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9 février 2012 4 09 /02 /février /2012 21:15

L'Anabase de Xénophon : de l’autobiographie au roman didactique

 

Les classiques sont des livres que la lecture rend d'autant plus neufs, inattendus, inouïs, qu'on a cru les connaître par ouï-dire.

 Italo Calvino

 

 

Sommaire

 

Introduction 

[Encadré] Repères chronologiques 

Chapitre premier : Portrait de l'artiste en jeune homme

Chapitre deux : Le bruit et la fureur

Chapitre trois : Les mains sales

[Encadré] Digression sur l'autonomie 

Chapitre quatre : Entre mythe et politique

Repères bibliographiques

Annexe 1 : Le potlatch dans l'Anabase

Annexe 2 : Thucydide, la politique et l'histoire

 

[Nous signalons entre crochets nos références à des études recensées dans les Repères bibliographiques. Quant aux écrits de Xénophon, quelle que soit l'édition citée, nous nous conformons à l'usage qui les divise en livres, chapitres et paragraphes. Aussi la référence à “7,1,7-10” doit être lue comme “livre VII, chapitre premier, paragraphes 7 à 10”]

 

 

Introduction

 

Xénophon est sans doute le premier écrivain qui parle de lui-même, mais à la troisième personne. Les poètes lyriques étaient alors les seuls à dire “je” pour présenter leurs états d’âme. Mais chez les prosateurs, la première personne n’apparaît que dans les discours convenus que les historiens attribuaient aux personnages qu’il leur fallait mettre en scène, ou dans les plaidoiries rédigées par des logographes, qui s’exprimaient au nom du plaideur qui avait recouru à leurs services. C’est encore le cas du discours que Socrate aurait improvisé pour défendre sa propre cause, au lieu de réciter le discours que Lysias aurait si volontiers pu composer pour lui, et qui aurait peut-être emporté l’acquittement. Socrate, admettons-le, n’a pas voulu qu’un autre parle en son propre nom, mais ce qu’il a pu dire reste aussi inconnu que le contenu des discours qu’ont réellement prononcé Thémistocle, Aristide, Périclès ou Alcibiade. Le plaidoyer que nous lisons, pas plus que les discours de ces fameux stratèges, ne reproduit ni la sténographie d’un procès, ni les notes qu’aurait pu transcrire, aussitôt, quelque témoin doué d’une bonne mémoire. Thucydide [1, 22] a formulé la règle du jeu, c’est l’historien qui invente les discours qu’il rapporte : « J’ai prêté aux orateurs les paroles qui me paraissaient les mieux appropriées aux diverses situations où ils se trouvaient, tout en m’attachant à respecter autant que possible l’esprit des propos qu’ils ont réellement tenus ». 

L’Anabase présente, elle aussi, des discours attribués à divers personnages, et même en admettant qu’ils sont bien appropriés aux situations dans lesquelles ils ont peut-être été prononcés, ils sont évidemment l'œuvre du narrateur qui les inclut dans son récit, narrateur qui a choisi de rester anonyme : le nom de l’historien figure dans l’exorde des Histoires d’Hérodote et de Thucydide, aucun nom ne figure au début de l’Anabase. Si l’auteur est bien Xénophon, il inaugure un artifice littéraire, qu’imiteront, plus tard, les auteurs d’autres récits autobiographiques, comme les Commentaires où César a consigné ce qui allait devenir la version officielle de la guerre des Gaules, et de la guerre civile où il a conquis Rome, et liquidé la république. Dans l’un et l’autre cas, l’auteur se dissimule, procédé narratif qu’Arnaldo Momigliano, dans le cas de Xénophon, explique par l’idée que ses récits “ont un caractère très subjectif et adoptent un ton clairement apologétique : il avait ses ennemis ! Alors, pour rétablir l’équilibre, il écrit à la troisième personne et, apparemment, il recourt à l’artifice qui consiste à attribuer son livre à un auteur imaginaire. Aussi l’Anabase est-elle devenue un modèle, tant par son caractère autobiographique que par l’effort qu’elle fait pour le déguiser» [Momigliano 1991, pp. 86-87].

Mais s’agit-il vraiment d’une autobiographie ? L’Anabase a déçu bien des lecteurs modernes, parce qu'ils s'attendaient à lire des Mémoires, des Confessions ou des Années d'apprentissage... Ce genre littéraire n’est pas encore né, à moins d’admettre que Xénophon l’inaugure : il faut admettre, alors, que les règles du genre soient loin d’être fixées, et n’incluent pas encore, au-delà du récit qui rapporte des faits et gestes, la reconstitution d’un univers intime, qui est censé rétablir le sens de ces actions, en les reliant à des arrière-pensées, des intentions obscures, que l’auteur, croyons-nous, est tenu d’avouer. C’est le génie du christianisme, selon Chateaubriand, Rousseau, Goethe ou Augustin, qui impose au narrateur cette obligation de tout dire, et de se livrer tout entier. Rien de tel ne s’impose au narrateur païen, qui donne à son ouvrage la forme d’un récit impersonnel, où ses propres actions, comme celles de Cyrus, de Cléarque et de Tissapherne, sont rapportées comme celles de personnages dont il ne saurait rien que ce qui est accessible à n’importe quel étranger. Nous pourrions croire qu’il n’a pris aucune part aux événements qu’il rapporte, et qu’il lui a fallu enquêter après coup, à l’instar d’Hérodote, et recueillir des témoignages, sans lesquels il ne pourrait pas garantir la véracité de ses dires. 

Ainsi, lorsqu’il rapporte ce qui a pu se dire, à huis clos, lors du conseil de guerre où Orontas devait être condamné à mort, il précise que Cléarque en a parlé à ses amis, « car il n’avait pas été défendu d’en parler » [1, 6, 5]. Plus tard, quand il présente les portraits de Cyrus et des généraux mis à mort par les Perses, il prend soin de nous dire qu’il se fonde sur le témoignage de ceux qui les ont bien connus [1, 9, 1 ; 2, 6, 1 ; 2, 6, 28]. Enfin, quand il suppute les motifs qui ont incité le Roi Artaxerxès à conclure une trêve, il justifie son hypothèse par les faits qui, à ses yeux, peuvent la justifier : « J’ai écrit que le Roi avait été effrayé par l’arrivée de l’armée. En voici la preuve : la veille il avait ordonné par ses envoyés de livrer les armes ; au lever du soleil il dépêcha encore des hérauts, mais c’était pour traiter » [2, 3, 1].

 

 

Qui parle ?

 

Une fois n’est pas coutume, l’auteur de l’Anabase parle en son propre nom, il dit « je », mais pouvons-nous nommer cet ego qui s’exprime ? S’agit-il de Xénophon ? Tout semble l’indiquer, puisque l’intrigue narrative finit par s’agencer autour des faits et gestes de ce seul personnage, parfois même de ses projets, et de pensées qu’il aurait pu garder secrètes, ainsi que d’entretiens qu’il a eus, seul à seul, avec des personnages qui sont morts avant lui, tel Socrate ou Cyrus ; nous le retrouverons, plus de vingt ans après, dans son domaine de Scillonte, une cité dont il deviendra citoyen - dans le Péloponnèse, et aux environs d'Olympie : s’il n’est pas l’auteur du récit, il faut bien qu’il en soit la source principale, une source authentique, même s’il est douteux qu’elle soit véridique. Pourtant si nous devons nous fier à ce que Xénophon dit dans ses Helléniques, il faut attribuer l’Anabase à un historien qui est inconnu par ailleurs : « la manière dont Cyrus rassembla une armée et l'emmena en Haute-Asie contre son frère, la bataille qui s'ensuivit, sa mort, et la façon dont les Grecs s'en tirèrent et arrivèrent à la mer, tout cela se trouve consigné dans le livre de Thémistogène de Syracuse » [Helléniques, 3, 1, 2]. S’agit-il donc d’une tromperie maladroite ? Mais peut-être est-ce alors une maladresse voulue, où le narrateur feint de dissimuler ce qui n’est après tout qu’un secret de Polichinelle, sa propre identité, nous détournant ainsi de questions plus gênantes, auxquelles il ne sera pas forcé de répondre... 

 

 

Quels secrets dissimule l’anonymat du narrateur ?

 

Puisque tout le monde a compris que l’auteur de l’Anabase est aussi le héros qui paraît à son avantage dès sa première apparition, il est trop évident que son récit doit être une apologie de lui-même, ou un plaidoyer pro domo. Mais cela devrait nous rendre plus attentifs au fait que ce héros soit tout d’abord absent d’une histoire où il ne fait, tout au long des deux premiers livres, que de brèves et furtives apparitions. Nous l’apercevons un instant, sur le champ de bataille où il va recueillir les dernières instructions de Cyrus. Première apparition, qui devrait nous surprendre : c’est aussi la première fois qu’apparaît un Athénien, ce qui, apparemment, n’étonne aucun lecteur, alors que le récit des préparatifs de Cyrus lui a donné l’occasion de passer en revue les mercenaires grecs, et de savoir combien viennent de Thessalie, d’Arcadie et de Béotie, voire de Syracuse. Il s’agit, de toute évidence, d’une troupe de vétérans qui avaient combattu, sous la direction des Spartiates et avec l’appui de Cyrus, contre les Athéniens, pendant la guerre qu’on nomme, assez improprement, “guerre du Péloponnèse” [alors qu’elle se déroule dans tout le monde grec, en Sicile aussi bien qu’en Asie mineure : Thucydide l’appelle “guerre des Athéniens et des Péloponnésiens”. Cf. annexe 2]. Dans les livres suivants, nous verrons apparaître quelques autres Athéniens, par exemple Lycios, ou Lykios, fils de Polystratos, qui jouera un rôle important, et dont l’auteur va nous dire le plus grand bien. Nous aimerions savoir si son père est le Polystratos qui a été condamné et mis à mort pour la parodie des Mystères [Hatzfeld 1940, p.166] ou bien cet homonyme, connu par un discours attribué à Lysias, et qui avait fait partie du conseil des Quatre-Cents. Pour Xénophon lui-même, devons-nous supposer, avec Luciano Canfora, qu’il était l’un des chefs de la cavalerie, pendant la guerre civile où se sont affrontés les oligarques et les démocrates athéniens [Canfora 2000, pp. 28-33] ? S’il y a des Athéniens dans l’armée de Cyrus, il y a de fortes chances pour qu’ils aient comploté avec les oligarques, et même combattu aux côtés des Spartiates, avant de soutenir, à l’issue de la guerre, le pouvoir éphémère de ces “Trente tyrans” dont Xénophon lui-même rapporte les méfaits, même s’il a laissé quelques détails dans l’ombre.

Mais que faut-il penser de Xénophon lui-même, que sa première apparition nous découvre comme un familier de Cyrus, qui va prendre ses ordres au moment où s’engage un combat décisif ? L’anonymat du narrateur le dispense d’avoir à fournir les explications que le lecteur serait en droit de réclamer à Xénophon, en vertu de ce “pacte autobiographique” qui oblige, implicitement, l’auteur à s’expliquer sur le sens de ses actes - et sur ce qu’il faisait dans l’armée de Cyrus, pendant les mois qui ont précédé la bataille : parce qu’il reste anonyme, l’auteur de l’Anabase peut feindre d’ignorer qui était son héros, et qu’est-ce qu’il a pu faire, avant la scène où il jouera le premier rôle.

 

[Encadré] Repères chronologiques 

 

431-421, 413-404 : la "guerre du Péloponnèse" (interrompue quelques années par la "paix de Nicias").

Vers 428 : Naissance de Xénophon. 

404 : Après la bataille navale d'Aigos-Potamos, où périt la flotte athénienne, siège et capitulation d'Athènes et de Samos. Tyrannie des Trente, guerre civile, restauration démocratique, facilitée par l'arbitrage du roi spartiate Pausanias, et suivie d'une amnistie.  

401 : Xénophon participe à l'expédition de Cyrus, fils cadet du roi Darius II contre son frère Artaxerxès. Bataille de Counaxa, où Cyrus est tué.

401-399 : Retraite des Dix-Mille, qui seront finalement incorporés dans une armée que Sparte envoie secourir les cités grecques d'Asie. Xénophon va sans doute rester en Asie jusqu'en 394, où il servira sous les ordres du roi de Sparte, Agésilas.

399 : Procès de Socrate.

395-394 : Athènes et Thèbes, coalisées contre Sparte, seront battues à Coronée, où Xénophon, exilé d'Athènes, combat aux côtés des Spartiates.  

394-371 : Xénophon vit à Scillonte, ville du Péloponnèse dont il est devenu citoyen, et où il va rédiger la plupart de ses oeuvres. Chassé de Scillonte après la bataille de Leuctres, il va sans doute se réfugier à Corinthe.

Vers 354 : Mort de Xénophon

 

 

Chapitre premier : 

Portrait de l’artiste en jeune homme

 

Bien qu'il soit apparu, de manière furtive, dans des épisodes où il n'est pas présenté, Xénophon n’entre en scène qu’à partir du moment critique où les Grecs, accablés par la perte de leurs principaux chefs, seraient prêts à céder aux menaces des Perses, si ce jeune Athénien, jusqu’alors inconnu, n’intervenait pas pour ranimer leur courage, et les conduire à un complet revirement : « il y avait dans l'armée un Athénien, nommé Xénophon, qui ne la suivait ni comme stratège, ni comme lochage, ni comme soldat. C'était Proxène, son hôte depuis des années, qui l'avait fait venir de chez lui. Il lui promettait, si Xénophon le rejoignait, qu'il ferait de lui un ami de Cyrus, dont il attendait plus pour lui-même, disait-il, que de sa patrie. (...) Il fut mis en relations avec Cyrus. Proxène engageait Xénophon à marcher avec eux ; Cyrus en faisait autant de son côté : il assurait à Xénophon qu’aussitôt l’expédition finie, il le renverrait immédiatement chez lui. On marchait, disait-on, contre les Pisidiens. Ce fut ainsi que Xénophon s'engagea dans cette campagne. On l'avait trompé. Ce ne fut pas Proxène qui le trompa. Proxène ne savait pas qu'on marchait contre le Roi, non plus qu'aucun des autres Grecs, Cléarque excepté [3, 1, 4-10] ».

Si ce récit est l'œuvre d’un auteur inconnu, nous ne pouvons qu’imputer à sa propre ignorance la maigreur de l’information qu’il nous livre ; mais s’il s’agit de Xénophon, qu’est-ce donc qui le force à nous dissimuler presque tout son passé, et même à présenter comme une devinette le rôle qu’il a pu jouer auprès de Cyrus ? Car, si jeune soit-il, il est assez âgé pour avoir combattu dans la récente guerre, à laquelle ont pris part les compagnons qu’il nomme, et tout d’abord Proxène, ce Thébain qui est son hôte, et dont il ne dit pas comment il l’a connu. Et remarquons qu’ici, il omet de nous dire que Proxène est issu d’une cité qui avait combattu contre Athènes. Pour qu’il soit devenu l’hôte de Xénophon, il faut que celui-ci, prisonnier des Thébains, ait été libéré grâce à son entremise. Ou bien qu’il ait été, comme Alcibiade et beaucoup d’autres Athéniens, un transfuge qui a combattu contre Athènes, avant de soutenir la tyrannie des Trente. Cette supposition, si elle reste indémontrable, n’en est pas moins plausible, justement parce que Xénophon omet de s’expliquer sur l’hospitalité qui le lie à Proxène. Quant aux motivations par lesquelles il justifie son engagement, nous pourrons apprécier, chez ce fringant jeune homme, le goût des aventures, ou l’imprudence folle, l’ingénuité de bon aloi, ou l’incurable niaiserie que certains lui attribuent. Lui qui a été trompé, c’est du moins ce qu’il dit, vient de faire l’éloge de ceux qui - prétend-il - ont surpris sa bonne foi : ce grand prince, Cyrus, et ce vaillant guerrier, l’exemplaire Cléarque, qui aurait, dès le début, été seul à connaître les projets de Cyrus. Le lecteur sait, pourtant, que ce même Cléarque n’était pas, au début, le commandant en chef des mercenaires grecs, et n’avait aucun titre à en savoir plus long que Proxène, ou Ménon. Or Ménon seul nous est présenté comme un fourbe, ce sont d’autres défauts que le narrateur a signalés chez Cléarque.

Notre auteur ne peut ignorer le démenti cinglant qu’il s’inflige à lui-même. Tout au long des deux premiers livres, chaque fois que l’auteur lui a donné la parole, Cléarque a prétendu que Cyrus lui avait caché le vrai but de l’expédition. Nous avons pu le croire, tant que l’auteur lui-même s’est retenu de dire ce qu’il en était. S’il ne nous l’a pas dit, c’est un choix qu’il a fait, sachant bien qu’il allait nous induire en erreur. Il a su nous faire admirer l’ingéniosité de Cléarque, sans nous dire que cet Ulysse, à l’égal du héros d’Homère, était un fourbe consommé. D’autant plus fourbe, en fait, qu’il invoquait sans cesse des principes chevaleresques, et la sainteté des serments.

Quand il nous révèle, après coup, les informations pertinentes qui faisaient défaut jusqu’alors, il nous invite à réviser ce qu’il nous a fait croire à première lecture. Ainsi nous faudra-t-il renoncer à notre admiration pour Cléarque, ou l’admirer toujours, mais de façon cynique, parce qu’il nous apprend, sans l’avoir jamais dit, ce que Machiavel seul ose dire crûment : qu’il importe à la fois de « paraître miséricordieux, fidèle à sa parole, humain, honnête, religieux, et de l’être ; mais avoir l’esprit tout prêt, s’il faut ne pas l’être, à pouvoir et savoir changer du tout au tout » [Le Prince, chapitre 18, traduction de Christian Bec]. La leçon n’est donnée, de façon sélective, qu’aux lecteurs qui auront su remettre bout à bout les deux pièces du puzzle : ceux qui auront su voir, dans les contradictions où le narrateur feint parfois de s’empêtrer, l’indication discrète d’une énigme à résoudre. Bien loin d’être un auteur naïf, il n’écrit que pour des lecteurs disposés à relire, à revenir sans cesse sur les traces peu apparentes qui signalent la bonne piste. Et cela vaut, bien sûr, pour l’incohérence visible d’un récit qui nous laisse croire que Xénophon n’était qu’un simple observateur, dans l’armée de Cyrus, alors que celui-ci a mis tant d’insistance, en le pressant de se joindre à son entreprise, qu’il s’est laissé convaincre, et qu’il y a pris part. Le lecteur humaniste se plaît toujours à croire que “Xénophon, avec les Dix-Mille, n’était ni général, ni officier, ni soldat. Il suivait l’expédition en curieux, sans doute avec le dessein de la raconter, à la manière des correspondants de guerre d’aujourd’hui”. [Flacelière 1969, p. 302] N’insistons pas sur ce correspondant de guerre qui publiera son scoop quinze ou vingt ans plus tard, son professionnalisme n’obéit pas encore aux exigences du reportage moderne. Mais plus sérieusement, qui peut imaginer que Cyrus a pris tant de peine pour s’attacher les services de Xénophon, si celui-ci n’était qu’un simple observateur ? Tout se passe comme si une formule - qui a pourtant tout l’air d’être une devinette, qu’est-ce donc qui n’était ni ceci ni cela ? - restait seule dans nos mémoires, et si elle nous rendait amnésiques à tout ce qui est dit par ailleurs.

Xénophon n’en fait pas mystère, il est venu à Sardes pour être l’ami de Cyrus, et pour combattre à ses côtés. Il s’est battu à Counaxa, où on l’a vu sortir du rang, s’adresser à Cyrus et recevoir ses ordres, ce qui n’est pas le fait d’un simple observateur. Chacun admet, d’ailleurs, qu’au lendemain de la bataille c’est Xénophon qui apparaît, sous le nom de Théopompe, au premier rang des chefs [archontas] qui reçoivent, et refusent, l’ultimatum des Perses. Il n’est peut-être pas un lochage ni un stratège, mais quel que soit son titre, il est visiblement l’un des chefs de l’armée. C’est bien cela qui l’autorise, lorsque cinq généraux sont capturés par Tissapherne, à convoquer lui-même tous les officiers de Proxène, avec l’appui desquels il va s’adresser, par la suite, à l’ensemble des officiers de l’armée tout entière : « Là-dessus il se lève et convoque d’abord les lochages de Proxène (...) Les chefs, après ce discours, lui enjoignirent tous de se mettre à leur tête. (...) Les autres, passant le long des troupes, quand le stratège avait la vie sauve, appelaient le stratège, quand il n’était plus là, l’hypostratège, et aussi le lochage, quand le lochage était indemne » [3, 1, 15-32]. Marquons un temps d’arrêt, pour observer que Xénophon, même s’il n’était pas stratège ou lochage, pouvait faire partie de ces hypolochages, ou ces hypostratèges ; il pouvait être le lieutenant d’un lochage, ou plutôt d’un stratège, et nous comprendrons qu’il puisse lui succéder, dès lors qu’il est tombé entre les mains des Perses. 

 

 

Quand une “Athènes errante” élit ses généraux

 

Xénophon, le jour même, est élu général. Bien des commentateurs s’émerveillent encore de l’ascension soudaine d’un aventurier inconnu, hissé sur le pavois parce qu’il est beau parleur : “grâce à un seul discours, prononcé au bon moment, et de la manière convenable, il est passé général alors qu’il n’était rien du tout” [Strauss 1991, p. 163]. Mais il nous suffira de relire le texte pour savoir que ce vote ne peut pas résulter d’un emballement passager, car les généraux sont élus, non point par les soldats, mais par les officiers. Cette élection consacre le talent reconnu d’un chef qui a fait ses preuves, et que Cyrus lui-même a traité comme tel. La “république voyageuse”, que Taine a saluée dans l’armée des Dix-Mille, ne confie pas son sort au premier rhéteur venu. Et les lecteurs de Taine, plus que Taine lui-même, ont souvent tort d’y voir une pure démocratie “qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d’Athènes errante au milieu de l’Asie”. 

La partialité du récit ne consiste pas, pour l’instant, dans le fait qu’il surestime les hauts faits du héros, ou lui attribue un rôle de chef charismatique : le narrateur s’emploie à effacer les traces du rôle que Xénophon a pu déjà jouer dans l’expédition de Cyrus, et à minimiser l’importance des faits qu’il ne peut pas nier. Ainsi déclare-t-il que Cyrus et Cléarque étaient seuls à connaître le vrai but de l’expédition, ce qui ne risque guère, au moment où il écrit, d’être ouvertement démenti par des témoins directs. Et nous pourrons le voir, chaque fois qu’il lui faut recourir au mensonge, il préfère, quand c’est possible, mentir par omission, et vider de leur sens des faits indéniables, qu’il lui faut bien citer, parce que d’autres témoins ont dû en faire état (Ctésias, ou Sophénète). Il lui faut mettre en œuvre un subtil art d’écrire, si subtil qu’il a pu passer inaperçu, sous l’aspect séduisant d’un récit sans apprêts.

Xénophon, somme toute, est beaucoup plus sincère, et nous renseigne mieux sur une autre période, celle où, longtemps après, il va rentrer en Grèce, avec Agésilas, et se fixer à Scillonte, où l’ont établi les Spartiates. Il nous y parle, entre autres, d’un bois sacré dont il avait fait un sanctuaire, qu’il avait dédié à l’Artémis d’Éphèse, et des parties de chasse auxquelles ses fils prenaient part, avec “les fils des autres citoyens”. Il nous apprend ainsi, au détour d'une phrase, qu'il était devenu citoyen de Scillonte, ce que nous pourrions ignorer, si nous nous en tenions à la traduction de Paul Masqueray, qui dans ce cas précis nous paraît défaillante, car elle rend “politôn” par “habitants” [5, 3, 10]. Cette version biaisée correspond au cliché qui fait de Xénophon, tel Frédéric Moreau, un bon fils de famille qui se range après une jeunesse agitée, et qui mène dès lors la vie paisible et retirée d'un gentleman-farmer, dans le vaste domaine que lui ont donné les Spartiates. C'est oublier un peu vite que ces mêmes Spartiates l'ont investi alors d'une charge diplomatique, en faisant de lui leur proxène, c'est-à-dire le chargé d'affaires qui prend soin de leurs intérêts : ce “consul de Sparte à Scillonte”, comme il serait tentant de le dire en français, ne doit pas être pris pour un fonctionnaire spartiate, c’est un citoyen de Scillonte, et sans doute un magistrat. C’est ce qu’illustre bien l’exemple de Callias, le notable athénien qui est, dans sa cité, le proxène de Sparte. Et bien que Masqueray déclare dans sa notice [tome I, page IX] que les Spartiates avaient donné “le titre de proxène” à Xénophon, il ne s’agit pas là d’un titre honorifique, décerné honoris causa, il nous faut répéter que c’est bien une charge, d'autant plus importante que Scillonte est située dans un lieu stratégique, près de l'Elide et de l'Arcadie, deux groupes de cités qui résistaient, alors, à l'hégémonie de Sparte. Quand elle s’effondrera, après la bataille de Leuctres, le proxène de Sparte devra prendre la fuite, et une fois de plus il connaîtra l'exil... Mais revenons au temps des péchés de jeunesse.

 

 

L’amitié de Cyrus

 

Xénophon laisse entendre qu’il n’aurait pas pris part à l’expédition de Cyrus, s’il avait pu savoir qu’elle était dirigée contre le Roi lui-même. Dès lors que Tissapherne, satrape de Carie, a pu se rendre compte - grâce à ses espions - que les préparatifs de Cyrus étaient trop importants pour une expédition contre les Pisidiens, Proxène et Xénophon, qui se trouvaient sur place, ont forcément compris de quoi il retournait [à supposer, bien sûr, que Cyrus ait vraiment voulu le leur cacher]. Mais pourquoi Xénophon veut-il nous faire croire qu’il n’y avait vu que du feu ? Qu’est-ce qu’un Athénien aurait eu à se reprocher, pour être intervenu dans la guerre civile qui oppose un roi barbare à son frère ennemi ? En quel sens pouvait-il s’estimer compromis, s’il se mêlait à ces querelles dynastiques ? Seule compte, en réalité, la question de savoir qui est l’allié d’Athènes, et qui est son ennemi. Xénophon ne l’ignorait pas, même avant que Socrate le lui ait rappelé : « Socrate, qui appréhendait que l’amitié avec Cyrus ne fût mal vue de la cité, parce que Cyrus passait pour avoir soutenu avec ardeur les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes, conseilla à Xénophon d’aller à Delphes pour consulter le dieu sur ce voyage » [3, 1, 5.]. Tout Athénien, alors, savait parfaitement que c’était à bon droit que « Cyrus passait pour avoir soutenu » les ennemis d’Athènes ; et Xénophon nous l’explique sans réticence, dans un autre de ses ouvrages, où il ne cache pas le soutien que Cyrus obtiendrait en retour de la part des Spartiates : 

“Cyrus, par des messagers qu'il envoya à Lacédémone, y fit valoir qu'à sa propre conduite vis-à-vis des Lacédémoniens dans la guerre contre Athènes devait répondre celle des Lacédémoniens à son égard. Les éphores, reconnaissant la justice de ses paroles, donnèrent ordre à Samios, le navarque de cette année, d'être à la disposition de Cyrus, à toute réquisition. Et, de fait, Samios mit de l'empressement à faire ce qu'on lui demanda : avec sa flotte jointe à celle de Cyrus, il longea la côte jusqu'en Cilicie, et fit en sorte que Syennésis, le souverain de la Cilicie, ne pût mettre sur terre des obstacles à la marche de Cyrus contre le Roi” [Helléniques, 3, 1, 1.]

L’auteur des Helléniques complète et contredit l’auteur de l’Anabase, puisqu'il ne se contente pas d'affirmer l'engagement de Sparte aux côtés de Cyrus, il nous apprend aussi que c'est la flotte spartiate, commandée par Samios, qui a forcé Syennésis, le roi des Ciliciens, à laisser passer l'armée de Cyrus, qui traverse son territoire : d’après l’auteur de l’Anabase c'est pour les beaux yeux de Cyrus que la reine de Cilicie vient lui apporter l'argent dont il a besoin pour payer ses soldats, au moment même où ceux-ci commencent à grogner parce qu'il y a plusieurs mois qu'ils n'ont pas touché leur solde. Alors va commencer un épisode obscur : malgré l’aide que Cyrus a reçue de la reine, ses mercenaires vont piller la ville de Tarse et le palais royal, exactions que l’auteur s’efforce d’attribuer aux soldats de Ménon. Ce qui, à première vue, paraît inexplicable : ce sont eux que Cyrus a chargés d'escorter la reine lorsqu’elle retourne à Tarse, par la route directe. Le reste de l’armée, on ne sait trop pourquoi, va faire un long détour avant de les rejoindre.

 

 

Eléments de cryptographie

 

Pour y comprendre quelque chose, il nous faut prendre garde aux formulations qui s’appliquent à des faits avérés, que l’auteur semble connaître de source sûre, et aux réserves qui accompagnent toujours les faits qu’il dit connaître seulement par ouï-dire, par l’emploi répété d’expressions telles que dit-on, disait-on, legetai, elegeto... Il se porte garant du fait que la reine Epyaxa est bien venue apporter à Cyrus la somme dont il a besoin pour payer ses mercenaires ; puis, s'il fait état de rumeurs concernant des rapports intimes entre Epyaxa et Cyrus, il signale, par un double elegeto, qu'il s'agit de racontars : «On racontait qu'elle lui donna beaucoup d'argent. En tout cas Cyrus versa à l'armée quatre mois de solde. (...) On disait aussi que Cyrus eut commerce avec la Cilicienne» [1, 2, 12]. 

Mais pour nous qui avons pu lire les Helléniques, il est plus facile de croire que la collaboration d'Epyaxa s'explique par la diplomatie musclée qu'ont su pratiquer les Spartiates. Il est clair que Cyrus n’est pas le bienvenu, et qu’il devait s’attendre au moins à quelques heurts pendant la traversée d'un territoire dont la population reste hostile : « Ensuite Cyrus renvoie Epyaxa en Cilicie par la route la plus courte, lui donnant pour l'accompagner les soldats qu'avait Ménon et Ménon lui-même » [1, 2, 20.]. Il fait lui-même un détour par Dana, « ville habitée, grande et riche », et à partir de là, « il essaya de passer en Cilicie. Le chemin qui y menait assez large pour les chariots était fortement escarpé et inaccessible à une armée, pour peu qu'elle rencontrât de résistance. On disait aussi que Syennésis se tenait sur les hauteurs, afin de garder le col. Ainsi on resta un jour dans la plaine. Le lendemain arriva un messager annonçant que Syennésis avait abandonné les crêtes, à la nouvelle que la troupe de Ménon avait déjà pénétré en Cilicie, après avoir franchi les montagnes. Il lui avait été aussi rapporté que Tamos était en train, avec les trières de Lacédémone et aussi celles de Cyrus, de longer la côte, venant d’Ionie, pour se rendre en Cilicie... » [1, 2, 21]. L’artifice qui trompe la plupart des lecteurs - et que seul Leo Strauss semble avoir remarqué - est aussi simple qu’efficace : l’auteur peut se permettre de mentionner la plupart des faits pertinents, à condition d’omettre les rapports qui pourraient les rendre intelligibles, et de détourner l'attention en introduisant des “on-dit” grâce auxquels les faits mentionnés prendront un autre sens que celui qu'il s'agit de rendre méconnaissable. Le résultat est bien celui que Masqueray nous signale au sujet d’un autre épisode [5, 3, 6] où il comprend bien que Xénophon égare son lecteur sans avoir besoin de mentir effrontément - il suffit qu’il emploie « un langage ambigu, et sans altérer essentiellement la vérité, il la dissimule » [Notes complémentaires de sa traduction, tome 2, p. 183]. Pour peu qu’il rétablisse les rapports entre faits que l’auteur escamote, le lecteur s’aperçoit que l'armée de Ménon ne se contentait pas d'escorter la reine jusqu'à Tarse : elle effectuait une manœuvre de diversion, qui devait permettre le passage des Portes de Cilicie par le gros des troupes, une fois que Syennésis se serait retourné contre l'armée de Ménon, croyant qu'il s'agissait de l'armée tout entière. Pour comprendre, dans ces conditions, la perte de cent hoplites, il n'est pas nécessaire de croire les racontars qui nous sont rapportés comme tels : « Dans le passage des montagnes pour revenir dans la plaine, deux compagnies de la troupe de Ménon succombèrent. Les uns racontaient qu'elles avaient été mises en pièces par les Ciliciens, tandis qu'elles étaient en train de piller, d'autres qu'étant restées en arrière sans pouvoir rejoindre le gros de l'armée, ni retrouver leur chemin, elles s'étaient perdues et avaient péri... » [1, 3, 25.].

 

 

Des villes “grandes” et “riches”, mais pas toujours “peuplées”

 

De même comprend-on que Cyrus trouve vide la capitale de Syennésis, “ville de Cilicie grande et riche”, parce que « les habitants s'étaient enfuis de Tarse, avec Syennésis, pour se réfugier dans un endroit fortifié, sur les monts » [1, 2, 23-24]. Xénophon, chaque fois que l'armée entre dans une ville, la décrit par des adjectifs tels que “grande”, “riche”, et “peuplée” : une ville peut être riche et peuplée sans être grande, elle peut être aussi grande et riche sans être peuplée, c'est-à-dire, tout simplement, lorsque la population s'est enfuie, ce qui est maintenant le cas. Comme l’a noté Leo Strauss, ce procédé permet d’indiquer au lecteur des choses qu’on ne veut pas dire ouvertement : quand Xénophon fera le portrait de Cyrus, et parlera de ses vertus, il ne nous dira pas que Cyrus n’est pas pieux, il se contentera d’omettre la piété. C’est ainsi, pour l’excellent auteur de La persécution et l’art d’écrire, que Xénophon parvient à dire à mots couverts, en ne s’adressant qu’à des lecteurs éclairés, ce qu’il lui faut rendre impénétrable au vulgaire. Faut-il le confesser, nous craignons que l’astuce de Xénophon ne lui serve à couvrir des secrets plus gênants, sur lesquels, par la suite, nous devrons enquêter [Mentionnons pour mémoire, et sans nous y attarder, quelques bourdes commises par un auteur auquel nous restons redevable : ainsi croit-il que “Xénophon” dérive de phonos, et peut donc se traduire par “tueur d’étrangers”. C’est oublier que xénos, s’il veut dire “étranger”, signifie aussi “l’hôte”, ce qui est aussi le cas dans le nom de Proxène. Celui de Xénophon, construit comme Antiphon, Cléophon, Chéréphon, etc., signifie quelque chose comme “la voix de l’hôte”, et contient l’oméga qu’on trouve dans phônè. Sur un autre terrain, cédant comme tant d’autres à des anachronismes, Leo Strauss anticipe sur l’expédition d’Alexandre quand il présente Phalinos, un mercenaire grec employé par Tissapherne, comme “un traître grec” - pas plus traître que ceux qui ont servi Cyrus, dont la cause n’avait rien de patriotique...].

 Cyrus s’arrête à Tarse, et parvient à s’entendre avec Syennésis, mais il va perdre trois semaines, parce que c'est le moment où les soldats comprennent que l'expédition n'est pas dirigée contre les montagnards Pisidiens, mais contre Artaxerxès, et se mutinent alors contre des chefs qu’ils accusent de les trahir. Il faudra que Cléarque déploie toute sa ruse pour leur faire accepter de reprendre la route. Selon Diodore de Sicile, Cyrus repart alors avec des renforts ciliciens : Syennésis “fait alliance avec Cyrus et lui envoie son fils aîné avec des troupes, mais il dépêche aussi à Artaxerxès son second fils, pour l'informer de ce qui se prépare contre lui. Ainsi prémuni contre les caprices de la fortune, de quelque côté qu'elle tourne, il n'a rien à craindre”, commente Masqueray [Anabase, Notes complémentaires, p. 161]. Le double jeu de Syennésis, qui serait peu compréhensible s’il n’avait eu affaire qu’à Cyrus et au Roi, s’explique seulement par la pression de Sparte, qu’omet soigneusement l’auteur de l’Anabase. Bien qu’il signale, alors, l’arrivée des renforts conduits par Chirisophe, il se garde bien de nous dire qu’il ne s’agit plus, cette fois, de troupes mercenaires recrutées par Cyrus, mais d’un corps expéditionnaire envoyé par les éphores. Socrate avait raison : l’amitié de Cyrus est bien compromettante. Elle le serait, plutôt, si nous pouvions douter du fait que Xénophon est depuis bien longtemps un allié des Spartiates.

 

 

L’ascension de Cléarque

 

L’intervention de Sparte s’est-elle limitée à l’envoi de Samios et des soldats de Chirisophe ? Plutarque nous apprend, dans sa Vie d’Artaxerxès, que, sollicités par Cyrus, « les Lacédémoniens envoyèrent donc une scytale [un message secret] à Cléarque lui ordonnant de se mettre en tout au service de Cyrus » [Vies parallèles, traduction de J.-A. Pierron, Garnier-Flammarion, 1996, p. 297]. Cela paraît invraisemblable, puisqu’il s’agit d’un hors-la-loi, un Spartiate exilé, condamné par les éphores. L’auteur de l’Anabase, dans l’éloge funèbre qu’il nous fait de Cléarque, affecte d’ignorer les raisons pour lesquelles il a été banni. Diodore de Sicile paraît mieux informé : installé à Byzance dans les fonctions d’harmoste, que nous pourrions comparer à celles qu’un “Résident” exerçait autrefois dans les protectorats de l’Empire français, Cléarque s’y était conduit comme un despote, en faisant massacrer les notables locaux [Diodore, Bibliothèque historique, livre 14, chapitre 12]. Ce n’est sûrement pas un simple fou de guerre ; et ce qu’admire Xénophon, même s’il est frappé par son ardeur guerrière, c’est l’habileté politique, dont il fait preuve à Tarse, et qui fera de lui le vrai chef des Dix-Mille.

Au début, il ne conduisait que deux mille soldats, c’est-à-dire autant que Proxène, et un peu plus que la plupart des autres chefs : Ménon, mille cinq cents ; Sophénète de Stymphale, mille ; Socrate d’Achaïe, cinq cents ; Parion de Mégare, six cents ; Sosis de Syracuse, trois cents ; Agias d’Arcadie, mille ; mais le général que Cyrus avait mis à la tête des garnisons qu’il recrutait dans les villes ioniennes, Xennias d’Arcadie, arrivait à la tête de quatre mille hoplites. Plus tard, lorsque Cyrus passe en revue ses troupes, en présence de la reine Epyaxa, et leur ordonne de simuler un assaut, c’est Ménon qui commande l’aile droite des Grecs, position qui, en Grèce, est toujours celle qu’occupe le commandant en chef ; il en va autrement chez les Perses, où le chef est placé en position centrale. 

Tout va changer à Tarse, lorsque les soldats se mutinent, que deux mille d’entre eux abandonnent leurs chefs, et vont grossir les rangs de l’armée de Cléarque. Celui-ci est assez habile pour leur faire croire, d’abord, que lui-même ignorait le vrai but de l’expédition ; il se dit prêt à suivre la masse des soldats, quelle que soit leur décision ; placés au pied du mur, ceux-ci comprendront vite qu’il est déjà trop tard pour rebrousser chemin. Tout en feignant alors de désavouer Cyrus, Cléarque le rassure, en secret, et l’associe à ses manœuvres : « Il lui recommanda aussi de l’inviter à se rendre auprès de lui et il l’avertit le premier qu’il n’irait pas » [1, 3, 8]. Xénophon, cette fois, ne cache pas qu’il connaît le dessous des cartes, il nous apprend aussi que Cléarque manipule l’assemblée des soldats, où vont intervenir des orateurs auxquels il a fait la leçon, et qui parviendront à convaincre l’auditoire : exemple qui n’est pas perdu pour Xénophon, que nous verrons agir de façon similaire, à la fin du voyage, quand c’est lui qui devra justifier sa conduite [7, 6, 41]. Pour le moment, il semble ne jouer aucun rôle, puisque son nom n’a pas encore été cité, mais il se pourrait bien qu’il ait été lui-même l’émissaire envoyé par Cléarque à Cyrus, puisqu’il est, dans ce cas, le seul témoin de cette démarche secrète. 

Cléarque, désormais, va avoir sous ses ordres les soldats qui ont quitté Xennias et Pasion : Cyrus qui, désormais, lui accorde sa confiance, ne reviendra pas sur le fait accompli, et les soldats qui ont rejoint ses troupes vont rester avec lui, cependant que leurs chefs, mortifiés par l’affront, vont bientôt déserter, profitant d’une étape dans un port phénicien. Cyrus, pour une fois, se montre débonnaire et ne les poursuit pas, car il est bien conscient de ses torts envers eux.

 

 

La comédie de Counaxa

 

Cléarque, à ce moment, semble être entièrement dévoué à Cyrus. A Counaxa, pourtant, nous le verrons bientôt refuser d’obéir, précisément lorsque le vie même du prince va dépendre de la fidélité des Grecs. L’issue de la bataille va se jouer, en effet, dans l’affrontement de Cyrus et de son frère. Cyrus a donc besoin des Grecs auprès de lui, alors qu’ils se sont rangés au bord de l’Euphrate : « il cria à Cléarque de mener son armée contre le centre de l'ennemi, parce que c'était là, pensait-il, qu'était le Roi : Et si à cet endroit, dit-il, nous avons le dessus, pour nous tout est terminé ». Cléarque s’y refuse, car pour lui, ce qui compte, c’est d’avoir rangé ses hommes de façon à ce qu’ils ne puissent être encerclés : ils sont à l’aile droite, sur la rive du fleuve. Xénophon expose les faits, mais s’arrange aussitôt pour les faire oublier. C’est à cette occasion qu’il apparaît sur scène, soi-disant pour prendre les ordres de Cyrus, comme si celui-ci n’avait pas donné d’ordres, ou comme s’il devait “refaire sa copie”, du moment que Cléarque y oppose son veto. En guise d’instructions, Xénophon ne rapporte que le récit d’un entretien lénifiant, qui nous montre Cyrus, toujours plein de confiance, et sans la moindre rancune à l’égard des Grecs, comme si leur défection n’allait pas lui coûter la victoire et la vie - ce qui, entre autres effets, l’empêche de démentir ce douteux témoignage. On comprend que Plutarque, sans tenir compte d’un récit aussi suspect, juge sévèrement la conduite des Grecs : « Cyrus commit sans doute une grande faute en se jetant tête baissée au milieu des périls, sans prendre garde au danger, mais Cléarque n’en commit pas une moindre, si même elle ne fut pas plus grave, en refusant de ranger ses Grecs face au roi et en appuyant son aile droite sur le fleuve de peur d’être encerclé. Car s’il voulait à tout prix la sécurité et si le plus important à ses yeux était de n’éprouver aucun dommage, il aurait mieux fait de rester chez lui. Mais, après avoir couvert dix mille stades en armes sans que personne l’y obligeât, et dans le seul but de mettre Cyrus sur le trône royal, aller chercher un terrain et un poste, qui au lieu de lui permettre d’assurer le salut du chef qui le payait, lui offraient à lui-même une position sûre où combattre tranquillement, cela revenait à sacrifier l’intérêt général par crainte du danger présent et à renoncer au but de l’expédition » [Vies parallèles, op. cit., p. 299]. Reste à se demander si le but de l’expédition était bien, pour Cléarque, le triomphe de son employeur. Ou s’il servait, d’abord, les intérêts de Sparte. Question que Masqueray n’envisage même pas, dans la “note complémentaire” où il tance Plutarque comme un mauvais élève : « Aucun des soldats qui entouraient le Roi, dit-il, n'aurait soutenu le choc des Grecs et une fois l'ennemi repoussé et le Roi mis en fuite ou tué, Cyrus vainqueur avait la vie sauve et le trône de son frère. On peut discuter indéfiniment sur cette hypothèse, sans oublier que Cléarque, chef nominal des Grecs, avait pour premier devoir d'assurer le salut de ses compatriotes, en ne les laissant pas écraser sous la masse des barbares qu'ils avaient devant eux » [Anabase, Notes complémentaires, p. 165].

En tout état de cause, Cyrus aurait pu s'attendre à ce que “le chef nominal des Grecs” reste persuadé que son premier devoir était d'obtenir la victoire, fût-ce au prix d'un choc meurtrier. Car c’était bien pour ça qu'il l'avait recruté, et qu'il lui avait donné des milliers de dariques. Si Cléarque est le condottiere que nous présente Xénophon, son devoir n'est pas d'épargner le sang des mercenaires, et son refus d'obéissance est alors une trahison, cent fois plus condamnable que celle d’Orontas, et d’autres nobles Perses, qui avaient quitté Cyrus pour rejoindre le Roi. Ces “traîtres” étaient fidèles à leur roi légitime, détail sans importance aux yeux de Xénophon. Le même Xénophon cherche à nous faire croire que Cyrus, au moment décisif, n’avait pas besoin des mercenaires grecs, puisque, raconte-t-il, avec six cents cavaliers, il parvient à disperser les six mille cavaliers qui défendent son frère [sic !], qu’il va enfin pouvoir affronter corps à corps. 

S’il meurt, dans ce combat, c’est un incident de parcours, un hasard malheureux, dont il serait mesquin de nommer les responsables. Dira-t-on que Cléarque, en trahissant Cyrus, reste fidèle aux Grecs ? Cela n’a aucun sens, s’il n’est qu’un mercenaire, mais ça n’en a que trop, s’il est secrètement au service de Sparte. Peut-être aurions-nous dû prendre plus au sérieux la version de Plutarque, quand il nous informait d’une mission secrète, que les éphores auraient confiée à ce banni... Supposition gratuite, va-t-on nous objecter, puisqu’aucun document ne peut la confirmer : aucun dépôt d’archives ne risque de livrer les états de service d’une taupe infiltrée dans l’armée de Cyrus. Nous ne remplirons pas la mission impossible d’un enquêteur soucieux de rétablir “les faits”, notre seule ressource est de mettre à l’épreuve la cohérence du récit qui prétend les avoir rapportés tels qu’ils furent. Supposer que Cléarque, et Xénophon lui-même, savaient ce qu’ils faisaient, est la seule façon de rendre intelligibles les événements qui vont suivre : loin d’être un ingénu, Xénophon dissimule et défigure le sens des faits qu’il nous rapporte. Loin d’être un fou de guerre, Cléarque se conduira comme un fin politique.

 

Incipit tragœdia

 

Aussitôt après la bataille, Cléarque met en œuvre une stratégie de rechange. Comme Ariée et ses troupes, les Perses et les Lydiens qui avaient suivi Cyrus, ont abandonné le combat dès que Cyrus est mort, il s’efforce de les rallier, et se pose en faiseur de rois : « Plût aux dieux que Cyrus fût encore en vie ! mais puisqu'il n'est plus, annoncez à Ariée que nous, nous avons vaincu le Roi, et que, comme vous le voyez, personne ne nous résiste plus. Si vous n'étiez pas venus, nous serions en train de marcher contre lui. Nous faisons savoir à Ariée que, s'il vient ici, nous l'installerons sur le trône royal : c'est à ceux qui ont vaincu, les armes à la main, qu'il appartient aussi de commander » [2, 1, 6]. Cléarque sait, bien sûr, que ni lui, ni Ariée, n’ont gagné la bataille. Et la mort de Cyrus a dénoué leur alliance, qu’il est urgent de rétablir, quel que soit le prétexte invoqué pour cela : peut-il croire au succès de sa proposition ? Ariée n’est qu’un noble perse, il faut être de sang royal pour prétendre accéder au trône. Si Cléarque a besoin de renouer l’alliance, ce n’est pas pour tenter, avec un nouveau prétendant, de reprendre la lutte contre Artaxerxès, c’est pour être en bonne posture quand le moment viendra de conclure une trêve. 

Chirisophe est chargé de transmettre cette offre, et chacun sait que Chirisophe est l’envoyé de Sparte. Entre Cléarque et lui, les rapports ne sont pas ceux qu’ils auraient dû être, entre le hors-la-loi justement condamné, et le représentant de ceux qui l’ont banni... Chirisophe est déjà le second de Cléarque : bien que Ménon se joigne, de lui-même, à cette ambassade, Xénophon nous précise qu’il y va parce qu’il est l’hôte d’Ariée, et c’est bien Chirisophe qui est l’envoyé de Cléarque. 

Celui-ci va alors offrir un sacrifice, afin de consulter les entrailles des bêtes. Il ne s’agit pas là d’un signe de piété, c’est l’un des attributs qui reviennent au chef de l’armée. Cyrus, la veille encore, avait agi de même, et les présages étaient, paraît-il, favorables, mais l’issue du combat semble les démentir... sauf si on ne s’intéresse qu’à la survie des Grecs. Cléarque, pour sa part, attendra de connaître la réponse d’Ariée avant de dire ce qu’annoncent les présages.

Les hérauts de Tissapherne, conduits par Phalinos, arrivent à ce moment, et veulent être reçus par les chefs de l’armée. Trois d’entre eux sont absents : Chirisophe et Ménon se trouvent au camp d’Ariée, Cléarque va d’abord offrir son sacrifice, et renvoie les hérauts auprès des autres chefs. L’ultimatum des Perses est alors débattu, car les chefs semblent loin d’être du même avis. Le narrateur, bien sûr, n’est pas censé avoir assisté au débat. Il ne va pas nommer tous les intervenants, il mentionne deux noms qui sont déjà connus : Cléanor et Proxène, puis un autre dont c’est la seule apparition : l’Athénien Théopompe. Cet Athénien, bien sûr, ne va pas disparaître, mais il reparaîtra sous son nom véritable : nul n’a jamais douté que ce soit Xénophon.

Tous les trois, fièrement, refusent que les Grecs rendent leurs armes au Roi. Les Grecs, dit Cléanor, aimeraient mieux mourir. Proxène, en bon élève du sophiste Gorgias, demande à quel titre le Roi veut que les Grecs lui remettent leurs armes : si c’est comme vainqueur, qu’il vienne donc les prendre ; s’il veut qu’on les lui donne, en gage d’amitié, qu’offrira-t-il lui-même, si on lui fait cette faveur ? Chacun sait que les dons appellent d’autres dons... Théopompe, à son tour, fait assaut d’éloquence : « Phalinos, actuellement, comme tu vois, il ne nous reste plus que nos armes et que notre courage. Avec nos armes, il me semble que nous pourrions aussi tirer parti de notre courage, tandis que si nous les livrons, nous pourrions bien en plus perdre la vie. Ne t’imagine donc pas que nous allons vous remettre les seuls biens qui nous restent... ». Phalinos a beau rire, « tu m’as l’air d’un philosophe, et tu ne parles pas sans agrément », répond-il avec humour [2, 1, 12-13, la formule pastiche les paroles de bienvenue qu'Homère met dans la bouche de Nausicaa] - ce “jeune homme” a dit vrai. Réduits au désespoir, les Grecs peuvent encore faire payer très cher le prix de leur défaite. Mieux vaudra négocier, puisque même vainqueur, le Roi n’est pas à même d’écraser les vaincus. Telle est, finalement, l’opinion d’autres chefs qui ne sont pas nommés, et dont le narrateur essaie d’insinuer qu’ils cèdent au défaitisme : « D’autres aussi, qui commençaient à faiblir, firent valoir, dit-on, qu’ils avaient été fidèles à Cyrus et qu’ils pourraient être d’une grande utilité au Roi, s’il consentait à leur accorder son amitié » [2, 1, 14) Nous n’en saurons pas plus, puisque l’auteur invoque ce commode “dit-on” qui veut nous faire croire qu’il n’avait pas lui-même assisté au débat, dont il ne pourrait donc parler que par ouï-dire. Ainsi laisse-t-il croire, en nous parlant de ceux qui “commencent à faiblir”, sans rapporter leurs dires, et même pas leur nombre, que leur “défaitisme” est resté minoritaire. Mais Cléarque lui-même n’exclura pas d’entrer au service du Roi : « nous estimons, au cas où nous serions forcés de devenir les amis du Roi, que nous serions pour lui des amis plus efficaces avec nos armes, qu’en les ayant livrées à autrui ; dans le cas, au contraire, où il nous faudrait combattre, que nous combattrions mieux avec nos armes que si quelque autre les avait reçues de nous » [2, 1, 20].

Il ne repousse donc l’ultimatum des Perses que pour ouvrir la porte à des négociations, si ce n’est même à des marchandages orientaux : Cléarque compte bien faire monter les prix. Dès qu’il aura reçu la réponse d’Ariée, il ira le rejoindre, et c’est cela, bien sûr, qui va forcer le Roi à chercher, lui aussi, une stratégie de rechange.

 

 

Chapitre deux : Le bruit et la fureur

 

Cléarque, coup sur coup, va conclure deux pactes. Avec Ariée, d’abord, qui a décliné l’offre d’une alliance offensive ; mais les envoyés de Cléarque sont revenus porteurs d’une proposition, à prendre ou à laisser : « Ariée, disaient-ils, assurait que nombre de Perses, plus nobles que lui, ne supporteraient pas qu’il devînt Roi. Mais si vous voulez vous en retourner avec lui, ajoutèrent-ils, il vous conseille de le rejoindre cette nuit ; sinon il déclare que demain, à l’aurore, il s’en ira » [2, 2, 1].

Les Grecs n’ont pas le choix, ils vont rejoindre Ariée. Celui-ci leur expose un si bon plan de fuite que c’est celui qu’ils finiront par mettre en œuvre, quand il ne restera plus d’autre alternative. Mais il faut croire qu’ils projetaient autre chose, et que la fuite n’était pour eux qu’un “plan B”. S’ils veulent, avant tout, reconstituer l’alliance des forces que Cyrus avait menées jusqu’à Counaxa, ce n’est pas pour revenir au point de départ, mais pour peser plus lourd quand il faudra traiter. Xénophon n’en fait pas mystère : « Cette tactique ne visait qu’à échapper au Roi ou qu’à prendre la fuite, mais la Fortune en fournit une autre plus glorieuse » [2, 2, 13]. Ce qui est, selon lui, plus glorieux, ou plus beau [kallion], c’est que les circonstances viennent obliger le Roi à conclure une trêve. Le pacte avec Ariée n’a été qu’un moyen de faire peur au Roi, qui enverra cette fois des hérauts pour traiter. Les envoie-t-il aux Grecs, n’en envoie-t-il qu’à eux ? Les “barbares” d’Ariée sont dix fois plus nombreux que les dix-mille Grecs, il serait surprenant qu’on négocie sans eux [Faut-il le rappeler, le mot “barbare” ne doit pas être pris dans un sens péjoratif : il permet d’englober, sous la même appellation, l’ensemble des sujets de l’empire perse, ce qui inclut bien des peuples, fort différents des Perses : pour s’en tenir à ceux que nous apercevons dans l’armée de Cyrus, il y a des Lydiens, des Cariens, et même des Égyptiens...]. Mais Xénophon ne parle que des tractations qui s’engagent entre Cléarque et Tissapherne, et où il n’est question que des Grecs, des Grecs seuls. Cléarque va conclure une paix séparée, et prêter des serments tout aussi solennels que ceux qu’il échangeait, la veille, avec Ariée. C’est loin d’être glorieux, car les Grecs, après tout, ne sont pas des sujets rebelles, et risquent moins que ces “barbares”, qu’ils abandonnent à la vindicte du Grand Roi : Cléarque peut toujours assurer Tissapherne qu’il ne connaissait pas les projets de Cyrus, et Tissapherne peut affecter de le croire, mais Ariée ne peut guère invoquer cette excuse, et ne peut pas non plus espérer un asile hors de l’empire perse. Négocier sans lui, c’est lui donner le droit de chercher, lui aussi, à se sauver tout seul. Ce qu’il fera, bien sûr : Xénophon nous l’apprend de manière voilée, l’alliance est caduque, mais qui est-ce qui l’a rompue ? Son récit insinue que ce sont les Barbares : « Après cela les Grecs et Ariée qui avaient installé leur camp les uns près des autres, attendirent Tissapherne plus de vingt jours. Pendant ce temps arrivent chez Ariée ses frères avec d’autres parents, et chez ceux qui étaient avec lui arrivent plusieurs Perses. Ces gens les réconfortaient et apportaient au nom du Roi à quelques-uns d’entre eux l’assurance qu’il ne leur en voudrait point de l’expédition qu’ils avaient faite contre lui avec Cyrus et qu’il oublierait le passé » [2, 4, 1]. 

Quelques Grecs, à présent, estiment que la trêve a été une erreur, et vont même tenter d’en convaincre Cléarque : « Qu’est-ce que nous attendons ici, disaient-ils, ne savons-nous pas que le Roi paierait n’importe quel prix notre perte, pour que les autres Grecs aient peur de marcher contre lui ? Actuellement, sans doute, il nous suggère de rester ici, parce que son armée est dispersée, mais dès qu’il l’aura de nouveau réunie, à coup sûr il nous attaquera... » [2, 4, 3]

Cléarque ne peut pas cacher son embarras, il partage, dit-il, « toutes ces inquiétudes ». Sans avouer qu’il a pu commettre une erreur, il explique, en substance, que le vin est tiré, qu’il faudra donc le boire, même si on lui trouve un petit goût amer : « Pourtant je réfléchis que si nous partons actuellement, on dira que nous partons pour nous battre et que nous violons la trêve » - et bien que, somme toute, il nous semble douteux qu’il soit inhibé par des scrupules moraux, il doit penser que la violation d’une trêve pourra toujours être justifiée après coup, mais seulement si elle conduit à la victoire : « Faudra-t-il livrer bataille ? Nous n’avons pas de cavaliers pour nous soutenir, tandis que chez nos ennemis ce sont les cavaliers qui sont les plus nombreux et qui ont le plus de valeur. De cette façon, si nous sommes vainqueurs, quelles pertes pourrions-nous bien causer ? Si nous sommes vaincus, il est impossible qu’aucun de nous en réchappe » [2, 4, 3-7]. Nous le verrons plus tard, cet argument technique est tout à fait sérieux : les Dix-Mille devront se donner, dans l’urgence, cette cavalerie qui leur fait tant défaut [3, 3, 19-20]. Mais comme il s’agit de technique militaire, et nullement d’éthique, ou d’honneur chevaleresque, il n’y a donc aucun désaccord de principe entre Cléarque et les “grognards” qui l’interpellent : ils seraient tous d’accord, s’ils le croyaient possible, pour s’échapper du piège où ils savent être tombés.

Personne, à ce moment, ne réplique à Cléarque. Mais Xénophon, plus tard, quand la trêve sera rompue, ne nous cachera pas qu’il a toujours été partisan de la rompre : « Quant à moi, tant que durait la trêve, je n’ai pas cessé un instant de nous plaindre et de porter envie au Roi et à ses gens ; je contemplais l’immensité de leur pays, sa beauté, l’abondance de leurs ressources, la multitude de leurs serviteurs, de leurs richesses, leur or, leurs vêtements ; par contre, toutes les fois que je réfléchissais à la situation de nos soldats, que nous n’avions part à aucun de ces biens qu’à condition de les acheter, et l’argent nécessaire pour les acquérir, je savais que peu d’entre nous en avaient encore, et que pour nous procurer des vivres autrement qu’en les achetant, des serments nous l’interdisaient désormais ; quand je réfléchissais donc à tout cela, il m’arrivait de redouter la trêve plus qu’aujourd’hui la guerre » [3, 1, 19-20].

 

 

Flash-back

 

Telles sont, en effet, les clauses de la trêve, que l’auteur avait rapportées sans commentaire, au moment où il la présentait comme glorieuse : « il faudra nous jurer de faire route comme si vous étiez en territoire ami, ne prenant, sans rien endommager, de quoi manger et boire, que lorsque nous ne vous ouvrirons pas de marché ; quand nous vous en ouvrirons un, c’est contre paiement que vous aurez vos vivres » [2, 3, 27].

Cette trêve glorieuse, aux yeux de Xénophon, n’est en réalité qu’un expédient ruineux, auquel Cléarque n’a recouru que par force. Lui qui est si malin, comment a-t-il pu faire un tel marché de dupes ? La réponse est, sans doute, qu’il n’a pas eu le choix : le Roi, d’après ce qu’en a dit l”auteur de l’Anabase, a offert une trêve parce qu’il avait eu peur ; mais les Grecs, avoue-t-il, avaient eux-mêmes été saisis par la terreur, pendant la même nuit [2, 2, 19]. Cléarque a su calmer cet accès de panique, mais lorsqu’il négocie, le lendemain matin, il sait dans quel état est le moral des troupes, ses officiers eux-mêmes ne sont pas plus vaillants : « on était d’avis de conclure vite la trêve et d’aller tranquillement où étaient les vivres et de les prendre ». Cléarque, à ce moment, fait traîner sa réponse « jusqu’à ce que les envoyés appréhendent que nous ne soyons pas d’avis de conclure cette trêve. Il est vrai, ajouta-t-il, que nos propres soldats auront aussi la même inquiétude » [2, 3, 8-9]. Nécessité fait loi, la conduite adoptée n’a pas été choisie parce qu’elle est la meilleure, mais parce qu’il n’y avait plus d’autre issue concevable. Cléarque, désormais, n’aura plus les mains libres. C’est lui qui a intérêt à dénoncer la trêve, et à tirer parti d’une occasion propice, même si l’on admet que Tissapherne aussi soit tenté de la rompre, mais pour quelles raisons ? Faut-il lui attribuer le seul motif qui soit allégué dans le texte : terroriser les Grecs, pour les dissuader d’entreprendre à nouveau une agression semblable [2,4,3] ? Ce serait oublier que les Dix-Mille n’étaient, dans l’armée de Cyrus, qu’une troupe auxiliaire, plutôt qu’une avant-garde préparant le terrain pour une invasion grecque. C’est bien ce qu’oublieront, quinze ou vingt ans plus tard, les lecteurs auxquels va s’adresser l’Anabase : ils percevront cette aventure dans une perspective où elle semble préparer les campagnes d’Agésilas, dont Xénophon lui-même essaie de faire croire qu’elles n’ont échoué que parce qu’Agésilas s’est vu contraint de retourner en Grèce, pour combattre les Thébains et les Athéniens... L’équipée des Dix-Mille pourra prendre, dès lors, un sens “patriotique” qu’elle n’avait jamais eu, ainsi que nous l’atteste un discours d’Isocrate, où ils sont présentés comme des misérables, aventuriers sans foi ni loi, “des hommes que leur propre vilenie (phaulotès) empêchait de vivre dans leurs propres cités” [Panégyrique, 146]. Même si on fait la part de l’emphase oratoire, dans un discours qui vise un public bien-pensant, ce jugement ne devrait pas nous étonner, puisqu’il justifie la réception peu cordiale qu’ont reçue les Dix-Mille, dans plusieurs cités grecques, y compris à Byzance, d’où l’harmoste spartiate les expulse aussitôt, et fait vendre ceux qui sont restés dans la ville, comme des clandestins qu’on juge indésirables [7,1,7-10, et 7,2,6]. Il faudra du recul pour que ces misérables apparaissent, après coup, comme les champions de la Grèce, dont il faut faire alors, contre toute évidence, des défenseurs loyaux de l’ordre et du bon droit. Tel est, nous semble-t-il, le but qu’a poursuivi l’auteur de l’Anabase, sans recourir à des mensonges trop flagrants, qu’il ne prend jamais à son compte, même quand il les met dans la bouche d’un autre.

 Ainsi rapporte-t-il une succession d’incidents, qui attestent la tension croissante qui s’instaure, entre Grecs et Barbares, et nous préparent au clash qui surviendra bientôt, mais sans rien dire, au vrai, qui puisse nous aider à saisir ses enjeux, ni à savoir qui est responsable de quoi. 

Première alerte, un soir, quand un messager inconnu vient, de la part d’Ariée, avertir les Grecs qu’ils vont être attaqués. Ils viennent de franchir, sur un pont formé de sept bateaux, l’un des larges canaux qui arrosent la plaine. Ils campent au bord du Tigre, dans une sorte d’île, alors que les "barbares" sont déjà passés sur l’autre rive. Ariée et Artaozos, qui envoient ce messager, “vous conseillent, dit-il, de vous tenir sur vos gardes, de peur que cette nuit les barbares ne vous attaquent (...) Ils vous conseillent aussi d’envoyer une garde le long du pont de bateaux du Tigre, parce que Tissapherne a dessein d’en délier cette nuit les amarres, s’il le peut, pour que vous ne puissiez plus le franchir et que vous soyez cernés entre le fleuve et le canal” [2, 4, 16-17].

Un jeune homme, dont les propos rappellent les dilemmes que manie souvent Xénophon, fait alors observer qu’il est incohérent de vouloir attaquer et de rompre le pont : « s’ils attaquent, ils ne pourront être que vainqueurs ou vaincus. S’ils sont vainqueurs, à quoi leur sert-il de rompre le pont ? (...) Si c’est nous, au contraire, qui sommes vainqueurs, le pont détruit, ils ne pourront faire retraite nulle part ; il y a plus, bien qu’ils aient des forces nombreuses sur la berge opposée, personne ne pourra leur porter secours, le pont détruit » [2, 4, 19-20]. Et l’on finit par reconnaître « que les Barbares avaient envoyé sous main cet homme, dans la crainte que les Grecs, après avoir coupé le pont, ne restassent dans l’île, où ils auraient pour se protéger d’un côté le Tigre, de l’autre le canal, dans la crainte aussi qu’ils ne vécussent sur ce pays isolé, qui était grand, fertile, plein d’habitants pour le cultiver, et qu’ensuite ils n’y trouvassent un refuge, si l’un des leurs voulait attaquer le Roi » [2, 4, 22]. 

Cette provocation semble assez maladroite : pourquoi donc Tissapherne incite-t-il les Grecs à saisir l’occasion de rompre, à leur profit, la trêve qu’ils n’observent que contraints et forcés ? Cela n’aurait un sens que s’il était certain d’écraser leur révolte. Si tel était le cas, qu’est-ce qui l’empêchait de passer à l’attaque ? Sa loyauté, peut-être ? Mais que penser, alors, du guet-apens où il va faire tomber Cléarque ?

 

 

Un suspect idéal

 

Du moins s’il nous faut croire que Tissapherne lui a tendu un guet-apens : l’épisode est obscur, et Xénophon lui-même n’affirme rien de tel. Sa méthode, encore une fois, consiste à rapporter ce que dit tel ou tel, ainsi suggère-t-il que Ménon est un traître, comme l’indiquent ses rapports avec Ariée, mais il ne le dit pas, et se borne à tracer un portrait de Ménon, qui nous fera juger que cet homme est coupable, puisqu’il en est capable, des forfaits qu’on voudra lui mettre sur le dos [Monique Canto-Sperber déclare toutefois que, “en dépit de l’hostilité qu’il ressentait pour Ménon, Xénophon ne suggère jamais que celui-ci a trahi les Grecs” : cf. Platon, Ménon, traduction et introduction de Monique Canto-Sperber, Garnier-Flammarion, 1993, p. 23]. Quant aux accusations qui visent Tissapherne, Xénophon se contente de les introduire dans la bouche d’un Grec, tout en rapportant une autre version des faits, énoncée par des Perses, mais de telle façon qu’ils semblent peu fiables. Ainsi la conclusion semble s’imposer d’elle-même, bien que nous restions libres d’en adopter une autre. C’est d’ailleurs de la même façon que l’auteur nous a laissés libres de croire que les Grecs avaient été vainqueurs sur le champ de bataille, ou de nous rendre compte qu’ils n’avaient triomphé que dans une escarmouche, loin du lieu où se jouait le sort des prétendants. 

Si nous nous en tenons aux faits qu’il nous rapporte, c’est Cléarque, en effet, qui prend l’initiative, qui va voir Tissapherne, et s’explique avec lui. Mais que se sont-ils dit, entre deux paires d’yeux ? Deux ou trois paires, en fait, puisque nous savons bien qu’ils n’ont pu se parler qu’avec un interprète, mais celui-ci, sans doute, n’a laissé rien filtrer. Les propos qu’ils échangent, tels qu’ils sont rapportés à partir du récit qu’en aurait fait Cléarque, pourraient nous laisser croire qu’ils se sont mis d’accord. Si méfiants soient-ils, ils mettent en avant des considérations réalistes sur l’intérêt mutuel qu’ils auraient, l’un et l’autre, à se rendre service. Et même l’intérêt que trouverait l’un d’eux à prendre à son service l’armée que menait l’autre : contre les Pisidiens, contre les Égyptiens, et qui sait, pourquoi pas, contre le Roi lui-même...

Mais surtout, dit l’auteur, ils auraient dissipé les soupçons réciproques, que des calomniateurs avaient entretenu. Pour démasquer ceux-ci, Cléarque et Tissapherne convenaient donc de se rencontrer à nouveau, avec leurs généraux, pour que chacun s’explique, en présence de tous. L’auteur, bien renseigné, nous confie que Cléarque « soupçonnait que le calomniateur était Ménon, sachant que celui-ci s’était, en compagnie d’Ariée, abouché avec Tissapherne, qu’il cabalait et conspirait contre lui, Cléarque, pour gagner à sa cause toute l’armée et devenir l’ami de Tissapherne » [2, 5, 28]. Si Cléarque a pu faire état de ses soupçons, et si Xénophon est l’auteur de l’Anabase, il en savait plus long que tous les autres Grecs, et devait être le confident de Cléarque. Celui-ci n’a pas dû le dire ouvertement, s’il voulait prendre au piège l’homme qu’il soupçonnait. Or Xénophon précise que « Cléarque voulait que toute l’armée eût la pensée tournée vers lui-même et que ceux qui lui portaient ombrage fussent écartés » [2, 5, 29], ce qui nous laisse entendre qu’il soupçonnait sans preuve tous ceux qui étaient pour lui des rivaux potentiels, et confirme, en tout cas, qu’il ne faisait pas confiance à n’importe qui.

Plus surprenant encore, le narrateur rapporte une confidence explosive. Quand Cléarque lui a fait des offres de service, Tissapherne est censé les avoir accueillies comme s’il projetait de reprendre à son compte les projets de Cyrus : avec l’aide des Grecs, il défierait le Roi. Mais comment pourra-t-il, une fois qu’il aura capturé les stratèges, les envoyer au Roi, sans craindre de les voir témoigner contre lui ? On aurait mieux compris qu’il les tue aussitôt, ce qui est dit tout d’abord, pour être contredit à la page suivante... [2, 5, 38, et 2, 6, 1]. 

Mais quel besoin a-t-il de tendre un piège aux Grecs ? Nous le savons déjà, le piège où ils sont tombés, c’est justement la trêve : leur intérêt les pousse à la rompre au plus tôt. Dès qu’elle sera rompue, ils se croiront en droit de piller et de tuer, même chez les Cardouques, ces montagnards irréductibles qui n’ont pas reconnu l’autorité du Roi. La bonne foi des Grecs n’est pas plus avérée que celle des Barbares, et Xénophon lui-même a l’art de rendre obscur le sens de son récit.

Faut-il le rappeler, Xénophon n’est pas un moraliste kantien. Le mensonge, à ses yeux, peut être justifiable, et c’est, s’il faut l’en croire, l’opinion de Socrate. Tromper les ennemis, c’est le premier devoir qui s’impose au stratège, qui doit, à l’occasion, mentir même aux amis : “supposons qu'un général, voyant son armée découragée, lui fasse accroire qu'il va recevoir des renforts et que, par ce mensonge, il relève le courage de ses soldats, de quel côté mettrons-nous cette tromperie ? A mon avis, dit-il, du côté de la justice. Supposons encore qu'un enfant ait besoin d'un remède et qu'il refuse de le prendre, qu'ensuite son père le trompe en lui donnant ce remède comme un aliment et que, par ce mensonge, il lui rende la santé, où placerons-nous aussi cette tromperie ?” [Mémorables, 4, 2,17] Mais il s’arrange pour qu’on puisse rarement le suspecter lui-même, ce qui est facile quand aucun autre témoin ne peut le démentir ; dans la plupart des cas, il ment par omission, et trompe son lecteur par le faux éclairage sous lequel celui-ci peut percevoir les faits. S’il n’était pas aussi l’auteur des Helléniques, aurions-nous pu comprendre comment Cyrus a pu passer en Cilicie ? car son récit n’est pas manifestement faux, mais quelques “legetai” habilement placés lui ont suffi pour lancer les lecteurs sur une fausse piste, qu’il leur a fallu suivre, tant qu’ils ne savaient rien des pressions exercées par la flotte spartiate. De même a-t-il omis, au début de l’Anabase, de nous rapporter que Cyrus avait déjà tenté de s’emparer du trône. Tissapherne, en le dénonçant, passe ainsi pour un fourbe : il est déjà suspect, ainsi pourrons-nous croire que c’est lui qui a berné cet ingénu, Cléarque. Mais rien, dans son récit, n’affirme clairement qu’il en est bien ainsi. Cléarque, nous dit-il, se fiait à Tissapherne ; ses amis, méfiants, l’ont dissuadé de prendre tant de monde avec lui ; ce qui se passe ensuite, au camp de Tissapherne, est rapporté aux Grecs par l’Arcadien Nicarque, qui a pu s’échapper. Plus tard ils entendront la version d’Ariée, qui accuse Cléarque, démasqué, selon lui, par Ménon et Proxène. Nous ne saurons jamais si cette version est partiellement véridique, mais nous savons déjà qu’elle comporte un mensonge, car elle prétend que Cléarque est déjà mort, alors que Tissapherne va l’envoyer au Roi, en même temps que tous les autres généraux. Ce mensonge met Ariée en fâcheuse posture, quand Xénophon réclame que les Grecs puissent entendre Proxène et Ménon. Les Perses, à ce moment, repartent sans répondre, ce qui nous porte à croire qu’Ariée n’est qu’un fourbe. Pour nous faire oublier que le nom de Proxène a pu être associé à celui de Ménon, le narrateur devra tellement noircir Ménon qu'il aura le profil d'un suspect idéal, et puisqu'Ariée se trouve avoir été son hôte, cela permet aussi de le discréditer. Mais Xénophon lui-même, quelques années plus tard, nous parle encore d’Ariée, qui est revenu à Sardes, quand des Barbares qui ont servi Agésilas vont avoir à se plaindre d’un de ses lieutenants. Ils décident alors de rejoindre Ariée, « en qui ils avaient confiance, parce qu’Ariée s’était révolté contre le Roi et lui avait fait la guerre » [Helléniques, 4, 1, 27] : Ariée, semble-t-il, ne méritait donc pas les injures que les Grecs lui ont prodiguées. 

 

Qui a tué Roger Ackroyd ?

 

L’histoire du guet-apens nous rappelle l’étude que Pierre Bayard a faite du Meurtre de Roger Ackroyd, ce roman d’Agatha Christie, où le narrateur se dénonce, et où chacun admet qu’il est bien le coupable. Mais une lecture attentive du récit où il s’accuse peut nous porter à croire qu’il ne s’accuse que pour couvrir le coupable, et nous ne pouvons plus savoir ce qu’il en est, puisqu’il est impossible de confondre ce faux témoin, et de lui faire avouer qu’il est un faux coupable, puisqu’il a réussi à se donner la mort. Or l’histoire que nous raconte Xénophon est encore plus obscure que l’épisode du passage en Cilicie : comme dans le récit qu'analyse Bayard, elle met en oeuvre une pratique de "dissémination des données, qui les rend non pas illisibles mais insignifiantes [Qui a tué Roger Ackroyd ?, Minuit, p. 142]". Ce dont nous sommes sûrs, c’est que l’on s’est battu, et que cinq généraux ont été capturés. Mais il nous faut poser la question que se posent tous les historiens grecs, quand ils cherchent à savoir qui a déclenché la guerre, question qui est, pour eux, toujours plus compliquée que celle de savoir qui est-ce qui l’a commencée. Ainsi, chez Thucydide, lorsque les Athéniens acceptent l’alliance proposée par Corcyre, ce sont les Corinthiens qui, s’estimant lésés, appellent les Spartiates à prendre leur parti contre les Athéniens. Ce sont les Corinthiens qui commencent la guerre, ainsi que les Thébains, qui attaquent Platées. Mais la guerre s’explique parce que les Athéniens ont “forcé” les Spartiates à leur faire la guerre : la puissance d’Athènes est parvenue au point où elle ne peut plus s’accroître sans que les autres Grecs se sentent menacés. 

Mutatis mutandis, nous cherchons à savoir qui a rompu la trêve conclue entre les Perses et l’armée des Dix-Mille. Qu’elle soit rompue, en fait, lorsque Cléarque tombe aux mains de Tissapherne, ne nous explique pas pourquoi elle est rompue. Les clauses de la trêve ont été imposées dans un rapport de force qui était, évidemment, défavorable aux Grecs : eux seuls ont intérêt à les remettre en cause. Xénophon nous l’explique en des termes si clairs que ce point-là, du moins, n’est pas une hypothèse. L’adage policier, is fecit cui prodest, nous porte donc à croire que c’est Cléarque qui a provoqué la rupture. Comment s’y est-il pris ? Nous ne le savons pas, mais nous savons, du moins, que, dans leur geôle perse, les autres prisonniers s’en prenaient à Cléarque, et que Ctésias a dû le défendre contre eux : « Ctésias dit aussi que les soldats emprisonnés avec lui s’appropriaient et consommaient les vivres envoyés à Cléarque et ne lui laissaient que de toutes petites portions. Et il ajoute encore qu’il y remédia en obtenant qu’on en envoyât davantage à Cléarque et qu’on servît les soldats séparément ; ce service et ces approvisionnements étaient permis grâce à l’accord et au bon vouloir de Parysatis (...) Il poursuit en disant que le roi, sur les instances de sa mère, avait promis et juré de ne pas tuer Cléarque, mais Stateira le persuada du contraire et il les fit mettre tous à mort, excepté Ménon » [Plutarque, Vies parallèles, op. cit., p. 308]. Ménon, à ce qu’on dit [legetai], sera finalement mis à mort, lui aussi. Qu’il puisse être épargné ne permet pas de dire s’il a trahi les Grecs, ou s’il a, lui aussi, des protecteurs puissants à la cour d’Artaxerxès. En tout cas, tant que les prisonniers restent enfermés ensemble, c’est Cléarque, et non lui, qui est traité par les autres comme un pestiféré.

 

 

Projets rocambolesques

 

Xénophon, pour sa part, nous a dit que Cléarque devait mener chez Tissapherne ses lochages et ses généraux. Il n’était pas question qu’il se fasse escorter par une troupe en armes, c’est ce qu’il fait, pourtant. Est-ce parce que les Grecs redoutent un coup fourré ? Dans la discussion que Cléarque a dû tenir avec ses proches, « il y eut quelques soldats qui soutinrent contre lui que tous les lochages, tous les stratèges ne devaient pas aller chez Tissapherne, ni avoir confiance en lui. Cléarque persista avec force dans son opinion, jusqu’à ce qu’il eût obtenu que cinq stratèges s’y rendissent, et vingt lochages. Ils étaient accompagnés, comme s’ils allaient chercher des vivres, d’environ deux cents soldats » [2, 5, 30 : l’expression “quelques soldats” ne doit pas nous abuser, il ne s’agit pas d’une assemblée générale, mais d’une réunion en petit comité]. A quoi sert cette escorte ? Il ne peut pas s’agir d’une garde d’honneur, car il n’y aurait pas lieu de fournir un prétexte. Ces deux cents hommes font “comme si” leur présence n’avait pas d’autre objet qu’une corvée banale. Il s’agit d’une ruse, qui n’aurait aucun sens si on n’avait pas prévu d’attaquer par surprise, d’enlever Tissapherne, ou de l’assassiner. De l’enlever, plutôt, car Tissapherne mort ne peut servir à rien, alors que, prisonnier, il serait pour les Grecs un otage précieux. 

Projet rocambolesque ? Xénophon nous apprend, sans que rien l’y oblige, que Cléarque y a pensé, tout en s’en défendant auprès de Tissapherne : « Si donc, comme de vrais insensés, nous te faisions périr, ne ferions-nous pas véritablement périr notre bienfaiteur, pour avoir ensuite dans notre lutte contre le Roi le plus puissant des champions ? » [2, 5, 10]. Cléarque a déjà nié, contre toute évidence, qu’il savait où Cyrus conduisait ses soldats. C’est un professionnel de la dénégation, et tous ses démentis tendent à confirmer ce dont il se défend.

Que pouvons-nous comprendre au guet-apens lui-même, tel que nous le présente le récit de Xénophon ? Nous lisons, tout d’abord, que les cinq généraux entrent chez Tissapherne, alors que les lochages restent avec les soldats. Pourquoi les vingt lochages ne sont-ils pas entrés ? Pour un coup de filet, Tissapherne aurait dû faire entrer les lochages, et l’escorte, au dehors, serait restée sans chefs. Si on veut la massacrer, ce serait plus facile. Qu’un tel massacre ait lieu, c’est ce qui nous est dit, mais croirons-nous qu’il ait été prémédité ? Si tel était le cas, les Perses auraient prévu d’attaquer aussitôt le campement des Grecs.

Ils n’enverront, en fait, que trois cents cavaliers, conduits par « Ariée, Artaozos et Mithradatès, qui avaient témoigné la plus grande fidélité à Cyrus. L’interprète des Grecs dit qu’il voyait aussi avec eux le frère de Tissapherne, qu’il le reconnaissait » [2, 5, 35]. Ce n’est qu’une ambassade, ils viennent exiger la reddition des Grecs. Ceux-ci s’attendent alors à l’attaque imminente qui devrait avoir lieu, s’il s’agissait vraiment d’une machination, que Tissapherne aurait mise au point par avance. Rien de tel n’aura lieu : les Grecs auront le temps de reprendre courage, et c’est alors, bien sûr, qu’apparaît Xénophon. Si l’on persiste à croire que Tissapherne avait tendu un guet-apens, il faut admettre, alors, qu’il s’y est pris comme un manche.

Bien moins rocambolesque est l’idée que Cléarque, que la nécessité force à être audacieux, a joué son va-tout. Il était aux abois, la situation des Grecs devenait intenable, les risques encourus devaient peser moins lourd que les gains prévisibles : Cléarque et d’autres chefs allaient risquer leur vie, mais les Grecs ne seraient plus liés par la trêve.

Jusqu’ici Xénophon a su rester dans l’ombre. Quelle qu’ait été sa part dans les décisions prises, il feint, à l’occasion, de ne savoir rien d’autre que ce qu’a pu savoir n’importe quel soldat. C’est ainsi qu’il a pu, dès l’abord, rendre incompréhensible l’épisode où l’armée passe en Cilicie : il suffisait d’omettre ce qu’il savait du rôle joué par les Spartiates. De même, a-t-il faussé le sens de son récit, en feignant d’ignorer ce que voulait Cyrus, et ce qu’était Cléarque. Pour ceux qui pensent encore que Xénophon n’était ni un soldat ni un chef, il est permis de croire que, n’ayant pu savoir tout ce qui se tramait, il se borne à nous dire ce qu’il a pu savoir, et qui est parfois confus, voire inintelligible : Waterloo, raconté par le jeune Fabrice. Le bruit et la fureur y occupent tant de place que nous n’y trouvons plus ni rime ni raison, ça a tout l’air d’un conte, conté par un idiot [cf. Castoriadis, Figures du pensable, p. 49-53].

L’auteur de l’Anabase est tout, sauf un idiot : en bon historien grec, il a su maîtriser les techniques oratoires enseignées par Gorgias, Lysias ou Antiphon. Ces logographes lui ont appris à présenter les faits de façon pathétique, même si le récit manque de cohérence. Ils savaient détourner l’attention des juges, et leur faire oublier que leurs clients avaient un mobile, et des armes, pour déclencher la rixe où l’un d’eux s’est fait tuer. Puisque c’est lui qui est mort, c’est lui qui est la victime, ses compagnons et lui doivent être innocents. Telle est la mise en scène qui a déjà joué en faveur de Cyrus, et qui ressert encore, en faveur de Cléarque.

Devant des juges grecs, la cause est défendable : la perfidie des Perses est tenue pour acquise. Certains lecteurs, bien sûr, sont déjà persuadés que Dieu est avec nous, que notre cause est juste, nos héros exemplaires, et l’ennemi, barbare. Mais Xénophon n’est pas homme à se satisfaire du succès trop facile qu’un public complaisant lui accorde par avance. Car il s’adresse aussi aux lecteurs mal-pensants, et multiplie les signes grâce auxquels ils pourront mener leur propre enquête, et sauront que l’auteur ne s’est pas moqué d’eux. Il n’a dupé que ceux qui voulaient être dupes, parce qu’ils voyaient en lui un témoin sans malice. Son livre étant perçu, suivant le mot de Taine, comme un “journal de marche”, sa forme littéraire n’est pas prise au sérieux.

 

Politique de la prose

 

Le piège a fonctionné dès la première page, avec la description des préparatifs de Cyrus. Le narrateur a su nous faire admettre la crédibilité d’un projet qui aurait dû, normalement, être perçu comme une aventure insensée. Il insiste, à plusieurs reprises, sur l’idée que Cyrus veut gagner du temps, et surprendre son frère avant que celui-ci ait pu rassembler toutes ses forces. Ce n’est pas vrai dès le début, car il lui arrive de faire des haltes prolongées, mais il est vrai qu’il avance à marches forcées, à partir du moment où il traverse l’Euphrate, et où aucun prétexte ne peut plus dissimuler son vrai but : “pendant tout le trajet, Cyrus faisait diligence et ne perdait point de temps, sauf pour se ravitailler ou pour quelque autre raison indispensable. Il pensait que plus il irait vite, moins il trouverait le Roi préparé à combattre ; que plus il irait lentement, plus grossirait l'armée qu'on rassemblait pour ce prince. Et l'on pouvait en réfléchissant se rendre compte que l'empire du Roi était puissant par la grandeur du pays et de la population, mais que la longueur des distances et la dispersion de ses forces le rendaient faible contre un adversaire qui mènerait la guerre avec rapidité” [1, 5, 9]. 

Ces remarques, bien sûr, nous aident à comprendre comment les Dix-Mille vont se tirer d'affaire : une armée peu nombreuse, si elle n'est pas forcée d'affronter l'ennemi sur un champ de bataille, reste capable de dévaster les campagnes, et de détrousser des paysans désarmés. Tel est l'exploit que vont accomplir les Dix-Mille, au cours de leur retraite. C'est même ce qui explique le succès d'Alexandre, qui a longtemps évité la bataille frontale, et s'est appliqué à conquérir une à une les satrapies où il n'était pas confronté à l'ensemble des forces que Darius III pouvait rassembler contre lui. Mais que faut-il penser dans le cas de Cyrus, qui se précipite vers le choc décisif ? C'est seulement alors que le lecteur découvre l’écrasante disproportion des forces mises en jeu, à peu près dix contre un, quand l’auteur se décide à nous apprendre enfin quels sont les effectifs des troupes de Cyrus, et de celles du Roi. Il n’avait, jusqu’alors, indiqué que le nombre des mercenaires grecs... Même à ce moment-là, le lecteur croit encore que Cyrus peut gagner, puisque Cyrus y croit, c’est du moins ce que Xénophon nous a fait croire. Mais remarquons-le bien, Cyrus n’a jamais cru que ses troupes vaincraient. Il avait cru, d’abord, qu’une bataille ne serait pas nécessaire, c’est ce qu’il dit, d’ailleurs, au moment où il approche de Babylone, au devin grec qui lui prédit que le Roi ne combattrait pas avant dix jours : il lui répond alors que, si c’est bien le cas, et “s’il n’y a point d’action pendant ces dix jours, il n’y en aura pas du tout” [1, 7, 18]. Formule énigmatique, qui n’aurait aucun sens, sauf s’il nous faut comprendre qu’il mettait ses espoirs dans une révolution de palais, orchestrée par la reine-mère Parysatis. C’est seulement ainsi que nous pouvons comprendre une conduite qui semblerait imprudente, pour ne pas dire folle, quand quelques heures avant l’apparition des troupes du Roi, « il s'avançait sur son char, précédé de quelques hommes en ligne ; le gros de l'armée cheminait en désordre et les soldats faisaient porter une bonne partie de leurs armes sur des chariots ou des bêtes de somme » [1, 7, 20].

Placé au pied du mur, il met tous ses espoirs dans l’heureux coup de main qui lui permettrait de tuer Artaxerxès, ce qui est alors sa dernière et sa seule chance. Il ne fait pas confiance à ses troupes “barbares”, comme il l’a récemment dit aux généraux grecs, à un moment critique où ils se querellaient : « Cléarque, Proxène, et vous autres Grecs ici présents, vous ne savez ce que vous faites. Si vous vous battez entre vous, soyez bien certains qu’aujourd’hui même c’en est fait de moi et que votre perte suivra de près la mienne. Nos affaires allant mal, tous ces barbares que vous voyez seront pour nous de pires ennemis que les gens qui sont auprès du Roi [1, 5, 16] ».

Méfiance que confirme l’épisode suivant, où la trahison d’Orontas, et les précautions prises lors du conseil de guerre qui va le condamner, montrent bien que Cyrus ne peut vraiment se fier qu’aux mercenaires grecs : « Cyrus lit la lettre, fait arrêter Orontas, convoque ensuite dans sa propre tente les principaux Perses de son entourage, sept en tout, puis il ordonna aux stratèges des Hellènes d’amener des hoplites et à ceux-ci de poser leurs armes autour de sa tente. Les stratèges obéirent et amenèrent environ trois mille hoplites [1, 6, 4] » : il semble que Cyrus s’attende à une émeute, et qu’il fasse des Grecs sa garde prétorienne... 

Et c’est bien dans ce rôle qu’ils peuvent lui être utiles, au moment décisif où il lui faut affronter les armées de son frère. Car à quoi peut servir cette troupe d’élite, si elle n’est pas employée là où va se jouer l’issue d’une bataille, qui est perdue d’avance, si elle doit se réduire au choc de deux armées ? Cyrus l’a bien compris, son seul espoir de vaincre est de décapiter l’armée d’Artaxerxès, c’est dans cette occasion qu’il a vraiment besoin d’une troupe d’élite. C’est justement alors que Cléarque refuse d’exécuter les ordres que lui adresse Cyrus, ce qui, dans toute armée, s’appelle trahison. Et c’est alors aussi, comme on l’a déjà vu, que Xénophon lui-même apparaît dans l’histoire, et reçoit les dernières instructions de Cyrus. Son récit laisse croire que Cyrus est confiant, serein, et qu’il n’a rien à dire au sujet de Cléarque... La bravoure des Grecs va nous faire oublier que, s’ils se battent bien, ce n’est que pour eux-mêmes, et ne sert nullement la cause de Cyrus.

Se battent-ils, d’ailleurs ? Dès qu’ils foncent, tête baissée, sur des troupes "barbares" très supérieures en nombre, celles-ci se débandent, et se laissent poursuivre sur une trentaine de stades… Le fâcheux résultat de cette brillante offensive, c’est qu’elle les entraîne loin du champ de bataille, loin des lieux où se joue le destin de Cyrus. Xénophon nous l’apprend, mais trop tard pour que ses lecteurs se rendent compte des effets désastreux de leur belle conduite : « A ce moment la distance qui séparait le Roi et les Grecs, était d’une trentaine de stades, ces derniers poursuivaient ceux qu’ils avaient devant eux, [comme s’ils étaient pleinement victorieux,] les troupes du Roi se livrant au pillage, comme si elles avaient déjà remporté un succès complet » [1, 10, 4]. 

Admirons l’euphémisme. Xénophon ne peut pas nier la victoire d’Artaxerxès, mais il parvient encore à la minimiser. Du moment que les Grecs n’ont pas été battus, ils peuvent dire encore ce que dira Cléarque aux envoyés d’Ariée : «comme vous le voyez, personne ne nous résiste plus». 

Ils n’ont pas été battus, mais disons-le tout net, c’est parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de se battre. Parce que leurs chefs ont choisi de se tenir au loin du coeur de la bataille. Peut-être même, aussi, parce que Tissapherne en a tiré parti pour les éloigner davantage, et pour les isoler de l’armée de Cyrus. Comment pouvons-nous croire qu’ils ont été vainqueurs ? Or aujourd’hui encore, des historiens sérieux écrivent innocemment que les Grecs ont gagné la bataille de Counaxa, même s’ils n’ont pas su “exploiter” leur victoire. C’est qu’ils tombent, à leur tour, dans le piège que leur a tendu Xénophon.

 

 

 

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