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25 février 2017 6 25 /02 /février /2017 08:26

Politique de Merleau-Ponty, extrait du Chapitre second : Un pari pascalien (1945-1953)- pour rectifier certains dires de Michel Onfray


Comme celui de Sartre, l'engagement politique de Merleau-Ponty suscite encore des polémiques récurrentes, et d'autant plus confuses qu'elles ne tiennent même plus compte de la chronologie, ni de situations qui ont beaucoup changé entre 1945 et 1953 - ce qu'illustre fort bien le livre où Michel Onfray, dans le but affiché de rendre justice à Camus, dresse un réquisitoire contre Sartre, Beauvoir, Jeanson et... Merleau-Ponty, embarqué malgré lui dans la querelle autour de L'Homme révolté, où il n'a joué aucun rôle : « On connaît la polémique ayant opposé Camus et Les Temps modernes. Les attaques de la part de Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty, dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils n'ont guère résisté à l'occupant nazi, montrent qu'ils ne comprirent pas plus qu'il fallait également lutter contre le socialisme des camps parce qu'il présentait un danger totalitaire semblable à celui du fascisme brun. » [OL, p. 330] 
Mais Onfray  introduit un téléscopage entre le conflit de 1952, dont Merleau est absent, et l'altercation qui avait opposé Camus et Merleau, en 1946, et qu'il présente de façon très fantaisiste : « Lorsque Camus se fâche avec Sartre et Beauvoir, à l'issue d'une soirée trop arrosée chez les Vian, mi-novembre 1946, parce qu'il estime fort justement [souligné par Onfray] que, soutenu par Sartre, Merleau-Ponty justifie les camps soviétiques dans un article intitulé Le Yogi et le Commissaire, il se lève, sort, claque la porte derrière lui, et poursuivi par Sartre et Vian, refuse de revenir ». [OL, p. 486] 
Ce récit est fondé sur un anachronisme : l'article incriminé portait sur les procès de Moscou, vus à travers le prisme d'un roman de Koestler, Le zéro et l'infini - ce qu'un lapsus d'Onfray, à son corps défendant, signale à ses lecteurs ; il confond, en effet, le titre d'un livre de Koestler, Le Yogi et le Commissaire, avec celui du feuilleton qui deviendrait plus tard Humanisme et Terreur, "Le Yogi et le Prolétaire", où Merleau parodiait ce titre de Koestler. Onfray aurait pu corriger cette sottise, s’il avait seulement consulté la chronologie qui accompagne les Œuvres de Merleau [p. 56] : il aurait toujours pu prendre parti pour Camus dans cette querelle, sans la fausser par des projections arbitraires… 
Consultons à présent la version de Sartre, publiée dans Situations IV [et reprise dans 2010, p. 1069-1070] : « Un soir, chez Boris Vian, Camus prit Merleau à partie et lui reprocha de justifier les procès. Ce fut pénible : je les revois encore, Camus révolté, Merleau-Ponty courtois et ferme, un peu pâle, l'un se permettant, l'autre s'interdisant les fastes de la violence. Tout d'un coup, Camus se détourna et sortit. Je lui courus après, accompagné de Jacques Bost, nous le rejoignîmes dans la rue déserte ; j'essayai tant bien que mal de lui expliquer la pensée de Merleau, ce que celui-ci n'avait pas daigné faire. Avec ce seul résultat que nous nous séparâmes brouillés ; il fallut plus de six mois et le hasard d'une rencontre pour nous rapprocher. Ce souvenir ne m'est pas agréable : quel sot projet que d'offrir mes bons offices ! Il est vrai : j'étais à la droite de Merleau, à la gauche de Camus ; quel humour noir me souffla de faire le médiateur entre deux amis qui devaient un peu plus tard me reprocher l'un après l'autre mon amitié pour les communistes et qui sont tous deux morts, irréconciliés ? »
Une fois n'est pas coutume, c'est la version de Sartre qu'il nous faut retenir. Le différend concerne les procès de Moscou, et reprend un problème qu'auraient pu illustrer la morale de Kant et celle de Max Weber, mais aussi bien une fable de La Fontaine, où il est question d'un ours... Une chose est certaine : elle ne portait pas sur les camps soviétiques, qui n'étaient pas encore objet de polémique : celle-ci devait surgir en 1947, avec la parution du livre de Kravchenko, "J'ai choisi la liberté", pour se développer dans les années suivantes, avec le livre de Rousset, et le témoignage de Margaret Buber-Neumann, porté à l'occasion du procès Kravchenko - en 1949 ! Merleau-Ponty, alors, aura déjà écrit, dans un éditorial de 1948, que : « A mesure que nous sommes mieux renseignés sur l'importance relative du travail forcé et du travail libre en URSS, sur le volume du travail concentrationnaire, sur la quasi-autonomie du système policier, il devient toujours plus difficile de voir l'URSS comme transition vers le socialisme ou même comme Etat ouvrier dégénéré. (...) C'est la perspective marxiste elle-même qui serait alors remise en question, puisque les faits feraient apparaître, en marge de l'alternative marxiste, capitalisme ou socialisme, un type de société qui ne se laisse définir par aucun des deux concepts. » [Œuvres, p. 355-356 : nous avons interverti l'ordre des citations, mais chacun reste libre de consulter le texte, et de voir que nous ne l'avons pas trafiqué] 
Ce n'est, pourrait-on dire, encore qu'une inquiétude, qui aurait pu disparaître dans les années suivantes. Mais, nous le savons déjà, elle se précise en 1949, dans la Note sur Machiavel, où Merleau s'interroge sur la tragédie du marxisme, et ce qu'il a nommé "l'expédient de Cronstadt", où le parti prétend agir au nom de la classe ouvrière et traite les insurgés comme des agents de l'impérialisme bourgeois. Cet expédient, depuis, « est devenu système » et « le pouvoir révolutionnaire s'est décidément substitué au prolétariat comme couche dirigeante, avec les attributs de puissance d'une élite incontrôlée » [Œuvres, p. 1376]. Cette thèse n'est pas celle de la revue, mais elle y avait déjà fait une apparition, dans La Contradiction de Trotsky : un article où Claude Lefort expliquait le caractère contradictoire de la politique des bolcheviks entre 1917 et 1923, « puisqu'elle était amenée à prendre un contenu antiprolétarien au nom des intérêts majeurs du prolétariat. (...) En fait, à cette époque, le caractère révolutionnaire du bolchevisme ne tient plus qu'à un fil : la politique de Lénine et de Trotsky orientée vers la révolution mondiale. En l'absence de cette révolution, le fil doit se rompre. » [1978, p. 53-54] Ce n'est plus au conditionnel, mais à l'indicatif, que Merleau pense que l'URSS est désormais devenue, « en marge de l'alternative marxiste, capitalisme ou socialisme, un type de société qui ne se laisse définir par aucun des deux concepts. » 
 C'est la thèse qui sera reprise, en 1950, dans le fameux éditorial, signé TM, où Merleau écrira « qu'il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp », mais où Onfray ne veut voir qu'un « réquisitoire contre David Rousset », et un « plaidoyer pour l'Union soviétique des camps »... [OL, p. 329]. Merleau refusait certes de « confondre le communisme et le fascisme » : « Jamais nazi ne s'est encombré d'idées telles que : reconnaissance de l'homme par l'homme, internationalisme, société sans classes. Il est vrai que ces idées ne trouvent dans le communisme d'aujourd'hui qu'un porteur infidèle (...) toujours est-il qu'elles y restent » - ce qui veut dire, en fait, qu'un communiste sincère n'a rien à voir avec un fasciste sincère, même si les deux régimes sont également odieux : « La décadence du communisme russe ne fait pas que la lutte des classes soit un mythe, que la "libre entreprise" soit possible ou souhaitable, ni en général que la critique marxiste soit caduque. D'où nous ne concluons pas qu'il faut montrer de l'indulgence au communisme mais on ne peut en aucun cas pactiser avec ses adversaires. La seule critique saine est donc celle qui vise dans l'URSS et hors de l'URSS l'exploitation et l'oppression, et toute politique qui se définit contre la Russie et localise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste. » [Œuvres, p. 365-367]. Cette dernière phrase montre très clairement que le refus de pactiser avec les anticommunistes n'implique aucun soutien à "l'Union soviétique des camps", et n'a pas d'autre objet que d'échapper au piège tendu par ceux qui, alors, proposaient de s'entendre sur l'idée "que l'URSS est l'ennemi n°1" : « Non, bien sûr, nous n'acceptons pas, car cette formule a un corollaire : pour l'instant, pas d'ennemi hors de l'URSS ; elle veut donc dire qu'on renonce à discuter le monde non soviétique. » [Œuvres, p. 367-368]
 Quant aux "valeurs" respectives du nazisme et du communisme, notons ce qu'en dira, plus tard, Castoriadis : « A peu de choses près, le nazisme dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit. Le communisme est condamné à dire une chose et à faire le contraire : il parle de démocratie et instaure la tyrannie, il proclame l'égalité et réalise l'inégalité, il invoque la science et la vérité et pratique le mensonge et l'absurdité. C'est pourquoi il perd très vite son emprise sur les populations qu'il domine. Mais c'est pourquoi aussi les adhérents au communisme, en tout cas avant son arrivée au pouvoir, sont mus par des motivations très différentes de celles des nazis. » [Une société à la dérive, p. 232] 

L'attentisme marxiste

Toujours est-il que ce n'était pas le sujet d'une altercation qui, en 1946, était motivée par les procès de Moscou, tels que les comprenait un ancien communiste, grand ami de Camus [Koestler, évidemment], même si son amitié pouvait être brutale, comme le rappelle Onfray dans la seule page où il mentionne son existence. 
Son héros, Roubachov, illustrait assez bien la figure et le drame de Boukharine, et à travers lui le sort des vieux-bolcheviks, éliminés lors de ces "purges" staliniennes. Peut-être s'agit-il d'une illusion d'optique, dont Merleau est victime aussi bien que Koestler : la plupart des procès ne donnent aucune prise aux interprétations qu'autorise le cas de Roubachov-Boukharine. Les accusés avouent des crimes invraisemblables, sabotages et complots fomentés avec l'Intelligence Service, ou avec les nazis, et le procureur Vichinsky réclame qu'on abatte au plus vite tous ces "chiens enragés". Roubachov-Boukharine apporte au philosophe, autant qu'au romancier, la satisfaction illusoire que procure l'impression de rendre intelligible un scénario absurde "plein de bruit et de fureur", comme l'histoire de Macbeth, "conte conté par un idiot" ["tale told by an idiot"], qui va être "sauvé" par l'idée romanesque d'un dessein mystérieux, qui s'accomplit à l'insu des protagonistes... 
S'il nous faut bien parler d'une erreur de Merleau, il faut dire que, d'abord, elle consiste à suivre le scénario de Koestler : il y verra plus clair, dès 1948, dans l’article où il évoque le cas d'un tout autre procès, où le journaliste Romm avouait un entretien coupable avec Trotsky, quand celui-ci avait trouvé refuge en France : cette rencontre aurait eu lieu en 1933, et au bois de Boulogne, où Trotsky n'était pas, car il s’était alors, dans le plus grand secret, installé en province, où l'avait rencontré le jeune André Malraux [Œuvres, p. 344] 
En 1946, Merleau pouvait passer pour un "compagnon de route" du parti communiste, mais il n'était nullement un crypto-stalinien - comme l'étaient ceux qui reprenaient à leur compte les accusations mensongères contre les opposants, traités de saboteurs ou d'hitléro-trotskistes. Ce que Merleau-Ponty a toujours refusé, car son problème, alors, est seulement de comprendre pourquoi les accusés ont pu, par leurs aveux, confirmer ces mensonges : voulaient-ils rendre ainsi un dernier service à la cause du "Parti", comme le pensait Koestler, et avaient-ils raison ? [cf. dans la Chronologie des Œuvres, p. 57, l’extrait d’un entretien avec Georges Charbonnier - signalons, à présent, que les Entretiens avec Georges Charbonnier ont été publiés en 2016 par les éditions Verdier] En ceci, pensons-nous, il était dans l'erreur, mais il ne mentait pas, et ne collaborait pas avec le mensonge - contrairement au Malraux de 1937, qui se refusait à porter son témoignage devant la commission Dewey (et qui aurait prouvé l'innocence de Romm) sur la date et le lieu où il avait lui-même rencontré Trotsky. 
La conduite qu'aurait pu tenir un Orwell, ou un Soljénitsyne, n'a pas été celle de l'auteur de L'Espoir, qu'elle aurait desservi, au moment de filmer la sierra de Teruel... Il reste à remarquer que cette information, publiée dans les Temps modernes, devait tellement gêner le gaulliste Malraux, alors propagandiste actif du RPF, qu'il allait faire pression sur Gaston Gallimard, afin qu'il renonce à éditer la revue, qui allait se voir réduite à changer d'éditeur. [Simone de Beauvoir, La Force des choses, 1963, p. 186 – Sartre y fait allusion, dans ses Entretiens avec John Gerassi, mais de manière très confuse pour ce qui concerne l’origine du conflit]
Dans l'esprit de Merleau, le communisme russe était comparable à un véhicule en panne, qui ne transporte plus les "valeurs humanistes", ni l'espérance d'une révolution mondiale, mais dont il guette encore les signes qui feraient croire qu'il va pouvoir repartir, et dans la bonne voie. C'est là ce que, plus tard, il devait appeler "attentisme marxiste", dans le livre de 1955 où il allait faire la critique de ses propres erreurs, exercice assez rare chez les intellectuels : « Il est toujours malséant de se citer ou de se commenter, dit-il dans l'épilogue de ce dernier ouvrage. Mais, par ailleurs, quiconque a publié ses opinions sur des problèmes vitaux est obligé, s'il change, de le dire et de dire pourquoi. » [Œuvres, p. 618]. Mais il ne s'agit pas d'une reconstruction, bricolée après coup pour justifier le sens de son évolution : dès 1945 - date où il écrit un article-programme, "Pour la vérité", qui paraît dans les Temps modernes en janvier 1946 -, Merleau constatait que « la lutte des classes est masquée » que les "partis marxistes", la SFIO et le parti communiste, majoritaires dans l'Assemblée constituante qui venait d'être élue, ne cherchaient nullement à entreprendre une révolution sociale. Dès 1936, Léon Blum s'était installé dans le rôle d'un "gérant loyal" qui exerçait le pouvoir sans en tirer parti pour déborder le cadre du régime institué. Et depuis le retour de Maurice Thorez, les communistes pratiquaient le "soutien oppositionnel" : « L'hiver dernier, ils critiquaient le gouvernement, mais comment auraient-ils poussé à fond la critique, puisqu'ils en faisaient partie ? » Bien qu'il reste ambigu, il semble que Merleau accorde encore le bénéfice du doute à un parti dont il ne pense pas, contrairement à Trotsky, qu'il soit « passé dans le camp de l'ordre bourgeois » : le PC, à ses yeux, n'est pas "réformiste" comme la SFIO, qui siège avec lui dans un même gouvernement, mais seulement parce qu'elle n'y est pas seule avec lui... 
C'est que l'URSS reste encore à ses yeux un régime qui peut bien s'accorder, pour un temps, avec les dirigeants des régimes bourgeois, mais où la bourgeoisie a perdu le pouvoir, bien qu'on puisse douter que la classe ouvrière y exerce le sien, dès lors que l'URSS « ne professe plus l'idéologie de son économie, ou plus exactement que les thèmes révolutionnaires sont dans l'URSS d'aujourd'hui devenus une idéologie au sens propre du mot, c'est-à-dire un ensemble de justifications a posteriori. Depuis 1917, le marxisme a une patrie, il s'est incarné dans une certaine partie du monde. A partir de ce moment, les communistes devaient le défendre à la fois dans son corps et dans son esprit, comme les catholiques d'Espagne devaient défendre à la fois l'Eglise visible, ses tabernacles, son clergé, et l'Eglise invisible qui se bâtit dans tous les coeurs et dans les relations des hommes. Les deux choses ne vont pas toujours ensemble. » [Œuvres, p. 135] 
Ce qui amenait Merleau à reprendre une idée marxiste, formulée au début du Manifeste communiste, pour qui la lutte des classes ne débouche pas forcément sur l'instauration révolutionnaire d'une société plus "avancée" : « Marx pensait que la lutte des classes, tant qu'elle n'est pas consciente d'elle-même, ne peut parvenir à l'issue révolutionnaire ; il pensait aussi qu'aucune fatalité ne rend inévitable la prise de conscience et que le monde, faute d'avoir compris sa propre histoire, pouvait pourrir et se dissoudre dans la barbarie. Peut-être est-ce justement à ce point que nous en sommes. » Situation dans laquelle Merleau-Ponty optait pour "faire la politique du PC", décision hasardeuse qui ressemble beaucoup au "pari" de Pascal : « La possibilité demeure d'un immense compromis, d'un pourrissement de l'histoire où la lutte des classes, assez puissante pour détruire, ne le serait pas assez pour construire et où s'effaceraient les lignes maîtresses de l'histoire telles que les avait tracées le Manifeste communiste. » [Œuvres, p. 142 et 146 : on aura reconnu l'alternative historique "Socialisme ou barbarie", qui va bientôt être thématisée par le groupe fondé par Lefort et Castoriadis] 
Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté, pour reprendre une formule bien connue de Gramsci, la ligne de Merleau consiste à se régler sur les critères d'une action prolétarienne, définis selon Marx, et non à s'aligner sur les directives d'un parti prolétarien - dont il fera la politique, telle qu'il la comprend, mais sans que ce parti puisse la lui dicter, comme l’insinue la formule sibylline où il vise la « politique effective » du PC : « nous devons prendre garde que rien, dans notre action, ne contribue à freiner le mouvement prolétarien s'il renaît à travers le monde. S'il y a grève, être pour les grévistes. S'il y a guerre civile, être pour le prolétariat, faire ce qui dépend de nous pour éviter le conflit entre les Etats-Unis et l'URSS. En somme, la politique effective du PC. Reconstruire avec le prolétariat, il n'y a, pour le moment, rien d'autre à faire. Simplement nous ferons cette politique d'attente sans illusion sur les résultats qu'on peut en espérer et sans l'honorer du nom de dialectique. Savons-nous s'il y a encore une dialectique et si l'histoire finalement sera rationnelle ? Si le marxisme reste toujours vrai, nous le retrouverons sur le chemin de la vérité actuelle et dans l'analyse de notre temps. » [Œuvres, p. 151]
Cette position implique des conséquences concrètes, comme le neutralisme, dont nous reparlerons - mais aussi le refus de soutenir l'impérialisme français quand il se lance dans une guerre de reconquête coloniale : éditoriaux sur l'Indochine, en décembre 1946, puis en 1947 [ce dernier sera repris dans Signes ; Michel-Antoine Burnier cite quelques extraits du premier éditorial dans EP, p. 39]. L'attentisme marxiste n'implique pas pour autant qu'il faille s'aligner sur les positions du PCF et de l'URSS : les articles de Merleau, qui seront repris dans Humanisme et Terreur, vont irriter les communistes, aussi rudement qu'ils ont irrité Camus. 
Cette "attente", d'ailleurs, n'est pas indéfinie, elle ne va pas durer, comme le prétendra Sartre, jusqu’au déclenchement de la guerre de Corée : dès 1948, dans la préface qui ouvre Sens et Non-sens, Merleau-Ponty déclare « qu'elle a été déçue » et constate l'antagonisme figé d'une « Amérique presque unanime dans la chasse aux rouges » et d'une « Union soviétique qui tient pour fait accompli la division du monde en deux camps, pour inévitable la solution militaire, ne compte sur aucun réveil de la liberté prolétarienne, même et surtout quand elle aventure les prolétariats nationaux dans des missions de sacrifice. » [SNS, p. 10] 
Plus serein que Camus, dont il est pourtant proche, Raymond Aron « acceptai[t] sans peine que l'entremêlement de la rationalité et des accidents laissât une marge aux décisions des individus et, par suite, exposât les hommes aux démentis, voire aux condamnations de l'Histoire. (...) Mais toute décision historique doit être jugée en tenant compte du moment, du contexte dans lequel elle a été prise ; si l'historien a le droit, le devoir de prendre en considération les suites involontaires ou imprévisibles d'une décision, ces suites ne doivent pas fonder le jugement du moraliste, moins encore le verdict d'un tribunal. » [1983, p. 313] 
Ce qu'Aron reprochait aux thèses d'Humanisme et Terreur, c'est de privilégier l'hypothèse marxiste, et d'en faire, non pas une philosophie de l'histoire, mais « la philosophie de l'Histoire », celle qui énonce les « conditions sans lesquelles il n'y aura pas d'humanité au sens d'une relation réciproque entre les hommes ni de rationalité dans l'histoire », auxquelles on ne peut renoncer sans « faire une croix sur la Raison historique » - ce qui revient à prendre la société sans classes pour une Idée de la Raison, et à repenser Marx dans le style de Kant [Œuvres, p. 314] : 
« Retraduite en langage ordinaire, la pensée de Merleau-Ponty ne péchait pas par un excès de subtilité. La base économique du socialisme se construisait dans le bruit et la fureur ; l'homme universel, le prolétariat au pouvoir se faisait attendre. Si l'Histoire démentait définitivement le marxisme, la Raison historique disparaîtrait avec lui. » [1983, p. 314]
C'était bien un pari, comme celui de Pascal, auquel on opposait "qu'une éternité de bonheur imaginaire ne saurait balancer un instant de vie", argument qui pourra être opposé à Sartre, et que Merleau-Ponty a finalement dû s'opposer in petto - quand il a reconnu, dans ses attentes de 45-47, la persistance d'un certain millénarisme. [Œuvres, p. 578]
Contrairement à Camus, Aron n'a jamais pris Merleau pour un apologiste des bourreaux staliniens, ce qui lui permet de saluer "l'autocritique à laquelle Merleau-Ponty se soumit honnêtement" dans Les Aventures de la Dialectique : « Quelques années plus tard, Maurice Merleau-Ponty se lassa d'attendre l'harmonie entre l'histoire réelle et la vision marxiste », renonçant ainsi à l'une des idées qu'Aron « avai[t] le plus vivement critiquées, à savoir la valeur absolue attribuée au marxisme en tant que philosophie de l'Histoire par excellence, seule susceptible de donner un sens au devenir humain ». [1983, p. 314] 
Aron peut donc juger que, « sans tomber d'accord avec moi, il s'était rapproché de mes positions », et que, « pour critiquer l'anticommunisme, il allait manifester clairement une totale indépendance par rapport au communisme. Le refus d'un choix devient choix d'un double refus. » [1983, p. 315-316] 


Rideau sur la métaphysique des procès
 
Ne nous arrêtons pas aux considérations d'ordre philosophique qui ont tellement choqué Camus et quelques autres : l'idée que l'opposition puisse "objectivement" devenir trahison, que rejetaient d'ailleurs les staliniens eux-mêmes. Pour eux, les condamnés des procès de Moscou étaient des traîtres au sens littéral de ce mot, de même que Nizan devait être un mouchard... ce que Merleau-Ponty ne concède jamais, point d'honneur insolite dans la confrérie des "compagnons de route", où on a bien tort de le placer, et qui nous paraît évident, si on le rapporte à cet "attentisme marxiste" qui acceptait de faire "la politique effective du PC" sans souscrire aux mensonges, ni aux discours idéologiques dont les théoriciens parent cette politique. 
Cela ne veut pas dire que Merleau ait eu raison, et Claude Lefort dit bien ce qui rend intenable les thèses soutenues dans Humanisme et Terreur, mais tout autant celles que présentait Koestler dans Le Zéro et l'Infini : dans l'un et l'autre cas, la capitulation des vieux-bolcheviks qui ont accepté d'avouer des crimes invraisemblables est présentée comme une décision libre et réfléchie, par laquelle ils auraient admis que leur opposition à la ligne du parti, même s'ils la justifiaient par de bonnes intentions, devenait criminelle par ses conséquences "objectives". C'était oublier qu'en URSS comme ailleurs, les méthodes inquisitoriales permettent d'obtenir les aveux des sorcières, et de prouver ainsi qu'elles pactisent avec le diable : « Merleau-Ponty évoque l'hypothèse d'aveux extorqués par la force et cite, à ce propos, le jugement de Trotsky. Mais c'est pour se hâter de le congédier. L'idée qu' "ils [les accusés] ont avoué sous la menace du revolver et parce qu'ils espéraient sauver leur vie ou leurs familles" lui paraît inconcevable » [TP, p. 488 : ce texte de Lefort figure également dans l’édition des Œuvres, p. 170-171]. Erreur philosophique, dictée par le besoin d'expliquer la violence - alors même qu'on ne veut pas la justifier - en la réduisant à un rôle instrumental, qui la met au service d'un projet rationnel, et donne l'illusion de la rendre intelligible - à condition d'oublier que, la plupart du temps, la violence n'a pas d'autre objet qu'elle-même, et la satisfaction d'une pulsion sadique... 
Tirons donc un "rideau sur la métaphysique des procès", comme Castoriadis le fait en 1956, quand le rapport secret de Khrouchtchev révèle que les aveux étaient obtenus par la torture, conduisant l'accusé « à un état d'inconscience, de privation de son jugement, d'abandon de la dignité humaine » - ce qui ne laisse aucune place à des spéculations sur les intentions "subjectives", et la culpabilité "objective", de militants piégés par l'ambiguïté de l'histoire, invoquée par Merleau. L'argument ne tient plus, et la morale de l'histoire va nous rappeler La dent d'or, où Fontenelle montrait qu'il vaut mieux "s'assurer du fait", avant de l'expliquer par des raisons subtiles... si subtiles, d'ailleurs, qu'elles pouvaient conduire à l'idée que c'était le pouvoir stalinien qui, "objectivement", mettait en péril le régime socialiste, en même temps que sa puissance militaire (procès Toukhatchevsky, et destruction des cadres de l'armée dite rouge). 
« Des procès, pouvait conclure alors "Socialisme ou Barbarie", il ne reste plus rien. Rien de la métaphysique qu'on avait voulu bâtir sur leur exemple. Rien de la théorie de la culpabilité objective, des choix déchirants entre la politique et la moralité, de la crise de la dialectique marxiste qu'ils auraient traduite. » : il ne reste plus rien des spéculations théoriques qui avaient eu pour effet « de supprimer les questions propres à la révolution par le "maléfice de la vie à plusieurs" et d'aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoiqu'on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d'action rationnelle est finalement abolie. » ["Rideau sur la métaphysique des procès", repris par Castoriadis dans La Société bureaucratique, p. 345-346 – polémique encore évoquée dans Sujet et vérité dans le monde social-historique, 2002, p. 409-410]. 
Que reste-t-il alors d'Humanisme et Terreur, et de sa critique des "dilemmes de Koestler" ? Un débat très classique, où les thèses défendues peuvent être jugées fausses, sans que l'erreur implique une faute morale, et que les choix mettent en jeu le salut éternel d'un penseur qui se damne, et damne sa pensée, s'il faut juger qu'elle justifie l'injustifiable. Merleau n'est nullement le défenseur du Goulag, ni l'apologiste des procès de Moscou, il défend l'idée qu'il s'est faite du marxisme, contre l'idée que s'en font Koestler et Roubachov, et qu'il juge aussi fausse quand Roubachov-Boukharine était encore un dirigeant bolchevik, que quand il devient la victime de son parti. 
L'intérêt de son livre est encore de montrer que le marxisme de Marx, et des meilleurs marxistes, ne se réduit pas au déterminisme historique pour qui toute l'histoire est écrite d'avance, ni au machiavélisme vulgaire, qui juge toute action d'après ses résultats, et tient pour illusoire la volonté qui se règle sur des maximes : Roubachov a tort de croire qu'il était marxiste, quand il brisait la grève des dockers d'un pays qui commerçait avec la Russie soviétique, et quand il écartait les militants syndicaux qui voulaient s'en tenir à la lutte des classes, dans ce pays "ami" du régime soviétique : « Le développement industriel du pays de la Révolution compte plus que la conscience des masses » [Œuvres, p. 212]... à quoi d'autres marxistes pouvaient encore répondre que la conscience des masses comptait plus que la chimère d'une construction menée depuis le sommet, pour créer les conditions économiques nécessaires au "socialisme dans un seul pays". Il ne s'agit pas de situations irréelles, et ce débat pouvait être encore pertinent, et justifier encore l'attentisme marxiste. 
Lefort note pourtant que Merleau va conclure sur une thèse "existentialiste" qui est, dans son esprit, « tout le contraire de l'irrationalisme, puisqu'il tient pour définitifs notre incohérence et notre désaccord avec autrui et qu'elle nous suppose capables de les réduire (...) Cette philosophie, dit-on, est l'expression d'un monde disloqué. Certes, et c'est ceci qui en fait la vérité » [Œuvres, p. 337] : Merleau-Ponty, déjà, est mûr pour la critique qu'il va développer quelques années plus tard, et qui va le conduire à un "agnosticisme", ou un "a-communisme" : « Quiconque s'associe de près ou de loin à l'entreprise communiste pour des raisons comme celles de Sartre devient (...) imperméable à l'expérience. Au contraire, l'agnosticisme, c'est d'abord la promesse d'examiner sans ferveur et sans dénigrement tout ce qu'on peut savoir de l'URSS, promesse facile à tenir, quand on ne garde pas en soi le communisme comme un remords ou une ressource, (...) et qu'on le considère dans le relatif. L'agnosticisme, malgré les mots, c'est ici une conduite positive, une tâche », parce que « l'a-communisme nous oblige (et nous oblige seul) à avoir une politique positive, à poser et à résoudre les problèmes concrets, au lieu de vivre un oeil fixé sur l'URSS et l'autre sur les Etats-Unis. » [Œuvres, p. 578]


Digression nécessaire

Le lecteur comprendra qu'il nous faille parler d'un épisode sur lequel Michel Onfray se fonde pour taxer Merleau de pétainisme : « pendant l'occupation, en novembre 1942 pour être précis, il a procédé à une quête pour remplacer deux portraits de Pétain lacérés par des élèves de sa classe de philo. Vingt-quatre heures après, le futur auteur de Humanisme et Terreur avait rapporté au directeur de l'établissement de quoi remplacer les icônes tailladées ! » [OL, p. 330]
Lui qui est si pointilleux, et qui a raison de l'être, pour rétablir le sens d'un propos de Camus ["je défendrai ma mère avant la justice"], ne s'interroge pas, dès lors que l'accusé ne lui est pas sympathique, sur les motifs d'un acte, ni sur les circonstances qui ont pu le motiver. L'idée ne lui vient pas qu'un professeur ait pu se soucier du sort de ses propres élèves, dont certains risquaient de faire connaissance avec la Gestapo. 
Devant le juge Onfray, le prévenu Merleau, jugé par contumace, va être condamné sans que le tribunal se soit cru obligé de faire appel au témoignage qu'aurait pu apporter tel ou tel des élèves auprès desquels ce professeur a fait sa quête, ni ceux qui, auparavant, avaient pu le connaître, et même avoir eu vent de ses choix politiques... 
Puisqu'il nous faut jouer le rôle d'un avocat, nous citons à la barre l'élève Claude Lefort, qui avait suivi les cours de l'année précédente : « J'étais en 1941-1942 dans la classe de Merleau-Ponty au lycée Carnot. Il savait établir des rapports personnels avec certains de ses élèves. Un jour, à la fin de l'année scolaire, il me demanda si je m'intéressais à la politique, puis, plus précisément, ce que je pensais du PC. Etonné par mes réponses, il me demanda encore si je connaissais Trotsky. Je lui répondis que non et il fit cette remarque que je ne devais pas, bien sûr, oublier : Il me semble que, si vous le connaissiez, vous seriez trotskiste (...) Je ne saurais dire à présent quand mes idées s'étaient formées ; pour une part, sûrement, avant ma classe de philo, mais pour une autre aussi, décisive, durant cette année-là, c'est-à-dire justement sous l'influence de Merleau-Ponty. Son cours de psychologie était un condensé de La Structure du comportement qu'il allait publier. Et son cours de morale faisait large place à la sociologie et au marxisme. » [TP, p. 224] 
Drôle de pétainiste, qui parle de Trotsky à son meilleur élève : remarquons toutefois qu'il ne joue nullement, à l'égard de Lefort, le rôle de Jean Grenier à l'égard de Camus - tel que Michel Onfray l'explique à ses lecteurs. Merleau n'est pas trotskiste, et n'invite pas Lefort à devenir trotskiste, contrairement à Grenier qui invitait Camus à se faire communiste, alors qu'il était lui-même anticommuniste. Le récit de Lefort nous incline plutôt à croire que Merleau était en rapport avec des résistants plus ou moins proches du parti communiste, sans être pour autant un crypto-communiste - étant lié, aussi, avec David Rousset. Qu'il ne fût pas trotskiste, tous ses écrits le prouvent, et prouvent en même temps qu'il n'était pas "crypto" : car il traite Trotsky, Kamenev, Boukharine, comme des opposants, et ne pratique pas le Newspeak stalinien, pour qui le mot "trotskiste" n'a pas d'autre sens que "complice de Hitler". Mais qu’importe à Onfray, pour qui Trotsky ne vaut guère mieux que Hitler [voir son livre Cynismes, p. 164-165 dans l’édition de poche] ?  
Signalons, pour finir, des témoignages auxquels Michel Onfray aurait pu prêter attention, comme celui de Dominique Desanti, dans son livre de souvenirs : Ce que le siècle m'a dit, ou ceux dont fait état la thèse documentée de Kerry Whiteside [1988, p. 30-35]

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