers, mais pour le moment il n’en a pas le pouvoir. En attendant qu’il « prenne le pouvoir », il lui faudra donc prendre patience et admettre que les gens « jugent avec assurance » et qu’ils aient des opinions contraires aux siennes.

D’ailleurs de qui se moque-t-on ? PF (Polisson Frivole ?) juge lui aussi avec assurance la politique bolchevique, Trotsky, la classe ouvrière et tout et tout. Mais son « jugement » le conduit à des « conclusions » différentes des nôtres, voilà tout. Ses conclusions sont visiblement que le bolchevisme est le modèle éternel de toute politique révolutionnaire, que Trotsky a été un saint infaillible, qu’à l’avenir la révolution n’aura pas de traits nouveaux, etc. Et il faut en effet une certaine dose d’assurance pour [107] avancer des idées aussi paradoxales et aussi contraires à la lettre qu’à l’esprit du marxisme (l’idée que chaque révolution prolétarienne présente des traits nouveaux est déjà dans le « 18 Brumaire » de Marx ; que dans le mouvement révolutionnaire il n’y a ni saints ni infaillibles, c’est dit dans le chant de « l’Internationale » ; et c’est Trotsky lui-même qui a écrit dans la Révolution Trahie que « le vieux parti bolchevik est mort, aucune force au monde ne peut le ressusciter ». On suppose que ce parti n’est pas mort par hasard, ni à cause des méchantes intrigues de Staline). Ce donc que PF (Perroquet Fatidique ?) veut et n’ose pas dire c’est que Lefort est un lâche, non pas parce qu’il juge avec assurance, mais parce qu’en jugeant il arrive à des conclusions différentes de celles de PF lui-même. S’il arrivait aux mêmes conclusions, même sans assurance et même sans juger du tout, il serait pour PF (Punaise Fallacieuse ?) le modèle du militant révolutionnaire ! Rarement le crétinisme, le gâtisme et la lâcheté idéologiques se sont exprimées de manière plus dégoûtante.

« La Section Française de la Quatrième Internationale », nous dit encore PF (Pilule Fade ?) « n’a pas échappé à cette maladie », en entendant par là les « intellectuels plus ou moins fraîchement émoulus », etc. Nous voudrions bien savoir quelle est la maladie à laquelle cette pauvre section française a échappé. Car tous ceux qui l’ont connue savent qu’elle est un exemple qui, à lui tout seul, pourrait illustrer un manuel de pathologie des organisations ouvrières. Tout ce qui a jamais existé comme « déviation » ou comme déformation dans les petites organisations d’avant-garde, elle l’a expérimenté à fond : l’opportunisme, le sectarisme, la politique petite-bourgeoise, l’ouvriérisme, le trade-unionisme, le bureaucratisme ont tous fleuri, et simultanément, dans cette malheureuse organisation. Notre « Lettre ouverte », publiée dans ce numéro, le démontre suffisamment.

Par ailleurs, il est en effet dommage que PF ne « dresse pas le tableau de ces leaders ». On s’apercevrait alors qu’à bien peu d’exceptions près tous les individus qui ont été dans le temps dirigeants de la section française de la IVème Internationale et du Secrétariat International ont abandonné et le trotskisme et le mouvement révolutionnaire. Faut-il rappeler où est aujourd’hui Rous, que fait Rousset, qui est Naville ? Ou que Molinier dirige un cirque en Amérique du Sud, parmi les curiosités duquel son ami Pierre Frank prendra bientôt, espérons-le, la place qui lui revient de droit ?

Mais cette défection constante ne se limite pas aux leaders intellectuels. Elle concerne autant et plus les ouvriers qui ont traversé l’organisation. Là, évidemment, les causes sont [108] différentes. Les leaders intellectuels sont plus ou moins découragés de ne pas parvenir rapidement à la place bureaucratique à laquelle ils estimaient avoir droit, et ils quittent cette organisation non rentable. En ceci ils font, évidemment de leur point de vue, preuve de réalisme (qui s’emparera d’ailleurs, un jour ou l’autre, soyons-en certains, des plus frais « dirigeants » actuels du PCI). Mais les ouvriers qui cherchaient une organisation ouvrière révolutionnaire, ont cru la trouver dans le PCI et peu après s’en allèrent dégoûtés, l’un après l’autre (c’est là un processus quotidien qui continue et qui dans le PCI s’exprime dans la phrase classique : « Le parti est une passoire ») nous intéressent beaucoup plus. Nous serions enchantés que PF ou un autre (moins bête, si ce n’est pas trop demander à la direction du PCI) nous explique pourquoi actuellement le PCI ne compte comme membres que le dixième des éléments qui l’ont traversé depuis 1944. Cette incapacité de se maintenir, malgré un afflux limité mais constant d’adhérents et malgré les conditions objectives favorables, ne prouve-t-elle donc rien pour ces « léninistes » ?

Mais PF « n’a pas le temps » de s’occuper de ces messieurs les leaders intellectuels. Par contre il considère comme nécessaire de s’occuper de Lefort. Pourquoi ? La réponse saute aux yeux. Tous ces gens en quittant le trotskisme abandonnèrent effectivement la lutte révolutionnaire. Partis sans raisons politiques, pour la plupart, tout au plus en reprochant au trotskisme sa faiblesse numérique, ils sont rentrés au bercail. A chaque coup, PF et ses copains pouvaient triompher – triste triomphe, il est vrai, mais qui leur suffisait : « Vous voyez bien ? Ceux qui ne sont pas d’accord avec nous finissent par abandonner la lutte. » Et l’histoire se terminait sans épilogue. Mais, avec Lefort (et avec nous tous), la chose est un peu différente. La direction du PCI sait très bien que nous n’avons pas quitté le PCI pour nous reposer, ou pour « rentrer chez nous », mais pour commencer publiquement ce que nous considérons comme la vraie et la seule lutte révolutionnaire, une lutte qui ne consiste pas à défendre l’URSS ni à demander un gouvernement stalinien, comme le fait le PCI, mais à dévoiler et à dénoncer toutes les formes d’exploitation et de mystification du prolétariat. On comprend, dès lors, que ces pauvres gens soient embêtés de ne pouvoir nous appliquer aussi leur argument passe-partout. Qu’à cela ne tienne, ils mentiront, puisqu’il le faut, puisqu’ils ne peuvent pas répondre politiquement, et ils diront de Lefort qu’il « fuit la lutte révolutionnaire ».

Ils diront même plus : ils insinueront que Lefort n’a fait qu’un court passage dans le PCI, qu’il s’empressa de sortir ses  [109] fameuses « nouvelles analyses » et qu’ayant vu que les ouvriers du parti ne mordaient pas à son hameçon, il quitta tout aussi précipitamment l’organisation sous un prétexte plus ou moins fallacieux. La rectification que nous publions plus haut fait justice de ces misérables petits mensonges. Mais, ici, il nous faut dégager la signification de cette attitude.

Pour le faire, il est indispensable d’indiquer brièvement le contenu de l’article de Lefort. Cet article est en quelque sorte une critique de la biographie de Staline écrite par Trotsky et publiée récemment en France. Nous disons « en quelque sorte » car la première constatation de Lefort, dans son article, c’est que le contenu positif du livre de Trotsky mérite à peine une critique. En effet, tous ceux qui, même lorsqu’ils sont en désaccord avec les conclusions de Trotsky, ont toujours admiré la solidité et la consistance de sa pensée, ont été étonnés en constatant que son dernier ouvrage, duquel on pouvait beaucoup attendre, ne contenait qu’une exposition « quasi anecdotique » des faits connus qui prouvent que Staline, avant de parvenir au pouvoir, n’était qu’un obscur fonctionnaire du Parti Bolchevik. Pourquoi donc ce livre, se demande-t-on ? Lefort répond avec raison que le livre n’est explicable que comme un « substitut » : « Cette œuvre qu’on aurait voulu capitale, écrit Lefort, se borne à démolir une légende à laquelle les gens sérieux ne croient pas. Elle prend donc pour nous l’aspect d’un acte manqué. Trotsky bavarde sans nécessité sur Staline, parce qu’il voudrait et ne peut pas définir le stalinisme. » C’est à l’explication de cette incapacité de Trotsky qu’est consacrée la plus grande partie de l’article, explication qui se trouve dans la contradiction qui déchira le bolchevisme à partir de 1919 et qui domina Trotsky jusqu’à la fin de sa vie.

C’est ainsi que Lefort démontre d’abord, en s’appuyant sur des textes, que la légende de Trotsky, constamment « lucide » de 1923 à 1927 – période de cristallisation et de triomphe de la bureaucratie stalinienne – et adversaire implacable de celle-ci est un mythe. Il montre que l’attitude réelle de Trotsky pendant cette période fut hésitante et contradictoire sur toutes les questions politiques importantes et surtout sur celle de la lutte contre la bureaucratie montante. Il montre les concessions et les compromis politiques que Trotsky passa constamment avec la bureaucratie pendant cette période. Il évoque certains mensonges publics que Trotsky commit, entraîné par sa ligne générale « de conciliation et d’apaisement » (les mots sont de Trotsky lui-même) avec la bureaucratie.

Cette « déroute idéologique » est, dit très justement Lefort, l’expression de l’échec du parti bolchevik lui-même dès 1923. [110] Cet échec se ramène d’une part, aux germes bureaucratiques que le parti bolchevik couvait dans son sein avant même qu’il ne prenne le pouvoir, d’autre part, et surtout, à cette contradiction fondamentale qui détermine le bolchevisme à partir du moment où la défaite de la révolution européenne est évidente : une politique orientée vers la révolution mondiale, et la dégénérescence bureaucratique fatale du pouvoir révolutionnaire isolé dans un pays arriéré.

C’est cette contradiction qui sera résolue par l’avènement de Staline, par la suppression de la politique révolutionnaire et l’affirmation du pouvoir de la bureaucratie. Et c’est cette contradiction que représentera dorénavant Trotsky, non seulement entre 1923 et 1927, mais toute sa vie durant, par le caractère contradictoire de ses analyses de l’URSS et de son attitude face au stalinisme.

Si nous avons insisté sur le contenu de l’article de Lefort, c’est qu’indépendamment de ses autres qualités, il est d’une haute et rare tenue idéologique et politique. C’est que Lefort, à l’opposé des traditionnels critiques « ultra-gauches » du bolchevisme – et à l’autre extrême de PF et de ses coreligionnaires – n’a pas une attitude subjective passionnelle sur la question. Ce qui l’intéresse n’est pas de voir si Trotsky et le bolchevisme furent « bons » ou « mauvais » - le stupide terrain des appréciations morales sur lequel se rencontrent d’habitude « ultra-gauches » et épigones de Trotsky ; le bolchevisme, dit Lefort, fut l’expression du mouvement révolutionnaire à une époque historique et dans des conditions données. Il ne s’agit pas de savoir si les acteurs du drame auraient pu agir autrement ; ce qui intéresse, c’est de savoir pourquoi ils ont agi comme ils l’ont fait et ce que leur action exprimait. On comprend que ce soient là des raisins trop verts pour les dents gâtées de PF. Et on comprend la raison qui détermine son attitude face à l’article de Lefort : c’est que PF n’est pas capable de répondre sur le fond, non seulement parce qu’il est un crétin fini (rien que ses calembours stupides le prouvent), mais parce qu’il ne peut ni parler des textes de Trotsky que cite Lefort, en admettant leur existence (car ces textes démolissent la légende de Trotsky enseignée dans le PCI) ni nier purement et simplement cette existence, car il s’agit de textes authentiques, publiés dans l’Inprekorr et ailleurs, et dont tout le monde peut contrôler l’authenticité. Dans ces conditions, mieux vaut, a pensé le Pauvre Fada, fermer sa gueule et déplacer un peu la question. D’où l’emploi du mensonge. Mais ce mensonge mène quelque part.

PF ment, en sachant qu’il ment et en sachant que tout le PCI sait qu’il ment. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il manque très peu de choses à la direction du PCI pour [111] devenir une direction de type stalinien. Très peu de choses, entendons-nous. Il leur manque tout simplement le pouvoir étatique et l’adhésion des masses. Mais, subjectivement, la différence est négligeable et va en s’amincissant. PF se sent la possibilité de mentir, aujourd’hui, en disant que Lefort « cherche une bonne petite place dans le monde bourgeois », qu’il a fait « un court passage dans le Parti », qu’il a « découvert le pourrissement », qu’il « fuit la lutte révolutionnaire ». Pourquoi, demain, ne dirait-il pas que Lefort était tout simplement un… agent de la Gestapo ? Une fois qu’on a décidé qu’on ne discute pas politique, mais qu’on répond aux adversaires en les calomniant sur le plan personnel, autant adopter la calomnie la plus efficace, c’est-à-dire la plus grave et la moins compliquée. Avec l’article de PF (Pierrot-le-Fou ?), la carrière du gangstérisme politique est grande ouverte à ces messieurs de la « direction » du PCI. Mais, hélas ! même pour cette carrière, il faut un peu plus de sérieux et de capacités qu’ils n’en possèdent. Il y a des gens qui naissent ratés, comme il y en a qui naissent aveugles.

Mais c’est amplement suffisant, et la nausée nous prend nous aussi. Si nous nous sommes occupés de ce PF ce n’est pas que l’ordure nous inspire particulièrement. C’est parce qu’il y a dans le PCI des gens qui ont connu Lefort depuis 1944 jusqu’à 1948, qui savent que son « court passage » dans le PCI est fait de cinq années de militantisme, qu’il ne s’est jamais dérobé aux tâches matérielles et que PF est un misérable petit calomniateur. Peut-être a-t-on raconté à ces camarades des « salades » sur l’article de Lefort. Maintenant, ils doivent être fixés. Que font ces camarades lorsqu’une saloperie pareille est publiée dans La Vérité ?

C’est aussi parce que les plaies, aussi petites soient-elles, il faut les cautériser. Agir autrement, c’est encourager la gangrène.

28 février 1949.

Pierre CHAULIEU                     

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commentaires

J
à vrai dire, cet article, où CC se solidarise de façon spectaculaire avec Lefort contre les attaques de Pierre Frank, a aussi pour fonction de dissimuler un premier conflit avec lui - signalé dans<br /> l'interview accordée par Lefort à l'Anti-mythes et reprise dans le Temps présent : alors que les autres membres de la "tendance Montal" avaient l'intention d'attendre le congrès du PCI pour<br /> scissionner avec fracas, Lefort avait déjà choisi de quitter le mouvement trotskiste, marquant un désaccord que CC cherche ici à gommer...
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G
Ironie de l'histoire, l'on sait la trajectoire qu'emprunta ensuite Lefort.<br /> Castoriadis légèrement puérile, je ne connaissais pas. Merci pour d'avoir partager cet article.
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