Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
28 août 2009 5 28 /08 /août /2009 14:30

Castoriadis et l’imaginaire social [2007]

 

 

Canevas d'un exposé que j'ai développé, le 14 mai 2007, au "laboratoire de sociologie" de l'Université de Perpignan, où je présentais mon

 

Introduction à Castoriadis, et où j'avais inséré, tout en les modifiant, quelques passages du dernier chapitre.

Ce que Castoriadis appelle imaginaire social n’est pas plus un fait observable que le psychisme inconscient, au sens qu’a défini la psychanalyse freudienne. Dans l’un et l’autre cas, le langage courant se réfère à des données empiriques, qui semblent justifier l’emploi de ces deux termes, rapportés à des faits d’expérience courante. Mais tant qu’ils ne sont pris que dans ce sens banal, ils n’apportent à la réflexion que des banalités inoffensives, ce qui n’est plus le cas si on précise leur sens, bien qu’on s’expose alors à quelques embarras (disons mieux : apories, pour reprendre un mot grec qui est cher aux philosophes).

Ainsi, de prime abord, chaque fois que j’accomplis une action machinale, tellement habituelle que je n’ai pas besoin de prêter attention au détail de mes faits et gestes, par exemple si je dactylographie une phrase sans avoir besoin de rechercher la position des touches sur le clavier, et même mieux encore, chaque fois que j’énonce une phrase quelconque, j’ai conscience du sens que je veux formuler, mais je mets en œuvre une quantité de règles grammaticales auxquelles je n’ai pas besoin de prêter consciemment une attention particulière. Ces règles constituent, tel un code distinct du message qu’il véhicule, des représentations qui subsistent indépendamment de la conscience du sujet parlant, mais faut-il pour autant dire qu’elles sont inconscientes ? Elles ne pourraient l’être, au sens freudien du mot, que si elles restaient inaccessibles à la conscience, comme le sont, pour Freud, les pensées latentes du rêve, auxquelles l’analyse ne parvient - ou ne croit parvenir - qu’en formulant des hypothèses dont la seule vertu est de rendre intelligible une masse de représentations qui n’apparaissent à la conscience que comme autant d’images hétéroclites et incohérentes, où le rêve apparaît comme sans queue ni tête. Pour parler d’inconscient, il ne suffit donc pas de dire que tel ou tel de nos actes, ou des motifs qui nous poussent à les accomplir, peut échapper au contrôle de la conscience, comme ce que Leibniz nommait « perceptions sourdes » - tel le bruit d’un moulin, ou celui de la mer - et qui finissent par passer inaperçues, justement parce qu’elles sont perçues constamment.

De la même façon, rien n’est plus naturel que d’appeler imaginaire tout ce qui nous paraît fantaisiste et irréel, ou qui n’est qu’un reflet, partiel et déformé, d’un modèle réel, dont l’image ne peut qu’imiter l’apparence : dans le meilleur des cas, pour qui prête attention aux mimiques jubilatoires de l’enfant qui découvre son image dans un miroir, c’est l’occasion de penser que notre moi se forme par identification à l’image du semblable, mais aussi de réduire l’imaginaire au spéculaire, et donc à une forme d’expérience observable.

Mais de même que l’inconscient, au sens de la psychanalyse, est devenu la cible de nombreux philosophes parce qu’il introduit cette idée impensable qu’est justement l’idée de pensée inconsciente, de la même façon ce que Castoriadis nomme l’imaginaire, et qui est le pouvoir de se représenter ce qui n’est pas, c’est-à-dire aussi bien de penser le néant que de poser comme réel un état de chose irréel, et donc de le faire être, paraît, non sans raison, aussi inacceptable que l’idée d’inconscient. C’est bien une hypothèse qui ne peut se faire accepter que si on lui reconnaît, comme à celle de Freud, le mérite de rendre compte de faits massifs et fondamentaux, que la philosophie politique, depuis Platon et Aristote, s’évertue vainement à rendre intelligibles, et que l’esprit positiviste, encouragé par le bon sens contemporain, aurait plutôt tendance à laisser hors du champ de l’investigation scientifique.

De quels faits parlons-nous ? Du fait que nous vivons en société, ou plus précisément dans une société, cette société-ci, qui est sans doute autre chose que la société dont parlait Aristote, bien qu’elle ne lui soit pas lui tout à fait étrangère, mais cela veut bien dire que la société se décline au pluriel, dans la diversité de sociétés qui coexistent dans l’espace, comme les Grecs et les Barbares, ou se succèdent dans le temps, comme le monde féodal et la société bourgeoise. Mais qu’est-ce donc que nous nommons la société, et qui dénomme des espèces aussi variées, et qu’est-ce qui fait qu’on peut passer de l’une à l’autre, sans cesser d’être cet animal politique dont nous parle Aristote ? Ce qui peut s’exprimer dans les questions suivantes :

« Qu’est-ce que la société ; notamment, qu’est-ce que l’identité et l’unité (eccéité) d’une société, ou, qu’est-ce qui tient une société ensemble ? (...) en quoi et pourquoi y a-t-il plusieurs sociétés et non une seule, en quoi et pourquoi y a-t-il différence entre sociétés ? Dirait-on que la différence des sociétés et leur histoire sont seulement apparentes, il subsisterait, comme toujours, la question : pourquoi donc y a-t-il cette apparence, pourquoi l’identique apparaît-il comme différent ? » [IIS, p. 255]

 

 

Le social-historique

 

Questions qu’il nous faut bien poser à Aristote, mais aussi, tout autant, à ses contradicteurs, et surtout à Rousseau, dont le contrat social est pensé hors du temps, et ne nous apprend rien sur l'ancrage historique d'aucune société. Cette première convention, qu’il oppose au contrat de soumission théorisé par Grotius, en montrant que « l'acte par lequel un peuple est un peuple » précède logiquement « l’acte par lequel un peuple élit un roi », ce n'est pas un contrat primitif, fictivement conclu aux débuts de l'histoire. Cet acte fondateur n’implique pas l’événement historique d’une fondation, il est présupposé par l'existence même d'une société, à partir de laquelle Rousseau déduit ses clauses, universelles et immuables, puisqu'elles sont « déterminées par la nature de l'acte » : « bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues » [Rousseau, Du Contrat social, livre I, chapitres V et VI]. L'exclusion de l'histoire est requise par la rigueur logique du propos, qui a pour but d'établir ce qui « peut rendre légitime » la soumission des hommes à l'autorité politique, quelle qu'ait pu être, en fait, sa première origine. Il ne s'agit pas là d'une fantaisie de Rousseau, et il n'est pas question de la lui reprocher : juristes ou historiens, ceux qui, à son époque, invoquaient l'origine historique des sociétés réelles, croyaient que la noblesse était issue des Francs, conquérants de la Gaule auxquels s'étaient soumis les ancêtres du Tiers état. Refusant de confondre l'origine factuelle et le fondement juridique, Rousseau dit clairement, au début de son livre [Du Contrat social, livre I, chapitre I] : « Comment ce changement s'est-il produit ? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question ». Cette position juste l'oblige, toutefois, à faire du social un produit de la raison pure, une raison qui dicte, en tout temps et partout, les mêmes lois fondées sur les mêmes principes.

Mais, plus profondément, cette situation illustre une contrainte, à laquelle est soumise ce que Castoriadis appelle la réflexion héritée, qui a toujours disjoint la question du social et celle de l'histoire. Ce qu’il faut appeler le social-historique est « presque toujours disloqué entre une société, référée à autre chose qu'elle-même et généralement à une norme, fin ou télos fondés ailleurs ; et une histoire qui survient à cette société comme perturbation relative à cette norme, ou comme développement, organique ou dialectique, vers cette norme, fin ou télos » [IIS, p. 251].

Scientifique ou philosophique, analytique ou dialectique, la logique héritée, que Castoriadis nomme ensembliste-identitaire [ou encore ensidique, abréviation malencontreuse, que nous préférons éviter], présuppose toujours que l'être est ce qui peut être déterminé. Déterminé par des causes ou par des raisons, par un déterminisme ou par une logique, défini par des concepts, et classé dans l'ensemble des choses auxquelles s'applique une définition. Le même mot, eidos, s'applique aux deux aspects de cette opération, puisqu'il se traduit à la fois par essence et par espèce : un être défini par telle ou telle essence appartient, par là même, à l'espèce correspondante, ainsi tout être humain fait partie de l'espèce humaine. Bien sûr, si le réel peut être identifié, classé, ensemblisé, ce n'est pas seulement parce que notre raison lui impose ces formes logiques, c'est parce que, en lui-même, le réel est identifiable, classable et ensemblisable. Ce qui ne veut pas dire que rien n'échappe à cette logique, et que tout le réel soit rationnel de part en part. Si tel était le cas, tout serait explicable, et même ce qui n'est pas encore expliqué, parce que la science n'est pas encore achevée... La nécessité historique, qu'elle soit invoquée par Hegel ou par Marx, devrait donc nous permettre de prévoir l'avenir, et la fin de l'histoire, puisqu'il ne s'agit pas [ainsi que l’écrit Marx dans La Sainte Famille] «de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat tout entier peut quelquefois se proposer comme but, il s'agit de ce qu'il est, de ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être». Cette fin de l'histoire, hégélienne ou marxiste, est programmée d'avance par les conditions initiales d'un développement prescrit par la raison : « La fin de l'histoire ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu'il leur semble saugrenu de la situer en 1830 : intelligence insuffisante des nécessités de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait déjà eu lieu avant que l'histoire ne commence » [IIS, pp. 259-260].

En dépit de ses postulats rationalistes, la théorie du Contrat peut faire l'objet de comparaisons éclairantes, parce qu'elle rend aux hommes le rôle créateur que d'autres traditions ont attribué à des puissances surhumaines, les dieux, ou le destin. La représentation d'un état de nature joue un rôle heuristique, dans la mesure où elle montre qu'un tel état n'aurait pas pu se maintenir, et qu'il forçait les hommes à se donner eux-mêmes ce qui ne leur est pas donné par la nature. Ils commencent, dit Marx, « à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs conditions d'existence ». Et bien que Marx n'emploie pas le verbe créer, c'est celui qui convient, pour exprimer l'idée que l'homme devient homme à partir du moment où il transforme son milieu, puisque, du même coup, il transforme sa propre nature, et devient par là même son propre créateur. Sans doute, il ne crée pas, comme Dieu, la matière, mais c'est ex nihilo qu'il institue des formes, des rôles sociaux et des règles qui ne lui ont pas été dictés ou révélés, et qui n'imitent pas un modèle qu'aurait pu fournir la nature : la société humaine n'est pas un essaim d'abeilles, ni une fourmilière. Même les sociétés closes, ou archaïques, qui semblent dominées par des traditions immuables, innovent et se transforment, par des gradations insensibles, où n'entrent pas en scène des héros fondateurs, comparables à Cyrus, Thésée ou Romulus... Mais puisqu'elles se transforment, ce que nous constatons chaque fois après coup, nous devons former l’hypothèse qui attribue chaque innovation à un collectif anonyme, l'imaginaire instituant, qui ne nous apparaît que dans ses créations, les formes successives de l'imaginaire institué.

Mais par définition, ce qui est institué, façonné, inventé n’est pas imaginaire au sens de ce qui n’est qu’une image, un reflet, ou une imitation. Ce n’est pas spéculaire, c’est une création, au sens où nous parlons de création technique ou artistique : « La roue qui tourne autour d'un axe est une création ontologique absolue ; elle l'est davantage, elle pèse, ontologiquement, plus lourd, que ne pèserait une nouvelle galaxie surgissant, de rien, demain soir entre la Voie lactée et Andromède. Car il y a déjà des milliards de galaxies - mais celui qui inventa la roue, ou un signe écrit, n'imitait et ne répétait rien » [IIS, p. 294] Ce qui est imaginaire, c’est ce dont la nature, ou l’intellect divin, ne nous a pas fourni un modèle préexistant, et que nous ne croyons retrouver dans la nature que par un nouvel effort d’imagination, celui qui nous fait voir le soleil comme une roue, et qui fait de la lune, dans Booz endormi, «cette faucille d’or dans le champ des étoiles» : dans ces images poétiques, ce n’est nullement l’art qui copie la nature, c’est la nature imaginée par des poètes qui prend modèle sur l’artifice technique. De même, « Il n'y a pas dans la nature d'équivalent proche ou lointain de la poulie, de l'étrier, de la roue de potier, de la locomotive ou de l'ordinateur ; un ordinateur n'imite pas le système nerveux central, il est construit sur d'autres principes » [CL, p. 301].

C’est l’imaginaire institué qui se prête au type d’études qu’on a pu consacrer aux structures mentales de la Grèce archaïque (M. I. Finley, Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant), ou à celles qui organisent, chez Georges Dumézil, les systèmes mythologiques indo-européens - cette idéologie trifonctionnelle qu’un historien (Georges Duby) redécouvre dans la société médiévale, bien qu’il n’invoque aucune filiation réelle entre les trois ordres hiérarchisés qui constituent « l’imaginaire du féodalisme » et les trois fonctions définies par Georges Dumézil. Ces recherches ont transporté, dans l’étude des sociétés anciennes, la méthode d’investigation qui s’impose aux ethnologues quand ils étudient une société dont le passé leur échappe, mais qui reste observable dans son état présent. Situation qui, en un sens, reste celle de l’historien qui dispose des poèmes homériques, ou de la Chanson de Roland, et ne peut en tirer aucune certitude quant aux événements qui y sont rapportés, mais qui peut y trouver des informations cohérentes sur les conceptions de la vie et de l’ordre social auxquelles adhéraient les narrateurs et les auditeurs de ces fables épiques.

C’est la fécondité propre à cette méthode qui inspirait Lucien Sebag, dans Marxisme et structuralisme, et l’amenait à supposer [pp. 176-177] « qu’un ethnologue des temps à venir soit en possession d’une monographie lui donnant une description complète de l’URSS contemporaine », tout en se maintenant « sur un plan rigoureusement synchronique et ne faisant aucune allusion aux événements qui ont précédé ceux dont l’auteur a été le témoin ». Comme on peut s’y attendre, cet ethnologue renonce à « reconstituer le passé manquant ; et cela en raison de l’impossibilité primordiale d’engendrer la diachronie à partir de la synchronie », puisqu’une coupe synchronique lui permet « d’isoler, au sein de la totalité sociale, une série de plans de fonctionnement relativement autonomes », et puisque, à tout moment, le système fonctionne : reste à se demander si sa monographie se rapporte au système de 1964 [date où est publié le livre de Sebag], à celui de 1917, où fonctionne un double pouvoir, ou à celui qui fonctionne, de façon aussi cohérente, à n’importe quelle autre date. Sans vouloir mettre en cause la fécondité heuristique de la méthode structurale, il y a tout lieu de suspecter les conceptions d’un ethnologue qui se croirait « en possession d’une monographie complète » sur une société dont le présent ne peut se réduire à l’état de ses techniques, ou à ce qui en restera pour les archéologues du prochain millénaire, et ne devient intelligible que si l’on peut connaître les représentations qu’elle se fait d’elle-même et de son univers. Comment connaître l’URSS, hors de la relation, si mystifiée soit-elle, qu’elle entretient avec les souvenirs du tsarisme, de la guerre civile, des purges successives, mais aussi avec la vision qu’elle se fait de son avenir ? Au moment où Sebag croit pouvoir la décrire, Khrouchtchev est au pouvoir, pour quelques mois encore, et peut-être croit-il aux prophéties qu’il annonce urbi et orbi : nous vous enterrerons tous, l’URSS va rattraper et dépasser la puissance américaine, elle va enfin construire la société communiste - Brejnev n’a pas encore rétréci l’horizon de la société russe à l’image statique du socialisme réellement existant... Un tableau synchronique pourrait nous satisfaire, s’il ne fallait décrire que le système d’une langue qui a beaucoup moins changé que les institutions, et dont nous pouvons feindre de croire qu’elle présente, pendant ce demi-siècle, une structure stable. Faisons semblant de croire que l’URSS contemporaine ait pu faire l’objet, en 1964, d’une complète description synchronique, celle dont Lucien Sebag nous offre un aperçu : cette monographie ne livre, en fin de compte, que les opinions de l’auteur qui retient, comme un trait pertinent de la société soviétique, l’unification qui résulte du fait que tous ses membres ont le statut de salarié, mais n’aperçoit pas de différence, dans la répartition des tâches et la hiérarchie des salaires, entre exécutants-salariés, dirigeants-salariés, et Sommet bureaucratique : entrer dans ces détails, ce serait postuler, comme les analyses de Socialisme ou Barbarie, « que la vérité de l’entreprise est concrètement donnée à certains de ses membres, à savoir les ouvriers » [Sebag 1964, pp. 129-130].

Sebag juge ces analyses partiales et remarquables, aussi partiales que remarquables, ce qui lui vaut cette réplique, où Castoriadis lui demande qu’est-ce qui, selon lui, ne serait pas partial : « Autrement dit, constater qu’il y a une guerre ; que les deux adversaires sont d’accord sur son existence, son déroulement, ses modalités, et même ses causes, ce serait prendre un point de vue partiel et partial. (...) Sur ce plan un théoricien révolutionnaire n’a pas besoin de postuler que la ‘vérité de l’entreprise’ est donnée à certains de ses membres ; le discours des capitalistes, une fois analysé, ne dit pas autre chose, du haut en bas la société parle de sa crise. Le problème commence lorsqu’on veut savoir ce que l’on veut faire de cette crise », c’est alors que chacun est forcé de prendre parti, et de privilégier tel ou tel point de vue, et tel ou tel ensemble d’informations pertinentes : « je suis obligé constamment de distinguer ce qui me paraît significatif du reste, de privilégier certains aspects et de passer sur d’autres. Je le fais d’après des critères, des règles et des conceptions qui sont toujours discutables et qui sont révisés périodiquement - mais je ne peux cesser de le faire à moins de cesser de penser » [IIS, p. 122].

 

La création humaine

 

Dans une large mesure, l’imaginaire institué correspond à ce « monde de rapports symboliques » dont parle Lévi-Strauss, à la suite de Mauss, dans son Introduction à Sociologie et Anthropologie, car l’imaginaire est porteur de significations imaginaires sociales : l’imaginaire de la royauté, ce n’est ni la couronne, ni le trône, le sceptre et la main de justice, ni aucun des emblèmes qu’on désigne parfois comme autant de symboles de la fonction royale. De la même façon, l’imaginaire national ne peut être réduit aux paroles d’un hymne, aux couleurs du drapeau, à l’événement fondateur que célèbre une fête, ni à la figuration visuelle d’un espace - l’hexagone français, la botte italienne, ou la peau de taureau hispanique. S’il y a lieu d’établir une différence entre imaginaire et symbolique, c’est à nous qu’il incombe de fournir les critères qui vont la justifier, car l’usage courant ne nous les donne pas. Mais nous savons que Lévi-Strauss, quand il dit que toute culture est un ensemble de systèmes symboliques, met l’accent sur l’idée que ces systèmes subsistent indépendamment de la conscience individuelle, ce qui permet d’en faire une étude objective. Ce qui éclaire, a contrario, la formule de Castoriadis, qui voit dans la culture un magma de significations imaginaires sociales, et qui définit le magma comme « ce dont on peut extraire (ou dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations» [IIS, p. 497] : même solidifié, le magma nous rappelle qu’il provient des coulées de lave que projette un volcan qui reste encore actif. Aucune institution, aucune des formes instituées qui organisent, à tel ou tel moment, telle ou telle société historique, n’est pleinement intelligible si l’on fait abstraction de l’acte créateur qui l’a instituée : les formes symboliques, dans lesquelles s’exprime l’imaginaire institué, renvoient toujours à l’activité instituante dont elles sont issues, et sans laquelle elles deviendraient des formes vides.

C'est cette création qu’a déjà mise en scène, sous la forme d'un mythe, le Protagoras de Platon. Le Titan Prométhée, qui a volé le feu pour le donner aux hommes, les a ainsi rendus aptes à développer des compétences techniques, qui restent l'apanage des plus ingénieux. Mais cette autre techné, la techné politiké, qui permet à chaque homme de savoir ce qui est juste, il a fallu que Zeus la distribue à tous, et même aux moins habiles, « car il n'y aurait pas de cités, ou gar an génointo poleis » s'il ne l'avait donnée qu'aux hommes les plus sages [Protagoras, 322e] - c'est donc, pourrions-nous dire en style cartésien, « la chose du monde la mieux partagée ».

Equivalent mythique des théories modernes du Contrat, le récit de Protagoras fait voir la société comme une création toujours recommencée, mais cette création, telle que la conçoivent les penseurs des Lumières, est prédéterminée par les postulats rationnels qui exigent que le pacte soit profitable à tous les partenaires, qui peuvent calculer leurs charges et leurs profits, comme de bons bourgeois dans l'Europe moderne - comme si tous les peuples, à toutes les époques, avaient dû satisfaire des besoins uniformes, recourant aux mêmes techniques et faisant les mêmes calculs pour assurer leurs gains et limiter leurs pertes. Si tel était le cas, le peuple souverain devrait toujours choisir les options rationnelles que choisirait aussi un despote éclairé : si la gestion des sociétés pouvait être l'objet d'une science, il faudrait toujours choisir le meilleur des ordres possibles, qui serait donc, en fait, le seul ordre possible, du moment qu'un autre ordre ne serait que désordre.

Les penseurs des Lumières, alors même qu'ils entrevoient ce qu'il faut appeler la création humaine, retombent dans l'ornière d'une théologie pour qui Dieu crée le monde, et le crée, forcément, tel que sa propre essence l'oblige à le créer. Bien que les mondes possibles soient en nombre infini, Dieu n'est pas tourmenté par l'embarras du choix, car il lui faut créer le meilleur des mondes possibles, et sa toute-puissance ne l'autorise pas à créer un monde quelconque, pas plus qu'à devenir autre que ce qu'il est, à cesser d'être Dieu, à devenir méchant, ou à se supprimer. Peu importe, dès lors, qu'il ait créé le monde à un moment donné, ou qu'il le crée sans cesse, comme l'a pensé Malebranche : « La création continuée ne veut et ne peut rien dire de plus, dans ce référentiel, que le soutien indispensable que le seul être-étant véritable, Dieu, accorde constamment aux étants créés pour les maintenir dans ce mode d'être mineur qui est le leur et qu'ils lui doivent » [IIS, p. 293].

Mais le social-historique est création continuelle, il fait surgir constamment des formes et des significations nouvelles, qui ne résultent pas d'un état de fait antérieur, n'imitent aucun modèle naturel, ni ne sont déductibles à partir des principes d'une Raison qui s'accomplirait dans l'histoire. Nous ne pouvons pas expliquer l'éclosion de ces formes nouvelles, bien qu'elle s'impose à nous comme un fait d'expérience, qui reste irréductible à toute théorie, même si nous pouvons lui reconnaître un sens : « Nous pouvons élucider ces processus ; mais non pas les 'expliquer'. Une 'explication' impliquerait soit la dérivation de significations à partir de non-significations, ce qui est privé de sens ; ou la réduction de tous les magmas de significations apparaissant dans l'histoire aux diverses combinaisons d'un petit nombre d'éléments de signification déjà présents 'dès le début' dans l'histoire humaine, ce qui est manifestement impossible » [DH, p. 290].

Pour pouvoir expliquer, au sens où la physique explique un phénomène, l'apparition de la polis grecque, de l'empire romain, du monde féodal, et du capitalisme moderne, il faudrait chaque fois déterminer les conditions nécessaires et suffisantes qui auraient rendu possible l'apparition de cette forme-ci, excluant par là même l'apparition d'autres formes, conditionnées, chacune, par d'autres conditions. S'il s'agit, en termes marxistes, d'un mode social de production lié à la croissance des forces productives, il reste à rendre compte du fait que la polis grecque, l'Egypte pharaonique et l'empire romain se sont bâtis sur la même base matérielle, sur le même niveau de développement technique, ou à prouver qu'il n'y a eu, entre ces sociétés de type esclavagiste, que des différences superficielles, n'affectant que la superstructure idéologique et juridique. Encore faudrait-il prouver que, sur la base d'un même développement technique, il n'y a place que pour le mode de production esclavagiste, et que celui-ci devient impossible sur une autre base technique, telle que, par exemple, celle des Etats-Unis au dix-neuvième siècle. Si tel était le cas, la volonté consciente des hommes ne pourrait rien changer à la succession nécessaire des formes social-historiques, sauf à prendre modèle sur l'artifice technique, la main invisible de Smith et la List der Vernunft, la ruse, ou l'artifice qu'attribuait Hegel à la Raison qui doit s'accomplir dans l'Histoire. Comme l'artifice technique utilise la force aveugle d'un élément naturel pour faire mouvoir un navire, ou pour produire de l'énergie, le social engineering pourrait utiliser l'énergie des passions au service du projet « rationnel » que conçoit l'économiste « libéral », ou le planificateur « socialiste », hallucinés par le fantasme des modernes, qui est « de se rendre maîtres et possesseurs de la nature ».

Partager cet article
Repost0

commentaires

J
Je laisse subsister ce texte, bien qu'il figure désormais dans la réédition de mon "Introduction à Castoriadis"
Répondre