Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 septembre 2019 7 22 /09 /septembre /2019 17:19

Entretien sur Castoriadis (avec quelques annotations)

Entretien sur Castoriadis, avec quelques annotations [publié dans Eléments, numéro 148, juillet-septembre 2013 ; les questions sont posées par Alain de Benoist]

 

 

Mort en 1997, Cornelius Castoriadis a laissé une œuvre considérable, à commencer par la célèbre série des Carrefours du labyrinthe (Domaines de l’homme en 1986, Le monde morcelé en 1990, La montée de l’insignifiance en 1996, Figures du pensable en 1999, etc.), qu’il est difficile de placer sous une étiquette précise. Vous avez vous-même publié en  2007 une Introduction à Castoriadis (La Découverte), qui vient d’être rééditée. L’avez-vous connu personnellement ? Qu’est-ce qui vous a le plus attiré chez lui ?

 

Pour ce qui est de l’avoir connu « en chair et en os », je l’ai rencontré assez tardivement : il est clair que ce n’est pas cette unique rencontre  (en 1985) qui m’a « attiré » vers lui, mais plutôt celles que j’avais faites avec ses écrits, à partir de 1968, lorsque j’ai eu l’occasion de lire, au lendemain des « événements », un livre collectif, « Mai 68, la Brèche », publié sous les noms de Claude Lefort, Edgar Morin et Jean-Marc Coudray. Je savais bien, alors, qui étaient Lefort et Morin, j’avais même lu certains textes que Lefort avait consacrés à Merleau-Ponty, l’un des philosophes qui m’avaient le plus « attiré » au cours de mes études, et l’un des rares auxquels je suis toujours fidèle. Ses recueils d’articles politiques,  Sens et non-sens, et Signes, m’avaient déjà ouvert un accès au marxisme, fort éloigné des orthodoxies partisanes, qui me semble avoir facilité, par la suite, la lecture et la compréhension des travaux de Castoriadis, à commencer par celui qu’il publiait dans La Brèche, sous le nom de Jean-Marc Coudray, dont je ne savais rien. Même pas qu’il avait usé d’autres pseudonymes, dont le plus célèbre est emprunté à Balzac : c’est dans les Mémoires de deux jeunes mariées qu’un certain Chaulieu dit que la mort de Louis XVI a décapité tous les pères de famille… (n’oublions pas que Marx aimait beaucoup l’auteur, romancier et penseur, de la Comédie humaine) [1]

Je le comprenais, pourtant, de manière encore confuse, étant moi-même englué dans les multiples confusions où se débattaient alors les soixante-huitards : s’il m’a évité de céder aux tentations de type maoïste, il n’a pas suffi à m’épargner quelques années de militantisme trotskiste. Mais c’est aussi ce qui m’a permis d’apprécier la publication, à partir de 1973, des textes de Socialisme ou barbarie, repris dans la collection 10-18 : elle venait à son heure, au moment où, dans le microcosme gauchiste, nombreux étaient ceux qui ressentaient le besoin d’un examen de conscience – débouchant sur autre chose que les pantalonnades connues sous le nom de « nouvelle philosophie ».      

 

 

Castoriadis a d’abord été marxiste. Après quoi, dit-il dans L’institution imaginaire de la société, il en est arrivé « au point où il fallait choisir entre rester marxiste et rester révolutionnaire ». Que reprochait-il exactement à la pensée marxiste « orthodoxe » ? Qu’a-t-il conservé de Marx ?

 

Rappelons tout d’abord que Castoriadis n’a pas été « marxiste » à la manière de Roger Garaudy, de Louis Althusser ou de Toni Negri : il a été « marxiste » comme Rosa Luxembourg, comme Anton Pannekoek et comme l’auteur d’Histoire et conscience de classe - avant que celui-ci ne répudie son œuvre, pour suivre les oukazes du Komintern stalinien (comme l’explique Merleau-Ponty dans deux chapitres des Aventures de la Dialectique, « Le marxisme occidental » et « Pravda »).  Son marxisme n’a jamais été « orthodoxe », pas plus que ne l’était le marxisme de Marx, qui se plaisait à dire « je ne suis pas marxiste ». Ce qu’il retient de Marx, c’est le projet révolutionnaire, cela même qu’il reformule en « projet d’autonomie », l’idée que Marx résume dans l’idée que « l’émancipation des travailleurs » ne peut être obtenue que par les travailleurs eux-mêmes. Ce qu’il refuse est la conception déterministe et finaliste (téléologique) qui a fini par recouvrir cet appel à l’initiative spontanée des « masses » : spontanée, au sens propre, qui ne signifie pas « irréfléchie », mais désigne ce qu’on accomplit de son propre mouvement (sponte sua). Ce que pensait le jeune Marx, en 1845 : « L’Histoire ne fait rien, (…) ; ce n’est certes pas l’Histoire qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part – à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. » [Œuvres, III, Philosophie, p. 526].

 Pourtant il a fallu rompre avec Marx lui-même, et pas seulement avec la Vulgate marxiste. C’est que Marx, pas plus que Hegel, ne nous aide à comprendre la tragédie des révolutions et des contre-révolutions du vingtième siècle, inconcevables si on prétend les expliquer par les concepts du matérialisme historique, et réduire leurs « déviations » à de simples contretemps, ou à des incidents de parcours. La logique immanente au procès de production ne peut rendre compte ni du Goulag, ni du génocide hitlérien, ni des suites imprévues d’une « fin de l’Histoire », qu’un expert du Pentagone croyait observer en  1989. 

Cette seconde rupture exprime l’irruption de l’imaginaire social, thème central d’une philosophie qui n’est pas plus « idéaliste » que « matérialiste », et qui reconnaît toute l’Histoire des sociétés comme une création humaine, ce qui ne veut pas dire que les hommes créent toujours de façon lucide et rationnelle la « bonne société » conçue par la « Raison » (l’institution imaginaire de la société, c’est aussi la création du monothéisme, de l’Inquisition, de l’esclavage, du Goulag et de l’OMC, autant et plus que les Utopies humanistes, l’abbaye de Thélème ou la Nouvelle Atlantide) 

 

C’est en août 1946, après avoir rompu avec le Parti communiste internationaliste (PCI), que Castoriadis crée, en compagnie de Claude Lefort, le groupe Socialisme ou Barbarie, qui fera paraître, de 1949 à 1965, une revue portant également ce nom. Socialisme et Barbarie reste aujourd’hui entourée d’une sorte d’aura « mythique ». Quelles en étaient les orientations principales ? En quoi a-t-elle le plus contribué au développement de la pensée critique ?

 

En 1946, Lefort et Castoriadis forment une tendance dans le PCI trotskiste, qu’ils ne quitteront pas avant 1948 ; il est vrai qu’ils ont déjà rompu avec l’idéologie du trotskisme, mais ils cherchent encore, jusqu’au second Congrès de la Quatrième Internationale, à convaincre des militants, dont ils finiront par reconnaître que, quand ceux-ci comprennent l’absurdité de positions telles que le soutien à l’URSS, « état ouvrier dégénéré », ça conduit la plupart d’entre eux à renoncer à toute activité politique, et non à bâtir une nouvelle organisation. Lefort lui-même, qui a quitté le PCI plus tôt que Castoriadis, n’est resté quelque temps à Socialisme ou barbarie que pour participer à l’activité de la revue, qu’il jugeait nécessaire, tout en se refusant au projet de construire une nouvelle « direction révolutionnaire » (voir son entretien avec « L’Anti-Mythes », repris en 2007 dans son livre Le Temps présent). Sur ce point, semble-t-il, c’est lui qui avait raison : le groupe n’est pas devenu l’embryon d’un « Parti », mais la revue a influencé des penseurs et des groupes, qui ont parfois tenté, après coup, de minimiser cette influence : par exemple Debord et les situationnistes, qui considéraient encore l’URSS et les pays satellites comme des états ouvriers  [2], au moment où ils créaient l’Internationale situationniste (voir le fameux Rapport sur la construction de situations, en 1957, et le rapide changement qui témoigne, aussitôt après, de l’influence exercée par Socialisme ou barbarie). Rétrospectivement, ils ont tenté de faire croire que Castoriadis n’avait fait que « piller » les thèses d’un trotskiste dissident, Bruno Rizzi, dans La Bureaucratisation du monde, un livre que Debord a pris soin de rééditer (avec une quatrième de couverture, reprise dans ses Œuvres, p. 1327-1328)   

 

Les chemins suivis depuis par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort semblent ensuite avoir divergé. Sur quels points ?

 

Disons que Claude Lefort s’est rallié à l’idée que la « révolution des Droits de l’homme » (comme dit Marcel Gauchet) doit seulement être approfondie, et qu’il faut proscrire l’idée d’une nouvelle révolution, qui porte le danger d’un virage totalitaire. En cela il me paraît proche de Raymond Aron, ce qui, en tout état de cause, ne me paraît pas déshonorant.

 

Après avoir beaucoup écrit sur l’autogestion, Castoriadis a mis au centre de son œuvre la notion d’« autonomie » (et aussi celle d’« auto-institution »). Quel sens exact donnait-il à ce mot ? Indépendance, liberté, mise en question de soi-même ? Et quel type de projet collectif peut-il inspirer aujourd’hui ?

 

Castoriadis parlait d’abord de « gestion ouvrière », pour signifier que le socialisme ne se réduit pas à la propriété juridique des moyens de production, et suppose que l’économie soit gérée par l’ensemble des travailleurs. Ce qui veut dire, entre autres, que les choix de production doivent répondre aux besoins du plus grand nombre, au lieu d’être dictés par la demande solvable, comme c’est le cas dès que les richesses produites se transforment en marchandises. Bien qu’il ait repris le vocable « autogestion », il n’a jamais pris ce terme au sens d’une « autonomie de gestion » concédée aux unités locales de production par une planification bureaucratique centralisée - comme dans la Yougoslavie de Tito, ou l’Algérie de Ben Bella, qui inspiraient alors le PSU et certains groupes trotskistes (l’AMR de Michel Pablo). Dans ses articles des années 70, il s’attachait surtout à déjouer les mystifications qui florissaient dans certains courants « socialistes ».

Quant à l’idée d’autonomie, même s’il est légitime de viser à la fois l’autonomie de la société et celle des individus, il me paraît évident qu’elle tire son sens de l’expérience collective d’une société qui se donne ses propres lois, suivant la formule de Rousseau : l’individu n’est autonome que par son adhésion à un projet collectif, et un individu isolé ne pourrait évidemment pas se donner des lois, tout au plus pourrait-il prendre des résolutions, révocables du jour au lendemain. La critique marxienne des robinsonnades me paraît toujours pertinente.   

 

Autres termes-clés de la pensée de Castoriadis : l’imaginaire social et l’institution du monde social-historique comme dimensions créatrices de l’histoire des hommes. Qu’entendait-il exactement par là ?

 

L’imaginaire social correspond à peu près à ce que Lévi-Strauss désigne comme « un monde de rapports symboliques ». Cela pourrait troubler un lecteur de Lacan, pour qui l’imaginaire renvoie au spéculaire, à l’image de moi qui me permet de m’identifier à moi-même, comme dans la chanson de Brel où « Jojo se prenait pour Voltaire, et Pierre pour Casanova », alors que Brel lui-même, qui était « resté le plus fier », ne s’identifiait qu’à lui-même. Mais pour Castoriadis, l’imaginaire est un « magma de significations imaginaires », qu’il appelle aussi des « idées » : ces significations définissent donc bien un ordre symbolique, comme ce qu’ont décrit des historiens tel que Georges Duby, pour qui l’imaginaire féodal fait revivre l’idéologie des « trois ordres », découverte par Dumézil dans le système mythologique des peuples indo-européens. Sommes-nous renvoyés aux méthodes structuralistes, et donc à Lévi-Strauss ? [3] Reste que Lévi-Strauss, quand il dit que toute culture est un ensemble de systèmes symboliques, met l’accent sur l’idée que ces systèmes subsistent indépendamment de la conscience individuelle, ce qui permet d’en faire une étude objective, les faits sociaux étant « traités comme des choses ». Ce qui éclaire, a contrario, la formule de Castoriadis, qui voit dans la culture un magma de significations imaginaires sociales, et qui définit le magma comme « ce dont on peut extraire (ou dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations » [IIS, p. 497] : même solidifié, le magma nous rappelle qu’il provient des coulées de lave que projette un volcan qui reste encore actif. Aucune institution, aucune des formes instituées qui organisent, à tel ou tel moment, telle ou telle société historique, n’est pleinement intelligible si l’on fait abstraction de l’acte créateur qui l’a instituée : les formes symboliques, dans lesquelles s’exprime l’imaginaire institué, renvoient toujours à l’activité instituante dont elles sont issues, et sans laquelle elles deviendraient des formes vides. Celle-ci, naturellement, n’est jamais saisie par une enquête empirique, qui saisit, chaque fois, une formation de l’imaginaire institué, l’imaginaire grec, l’imaginaire féodal, l’imaginaire capitaliste : celui-ci n’est nullement la projection imaginaire des « rapports de production » qui sont mis en œuvre dans l’industrie moderne, c’est plutôt le fantasme d’une croissance illimitée, qu’a formulé Descartes, en affirmant que l’homme deviendrait « comme maître et possesseur de la nature », et qui impulse la dynamique sociale à réaliser ce projet irréaliste. C’est pourquoi il n’est pas question de « mettre l’imagination au pouvoir », elle y est déjà, pour le meilleur et pour le pire.

Le vrai problème est de savoir comment articuler ce qui est observable, l’imaginaire institué, avec ce qui échappe à toute observation, mais qui doit être postulé pour comprendre toute création historique : l’imaginaire instituant, la force créatrice, qui n’est pas l’instrument d’une Providence divine, ni d’une Raison qui agirait dans l’Histoire. C’est la difficulté qu’a rencontrée Rousseau, dans le texte où il décrit l’apparition de la société civile comme un coup de théâtre (« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire Ceci est à moi »), alors qu’il voit fort bien que l’acte « fondateur » était préparé de longue date, par une évolution imperceptible : « il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ». Il faut penser ensemble le social et l’historique, si le social n’est jamais un ordre immuable, et si l’altération du social par l’histoire n’est pas une suite d’écarts insignifiants, de hasards improbables, ou de simples perturbations.

 

 

 

 

Né à Constantinople, ayant quitté la Grèce en 1945, Castoriadis a toujours porté une attention soutenue à la création simultanée de la démocratie et de la politique dans la Grèce antique. Il y voyait la première manifestation concrète (le « germe ») du projet d’autonomie qu’il défendait. Quel est chez lui le sens de cette référence constante, qui lui a valu de se faire plaisamment suspecter d’« helléno-centrisme » par Alain Caillé ?

 

Castoriadis n’évoque la Grèce, dans ses premiers écrits, que pour tirer les leçons du rôle joué par le parti communiste pendant la résistance et l’insurrection de 1944,   où il a bien failli s’emparer du pouvoir, loin de se rallier au partage du monde, qu’allaient bientôt conclure les accords de Yalta : « Si la Grèce était située mille kilomètres plus au Nord - ou la France mille kilomètres plus à l’Est - le PC se serait emparé du pouvoir à l’issue de la guerre, et ce pouvoir aurait été garanti par la Russie. » [La société bureaucratique, p. 23]  Analyse que confirment les Mémoires d’Agis Stinas, le leader très atypique du groupe trotskiste où militait Castoriadis pendant l’occupation allemande.

Quant à la démocratie directe, s’il évoque le « germe » qu’a été la démocratie athénienne, il se réfère aussi aux Communes du Moyen âge, à la Commune de Paris et aux Soviets russes formés en 1905. Mais il ne s’agit que de germes, et la démocratie reste encore à venir, comme le dit un article de 1957 : « Pour que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l’histoire, la démocratie ». Celle-ci ne consiste pas « à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n’ont aucun sens pour eux », elle consiste dans « le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause. » [Ecrits politiques, tome 2, p. 60]   

Je ne trouve là aucun helléno-centrisme, puisque le grand mérite que Castoriadis reconnaît à des Grecs comme Hérodote, Homère ou Euripide, c’est justement d’avoir été capables de reconnaître que les Egyptiens étaient plus sages que les Grecs, que les Perses se conduisaient plus noblement, et que les Troyens valaient mieux que les soudards qui ont anéanti leur cité…

 

Castoriadis a beaucoup travaillé sur la notion de démocratie. Hostile à la démocratie représentative, il en tenait pour la démocratie directe, à l’exemple encore une fois des anciens Grecs. En même temps, il rejetait totalement les thèses de Jean Baechler sur la « naturalité » de la démocratie, et aussi celles de Jürgen Habermas sur la démocratie comme « procédure ». Il pensait même qu’il y a une « pente naturelle des sociétés humaines vers l’hétéronomie ». Comment se posait pour lui la question de l’universalisation des valeurs démocratiques ?

 

Il n’y a aucune raison de penser que les hommes sont destinés par leur nature à établir des rapports égalitaires entre eux, pas plus qu’à se soumettre à un ordre hiérarchique. Les hommes naissent nus et vivent habillés, observait Rivarol en 1789. La question n’est pas de savoir s’ils « naissent et demeurent libres et égaux en droits », mais si nous voulons qu’ils le soient, ou alors qu’ils le deviennent, et qu’ils demeurent tels. [4] Ce qui n’a aucun sens dans l’imaginaire théocratique, ni dans l’imaginaire féodal, et n’est même pas l’objet de revendications de la part des opprimés. Ceux-ci peuvent vouloir changer de condition, sans vouloir rien changer à cette condition, comme l’a bien vu Flaubert ; l’auteur de Salammbô met en scène un esclave, libéré par les mercenaires de Carthage, et qui s’écrie « j’aurai des esclaves à mon tour ». Cette victime de l’esclavage n’aspire aucunement à son abolition.

La société bourgeoise, telle que la décrit Marx, ne peut faire circuler une masse de marchandises qu’entre des sujets juridiques libres et capables d’acquérir ces marchandises et de les aliéner, ce qui l’amène à proclamer un « pompeux catalogue des droits », qui sont les droits du propriétaire privé (phrase du Capital qui a retenu l’attention de Jean-Claude Michéa, au dernier paragraphe du chapitre sur « La journée de travail »). Mais l’imaginaire démocratique, quand il surgit dans la démocratie athénienne, requiert l’iségoria, le droit de parler librement et sans crainte, reconnu à tout citoyen qui participe à l’Assemblée, comme un droit qui est précieux pour tous les citoyens, s’ils doivent décider en connaissance de cause : ce droit n’appartient pas à l’individu solitaire, c’est une création de la cité autonome, qui ne s’épanouit que dans une cité, dès qu’elle est touchée par la contagion de l’exemple. [5] En revanche, comme l’avait déjà bien compris Robespierre, « Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés ».       

 

Dans son débat de 1994 avec les animateurs du MAUSS, dont vous avez préfacé la publication (Démocratie et relativisme, Mille et une nuits, 2010), Castoriadis déclare : « Le prix à payer pour la liberté, c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et, en fait, unique ». Apparemment, on en est loin…

 

C’est vrai, on en est loin, on est même « au bord du gouffre ». Mais cela même nous montre que l’économique est la théocratie de notre temps, où l’invocation des « lois d’airain » du marché, qui ne laissent place à aucune alternative, impose à tous les peuples une « gouvernance » - une oligarchie des « experts » qui, au nom de ces lois, dicte les politiques qui sont censées remédier à la « crise », et que personne n’ose plus remettre en question. S’il était vrai, comme disait la Dame de Fer, que « there is no alternative », le mot démocratie serait vide de sens.   

 

 

Annotations (postérieures à la publication de l’entretien)

 

 

 

[1]  «  Chaulieu c'était mon pseudonyme ; il y a une famille Chaulieu dans Balzac », déclare Castoriadis, en 1990, dans un entretien avec « Agora International ». [http:/www.agorainternational.org/CCAINT.pdf]

 

[2]   Voir les Œuvres de Guy Debord, Gallimard 2006, p. 314, où il met en parallèle « la pensée bourgeoise perdue dans la confusion systématique, la pensée  marxiste profondément altérée dans les Etats ouvriers », ce qui est plus près du trotskisme, ou même du progressisme sartrien, que des thèses soutenues, dix ans plus tard, dans La société du spectacle…   

 

[3]  Castoriadis évoque Dumézil dans Devant la guerre, p. 225 et suivantes, où il critique « un usage déplorable, propagé depuis des décennies (et partagé malheureusement par des auteurs importants, comme Georges Dumézil) », et qui « a mis le terme d’idéologie à toutes les sauces. Ainsi entend-on parler de l’idéologie de telle tribu archaïque, par exemple. Il s’agit d’accommoder à l’intérieur d’un marxisme que l’on prétend sauver, une place pour ce noyau de la vie et de l’institution de toute société que sont ses représentations, ses normes, ses valeurs – sa manière de constituer pour elle-même un monde et de l’investir de significations. (…) Il n’y a idéologie que lorsqu’il y a tentative de justification « rationnelle » et « rationalisante » des visées d’un groupe ou d’une classe (…). Il ne peut donc y avoir idéologie que dans les sociétés où le « rationnel » est devenu norme et pierre de touche. Il n’y a pas d’ « idéologie tripartite des Indo-Européens ». Il y a un schème imaginaire nucléaire d’organisation du monde (social et « divin »), qui comporte bien entendu, comme toute institution de la société, sa dimension « logique » (ensembliste-identitaire). » Ainsi comprendrons-nous mieux ce qui devait à la fois intéresser et irriter Castoriadis dans le livre de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme, dont la recherche porte bien sur l’imaginaire social, mais qui lui applique les méthodes de Lacan et de Lévi-Strauss…  

 

[4]   Par exemple, dans CL1, p. 412, « Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons (nous nous voulons) libres et égaux dans une société juste et autonome – sachant que le sens de ces termes ne pourra jamais être définitivement défini, et que le secours que la théorie pourrait apporter à cette tâche est toujours radicalement limité et essentiellement négatif » - ou encore, dans Domaines de l’homme, la conférence qui s’intitule « Nature et valeur de l’égalité ».

 

 

[5]   « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme », lisons-nous dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Lefort a bien montré que « la liberté d’opinion est une liberté de rapports, comme il est dit en l’occurrence, une liberté de communication » - et qu’elle n’est donc pas réductible aux droits du propriétaire privé : s’ensuit-il que l’ensemble du texte puisse se prêter à cette interprétation, et que l’article 11 pèse vraiment plus lourd que l’article 17 ?

Partager cet article
Repost0

commentaires