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2 octobre 2014 4 02 /10 /octobre /2014 12:21

[Le contenu de cette lettre étant, pour l'essentiel, divulgué dans le livre de François Dosse, "Castoriadis, une vie", il est sans doute préférable d'en publier désormais le texte intégral]

Claude Lefort à Pierre-Marie Borel, 19 février 1982

Cher Pierre, tu vas être très découragé par cette lettre. Je n’ai pas le temps nécessaire pour te répondre. Pourquoi ? Parce que précisément il faudrait que je le fasse longuement et que ces toutes dernières semaines, j’avais des obligations multiples et que je pars demain pour le Mexique (15 jours environ, invité par l’Université de Mexico et résolu - parce qu’il ne s’agit pas d’un colloque-bidon, mais d’un séminaire quotidien - à tenter de faire une percée dans un milieu saturé de marxisme et du pire !)

En bref, 1) tu es un peu fou de te lancer dans un livre sur Castoriadis et moi. Je te le jure, tu rêves, personne ne te le prendra.

2) Puisque tu me demandes pourquoi Libre s’est arrêté, sache que c’est en raison d’un conflit entre Castoriadis et moi. Pourquoi ? Parce qu’il est tel qu’il était autrefois, tout en ayant beaucoup changé. Sa mégalomanie et son dogmatisme passent aujourd’hui par une interrogation fracassante, mais le fond est invariable. Après avoir développé un délire sur la logique de l’Histoire et notamment sur le socialisme déjà pleinement en gestation dans le capitalisme, il est passé à l’imaginaire radical [peu lisible: càd] de l’affirmation de la continuité à celle de la discontinuité, sans nuance. Je trouve idiote sa thèse de la société soviétique comme société militaire. Je trouve insupportable sa prétention à incarner la pensée de la Révolution, alors qu’elle porte à son envers le mythe totalitaire (cela, c’est l’essentiel, à mes yeux, qui fait que je ne veux à aucun prix être confondu ou mis en tandem avec lui). Enfin, pardonne-moi ce détail, la façon dont il tire profit de cette société, dont il assure sans vergogne qu’elle n’est pas la sienne et donc qu’il peut se permettre de faire son beurre me scandalise. Si je ne t’ai pas apporté d’emblée ces précisions, c’est que je ne me sentais pas le droit de te freiner dans ton désir de faire un article sur lui. Mais inutile de dissimuler plus longtemps mon jugement. C. est fort intelligent, fort cultivé, mais c’est tout. Enfin, je remarque que maintenant qu’il a conquis, enfin, les media, il n’est capable que de paraître comme un «expert» militaire, ce qui est plutôt triste.

Il n’est pas exclu qu’un de ces jours, peut-être pas lointain, je passe près de chez toi, auquel cas je ferai le détour et nous parlerons tranquillement, posément, longuement de philosophie.

Pour le moment, impossible. Je suis d’ailleurs touché que tu connaisses si bien ce que j’ai écrit. Tu as là matière à juger et à critiquer ma pensée.

A bientôt donc, peut-être, et crois à ma vieille et fidèle amitié.

Claude

Encore un mot au sujet de la crise finale de Libre. Castoriadis s’est conduit en la circonstance comme aux plus beaux temps de SB. Il a essayé de faire croire (en vain) à l’éditeur que j’étais démissionnaire et qu’il était tout normal qu’il poursuive l’entreprise alors qu’une semaine plus tôt nous étions tombés (orageusement) d’accord sur l’interruption de la Revue.

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commentaires

L
Merci pour ce complément - Je suis justement en train de lire le livre de Dosse
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