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12 novembre 2020 4 12 /11 /novembre /2020 17:50

Comme nous l'avons vu, la prestation de Thrasymaque, au premier livre de la "République" est si vite déstabilisée par la réfutation de Socrate qu'il devient difficile de bien saisir la thèse qu'il voulait soutenir. Telle est bien l'impression que ressentent, dans le dialogue, les deux frères aînés de Platon, qui estiment que Thrasymaque a trop vite quitté la partie, et reprennent à leur compte la question de la justice : est-elle "naturelle" ou "conventionnelle", vaut-il mieux commettre l'injustice ou la subir ? Glaucon va évoquer le mythe de Gygès,, un ancêtre du célèbre roi Crésus, qui aurait découvert un anneau magique lui permettant de se rendre invisible, et d'accomplir impunément des actes criminels grâce auquel il usurperait le trône de Lydie... Quand Socrate répond qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre, la question rebondit et conduit à se demander si les crimes impunis dans notre vie mortelle sont définitivement impunis, ou si les dieux leur réservent un châtiment après la mort - ce qui va conduire Adimante à discuter les croyances traditionnelles de la mythologie. Même si Thrasymaque n'est désormais plus qu'un témoin silencieux, sa cause est toujours là, défendue avec fougue par ces deux "lionceaux", comme les appelle Alain, dès le début du texte qu'il consacre à Platon et au platonisme [repris dans "Les passions et la sagesse", Bibliothèque de la Pléiade, p. 847-922].

Les historiens de la philosophie, parmi lesquels figure Jacqueline de Romilly, dont nous allons consulter un ouvrage, "Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès", font peu de cas d'Alain, qui n'est pour eux qu'un amateur, un dilettante plutôt qu'un professionnel. Mais peut-être ont-ils tort, et laissent-ils échapper ce qu'Alain nous signale dès sa première phrase : "Il y eut entre Socrate et Platon une précieuse rencontre, mais, disons mieux, un choc de contraires (...) C'est pourquoi on ne peut trop marquer le contraste entre ce maître et ce disciple. (...) Platon ne s'est pas mis en scène dans ses Dialogues, mais on peut voir, au commencement de la République, comment ses deux frères, Adimante et Glaucon, mettent en jeu leur ambition, leur puissance, tout leur avenir. Ce sont deux images de Platon jeune (...) ce sont les lionceaux, Adimante, Glaucon, Platon lui-même, ambitieux à leur départ, et qui cherchent, comme Christophore, le maître le plus puissant" [p. 847-850]

Ce qui l'amène à parler de Calliclès, ce personnage qui apparaît dans le "Gorgias", où il joue un plus grand rôle que Gorgias lui-même et que son disciple Polos : "Le Calliclès de Platon est l'éternel modèle de l'ambitieux. Mais puisqu'on peut voir que cette doctrine de la puissance a été étendue jusqu'au sacrilège par l'impétueuse pensée de Glaucon et d'Adimante, c'est une raison encore plus forte ; Platon se peint ici tel qu'il aurait pu être, tel qu'il a craint d'être." [p. 853] Arrêtons-nous sur cette phrase, qui résume l'hypothèse d'Alain : "Platon se peint ici tel qu'il aurait pu être, tel qu'il a craint d'être" - et rappelons-nous que Platon était le nom de plume de l'Athénien Aristoclès, dont le nom a le même sens que celui de Calliclès : nous y retrouvons "kléos", le renom, la réputation, - et "kalos", tout comme "aristos", suffit pour faire savoir que l'homme ainsi nommé est un aristocrate. 

Jacqueline de Romilly, quand elle veut cerner le sens de l'intervention de Thrasymaque, tourne autour de cette hypothèse, bien qu'elle n'arrive pas même à l'énoncer. Elle voit bien que Thrasymaque ne se proposait pas de louer l'injustice, lui qui appelait la justice "le plus grand des biens humains" [Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès, p. 141, dans l'édition du livre de poche, "biblio essais"]. Elle comprend que le problème, dès lors que la justice n'est pas dans la nature, tient à l'origine des lois qui l'instituent : "qui, en fait, prenait la décision, et qui faisait ces lois. De toute évidence, ce sont ceux qui ont l'autorité ou la force pour le faire, c'est à dire les gouvernants." Et c'est pourquoi elle traduit "l'intérêt des plus forts". Cette conclusion, ajoute J. de R., "vaut pour le peuple, pour une oligarchie, pour un tyran. (...) Tout le monde le sait : la justice est une mauvaise affaire, où nul ne trouve jamais sa récompense (...) Au contraire, l'injustice domine tout. Menée à son point extrême, elle vaut au tyran une prospérité que nul ne critique plus." [p. 142] C'est pour quoi Thrasymaque appelle la justice  une "très noble naïveté",  alors que "l'injustice est la marque d'un esprit avisé" [p. 143] C'est pourquoi elle évoque "un autre personnage - le Calliclès du Gorgias - pour illustrer des idées assez voisines et "avec lesquelles, peut-être, on risque de les confondre. Calliclès, aussi, traite la justice de convention. Lui aussi dit qu'elle fut inventée, arbitrairement, pour défendre des intérêts." Elle relève une différence : "Thrasymaque disait que les règles de justice avaient été fixées par les gouvernants, c'est-à-dire les plus forts. Calliclès, lui, dit qu'elles ont été fixées par la coalition des faibles, soucieux de se garantir contre les forts. C'est presque le contraire." [p. 144] Elle explique ce "retournement par son "individualisme" qui lui fait rejeter la démocratie athénienne : "L'ambition égoïste se dresse, ici, contre le droit ; elle le renie, au nom de la force : on dirait une société animale, où chacun a la place que lui vaut sa force physique - une société, précisément, d'avant l'existence des lois." Cette injustice, évidemment, n'est injuste que par rapport aux conventions établies, elle représente, aux yeux de Calliclès, "un droit selon la nature, qui s'oppose au droit des hommes." [p. 145]

Cherchant à reconnaître si cette divergence correspond à une opposition doctrinale entre plusieurs sophistes, Jacqueline de Romilly examine alors un fragment du sophiste Antiphon - qu'on appelle souvent "Antiphon le sophiste", pour le différencier du "rhéteur (orateur) Antiphon" (personnage historique, connu notamment par l'historien Thucydide). A vrai dire, on n'est pas tout à fait sûr qu'Antiphon le sophiste soit réellement distinct d'Antiphon l'orateur, et la question dépend de l'interprétation qu'on fera de ce fragment politique, est-il ou non favorable à la démocratie ? car s'il est démocrate, il ne peut pas se confondre avec le rhéteur Antiphon, qui avait été l'âme d'une conspiration antidémocratique. Signalons en passant que Michel Onfray, pour qui le sophiste Antiphon est, non seulement démocrate, mais déjà libertaire (ce qui me semble anachronique), estime que cet Antiphon ne peut pas être confondu avec "Antiphon l'orateur".

Madame de Romilly est plus précautionneuse : rappelant que, pour Thrasymaque, "la justice allait à l'encontre de nos intérêts", elle ajoute : "voici la même pensée qui surgit chez Antiphon, mais combien plus radicale, plus fouillée, plus systématique !", après quoi, elle le cite :

"Un homme a donc tout intérêt à observer la justice, s'il y a des témoins quand il respecte les lois ; mais seul et sans témoins, il trouve son intérêt aux impératifs de la nature. Car ce qui est de la loi est accident, ce qui est de la nature nécessité ; ce qui est de la loi est établi par convention et ne naît pas de soi-même ; mais ce qui est de la nature naît de soi-même et ne relève pas d'une convention ; aussi, quand on transgresse les règles légales, si c'est à l'insu des auteurs de la convention, on s'en tire sans honte ni dommage, dans le cas contraire, ce n'est plus vrai. En revanche, si, forçant le possible, on viole un des arrangements de la nature, alors, même à l'insu du monde entier, cela est un mal ; et, même au vu de tous, ce mal n'est pas pire : le dommage, en effet, n'est pas fonction de l'opinion, il relève de la vérité" [p. 148]

Ainsi, commente-t-elle, "il ne se réfère pas à des lois de la nature. Il ne parle pas (comme les idéalistes) d'une justice naturelle, fondée sur l'ordre du monde ; mais il ne parle pas non plus (comme Calliclès) des "lois de la nature" imposant le triomphe des forts" [p. 149] Remarquons en tout cas qu'il anticipe sur l'histoire de Gygès rapportée par Glaucon... ce n'est pas le propos d'un fervent démocrate. Et il n'est pas certain qu'on puisse dissocier Antiphon le sophiste d'Antiphon l'orateur :

"On dit ainsi : l'orateur était un partisan résolu de l'oligarchie (on le sait par Thucydide) et il dut la mort à ses idées politiques ; or le sophiste exprime des idées on ne peut plus démocratiques : ce n'est donc pas le même homme ! Hélas, trois fois hélas ! le texte où se traduiraient ces sentiments si "démocratiques" est simplement celui où l'auteur montre que la distinction entre gens de noble ou de basse origine relève des conventions humaines : une fois de plus, il s'agit d'une constatation de fait inattaquable, et l'on veut y lire que l'auteur est pour ceci ou contre cela... " [p. 155]

Il faut quand même dissocier Calliclès d'Antiphon et de Thrasymaque, parce que, tout simplement, il n'est pas un sophiste : "il n'existe que par le rôle que Platon lui confie, et qui est d'être le plus ardent et le plus insolent de tous les défenseurs de l'amoralisme, sans pour autant être un sophiste. Car tout est là, justement : Calliclès n'est pas un sophiste. C'est un homme riche, qui les fréquente, mais qui n'enseigne pas : il est bien trop ambitieux pour cela ! (...) Car un personnage inconnu, pourvu d'un rôle retentissant, est un cas unique dans les dialogues de Platon. Et si ce qui a été dit jusqu'ici est exact, on comprend que Platon ait été obligé, pour une fois, de recourir à e procédé d'exception..." [p. 183-184]

C'est bien cette exception qui avait conduit Alain à voir dans Calliclès un portrait de Platon lui-même, tel qu'il aurait pu être, sans la rencontre de Socrate, et qu'indique, sans doute, dans le "Gorgias" lui-même, la confidence de Socrate à Calliclès, quand il se dit certain d'avoir trouvé, en lui, sa propre pierre de touche [487 d-e] : cela même que dit Alain : "Platon se peint ici tel qu'il aurait pu être, tel qu'il a craint d'être".

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